Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Beaubourg, les Halles, la Villette : comment trouver sa place ?

novembre 2012

#Divers

Comment l’architecture façonne-t-elle nos déplacements, nos activités, comment transforme-t-elle la ville ? L’auteur analyse trois projets parisiens majeurs, qui avaient tous pour but non seulement d’ériger des bâtiments, mais de préserver des espaces communs de circulation ; avec des résultats plus ou moins heureux…

« On ne peut détacher la Villette de l’ensemble des monstres urbains qui ont surgi ou vont surgir […] dont Beaubourg reste le prototype et qui correspond au destin moderne de l’architecture, vouée au coup de théâtre expérimental dans la cité vouée elle-même à la filière de l’urbanisme », écrivait Jean Baudrillard en 1989, déplorant la « stupéfaction touristique », de l’attraction de cette « banquise spatiale », de cette « grève cosmopolite », de ce « site parasitaire1 ». Quelle expérience urbaine proposent, plus de vingt ans plus tard, les abords du Centre Georges-Pompidou, les couloirs denses du Forum des Halles et les pelouses du parc de la Villette, saturées d’activités aux heures d’affluence ? Quelle vie anonyme abritent ces lieux emblématiques d’une certaine rénovation parisienne à la fin des années 1970 ? Ouverts à tous, d’emblée dédiés à une appropriation collective, de plus en plus fréquentés depuis leur création, ces espaces publics invitent à réfléchir sur le rôle de l’architecture dans l’animation urbaine et l’esthétique des foules.

L’anonymat est considéré à tort comme une évidence de la ville contemporaine, négligée par les sociologues comme par les anthropologues, souvent plus intéressés par les logiques de quartier, les relations communautaires ou la production de l’entre-soi. C’est pourtant sans doute dans le mouvement, la densité des flux et l’énergie des coagulations humaines, en dehors de la seule référence nostalgique à une convivialité pensée selon un modèle villageois, que se joue profondément l’expérience de l’urbain2. Placer sous observation des espaces publics revêt d’emblée une dimension politique à l’heure de la « franchisation des villes3 » et de la désaffection des espaces communs. Je propose donc de revenir aux prémisses de ces espaces urbains dont les seuls noms circonscrivent une utopie sociale : « Piazza » Beaubourg, « Forum » des Halles ou encore parc de la Villette. De la réinvention du centre de Paris à l’enchantement de sa périphérie, j’invite à parcourir les programmes et les lieux afin de mieux comprendre dans quelle mesure leur vie anonyme s’accorde aux propositions implicites des dispositifs architecturaux. J’espère ne pas céder ici à la tentation d’un déterminisme architectural très partagé4, notamment chez les architectes et les politiques, les penseurs des sociabilités urbaines ayant, de leur côté, plutôt tendance à négliger la matérialité des espaces qu’ils étudient. « Le propre de la ville des anthropologues, souligne Michèle de La Pradelle, c’est que la ville y disparaît5. » Les lieux ne sont pas seulement les supports inertes des liens sociaux qui s’y observent mais émergent « des relations entre ces trois dimensions que sont les formes sensibles, les formes sociales et les formes spatiales6 ».

Aux origines, sites et situations

Beaubourg, les Halles et la Villette sont liés symboliquement, politiquement et pragmatiquement. La création de Beaubourg fait partie d’un programme plus vaste qui visait la réorganisation du centre de Paris. Contrairement au Forum des Halles, au jardin qui en constitue l’un des abords et aux quelques rues qui lui sont adjacentes, tous construits péniblement, par des acteurs nombreux et soumis à des pressions contradictoires, Beaubourg émane d’instances relativement claires, et apparaît comme un geste architectural fort. Son inauguration, en 1977, intervient alors que les différents programmes pour le quartier sont encore en discussion, et que le chantier, le fameux « trou des Halles » percé après la destruction des pavillons Baltard, s’éternise. Les abattoirs de la Villette ont, quant à eux, accueilli le marché à la viande des Halles centrales, avant qu’il ne soit définitivement déplacé à Rungis, comme tout ce qui restait des commerces de gros du « ventre de Paris ».

