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Dans le même numéro

À gauche, le retard des idées sur les faits (entretien)

mars/avril 2011

#Divers

Pourquoi le discrédit de la droite profite-t-il si peu à la gauche ? Sonbagage intellectuel est-il encore adapté à la période ? En revenant sur lesdébats internes de la gauche française, en particulier l’histoire de la« deuxième gauche », l’historien et éditorialiste s’interroge ici sur les responsabilitésdes intellectuels et des médias, et sur son propre parcoursaprès son départ du Nouvel Observateur.

Esprit –Une grande part de votre parcours est identifiée au courant politique de la « deuxième gauche », dont l’image n’est plus très claire aujourd’hui, si tant est qu’elle ait jamais pu se définir de manière univoque. Mais, aussi pluriel et complet que soit ce courant à la fois politique et intellectuel, la réflexion sur les notions d’État et de société civile, et sur leurs rapports mutuels, était centrale.

Jacques Julliard –Oui, mais l’intérêt pour ces notions ne vient pas d’abord d’un parti pris pour la société civile : la question fondamentale au lendemain de la guerre était celle de la modernisation de l’État. Celle-ci passait alors par le thème de la planification, qui a joué un rôle important dans l’histoire de cette revue. La plupart des grands planificateurs français écrivaient dans Esprit ou participaient à ses groupes de travail. Pourquoi d’ailleurs les planificateurs étaient-ils si souvent des catholiques ou des protestants ? C’est une énigme qui reste à élucider.

En réfléchissant à la période des années 1960, on remarque des positionnements assez paradoxaux. L’État était critiqué par l’extrême gauche et les marxistes. Nous étions encore dans l’époque où l’État était, selon la vulgate marxiste, l’instrument de la domination non violente d’une classe sur l’autre. D’où les « appareils idéologiques d’État », théorisés par Althusser, qui avait comme toujours quelques années de retard sur la conjoncture intellectuelle. Il les invente à la fin des années 1960, au moment où, justement, il était de plus en plus difficile de défendre cette thèse, l’école, par exemple, commençant à se trouver moins sûre d’elle-même et de ses missions. La critique de l’État se traduisait notamment par une défiance à l’égard de l’école publique et à l’égard de la planification. D’une manière générale, l’idée réformiste de l’État comme instrument d’ingénierie sociale était très critiquée. Je ne parle pas de l’État comme propriétaire ou comme entrepreneur, mais bien comme ingénieur social. C’étaient les réformistes, le clan des hauts fonctionnaires chrétiens d’Esprit et de la deuxième gauche, qui défendaient cette idée. En face des marxistes, qui la critiquaient et qui y voyaient de la confusion de classe.

Le point décisif de l’affrontement était la planification. Esprit est un des lieux où la planification s’est élaborée avec Claude Gruson, François Bloch-Lainé… L’État était une idée réformiste, on l’oublie trop aujourd’hui où l’on a presque tendance à dire l’inverse. La planification à la française était le pont entre cette gauche réformiste planiste et le gaullisme. Je crois qu’on ne comprendrait pas complètement la position d’un Jean-Marie Domenach si l’on ne saisissait pas qu’il y avait des espèces de passerelles invisibles et pourtant réelles entre cette vision non politicienne et économiste qui était derrière l’idée de planification et le compromis social qu’il supposait. Et puis le gaullisme à son tour s’est emparé de cette idée. Un homme comme Serge Mallet a très bien expliqué ce phénomène. Lui qui appartenait à la deuxième gauche, pour faire vite, a été très sensible à la manière dont le gaullisme abordait le problème. Les deux avaient une méfiance commune à l’égard de la politique politicienne, que ce soit sous la forme du Mrp de l’époque et de ce qui lui a succédé ou sous sa forme plus à gauche de la Sfio et du Pcf.

Ce compromis autour de l’idée modernisatrice, je ne regrette pas de l’avoir ardemment soutenu. Si c’était à refaire, il faudrait le refaire. Ce fut une des périodes les plus prospères de l’histoire de France. Non seulement du point de vue de la France en général, mais jamais les classes populaires n’avaient autant profité des fruits de la croissance que pendant cette période. Autrement dit, le compromis avec le capitalisme était un compromis parfaitement défendable et raisonnable, dont les syndicats étaient les principales parties prenantes. C’était une période de relative justice. Incontestablement, les milieux populaires ont fait un bond en avant comme jamais. La France s’est tellement modernisée à cette époque ! Il faut se rappeler que les futurologues disaient alors de la France qu’elle serait le grand pays du monde de demain !

Les choses se sont inversées dans les années 1970, et surtout 1980. D’abord du côté des marxistes anti-État. Au premier chef, Pierre Bourdieu, qui expliquait dans les Héritiers que l’école est un instrument de domination des classes laborieuses. Ce même Bourdieu, entré entre-temps au Collège de France, a inversé son discours sur l’école, en y voyant un instrument de résistance au grand Capital. Il m’a toujours expliqué ce revirement par la théorie de la circonstance. Cela me paraissait un peu court. J’aurais dû m’apercevoir qu’effectivement, la gauche traditionnelle, marxiste et mollétiste, était en train de changer de langage et que, dans tous les domaines, elle était désormais le « parti de l’État ». Les marxistes et les gens qui étaient tellement critiques et tellement sarcastiques à l’égard de cette compromission de classe qu’était l’utilisation de l’État comme instrument d’ingénierie sociale s’y sont purement et simplement ralliés !

Comment expliquez-vous ce revirement ? Du point de vue de la doctrine marxiste, certes, l’État était l’instrument de la domination. Mais dans le champ politique, le parti communiste était pratiquement engagé dans un compromis avec le gaullisme et acceptait l’État comme instrument d’action publique égalisatrice. À propos de l’école, il est clair que la défense de l’école publique, avec le plan Langevin-Wallon, était réformiste. Le « bavardage gauchiste » contre l’État n’était pas celui du mainstream du marxisme français.

