Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Les frontières de la solidarité restent à définir

juillet 2010

#Divers

La crise grecque a fait remonter l’expression des passions nationales et des égoïsmes à travers l’Europe. Ce qui met l’accent sur le défi auquel l’Union n’a pas encore répondu : jusqu’à quel point peut‑on mettre des politiques en commun sans organiser des formes de solidarité entre les sociétés ? Sommes-nous prêts à partager des modes de vie et des modèles sociaux en plus de quelques attributs du pouvoir politique ?

Ce qu’il est convenu d’appeler, au printemps 2010, la « crise grecque », n’est pas simplement une péripétie supplémentaire inquiétante de la tempête économique et financière déclenchée depuis 2008. En comprendre les fondements oblige à ouvrir la réflexion sur les motifs ultimes de l’intégration européenne. Apparaissant trop « lointains », ces thèmes sont peu présents explicitement dans la discussion publique. Les enjeux immédiats, considérables il est vrai, sont polarisés par la nécessité et les modalités de l’intervention politique concertée face à l’attaque actuelle des marchés sur l’euro et, potentiellement, d’autres monnaies. Mais ces décisions immédiates et urgentes ne devraient pas laisser mésestimer des problèmes de portée beaucoup plus longue, illustrés par la « crise grecque », qui ont trait à trois domaines essentiels : l’exercice de la politique en Europe, les frontières réalistes et utopiques de la solidarité et de la confiance réciproque, et l’importance, encore trop méconnue, des langues nationales de l’Union européenne.

La Grèce comme analyseur

La question de savoir s’il faut « plus d’Europe » n’est pas abordée de façon unanime dans l’Union. Dans certains pays (en France, par exemple), l’un des leitmotive courants consiste à déplorer un déficit « d’Europe politique », et à invoquer rituellement la nécessité d’un « gouvernement économique ». Dans la majorité des États membres, cette idée d’une Europe « plus politique » n’a jamais vraiment fait recette. Parmi les plus sceptiques sur l’hypothèse d’un renforcement de la coopération politique, on trouve en effet aussi bien les pays scandinaves que les nouveaux États membres et la Grande-Bretagne, c’est-à-dire la majorité des 27 membres de l’Union. Depuis longtemps, Allemagne et France, nolens volens, sont positionnées un peu à part, en tant que « moteur » de l’Europe, à tout le moins jusqu’aux récents développements. Elles restent deux pays dont l’intervention et les initiatives, les orientations vers le futur, pèsent d’un poids spécial. Mais elles ne sont pas d’accord. L’Allemagne, qui semble toujours à la recherche d’un « ordre fédéral1 », ne montre aucune propension à accepter un « gouvernement » (Regierung) européen, économique ou autre : elle veut bien parler de wirtschaftliche Steuerung, ou Koordinierung (gouvernance ou coordination économique), mais pas de « gouvernement économique » qui provoque de profondes résistances2. L’urgence d’intervenir dans la crise de façon accrue prend de toute façon tous ces gouvernements à contre-pied. C’est ce qu’illustre la précipitation fébrile du week-end du 9 mai 2010 pour mettre en place un mécanisme préventif d’une envergure encore inconnue.

Mais pourquoi ces divergences persistantes, ces difficultés durables pour finalement décider de mettre en œuvre un plan concerté de « sauvetage de la Grèce », et, encore plus, des mécanismes préventifs pour les risques futurs concernant d’autres pays ? Pourquoi, finalement, aura-t-il fallu le couteau sous la gorge agité par « les marchés » pour obtenir des accords entre les États membres ? Certes l’économie n’est pas une science exacte et les experts en la matière tâtonnent dans un jeu qui comporte beaucoup de mouvements incontrôlables. Certes l’incertitude d’un combat titanesque entre « la politique » et « les marchés » n’est pas à négliger. Mais des raisons plus profondes expliquent les tractations laborieuses, qu’il serait superficiel d’attribuer, comme on l’a vu souvent ces derniers jours, uniquement à des « égoïsmes nationaux ».