À Beaubourg, occuper un espace vide, aux Halles, éviter l’hémorragie populaire et faire cicatriser la plaie du quartier, à la Villette, faire oublier les scandales en intégrant mieux le site à son environnement topographique et social, autant d’opérations auxquelles participent d’innombrables d’acteurs et dont l’histoire ne retient que les plus prestigieux.

Combler un vide à Beaubourg, recoudre une plaie aux Halles

Le déplacement projeté des Halles hors de la ville entraînera un nouveau recul du Paris populaire, qu’un courant continu rejette depuis cent ans, comme on sait, dans les banlieues. Au contraire, une solution qui va dans le sens d’une société nouvelle commande de conserver cet espace au centre de Paris pour les manifestations d’une vie collective libérée7.

La création de Beaubourg concerne une zone précieuse car elle est vaste et centrale, mais peu investie symboliquement, contrairement aux Halles, dont la destruction très controversée a laissé une véritable blessure au sol, en plein cœur d’un Paris populaire dont l’attrait folklorique était déjà fortement exploité à l’époque. La rénovation du quartier se présente dans des termes médicaux : « guérir », « cicatriser », « recoudre »…

Alors que le choix des architectes Renzo Piano et Richard Rogers, pour Beaubourg, marque la volonté de célébrer la communauté par un lieu culturel ouvert et dont la « Piazza » symbolise, en référence à la Piazza del Campo de Sienne, l’engagement d’intégration à l’urbanité parisienne, les différentes décisions concernant le quartier des Halles, et en premier lieu celle de détruire les pavillons Baltard, semblent en rupture avec l’opinion, tant celle des habitants du quartier, attachés aux Halles et se réunissant en collectifs et associations pour protester, que celle d’un public moins directement concerné mais plus expert8. Les manifestations populaires n’ont pas empêché la décision de raser les Halles de Baltard, et ce malgré l’inquiétude qui planait à l’époque, du côté des instances décisionnaires, de vider le centre de Paris de sa vie et de son « animation » populaire. Il s’est agi, dès lors, de réorganiser le centre et de combler à cet endroit un vide inédit et menaçant.

Site gigantesque et central situé rive droite de la Seine très proche, et déjà largement souterrain, le quartier des Halles est composé d’une vaste zone de trente-cinq hectares et d’un immense trou. Le boulevard de Sébastopol scinde l’espace en deux et produit une rupture dans la perception d’un quartier densément peuplé et sillonné autour de la zone vide par des rues étroites, et de mauvaise réputation (la rue Saint-Denis est dédiée au commerce du sexe depuis au moins Louis XI et celles de la Petite et de la Grande Truanderie portent des noms éloquents).

Effacer les souillures à la Villette

C’est sous le signe de la souillure que s’amorcent les premières tentatives de requalification de ce site industriel. Souillure liée aux activités d’abattage de ce qu’on appelait depuis le xxe siècle « la Cité du sang ». Souillure plus récente due aux scandales qui ont accompagné sa vaine « modernisation ». Les abattoirs de Paris avaient été regroupés là en 1867, suite à une décision de Napoléon III. Près d’un siècle plus tard, l’évolution de l’industrie frigorifique impose une mise en conformité des lieux et du matériel, devenus obsolètes. C’est à cette occasion que sont construits nombre des bâtiments qui composent le patrimoine industriel de la Villette lorsque les abattoirs ferment en 1974, laissant une immense zone en friche, en périphérie du 19e arrondissement, l’un des plus pauvres de Paris.