C’est en effet une objection importante : les intellectuels marxistes étaient contre l’État, mais l’appareil du parti, lui, était pour l’État. À cela, il y avait des raisons parfaitement pragmatiques. Les entreprises nationalisées étaient des bastions du Pcf. On le voit encore aujourd’hui avec le poids de la Cgt dans certaines entreprises. Un homme comme Marcel Paul, qui symbolise ce secteur nationalisé à la Cgt, est au moins aussi important qu’Althusser ou que Bourdieu dans l’histoire du communisme français ! J’accepte donc cette objection. En un certain sens, les communistes se sont moins reniés et contredits que les intellectuels marxistes. Simplement, ces intellectuels marxistes ont, devant l’évidence, fini par rejoindre les positions du parti. Souvenons-nous des positions de Pierre Bourdieu pendant la grève de 1995, c’était le mollétisme étatique le plus rebouilli. À défaut du communisme lui-même.

Mais pour reprendre notre généalogie, il me semble que la deuxième gauche a aussi évolué et a progressivement oublié son attachement à l’État-entrepreneur au profit d’une théorie de la société civile. Pour le dire rapidement et retenir un symbole, ce sont les années Ivan Illich. Et l’autogestion qui vient juste après aboutit, non pas à une remise en cause complète de l’État, mais tout de même à l’idée que l’État est un frein à la société. La critique que la deuxième gauche fait de l’État n’est pas une critique idéologique à mon avis, comme celle des marxistes « première manière ». C’est avant tout une critique pragmatique : « Nous sommes pour le progrès, nous sommes pour la technique. » Et l’État, sous sa forme traditionnelle « fonctionnariste », est un frein à cela. Tous ces discours, comme celui des « deux cultures » de Michel Rocard au congrès de Nantes de 1977, mettent l’accent sur la critique de la politique professionnelle.

C’est d’ailleurs votre article écrit dans Esprit en 1977 contre les professionnels politiques qui vous fait entrer au Nouvel Observateur.

C’est André Gorz qui le lit et le signale à Jean Daniel. Bref, sous l’effet de cette nouvelle orientation de la deuxième gauche, on oublie un peu son attachement à défendre un système ternaire où l’État est, à côté du patronat technocratique et managérial et des syndicats, l’un des trois agents de la modernisation de la France. On entre alors dans cette période « société civile contre État ». Nous oublions nous-mêmes ce que nous préconisions auparavant. Quelle est la conséquence de tout cela ? Il se produit à ce moment-là une chose essentielle : le capitalisme, par la voie de ses têtes chercheuses les plus subtiles, Alain Minc étant de celles-là, voit tout l’intérêt qu’il y a à développer la théorie de la société civile. C’est dans ce contexte que la fondation Saint-Simon est créée. Et qu’est-ce que Saint-Simon sinon des chefs d’entreprise, des managers, des intellectuels, et des hommes de médias, qui critiquent tous l’État au nom de la société civile ? C’est l’expression d’une sensibilité qui peut réunir aussi bien des barristes que des rocardiens, ce qu’on a appelé le « cercle de la raison ». D’un côté, une droite modérée qui pense que, pour le bien de l’économie, on avait tout intérêt à explorer les possibilités de la société et travailler avec les syndicats. Et de l’autre côté, des intellectuels de gauche qui se disent qu’il faut se débarrasser de la bureaucratie, de l’État et des partis. D’où une espèce d’alliance, non pas contre nature car il y a toujours eu des libéraux de gauche et de droite, mais une alliance qui apparaît alors si forte qu’elle passe pour dominante.

Le quiproquo du libéralisme version 1989

Se greffe également le combat antitotalitaire dans ces chambardements. Autour de cette critique de l’État se retrouvent aussi ceux qui, de droite ou de gauche, participent du combat antitotalitaire et s’inquiètent de la facilité avec laquelle la « première gauche » avait fait alliance avec le parti communiste au nom de l’Union de la gauche.

Ce combat était absolument nécessaire. Il a été gagné et a défini un horizon démocratique nouveau. Mais, faute d’avoir analysé d’une manière suffisamment rigoureuse ce qui se passait dans le monde de l’entreprise, on a laissé s’introduire une confusion. Au moment où la gauche accepte l’économie de marché, nous ne prenons pas garde au fait que le capitalisme se transforme et met en œuvre moins les principes libéraux que néolibéraux. L’opposition modernisation contre bureaucratie se trouve prise à contrepied et débordée par un nouveau mouvement de transformation de l’entreprise. La prise de conscience de ces phénomènes arrive progressivement avec le thème de la mondialisation, à partir de 1997-1998.

Michel Rocard ne manque pas de dénoncer l’archaïsme économique du programme commun, mais la défense d’une économie ouverte lui impose de s’inscrire dans le mainstream économique dominant, d’accepter l’ouverture des frontières, le choix d’une Europe ouverte, etc.

La deuxième gauche a eu pendant ces années-là une visibilité politique qu’elle n’avait pas dans la période précédente. Entre-temps, Michel Rocard était devenu Premier ministre, les rocardiens constituaient un courant important au sein du PS, la Cfdt était en pointe dans ces débats. Par rapport à quelques hommes d’une grande lucidité, comme André Gorz, l’ensemble de la mouvance n’est pas suffisamment rigoureux et lucide. Ce qui se passe à l’échelle mondiale, dans le capitalisme, le passage du capitalisme entrepreneurial au capitalisme patrimonial, n’est pas vu à temps.

Mais ce débat entre première et deuxième gauche, qui se joue sur le terrain de l’économie, avec toutes les ambiguïtés des années 1980, est croisé au cours de la même décennie par une nouvelle opposition, qui va se jouer, celle-là, plutôt sur le terrain des valeurs, notamment par l’intermédiaire de l’école, avec l’opposition lancée par Le Nouvel Observateur entre « démocrates » et « républicains ». La question de la pédagogie et de l’héritage de 1968 va contribuer à la construction d’un nouveau clivage opposant discours néorépublicain et libéralisme culturel. C’est une autre forme de ralliement à l’État, par l’intermédiaire d’une idéalisation de la référence républicaine.