Empiriques et têtus, les « égoïsmes » en question sont bien là, qui opposent, depuis les débuts de la Communauté européenne, des intérêts nationaux puissants. Mais la crise actuelle n’est économique, monétaire et financière qu’en surface. Le problème européen plus profond gît ailleurs. Il tient dans l’absence d’un espace de discussion entre les peuples de l’Union européenne à propos de la solidarité. Cette « solidarité », qui n’a jamais été véritablement pensée, se heurte de plein fouet aux souverainetés. Celles-ci n’ont pas disparu et les élites politiques de chacun des pays ont à en répondre devant leur propre électorat, et non devant un électorat « européen » transnational qui n’existe qu’à l’état de virtualité. Les penseurs « cosmopolites » ont bien raison de dénoncer l’arriération de la pensée « nationaliste3 ». Mais cela ne mène pas très loin. Plus difficile est d’imaginer les conditions concrètes de possibilité de son dépassement, quand il s’agit de penser la légitimation d’actes majeurs de solidarité. C’est sans doute la question la plus difficile pour l’exercice de la politique dans l’Union, une communauté politique qui, chacun le sait, ne dispose pas encore d’un demos au sens classique du terme.

Plus encore que jamais, dans les moments de crise grave, la rhétorique officielle de la Commission européenne apparaît pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un exercice de « communication politique » manipulant des mots qui ne convainquent personne, fonctionnant à vide. Collectivement, les élites politiques, économiques, mais aussi intellectuelles, hésitent devant la formidable tâche de penser d’autres manières de faire de la politique en Europe. En majorité, elles ne se laissent pas convaincre par les appels à un « cosmopolitisme » désincarné, qui fait comme si – à rebours de toutes les difficultés empiriques existantes – il s’agissait simplement de prendre des décisions rationnelles entre gens éclairés dont les intérêts seraient clairement « supranationaux ». À vrai dire, elles aimeraient bien qu’on les laisse tranquilles entre technocrates, mais les électeurs ne cessent de les rappeler au principe de réalité.

Le cas de la Grèce démontre avec éclat que la réticence extrêmement vive des États membres ne tient pas uniquement à des réflexes nationalistes, et à des intérêts bien compris de classes politiques qui cherchent à préserver leurs prés carrés : tout le monde sait que cette dimension est présente, mais le problème politique est infiniment plus complexe. Les décisions nationales qui sont à prendre par les gouvernements ne peuvent pas se référer, en matière de rationalité et de légitimité, à quelque chose comme à un « ordre supranational » ou « fédéral » européen. Celui-ci, putatif, serait bâti sur une confiance étendue au-delà des frontières nationales, ancrée dans les convictions individuelles, sur une disposition collective au partage de biens communs (ceux qui, aujourd’hui, ne sont que confusément définis). On pense ici à l’absence empirique, évoquée il y a une dizaine d’années par Jürgen Habermas, à propos des peuples de l’Union européenne, d’une disposition à se « reconnaître comme des membres d’une même communauté politique, au-delà des frontières nationales4 ». À défaut de la disposition populaire, l’Union et ses gouvernements ne peuvent en outre pas se fonder sur un droit complet, supranational et légitime, car celui qui existe – s’il réclame pour lui la suprématie sur les droits nationaux obtenue à la longue – ne réglemente légitimement qu’une partie des champs dans lesquels les droits nationaux continuent de constituer la règle ultime et, précisément, pas ce qui relève de la solidarité5.

Parmi les multiples questions complexes que les événements présents mettent en lumière, trois problèmes de la construction européenne sont importants, qui ne sont certes pas les seuls : nous voulons parler de la relation entre l’espace public et la politique dans l’Union, des frontières et conditions de possibilité de la solidarité et du partage, du rôle politique des langues. Trois sujets qui, derrière l’urgence extrême des décisions de maîtrise des forces économiques, sont en jeu dans la crise actuelle.

L’espace public européen et l’exercice de la politique

La « crise grecque » présente un avantage paradoxal : elle politise à l’échelle de l’Europe des questions qui, in fine, relèvent de la justice sociale (aider les autres pays à régler leurs problèmes financiers, au moment où ils ne sont plus en mesure de les régler eux-mêmes), en les faisant sortir, pour une fois, de leur cadre purement national. Des discussions se nouent dans le grand public. Elles sont certes peu empreintes du ton « politiquement correct » qui est celui des élites : on a entendu des Grecs évoquer à nouveau les destructions perpétrées par les nazis dans leur pays ; des publications allemandes, comme le Bild, ont attisé des réflexes xénophobes et typiquement populistes, à la façon de la presse britannique « de caniveau ». Des journalistes des nouveaux pays membres ont noté, avec amertume, que les grands pays ne s’étaient pas trouvés « humiliés » (selon l’expression de M. Trichet) quand le Fmi avait été appelé à la rescousse de la Roumanie, de la Lettonie et de la Hongrie.