Le site de la Villette, au début des années 1970, est constitué par un terrain particulièrement vaste (55 hectares) et saturé de bâtiments eux-mêmes de taille considérable, comme la Salle des ventes du côté de la porte de la Villette, et la Halle aux bœufs du côté de la porte de Pantin. Les questions topographiques y sont primordiales et mettent en jeu l’articulation de la périphérie de Paris à la banlieue. La présence de l’eau sur le site scinde le terrain en deux et impose une réflexion sur la continuité d’un axe nord/sud.

La place du public

Les conflits entre les enjeux architecturaux et urbanistiques, dont les Halles représentent un cas d’école, constituent l’une des caractéristiques des projets et réalisations de l’époque. Les débats contemporains autour du réaménagement des Halles réactivent d’ailleurs, mais sur un mode mineur et bien plus consensuel, des questions qui se sont posées, à la fin des années 1960 et tout au long des années 1970, concernant le primat de la fonctionnalité et de l’urbanisme ou encore la nécessité de « recoudre le tissu urbain9 ». Dans la perspective de l’usage commun des espaces urbains, il s’agit surtout de comprendre comment a été anticipée et produite la place des usagers. L’analyse des documents et des réalisations fait apparaître à la fois des concepts et des moyens formels communs qui préfigurent certaines formes de vie publique.

Le piéton improvisateur, figure centrale des projets

En ce qui concerne le quartier des Halles, l’enjeu est formulé sous la forme d’une « revitalisation urbaine exceptionnelle10 » qui conduit à la décision de privilégier un urbanisme souterrain permettant de connecter les réseaux Ratp et Sncf. Le « forum », présent depuis 1966 dans les textes directeurs, s’annonce d’emblée comme une gare centrale, situant ce quartier non plus seulement au cœur de Paris, mais bien au « centre de la banlieue11 ». La thématisation et la conduite des flux sont au cœur des réalisations aussi bien à Beaubourg qu’aux Halles. Le choix de ne pas prévoir de parking de grande échelle indique en outre l’importance accordée aux piétons. La Société d’économie mixte d’aménagement des Halles (Semah) et l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) ont collaboré pour mettre au point le réseau de ruelles et d’espaces dilatés, privilégiant systématiquement le « tapis » aux « trottoirs ». L’utilisation, de part et d’autre du boulevard de Sébastopol, des mêmes pavés parisiens visait l’homogénéisation de cette zone et participe à sa perception comme quartier. À Beaubourg, c’est entre autres le choix de ne pas faire occuper tout l’espace par l’institution culturelle mais au contraire de prévoir un large espace d’articulation entre les rues adjacentes et le musée, sous la forme d’une Piazza, qui a permis à Renzo Piano et Richard Rogers de remporter le concours international. Ils avaient même prévu de la faire passer sous le Centre alors conçu sur pilotis, afin de maintenir une continuité du sol urbain qui aurait renforcé l’ouverture du musée sur la vie citadine, déjà évoquée par la transparence du bâtiment. La création d’une grande zone piétonne a été l’objet de polémiques nombreuses, liées à la reconfiguration des axes de circulation à l’échelle de la capitale.

À la Villette également, l’activité piétonnière apparaît comme une pratique urbaine privilégiée. L’ancrage local semble fondamental dès les premières formulations du projet de requalification de ce site industriel. Il implique le tissage d’articulations plus efficaces avec la banlieue, mais aussi d’attirer un public plus lointain. Comme aux Halles, il a été décidé très rapidement de ne pas fermer le chantier au public. Il s’est agi presque immédiatement de faire en sorte que les habitants des quartiers environnants, très souvent d’origine immigrée, investissent ce lieu. Jean Sérignan, en charge de sa programmation, souligne à l’époque :

La fermeture des Halles vient de prouver de manière éloquente qu’une vieille friche industrielle peut se transformer spontanément en un lieu d’animation extraordinaire12.

Certaines formes d’expérimentation des débuts ont d’ailleurs été conservées, comme le dragon toboggan réalisé par François Ghys à partir de matériaux de récupération trouvés sur place. Il trône aujourd’hui encore au bord de la « promenade de la Villette » qui organise le flux piétonnier de la porte de la Villette à la porte de Pantin et expédie dans le sable des enfants, chaque année plus nombreux.