En effet. Le discours républicain qui redevient peu ou prou celui de la première gauche insiste presque exclusivement sur les formes institutionnelles de la politique. C’est ce cadre institutionnel qui est censé déterminer les modalités de l’action, et définir une sorte d’éthique civique. Comment des hommes comme Jean-Pierre Chevènement et Régis Debray ont-ils pu passer sans transition d’un marxisme très « lutte des classes » à une vision aussi idéaliste et formelle de l’action politique, voilà ce que je n’arriverai jamais à comprendre ! Pendant ce temps, la deuxième gauche entend, sur la lancée de 68, alimenter et informer le débat politique à partir des nouvelles aspirations et des nouvelles normes implicites de la société. Et c’est naturellement ce point de vue qui l’emporte parce que, dans la confrontation avec les institutions, c’est la société qui est alors en train de prendre le pouvoir. Le libéralisme culturel, c’est-à-dire le déplacement du débat vers les questions de mœurs (sexualité, mariage…), vers l’émergence de nouveaux clivages et vers de nouveaux groupes sociaux qui tendent à s’autonomiser (femmes, immigrés, exclus), impose un aggiornamento d’un débat politique ankylosé.

On ne dira jamais assez que c’est la deuxième gauche qui a tiré toutes les conséquences de l’accession de la société à l’âge adulte et de son rejet du magistère politique. Le plus authentique penseur de cette émancipation de la société, c’est Cornelius Castoriadis. L’institution imaginaire de la société, c’est la société se rendant maîtresse de son destin. Ne serait-ce que pour ce que cela signifie en termes de démocratie réelle, je ne regretterai jamais d’avoir participé à ce mouvement authentique de libération.

Ce faisant, nous avons pourtant sous-estimé la résilience, comme on dit maintenant, de la sphère politique. Cela nous arrangeait, car tels que nous étions, nous ne nous sentions pas à l’aise dans les cadres préformatés et complètement désuets de la politique politicienne. Celle-ci a fini par se venger. D’où l’éclatement de la deuxième gauche entre ceux qui se sont éloignés de la politique pour faire carrière dans l’université, le journalisme, les affaires, et ceux qui se sont résignés à rentrer dans le carcan de la politique éternelle…

À partir de 1981, l’exercice du pouvoir réorganise les rapports entre première et deuxième gauche.

La gauche, comme toujours et comme les autres, arrive avec ses hommes mais son projet est mal pensé. En 1981, elle nationalise, mais elle ne sait pas pourquoi. Enfin, certaines raisons furent avancées, mais aucune n’était bonne. Aujourd’hui, il y aurait de bien meilleures raisons pour nationaliser, par exemple les banques, comme je l’ai écrit dans mon texte « Vingt thèses pour repartir du pied gauche1 ». Je le disais d’une manière assez prudente mais beaucoup de proches de la deuxième gauche s’en sont pourtant étonnés. Ce que je voulais dire, c’est que face à l’autonomisation du pouvoir bancaire, je ne vois pas pourquoi on ne se servirait pas de la nationalisation. Mais de Michel Rocard à Jean Peyrelevade, on m’a reproché de retomber dans les vieilles recettes éculées. J’étais contre les nationalisations de 1981 parce que je les trouvais absolument inopérantes. On n’a jamais sur faire, alors, des nationalisations un instrument d’ingénierie sociale. On a surtout créé des secteurs réservés pour placer des copains, et les entreprises ont en général été mal gérées. Il n’y en a qu’un qui en avait une vision opérationnelle, c’est Jean-Pierre Chevènement qui comptait en effet refaire une politique industrielle ambitieuse. Il n’avait pas tort et, au moins, il prenait l’idée au sérieux. Mitterrand l’a désavoué quand il a parlé de politique industrielle au niveau de l’État parce que tous les patrons ont déboulé à l’Élysée pour demander au président de le calmer.

Faute d’une idée précise de ce qu’elle voulait faire, la première gauche arrivée au pouvoir reprend les idées de la deuxième. Parce que François Mitterrand n’a jamais combattu pour le pouvoir avec des idées arrêtées en tête ; tout se fait dans le plus grand empirisme. Rien n’a été prévu pour faire face à la situation, la gauche s’est rapatriée du coup sur le programme de la deuxième gauche, caricaturée en une capitulation devant le néolibéralisme. De ce fait, la deuxième gauche, est doublement bernée : elle paie pour des fautes qu’elle n’a pas commises et qui viennent de l’importation du néolibéralisme, et par le choix d’hommes comme Pierre Bérégovoy, très favorables à la dérégulation des marchés.

Retour sur les deux gauches

Comment comprendre l’éternel retour de l’opposition entre « première » et « deuxième » gauche ? N’y a-t-il pas un risque de caricaturer celle-ci à laisser entendre que sur le plan de l’histoire politique le tournant « néolibéral » est le fait de celle-ci alors que Mitterrand l’a assumé et que la première gauche a plié1 ? Un malentendu s’est installé entre la défense du libéralisme politique, indissociable du combat antitotalitaire, et celle du libéralisme économique. Au sein des revues liées à la deuxième gauche (Faire, Interventions) animées par Jacques Julliard, se retrouvaient des tendances diverses : celle qui se réclamait d’un Ivan Illich pour dénoncer les méfaits de la consommation, comme celle d’un Patrick Viveret critique du capitalisme globalisé depuis longtemps, ce qui le rend sceptique sur la capacité d’agir de la politique nationale et fait de lui un militant actif des nouvelles technologies de communication.

Parler d’une deuxième gauche au singulier relève ainsi de la fantasmagorie plus que de l’histoire. Mais force est de reconnaître que son histoire n’a pas été écrite. On voit aujourd’hui le risque qu’une critique du capitalisme financier visant la deuxième gauche, qui en serait l’accoucheuse, pousse la gauche socialiste dans un anticapitaliste antiaméricain de façade. Benoît Hamon et Henri Emmanuelli tirent Martine Aubry sur sa gauche, ce qui peut se traduire par la montée en puissance de Jean-Luc Mélenchon. La critique légitime du capitalisme financier ne nous enferme-t-elle pas dans un économisme qui redevient le paradigme dominant (il le fut déjà à gauche avec le marxisme) ? Mais une critique du capitalisme financier susceptible d’embrayer de manière efficace (à travers la question de la fiscalité, par exemple, dont on parle beaucoup ces temps-ci à l’occasion de la médiatisation des travaux de Thomas Piketty) sur un projet politique n’est pas encore en vue. Sur le plan politique, cette dénonciation du capitalisme financier vise naturellement Dominique Strauss-Kahn, et celui-ci ne sera sans doute pas accueilli comme un sauveur au sein de son propre parti, d’autant plus qu’il risque d’être assimilé à Nicolas Sarkozy. Saura-t-il marquer sa différence ? La lassitude, déjà perceptible, des années Sarkozy nourrit la crainte d’un deuxième mandat et de la multiplication des copies conformes (voir l’incroyable ambassadeur Boris Boillon en Tunisie), ce qui favorise une radicalisation exprimerant ce climat d’exaspération.

La deuxième gauche est aussi une gauche morale comme le rappelle un récent livre de Christophe Prochasson2, elle avait en particulier (peut-être en raison d’un vieux fond religieux catholique/protestant) une distance vis-à-vis de l’argent. Dans cette méfiance, exprimée par des écrivains (Péguy, Claudel, Mauriac…) auxquels Jacques Julliard a aussi consacré un essai3, il y a un élément décisif pour réagir à la passion contemporaine de l’argent outrancier.

Mais la deuxième gauche observait également le devenir de la société politique de manière spécifique. La République du centre (écrit par J. Julliard, F. Furet et P. Rosanvallon) s’appuie sur l’idée que la guerre civile politique était en voie de disparition et que le problème majeur relevait de la délibération démocratique et non de la représentation politique. N’assiste-t-on pas au contraire à un déficit de la représentation démocratique qui, au-delà de la participation aux élections, vise la carte électorale elle-même, puisqu’elle n’accompagne pas la reconfiguration des territoires ? De même, le débat avec Régis Debray opposant abruptement « démocratie » et « république » auquel J. Julliard a contribué ne nous a-t-il pas enfermés dans une alternative régressive alors même que d’anciens antitotalitaires ciblaient les mœurs démocratiques (A. Finkielkraut) ou en appelaient à l’État contre la dérive de l’individualisme démocratique (M. Gauchet) ? La société civile de la deuxième gauche n’était pourtant pas si caricaturale mais ancrée dans l’histoire de l’émancipation ouvrière et des mouvements sociaux (Alain Touraine). C’est pourquoi ce retour de l’État contre la société civile capitaliste apparaît un peu décalé alors que le néolibéralisme signifie que l’État organise le marché et donc la privatisation des services publics4.

La deuxième gauche d’un Jacques Julliard, c’est un regard politique mais c’était aussi un regard d’historien qui connaît l’histoire de l’émancipation ouvrière (Pelloutier) et du syndicalisme d’action directe5, et celui d’un universitaire qui s’est engagé syndicalement. N’y a-t-il pas eu un glissement progressif, sous la plume de l’éditorialiste, d’une approche syndicale et sociale à une approche plus directement politique ? Aujourd’hui, le journalisme politique est concentré sur le seul niveau national et peine à prendre en compte les effets de la mondialisation sur le plan politique. On peut regretter que le regard syndical qui dynamisait la deuxième gauche se soit déporté vers la seule politique au risque de dénoncer la faiblesse de la représentation politique et de ne s’intéresser qu’à elle, c’est-à-dire aux feuilletons successifs que l’on nous sert pour faire patienter avant les derniers mois, « chauds » par nature, de la présidentielle.

Jacques Julliard est entré comme éditorialiste à L’Observateur à la demande de Jean Daniel après un papier publié dans Esprit en 1977 contre la professionnalisation de la vie politique. Le débat qu’il avait sur la politique professionnelle avec Paul Thibaud rappelle l’intérêt que portait la deuxième gauche aux conditions de la vie politique. Un chantier qui reste d’actualité de nos jours… Le « parler vrai » s’inquiétait déjà de favoriser la délibération et une communication politique contrant les effets négatifs de la médiatisation. N’assistons-nous pas parallèlement à une privatisation de la vie politique au détriment des « grands hommes6 » ? Jacques Julliard a publié au printemps dernier un texte sévère contre la deuxième gauche dans Libération7, il a quitté Le Nouvel Observateur pour le journal Marianne qui, durant la guerre en Yougoslavie, n’hésitait pas à polémiquer violemment contre les « bonnes âmes » anti-Milosevic (dont Esprit et Julliard faisaient partie), on a voulu mieux comprendre ses raisons et ses arguments. Ce qui est une manière d’éclairer l’état de la gauche, de la politique et des médias.

1.

Voir déjà, Olivier Mongin, « Mais où est donc passée la deuxième gauche », Esprit, décembre 1983.

2.

Christophe Prochasson, La gauche est-elle morale ?, Paris, Flammarion, 2010.

3.

Jacques Julliard, l’Argent, Dieu et le Diable, Paris, Flammarion, 2008.

4.

Michaël Foessel, « De Rocard à Julliard, vie et mort de la deuxième gauche », Libération, 25 janvier 2011.

5.

J. Julliard, Autonomie ouvrière. Études sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes Études », 1988.

6.

Id., Que sont les grands hommes devenus ? Essai sur la démocratie charismatique, Paris, Perrin, 2010.

7.

Id., « Vingt thèses pour repartir du pied gauche », Libération, 18 janvier 2010 (voir supra p. 53, note 1).

O. M.

Nous n’avons pas été suffisamment présents dans l’analyse de ce qui était en train de se passer. C’était un phénomène complètement nouveau. Toutes les conséquences de ce qui venait de se passer n’ont pas été tirées, notamment à propos de la mondialisation et de la mutation de la nature du capitalisme. L’évolution vers un capitalisme patrimonial qui privilégie la valeur actionnariale est antérieure à la globalisation. Mais les deux phénomènes se sont rencontrés et se sont amplifiés mutuellement. Avec eux, le compromis État, patronat et syndicats sur lequel reposaient les Trente glorieuses était mort. Le patronat n’en voulait plus et, du reste, on ne discute pas avec Bernard Arnault comme on pouvait discuter avec les représentants du capitalisme d’État à la François Bloch-Lainé. C’est là que nous avons perdu une bataille politique, parce que l’opinion n’a plus saisi ce qu’était la deuxième gauche, qui a été assimilée à une deuxième droite. Le vainqueur n’a pas été Pierre Rosanvallon, ni Esprit, ni la Cfdt. Le vainqueur fut Alain Minc. Je le nomme à titre symbolique, évidemment. Il avait compris qu’en prenant les idées de la deuxième gauche, on pouvait faire un très bon deal avec le néocapitalisme qui se mettait en place. Instinctivement, Pierre Rosanvallon, quand il a dissous la fondation Saint-Simon, a bien compris que la confusion n’était plus tolérable mais peut-être aurait-il pu profiter de l’occasion pour expliquer l’ensemble du malentendu historique dans lequel nous nous trouvions.