Après la première période d’aménagement du site, consacrée à la création de la Cité des sciences par l’architecte Adrien Fainsilber, se dessine le programme du concours d’un parc pour la « post - modernité13 », préférant l’éclatement baroque à la maîtrise géométrique et au classicisme. Le public se voit là encore attribuer une place centrale par l’évocation sans cesse renouvelée de l’appropriation à venir. François Barré rappelle la volonté de créer un « véritable parc urbain » qui rompe avec la dichotomie jour/nuit des temporalités d’usage dans les lieux publics :

[Un parc] à l’interrègne de la place, de la rue et du jardin public […]. Si la vie urbaine est captivante, c’est justement parce qu’elle est le théâtre d’un basculement des comportements du quotidien lesquels, le soir survenu, laissent alors la place à des comportements déviants14.

La promenade est au cœur du projet de Bernard Tschumi, lauréat du concours pour la réalisation du parc. Il définit lui-même son projet comme une architecture « cinématique », convoquant d’une manière nouvelle la thématique du mouvement, également chère à Renzo Piano et Richard Rogers. Bernard Tschumi emprunte à Maurice Blanchot son « cinégramme » pour qualifier la dynamique du lieu qu’il cherche à produire. L’aménagement du parc s’organise autour de quelques promenades, dont la principale et la plus lisible sur le terrain (la « galerie couverte ») répond à l’exigence du programme de relier les portes de la Villette et de Pantin. Bernard Tschumi ne cherche pas à maîtriser des flux mais orchestre plutôt des parcours. Guidé par un modèle cinématographique, il travaille sur les relations visuelles entre les « cadrages » et les « séquences ».

Faire l’expérience d’une séquence dans le parc veut dire placer des contenus particuliers (ceux des cadrages) à l’intérieur d’un tout (la séquence). La séquence la plus simple est donc toujours plus qu’une configuration de suite15.

Le paradigme de l’appropriation et son outil, l’espace libre

L’évocation centrale de l’expérience de l’usager à venir est symptomatique du projet de Bernard Tschumi, placé sous l’aune de l’appropriation et de l’improvisation. À la symbolique de la rue et des promenades, ancrées dans l’imaginaire du xixe siècle si bien décrit par Walter Benjamin, s’ajoute la symbolique de l’espace libre, rêvé comme « neutre ». Du concept de « plan libre », emprunté explicitement à Le Corbusier par Bernard Tschumi, à la notion d’« espace flexible », utilisée par Renzo Piano et Richard Rogers pour décrire leur projet antimonumental, des pelouses sans qualités du parc de la Villette à la Piazza Beaubourg, se dessine une rhétorique architecturale accordant un rôle prépondérant aux usagers.

L’interdiction du cloisonnement à l’intérieur du musée à Beaubourg trouve son équivalent dans la préservation d’un espace extérieur mobilisable, mais généralement laissé à l’occupation spontanée des citadins. Le projet d’installation d’un marché a rapidement été abandonné au profit d’animations urbaines, typiques d’une certaine forme de convivialité populaire. Les architectes ont non seulement prévu un espace libre, flexible, dédié aux passants, mais assez rapidement tout a été mis en place pour que les pratiques urbaines spontanées, associées à la convivialité traditionnelle, soient préservées voire encouragées, comme l’indique un arrêté de 1982 autorisant diverses activités d’animation, interdites quasiment partout ailleurs dans Paris16.

L’importance des surfaces réellement libres ou libérées à la Villet te, et notamment les très grandes pelouses conçues par Bernard Tschumi, en fait un espace de jeu particulièrement rare à Paris.