La redécouverte de la politique en tant qu’activité autonome fut également déterminante. Il suffit de regarder la bibliographie du même Pierre Rosanvallon depuis. Il consacre son œuvre à la politique.

Le second point important est le fait qu’il n’y a plus de lieu d’élaboration d’idées. La Cfdt, qui produisait jadis à chacun de ses congrès des analyses globales, s’est recentrée sur la revendication. Les analyses actuelles sont beaucoup plus sectorielles et catégorielles. Le recentrage de la Cfdt s’est accompagné d’un abandon de toute cette élaboration qui était faite avec des intellectuels comme Serge Mallet, André Gorz, Alain Touraine, etc.

Bref, la deuxième gauche n’a plus été un lieu d’élaboration d’idées. La plupart des problèmes qu’Alain Touraine avait posés restent pourtant d’actualité : l’immigration, l’écologie, les étudiants, le féminisme.

Mais le contexte nouveau, créé par la crise de 2008, nous place désormais très loin du débat entre les deux gauches. Nous sommes devant quelque chose de nouveau : une menace de disparition de la politique elle-même. On ne compte plus les livres consacrés au « déclin » ou à la « fin » de la politique, de Touraine (Après la crise), Morin (la Voie), Peillon (Éloge de la politique) jusqu’au dialogue entre Michel Rocard et Alain Juppé, La politique telle qu’elle meurt de ne pas être. Ce titre si peu commercial dit finalement bien leur propos. Nous ne pouvons pas en rester aux débats d’hier. Il n’empêche que les idées que nous avons posées restent et trouvent même une actualité qu’elles n’avaient pas au moment où on les a émises, comme l’écologie et l’immigration. Je crois que notre problème est de repenser notre pensée sociale à la lumière d’une pensée politique renouvelée. Car ce que disent tous ces livres, c’est le sentiment de l’impuissance du politique face d’une part à la politique mainstreet et d’autre part au capitalisme financier. Sur ces deux fronts, la politique classique paraît impuissante. Nicolas Sarkozy et les intellectuels sont logés à la même enseigne concernant la mondialisation. Ses discours internationaux sont justes, qu’il s’agisse de la régulation, de la nécessité d’un nouveau système monétaire international, etc. Mais chacun se rend compte qu’il n’y a actuellement aucune prise possible sur ces phénomènes. Ce qui nous interroge dans un personnage comme Dominique Strauss-Kahn, c’est qu’il pourrait être une partie du problème : il évoque par son parcours et sa personne ces institutions internationales qui inquiètent les citoyens parce qu’ils ne savent pas s’ils ont encore une prise sur la décision politique. Comment retrouver prise sur le réel ? Nicolas Sarkozy, tout volontariste qu’il soit, est contraint de reconnaître que Barack Obama ne veut pas qu’on touche au dollar et que les Chinois ne veulent pas non plus toucher à leur monnaie. Si l’on avait pu expliquer aux gens qui admiraient la révolution maoïste dans les années 1970 que la Chine serait un jour le plus ardent défenseur du capitalisme sauvage, ils auraient été quelque peu surpris.

Déphasages politiques

Mais pourquoi cette crise politique apparaît-elle si inattendue ? La République du centre2, ce livre à trois voix, écrit avec François Furet et Pierre Rosanvallon, était assez optimiste sur la démocratie à la française. L’idée était qu’il n’y avait pas de crise de la représentation, puisque les institutions de la Ve République avaient montré qu’elles ne rendaient pas l’alternance impossible (contrairement à ce que soupçonnait la gauche) mais une crise de la délibération puisque le conflit l’emportait toujours sur la négociation dans la culture française. Aujourd’hui, reprendriez-vous cette thèse ? N’y a-t-il pas d’abord un malaise dans la représentation ?

Le système représentatif classique est moribond. Il faut lui offrir des soins palliatifs mais il est mort en ce sens qu’il n’est pas réformable car les lieux traditionnels (Parlement, partis politiques) sont incapables de poser les questions du moment. Aujourd’hui, les questions de régulation internationale, de lutte contre le bouleversement climatique ou même le débat autour de la présidence française du G20 ne sont pas portés par le Parlement. Celui-ci n’apparaît plus comme le centre de la vitalité démocratique, comme il a pu l’être quand de grands orateurs comme Jaurès et Clemenceau s’y affrontaient.

Les trois instruments de la démocratie mis au point au xixe siècle, à savoir le suffrage universel, les partis politiques et le Parlement sont aujourd’hui en crise pour la même raison : ils n’arrivent plus à porter les débats. Les citoyens s’en détournent mais sans se désintéresser pour autant de la politique elle-même ! Ce qui m’a ouvert les yeux sur cette question est le débat autour du référendum de 2005. Tout s’est passé en dehors des canaux traditionnels. J’ai compris qu’il y avait de nouveaux lieux de délibération. Pas seulement l’internet, mais aussi d’autres canaux qui n’étaient pas institutionnels.

Beaucoup d’intellectuels et de politistes restent attachés à juste titre à la démocratie représentative parce qu’elle est garante du libéralisme politique. Aujourd’hui qu’attendons-nous du système représentatif ? Moins une élaboration des politiques à mener que des garanties en termes de libertés individuelles. En fin de compte, le Parlement est devenu un contre-pouvoir. Aujourd’hui, la question est de savoir comment faire entrer ce potentiel déstabilisateur qu’est l’opinion publique dans le système institutionnel. Sinon, nous allons vers une dissociation complète. L’autre dissociation, c’est le fait que les grandes décisions économiques se prennent en dehors de la politique. C’est la première fois qu’il y a une telle autonomisation du phénomène économique dans l’histoire. Il faut en tenir compte. Le clivage gauche-droite n’est plus du tout opérant sur un tel sujet, car, au moins en France, il existe un consensus transpartisan en faveur de la régulation, même si l’on ne sait pas bien comment pousser à sa mise en œuvre internationale.

On a vu la difficulté de bousculer les partis avec l’aventure d’Europe écologie. Une dynamique s’était créée pendant la campagne européenne de Daniel Cohn-Bendit, puis quand il s’est agi de fusionner avec un parti politique, l’élan s’est détruit et il ne reste aujourd’hui que quelques personnes qui tentent de faire vivre un courant au sein d’Europe écologie-les Verts. La logique du parti classique, de caporalisme et de lutte de pouvoir pour le pouvoir, s’est imposée. Ce n’est pas qu’un défaut passager mais un fonctionnement peut-être indépassable. Mais cela veut dire qu’il existe une sorte d’inadéquation entre les outils démocratiques et les aspirations à la démocratie.

Autrement dit, comment sauvegarder la délibération au moment où la représentation s’affaiblit ? Le problème aujourd’hui, c’est la transformation complète des acteurs. Par exemple, à l’époque de la République du centre, on raisonnait en termes de corps constitués, d’institutions. Maintenant, une analyse sociale et un projet politique qui ne reposeraient que sur ces acteurs traditionnels me paraîtraient voués à l’impuissance. Ce qui frappe, c’est l’absence d’acteurs dans cette mondialisation sans sujets. Et sans relations avec la société. Donc il n’y a plus de société, car il n’y a plus de lien entre l’individu et les grandes machines collectives.

Au fond, on ne peut que souhaiter le maintien des institutions de la IIIeRépublique. Ce sont des avancées formidables, comme le suffrage universel. Mais, aujourd’hui, ces institutions ne sont plus que des lieux de coagulation. À un moment, par exemple, si la sensibilité sur l’euthanasie change, la loi change. Mais en réalité, par rapport au flux continu de la délibération, les institutions canalisent, rationalisent. À la condition que le rocher ne se prenne pas pour le fleuve.

Dans votre parcours, le passage par le syndicalisme a aussi beaucoup compté. Le Jacques Julliard syndicaliste devenant chroniqueur politique ne va-t-il pas lui-même regarder la vie sociale d’un peu trop loin, en privilégiant le jeu politique, au risque de perdre son acuité dans l’analyse de la société ?

Je pense désormais que les acteurs ne sont plus sociaux, mais moraux. Tout d’abord parce qu’ils ont des exigences en termes de normes. On n’a jamais vu une société aussi morale. Tout jugement amoral aujourd’hui est mis hors la loi. On peut s’en réjouir et en même temps s’en effrayer. J’ai longtemps cru aux acteurs sociaux. J’y crois encore d’une certaine manière. Le syndicalisme a encore quelque chose à dire et à faire. Mais ses ambitions ne cessent de décroître. Et, surtout, a-t-il encore une position d’acteur privilégié ? C’est de moins en moins vrai. Autrement dit, sur des problèmes tels que la mondialisation, les syndicats défendent-ils une position originale ? Je ne le crois pas.

Le rétrécissement de l’ambition des syndicats pour devenir un simple instrument de défense des intérêts, mais pas de représentation d’une classe, est inquiétant. De plus, il y a de moins en moins de spécificités de classe des acteurs. Il est essentiel que les syndicats apportent leurs exigences et leur dynamisme dans la délibération. Je suis frappé, en revanche, de voir que les exigences des citoyens sont des exigences morales. C’est vraiment quelque chose d’extraordinaire. Prenons le cas de l’argent : longtemps, il n’y eut rien de plus ringard qu’une certaine critique de la société en termes de ploutocratie. C’est au fond toute la critique précapitaliste qui était ainsi chez les traditionalistes, des gens comme François René de La Tour Du Pin. Ce sont des auteurs qui défendent une société où l’argent n’était pas prédominant, il n’était pas la valeur à quoi tout se ramenait. Charles Péguy tenait à la fois de ce passé-là et, en même temps, il avait très bien vu le rôle qu’allait jouer l’argent dans la société future, au point de devenir la seule valeur commune. Ce ne serait plus seulement un équivalent universel dans le domaine marchand. Ce serait un équivalent universel dans le domaine des valeurs. C’est pour cela que Charles Péguy est un passeur, un anticipateur. Son talent d’écrivain dissimule plus souvent qu’il n’exalte l’originalité de sa pensée. Or, je constate aujourd’hui que la critique de la société se fait en termes de valeur. Les mobilisations en Tunisie et en Égypte mettent bien en avant un refus d’abord moral, contre la corruption, la prévarication, l’appropriation clanique des richesses collectives. Avant même les revendications politiques, il y a une exigence de dignité. Les altermondialistes les premiers ont dit : « Ce monde n’est pas à vendre. » Je suis frappé de voir aujourd’hui que, devant le système bancaire et sa piraterie, une critique de type moral s’instaure et non pas une critique sociale. Une moralité qui gagne même les discours de Sarkozy !

Nous avons été longtemps les victimes du discours utilitariste du xixe siècle, commun au libéralisme et au marxisme : celui qui prétend que l’homme en société est déterminé exclusivement par la considération de ses intérêts. Or, l’économie des siècles précédents, de Hume à Montesquieu… jusqu’à Adam Smith, pense que l’homme est dominé par ses sentiments et ses passions autant que par ses intérêts. C’est ce que nous constatons tous les jours. Le réductionnisme libéralo-marxiste nous empêche de comprendre notre propre société. On peut ricaner sur le « droit-de-l’hommisme ». Pourtant, la philosophie des droits de l’homme n’est peut-être pas une politique (selon la formule de Marcel Gauchet) mais elle est la philosophie sous-jacente à la société tout entière.

La deuxième gauche se voulait une gauche morale. Ce qui occasionnait des frictions avec l’approche plus cynique de François Mitterrand. Mais beaucoup de personnes qui se réclamaient de cette deuxième gauche ont aussi célébré à leur manière la réconciliation avec l’économie de marché, en visant la prospérité de la carrière dans les affaires…

Mitterrand nous taxait de moralistes : « La politique, mon pauvre ami, ne se fait pas comme ça. » Je pense que dans le syndicalisme d’action directe du xixe siècle et les courants libertaires, il y a quelques illusions mais aussi des intuitions profondes. Chez Georges Sorel, par exemple, on trouve cette idée qu’au-dessus de l’analyse de classe, il y a un jugement moral sur la société. C’est une tradition intellectuelle que j’ai retrouvée dans la Cftc.