Vous n’imaginez pas à quel point on a critiqué ces prairies. On n’avait de cesse à l’époque de me dire qu’elles étaient trop plates. Et je répétais inlassablement qu’elles avaient été conçues pour être plates, afin de pouvoir permettre toutes sortes d’utilisation17,

souligne l’architecte, dont la démarche prend des allures de manifeste :

Faire de l’architecture n’est pas composer ni faire la synthèse des contraintes, mais combiner, permuter, c’est mettre en relation de façon manifeste ou secrète des domaines aussi différents que la course à pied, les joints de dilatation et le plan libre18.

Il privilégie logiquement des espaces relativement neutres, pouvant servir de terrain de foot, de plage, de piste de course, ou encore de lieu de pique-nique. Ses « Folies » qui ponctuent le paysage visuellement ne lui imposent aucun sens prédéterminé. L’expérience perceptive importe plus à la Villette que l’interprétation. La sémantisation n’est pas prévue à l’avance.

Au Forum des Halles, les espaces libres ne sont pas absents, même s’ils ont moins été mis en avant dans les projets que les espaces de circulation. L’architecture s’organise en effet autour d’un patio, qui se voit toutefois assez rapidement occupé par l’installation des sculptures de Sylvio Julia. Des terrasses sont également construites et ouvertes au public. Elles jouissent d’ailleurs du même statut exceptionnel que la Piazza Beaubourg. De petites halles ont été aménagées lors de la création du Nouveau Forum dans la zone Saint-Eustache, proposant des moments de respiration dans le maillage serré de rues. La place carrée de Paul Chémetov dilate l’espace et autorise certains rassemblements, comme les espaces situés du côté du cinéma Ugc Ciné Cité et devant la médiathèque des Halles. Ils comptent d’ailleurs, au cours des années 1990, parmi les hauts lieux du mouvement hip-hop parisien, avant que le Forum ne soit plus radicalement soumis à une injonction à circuler.

Vers une esthétique des foules ?

L’articulation des enjeux piétonniers et des surfaces libres de dilatation autorisant, voire suggérant, des formes de coagulation sociale, invite à observer de plus près l’appropriation réelle de ces lieux de densité.

La Piazza Beaubourg ou l’urbanité en spectacle19

La Piazza joue un rôle central dans ce qui peut être considéré comme un dispositif général de spectacularisation des pratiques urbaines. Elle produit devant la façade de l’institution culturelle un public hétérogène et animé, dont une partie seulement franchit un seuil aujourd’hui bien contrôlé. Habitués du Centre, lecteurs de la Bibliothèque publique d’information (Bpi), habitants du quartier, visiteurs d’un jour… tous peuvent se retrouver sur les pavés, aux côtés d’un grand nombre d’artistes de rue qui y travaillent quotidiennement, en « professionnels » du lieu. Ces « ambianceurs » participent activement à faire de la Piazza le « grand jouet urbain » voulu par Renzo Piano et Richard Rogers. Véritable parvis pour le Centre, la Piazza fonctionne comme une sorte de « zone franche » évoquant celles qui ceinturaient les édifices religieux au Moyen Âge. Elle dessine un espace public exceptionnel, dans lequel la vie urbaine peut se dérouler en dehors des désagréments ou des violences ordinaires et propose régulièrement des rassemblements aux allures de fête populaire. Les gens se pressent, les cercles se font et se défont autour des saltimbanques et bateleurs qui exploitent la matérialité de cet espace véritablement théâtral. L’absence de mobilier urbain autorise voire invite à s’asseoir à même le sol, les corps s’étirent, les mouvements prennent plus d’amplitude, composant une chorégraphie interactionnelle inédite. Dans ces situations de sociabilité « enchantée », selon l’expression d’Yves Winkin, les visiteurs jouent au public, participant à de petites « communautés provisoires » et peu engageantes, telles que les décrit, par exemple, Richard Sennett20.