Quand je suis entré à la Cftc, Paul Vignaux, le leader du Sgen et du groupe « Reconstruction », m’a envoyé faire un stage chez Gilbert Declercq, responsable des Pays de Loire, magnifique leader et orateur hors pair, qui est pour moi une des grandes figures du mouvement ouvrier. Je suis resté trois jours chez lui. Il m’a raconté un soir les grandes grèves menées par la Cftc pour la troisième semaine de congés payés. C’était en 1953 et 1955. Il m’a dit :

C’étaient des grèves de lutte de classes pures. Les patrons, on les connaissait, on était du même coin. Et on a mené une lutte selon les principes les plus absolus. Un jour, on a manqué de papier, les patrons nous ont proposé quelques feuilles. Les gars ont dit : « Non, on va en chercher à l’épicerie. » Il y eut des scènes de violences, des machines a écrire ont volé par les fenêtres. C’est dire qu’il y avait un côté Zola dans ces événements. À l’issue de cela, conclut Gilbert Declercq, les patrons étaient devenus meilleurs et nous aussi.

Cette phrase m’est restée. C’est du Georges Sorel à l’état pur ! Il y avait effectivement, à travers l’action sociale, une action morale. Alors que le libéralisme et le marxisme ont totalement évacué cette question, considérant qu’il s’agit de restes d’une anthropologie dépassée.

C’est une sensibilité très éloignée de celle des « démocrates chrétiens ». On pourrait parler d’un courant de « républicains catholiques », auquel on peut rattacher Emmanuel Mounier qui, dans les années 1930, faisait écrire dans Esprit des auteurs comme Joseph Poulaille qui avait cette sensibilité à la fois littéraire et syndicale. Dans quoi se reconnaissaient-ils ? Dans la grandeur morale d’un syndicalisme autonome. Vous avez écrit un livre qui s’appelle Autonomie ouvrière3. L’autonomie ouvrière, c’est une tentative d’échapper à la conception instrumentale du syndicalisme que se font aussi bien les marxistes que les démocrates chrétiens. Il s’agit bien d’une sensibilité qui a une place à part entière même si elle a toujours été quelque peu marginale dans la gauche française. Mais on voit l’importance de l’autonomie syndicale aujourd’hui sur l’autre rive de la Méditerranée, dans le rôle joué en Tunisie par l’Ugtt, un syndicat qui a été conçu dans les années 1930 sur le modèle de la Cgt, avec l’aide de Léon Jouhaux. C’est un syndicat qui a pu résister à Bourguiba (qui a subi de lourdes pertes durant la répression de 1978) et qui n’a pas pu être entièrement mis à genoux par Ben Ali. C’est lui qui a facilité la transition (tout en refusant de sortir de son rôle et d’entrer par exemple dans le gouvernement de transition) et l’expression déterminante de la société civile. En Tunisie, précisément, les considérations morales contre la corruption ont eu autant de poids que l’aspiration à la liberté.

Une anecdote à propos de ce que vous appelez les « catholiques républicains ». Un jour, Mitterrand m’a invité à discuter. La conversation se déroule bien et porte sur la littérature. Il me parle de sa fascination pour les Deux étendards de Rebatet. Je tique un peu. Brusquement Mitterrand, qui était pressé, est devenu passionné. À la fin, il me raccompagne, et me dit : « Au fond, vous voyez, on arrive à s’entendre, mais il n’y a qu’une chose qui me gène, c’est que vous êtes démocrate chrétien. » Je lui ai dit : « Excusez-moi mais vous vous trompez, je ne suis en aucune façon un démocrate chrétien, je suis un socialiste religieux, Monsieur le Président. » Alors il a continué à me regarder sur le seuil de la porte en me tapotant la main. Il avait vaguement compris ma distinction mais n’aimait pas ne pas avoir le dernier mot…

Les chaises musicales

Après plus de quarante ans passés au Nouvel Observateur, vous écrivez dorénavant pour Marianne. Nous sommes en plein mercato des médias : Le Monde est racheté par un trio qui représente une nouvelle génération d’investisseurs qui ne viennent pas du monde des médias (un banquier, un homme de la mode, un entrepreneur internet) et a changé de directeur ; Libération est allé chercher un homme de radio, Nicolas Demorand ; Denis Olivennes qui s’était engagé à rester longtemps au Nouvel Observateur est parti dans les médias de Lagardère (Europe 1, Paris-Match, Journal du dimanche…). Le monde des médias est en train de tourner une page. Que pense Jacques Julliard l’éditorialiste des évolutions actuelles de la presse ? Est-il lui-même pris dans ce mouvement de surenchère un peu déroutant du mercato ?

Les médias ne sont plus que des marques et n’impliquent plus guère un engagement personnel de leur dirigeant. Qu’on puisse passer du Nouvel Observateur à Europe 1 ne se comprend que dans une logique de pur management. Le manque d’engagement est peut-être plus gênant encore dans le cas de véritables journalistes. On a l’impression d’une sorte de partage du marché. De partage à la fois du lectorat, des patrons et des journalistes. Mais l’engagement personnel n’a plus guère d’importance. Par exemple, il est significatif que Nicolas Demorand, qui va à Libération, ait été pressenti pour Le Monde. Mais ça aurait pu être un autre journal. Est-ce à dire que ce sont les journaux eux-mêmes qui sont devenus interchangeables ? Ce serait tout de même préoccupant.