L’image d’une sociabilité alternative se craquelle toutefois assez vite. Froide, géométriquement agencée, quadrillée, strictement délimitée, la Piazza oriente le visiteur et ordonne ses déplacements. Les « professionnels » eux-mêmes semblent jouer le rôle d’une signalétique humaine, renforçant certains parcours et en interdisant d’autres. La mise en visibilité généralisée qu’elle produit, le renversement constant des statuts d’observateurs et d’observés, la constitution pour l’œil de « tableaux vivants » participent à l’instauration d’une « discipline » au sens de Michel Foucault21.

« Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, rendez-les acteurs eux-mêmes », invitait déjà Rousseau dans sa célèbre lettre à d’Alembert sur les spectacles. La transparence du bâtiment permet effectivement à la foule de contempler son reflet dans une immense façade miroir, permettant à Beaubourg une spectacularisation généralisée de pratiques « urbaines » populaires.

Le Forum des Halles ou l’anonymat des limbes

L’expérience de la foule aux Halles ne peut en revanche pas du tout se vivre de manière réflexive ou sur le mode du spectacle. Le dispositif architectural ne permet pas ce type de perspectives. Site largement souterrain qui combine sur cinq niveaux une gare, l’espace d’interconnexion du métro et du Rer et un centre commercial, le Forum des Halles place plus de trois millions de personnes à moins d’une demi-heure du centre de Paris. « Zoneurs », « toxicomanes », « rastas du jardin », « rappeurs de banlieue » entretiennent un sentiment d’insécurité qui leur préexistait, et qui ajoute une ombre aux tableaux que produit cette architecture rentrée. Inconfortables, bruyantes, grouillantes, épuisantes, voire angoissantes, les Halles constituent l’archétype de l’image négative de la foule : dense, parfois compacte, sans cesse en mouvement.

Les Halles aspirent, elles absorbent les flux de rencontre, les migrations pendulaires, les cheminements décidés, qu’elles catalysent avant de les expulser en surface. C’est un lieu de transit pour beaucoup : aux Halles, on court, on passe, on se retrouve et puis on s’échappe, parfois sans même rejoindre le jour. Certains parviennent toutefois à s’immobiliser dans l’agitation permanente et produisent des coagulations urbaines, invitant le chercheur à sortir cet espace de la catégorie de « non-lieu22 ».

Ce dispositif architectural produit des formes d’anonymat particulières, prolongeant les logiques labyrinthiques du métro. Quelles que soient les caractéristiques des différents « lieux » du Forum, pensés selon un modèle de ville que personne ne reconnaît, il ne semble de toute façon véritablement associé qu’à son célèbre et obscur niveau – 3. L’existence aux étages supérieurs de couloirs baignés de lumière ainsi que l’aménagement des terrasses autorisant de belles plongées sur les espaces extérieurs, ne parviennent pas à contredire la logique souterraine du Forum. La faiblesse du traitement des espaces de transition contribue en outre au caractère oppressant des Halles qui se présentent comme un espace de concentration jouant son rôle de « porte intérieure23 », essentiellement sur le mode de l’étranglement et de la densification.

La privation générale de perspective et le manque d’articulation des espaces concourent à la production d’une vie sociale particulièrement éprouvante, soumise à un impératif de fluidité. L’ingénierie des foules fait ici du passant la figure non seulement principale mais surtout obligatoire des usagers du Forum. Elle est bel et bien abolie la grande époque des Halles où les danseurs de hip-hop venaient répéter sur les dalles.

Ces injonctions officielles à circuler rencontrent une pratique de toute façon massive. Les Halles se vivent en effet au corps à corps, dans une ambiance générale faite de tension, d’accélérations, d’entrecroisements rapides, régis par une véritable performance de l’évitement. Le Forum offre finalement au tout-venant une expérience collective de fusion plus ou moins subie, ne reposant pas sur l’échange de regards, classiquement associé à la sociabilité urbaine. Une séquence semble toutefois rompre avec l’aveuglement de cette ambiance souterraine : celle des escalators de la porte Lescot, qui invitent, en égrainant les corps, marche après marche, emportés dans des directions opposées, à une véritable orgie de regards, à laquelle on peut exceptionnellement se livrer sans conséquence.