J’ai commencé à connaître ce phénomène dans l’édition. Quand je suis arrivé au Seuil, les éditeurs avaient encore une couleur politique ou culturelle, des valeurs intellectuelles propres. L’exemple le plus émouvant que je connaisse, c’est la note de lecture de Paul Flamand à propos de Samuel Beckett, que raconte Jean Lacouture dans la biographie qu’il vient de lui consacrer4. Beckett a proposé au Seuil, juste après la guerre, Molloy, son premier roman. Paul Flamand le lit et reconnaît que c’est probablement l’un des principaux auteurs du siècle, mais il ne le publiera pas car la morale désespérée de Beckett, il ne peut pas l’assumer. Qu’un éditeur dise cela, c’est quand même stupéfiant au regard des normes actuelles, à l’heure où les choix des éditeurs sont purement commerciaux et (encore) un peu littéraires. Ce que j’ai vu se développer dans l’édition quand j’étais au Seuil, on le voit gagner du terrain dans les journaux. L’éditeur est diffuseur et imprimeur, il accepte aujourd’hui d’être limité à sa fonction de diffuseur. Et encore. Dans la liste des best-sellers, il y a tous ceux qui ont un nom à la télévision et qui n’écrivent pas leurs livres…

Ça ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de journaux de droite ou de gauche. Mais on entre dans une nouvelle période. C’est la fonction éditoriale qui mue totalement. Il y a, à la fois, une grande attente et un manque de réponse. L’information est devenue tellement abondante et banalisée que le rôle de tri que fait l’éditorialiste redevient important. C’est d’ailleurs pour ça qu’il ne disparaît pas. C’est dans le même temps la fonction la moins remplie dans l’internet.

La presse de gauche a longtemps dénoncé le poids du capital sur la presse. La Libération a voulu libérer la presse du poids de l’argent. Aujourd’hui, ce pouvoir n’est même plus discuté. On trouve normal que trois hommes, qui n’ont rien à voir avec la presse, s’emparent du Monde, journal qui symbolisait cette indépendance retrouvée. Cela ne veut pas dire que les journalistes vont perdre leur indépendance. Ce n’est pas dans l’intérêt des patrons de presse. Mais cela atteint la crédibilité du journalisme.

Les propriétaires de journaux usent rarement de la pression directe sur les rédacteurs. Mais ils ont un pouvoir d’intimidation. Lorsqu’un journaliste entre dans un nouveau journal, il accommode plus ou moins inconsciemment ses idées et surtout sa sensibilité à celles du journal. C’est inévitable. Un journal d’opinion est un lieu dans lequel s’opère une transaction permanente, un ajustement continu entre l’opinion des lecteurs et l’opinion des journalistes. Entre l’opinion opinians du rédacteur et l’opinion opinata du lecteur, il existe un courant qui fonctionne dans les deux sens.

Du reste, chacun aspire à devenir son propre journaliste, son propre éditorialiste. D’où le succès immédiat et considérable des blogs, des commentaires du public. Il y a là une force formidable, qu’on a vue à l’œuvre, je l’ai déjà mentionné, lors de la campagne référendaire sur l’Europe en 2005.

Pour autant, on n’ira jamais à une interactivité totale. Tout le monde ne peut lire tout le monde : le temps manque et l’intérêt aussi. Même parmi les blogueurs, il se dégage une élite qui se met à fonctionner comme dans un journal traditionnel.

Un premier cas de ce mercato étrange fut le passage de Franz-Olivier Giesbert du Nouvel Observateur au Figaro. Les organes de presse, par le truchement des éditorialistes, effectuaient un travail de médiation entre le monde intellectuel et le lectorat. Les journaux se sont retrouvés totalement désidéologisés. Ce ne sont plus que des supports d’individus. Donc aujourd’hui, qu’est-ce que cela signifie être dans une rédaction ? Votre présence au Nouvel Observateur faisait partie de l’identité et de l’identification de cet hebdomadaire. Pourquoi Marianne aujourd’hui ? Quel est le statut de l’éditorialiste par rapport à l’organe de presse ?

Le commercial ne pèse pas seulement sur le traitement de l’information, il pèse surtout sur le choix de l’information. Tout journal repose sur des choix. Aujourd’hui, on ne privilégie plus les nouvelles que l’on croit les plus importantes mais celles qui plairont le plus aux lecteurs.

Dès lors qu’une nouvelle, même importante, est censée ne pas plaire ou ne pas intéresser le lecteur, voire lui déplaire, on la passe à la trappe. Les gens n’ont plus que l’information qu’ils méritent.

Un mot, puisque vous me le demandez, sur mon choix personnel. Quand j’ai quitté Le Nouvel Observateur pour Marianne, on m’a dit que j’allais changer de famille intellectuelle et politique. « Ce n’est pas là ta culture », ajoutait-on. Soit. Mais au bout de quarante ans, on peut avoir envie de s’éloigner un peu de sa famille, sans sacrifier à toutes les facilités du mercato, vous en conviendrez.

Il me semble que mes idées avaient fini par s’identifier tellement à celles de mon journal que je n’avais pas le sentiment de leur gagner un nouveau public.

Marianne est un journal plus populaire, plus populiste parfois, lu par des gens qui détestent les valeurs de droite sans être convaincus par celles de la gauche. Suis-je en terre de mission ? Ma conviction est qu’au-delà des enjeux électoraux, si la gauche veut renaître, elle doit trouver des idées, un langage propres à convaincre un public rétif comme celui de Marianne. Son public, c’est un peu celui de l’internet : divers, frondeur, sceptique, enthousiaste. Mon pari – le contrat moral que j’ai passé avec Maurice Szafran est très clair –, c’est que je peux, sans rien renier de mes idées et de mes valeurs, me faire entendre par un nouveau public. C’est là un défi qui me passionne.

  • 1.

    Jacques Julliard, « Vingt thèses pour repartir du pied gauche », Libération, 18 janvier 2010. Édition augmentée et reprise en volume, avec de nombreuses contributions (Marcel Gauchet, Luc Ferry, Jean-François Kahn, Jean-Luc Mélenchon, François Hollande) en supplément à Libération, le 27 août 2010.

  • 2.

    François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, la République du centre, Paris, Calmann-Lévy, 1988.

  • 3.

    J. Julliard, Autonomie ouvrière. Études sur le syndicalisme d’action directe, op. cit.

  • 4.

    Jean Lacouture, Paul Flamand, éditeur. La grande aventure des éditions du Seuil, Paris, Les Arènes, 2010.

Jacques Julliard

Historien et essayiste, il écrit pour Esprit depuis 1956. Directeur d'études à l'EHESS, spécialiste du syndicalisme révolutionnaire et de politique contemporaine, il a été éditorialiste au Nouvel Observateur entre 1978 et 2010, et l'est depuis à Marianne

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