Le parc de la Villette ou les jeux de l’entre-ensemble

Parc urbain en dehors des logiques paysagères qui ont guidé la création de certains autres jardins célèbres, le parc de la Villette quant à lui présente un espace ouvert, structuré par de grands axes de pavés et d’eau, et quelques édifices prestigieux, offrant une grande diversité de perspectives et rendant possible une multitude de modes d’appropriation par le public.

Le parc de la Villette démultiplie les potentialités de fréquentation de son espace. Il produit divers horizons de rencontre de l’autre. Le lieu peut être pratiqué de manière ouverte, par le corps et sur le mode privilégié de la promenade, correspondant, comme l’a analysé Walter Benjamin, à une déambulation qui envisage l’espace public comme le prolongement de l’espace privé.

Le partage de l’espace produit, en réalité, des formes relativement étanches d’entre-soi, bouleversées çà et là par des moments de fusion dans un corps collectif. En dehors des activités d’animation officielles24 ou produites plus spontanément, les pelouses suggèrent une exploitation du lieu sur le modèle de la plage. Elles instaurent des situations sociales de parenthèse, au cours desquelles les corps peuvent s’allonger à même le sol et se dénuder. La plage est un lieu du collectif singularisé, on s’offre aux regards mais on organise son espace pour soi. Les gens se regroupent, transformant l’espace commun en autant de portions d’espaces territorialisés mais ouverts. On s’expose sur le mode du déni, s’offrant à la jouissance scopique des autres sans forcément entrer en interaction avec eux. À la Villette, si on se donne parfois en spectacle, c’est presque toujours en faisant mine de jouer les coulisses. Les joueurs de capoeira, qui attirent quotidiennement en été un public nombreux, ne valident pas visuellement la coupure symbolique qui sépare la scène du public, à laquelle sont particulièrement attentifs les saltimbanques de Beaubourg.

*

La Villette constitue bien l’autre de la ville, « pas seulement un simple aménagement du territoire […] mais une autre manière d’inventer la ville », selon les propos de Bernard Tschumi25 qui rejoint ainsi l’ambition assumée par Renzo Piano à propos de Beaubourg. « L’utopie du centre consiste peut-être à vouloir réinventer la ville jour après jour », souligne-t-il en effet26. Si la Piazza s’inscrit comme les Halles dans un héritage véritablement ancré dans l’imaginaire des villes anciennes, la Villette y échappe, ne serait-ce que par sa localisation périphérique, et relève plus fondamentalement de l’urbain. De l’urbanité populaire spectacularisée par le dispositif disciplinaire de la Piazza Beaubourg à la juxtaposition libre des entre-soi à la Villette en passant par les déambulations souterraines et aveugles des limbes du Forum des Halles, toute une esthétique des foules se donne à voir et à expérimenter, répondant de manière subtile et parfois inattendue aux suggestions de ces dispositifs architecturaux, visant la production de véritables espaces publics.

  • *.

    Anthropologue, maître de conférences en urbanisme, chercheuse au Laboratoire ville mobilité transport (université Paris-Est). Une version modifiée de ce texte est parue dans l’ouvrage dirigé par Frédéric Coninck et José-Frédéric Deroubaix, Transformation des horizons urbains. Savoirs, imaginaires, usages et conflits, Paris, L’…uil d’or, coéd. Université Paris-Est/Futurs urbains, 2012.

  • 1.

    Jean Baudrillard, « Préface », dans Isabelle Auricoste et Hubert Tonka, Parc-ville, Villette, Paris, Éd. du Demi-Cercle, 1989, p. 4.

  • 2.

    Les réflexions présentées ici sont tirées de ma thèse intitulée Corps à corps urbains. Vers une anthropologie poétique de l’anonymat parisien, sous la direction d’Yves Jeanneret et Yves Winkin, Celsa-Paris-IV, mai 2007.

  • 3.

    David Mangin, les Villes franchisées, Paris, Éditions de la Villette, 2004.

  • 4.

    L’analyse du projet de réaménagement des Halles est au cœur d’un article récent : Anne Jarrigeon, « Les Halles, Paris sous-sol. Flux et regards sous contrôle », Ethnologie française, 2012, no 3 : « Le Paris des ethnologues ».

  • 5.

    Michèle de La Pradelle, « La ville des anthropologues », dans Thierry Paquot et Michel Lussault (sous la dir. de), la Ville et l’urbain. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2000, p. 47.

  • 6.

    Grégoire Chelkoff et Jean-Pierre Thibaud, « L’espace urbain, modes sensibles », Les Annales de la recherche urbaine, 1993, no 57-58 : « Espaces publics en ville », p. 7.

  • 7.

    Abelhafid Khabtib, « Essai de description psychogéographique des Halles », Internationale situationniste, décembre 1958, no 2.

  • 8.

    De nombreuses personnalités artistiques et intellectuelles, dont de grands architectes internationaux comme Mies van der Rohe, se sont prononcées pour la conservation des pavillons Baltard. Les manifestations les plus diverses ont eu lieu à l’époque dont la plus significative est peut-être l’Orlando Furioso du Théâtre libre de Rome en 1971. Marco Ferreri a même exploité ce chantier spectaculaire en y tournant Touche pas à la femme blanche.

  • 9.

    Bertrand Delanoë dans Le Moniteur, janvier 2005.

  • 10.

    Expression phare du schéma d’ossature urbaine qui constitue avec la délibération Capitant les documents fondamentaux du projet.

  • 11.

    Christian Michel, les Halles. La renaissance d’un quartier 1966-1988, Paris, Masson, p. 104.

  • 12.

    C. Michel, les Halles… op. cit., p. 79.

  • 13.

    Rapport d’objectifs du concours, « Aux portes du parc », dans l’Invention du Parc, Paris, Graphite, Eppv, 1984, p. 12.

  • 14.

    François Barré, « Entretien avec Alain Orlandini », dans la Villette 1971-1995. Histoires de projets, Paris, Somofy, 2003, p. 155.

  • 15.

    Bernard Tschumi, le Parc de la Villette : cinégramme folie, Seyssel, Champ Vallon, 1987, p. 44.

  • 16.

    Cet arrêté autorise les « activités musicales et les attractions dans les voies et places aménagées pour les piétons […] parvis du Centre Georges-Pompidou, place des Verrières du Forum des Halles, dalle supérieure du Forum des Halles, place Saint-Germain-des-Prés ». Au Forum, nous allons le voir, ces espaces ne sont pas du tout investis.

  • 17.

    B. Tschumi, le Parc de la Villette…, op. cit., p. 165.

  • 18.

    B. Tschumi, le Parc de la Villette…, op. cit., p. 21.

  • 19.

    Anne Jarrigeon, « La Piazza Beaubourg ou l’urbanité en spectacle », dans Bernadette Dufrêne (sous la dir. de), Centre Georges-Pompidou, 1977-2007, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2007.

  • 20.

    Richard Sennett, la Ville à vue d’œil, Paris, Éd. de la Passion, 2000, p. 46 (1re éd. Paris, Plon, 1992).

  • 21.

    Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

  • 22.

    Marc Augé, Non-lieux, Paris, Le Seuil, 1992.

  • 23.

    Pierre Sansot, la Poétique de la ville, Paris, Klincksieck, 1971.

  • 24.

    L’établissement public du parc de la Villette a pour vocation de proposer des événements culturels et l’espace se prête à la formation d’une pluralité de publics.

  • 25.

    B. Tschumi, le Parc de la Villette…, op. cit., p. 23.

  • 26.

    Renzo Piano, « Entretien avec Antoine Picon », dans Du plateau Beaubourg au Centre Georges-Pompidou, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 1987, p. 15.