Rien d’étonnant à ce que ces discussions prennent une forme chargée d’affects incontrôlés (parfois attisés par des acteurs qui ont des visées nationalistes ou xénophobes). Cependant, elles se heurtent en outre à un obstacle majeur : la fragmentation nationale des espaces démocratiques de discussion et de décision. Les Allemands et les Grecs, pas plus que les Français et les Espagnols, ou les autres couples de peuples de l’Union, n’ont le moindre moyen de débattre directement (et encore moins de décider), entre eux, de peuple à peuple et de citoyen à citoyenne, les questions qui sont pour eux fondamentales, politiques par excellence.

Pour simplifier les choses, ces questions relèvent de deux grands thèmes. Le premier est la sécurité au sens large, protection de l’environnement, protection des personnes contre les agressions extérieures, le terrorisme : dans la plupart des enquêtes d’opinion6, les citoyens européens sont conscients, dans leur grande majorité, que les solutions ne peuvent être nationales et ils attendent de « l’Europe » plus d’action dans ces domaines. Mais, pour le second thème (comprenant les retraites, la sécurité sociale, l’éducation, etc.), ce n’est pas le cas, ils pensent qu’il est mieux traité au niveau national ou infranational. Ce second thème est celui de la justice sociale et de la solidarité : c’est le cœur de la politique dans tous les pays. Comment lève-t-on les impôts ? Quelles sont les dépenses arbitrées entre toutes les possibilités ? Éducation ? Retraites ? Système de santé ? L’impôt est-il considéré comme juste ? Faut-il un revenu minimum ? Les allocations de chômage sont-elles superflues ou détournées par leurs bénéficiaires ? Doivent-elles être servies longtemps et d’un même montant pour tout le monde ? Ou, au contraire, de façon proportionnelle au revenu perdu par le chômeur ? Un « bouclier fiscal » est-il justifié ? etc. Toutes ces questions, et bien d’autres encore, constituent le tout-venant de la politique telle que les électeurs la suivent au jour le jour, et telle que les gouvernements s’efforcent de la leur présenter. Empiriquement, il n’existe aucun espace public où des arguments de justice sociale puissent être échangés dans le cadre d’un débat démocratique entre citoyens de plusieurs pays (l’internet ne peut au mieux que jouer le rôle d’un pâle substitut à l’espace public ou « la publicité » – Öffentlichkeit, comme disent les Allemands).

Le plus puissant pays contributeur, mais aussi le gardien traditionnel de l’orthodoxie économique, échaudée par son histoire abominable encore récente, l’Allemagne est un pays dans lequel ces discussions ont lieu dans l’espace public en termes très concrets : l’aide envisagée pour la Grèce allait-elle avoir des conséquences sur la possibilité pour les salariés allemands de prendre leur retraite ? L’argent serait-il remboursé finalement ? À quoi s’exposait l’électeur moyen ? En raison de l’absence d’un lieu commun de débat et, surtout de participation directe à la décision, beaucoup tirent aussi la conclusion qu’il est très difficile de prévoir l’émergence d’un demos européen. Ce sont les élites nationales qui sont les porteurs de ce débat, en quelque sorte, par substitution, relayées par les médias. Par exemple, la presse française a reproché au gouvernement allemand et, particulièrement, à la chancelière, d’être « lente » – ce qu’ensuite elle a elle-même revendiqué. Bien sûr, dans le spectre des partis et opinions allemands, Mme Merkel a essuyé des critiques nombreuses pour la façon dont elle a géré le « dossier grec » et les suivants7. Il n’en reste pas moins que le débat en Allemagne a bien eu lieu et que la chancelière s’est préoccupée de l’opinion, de la légitimité, dans son pays, des décisions qu’elle allait prendre en son nom. Or, à cause de l’absence d’élection directe de l’exécutif européen (mais aussi de la segmentation des campagnes électorales pour le Parlement européen), ce débat se mène, séparément, dans chaque pays, à sa façon, selon ses institutions et sa culture politique héritées du passé. Les élites politiques qui sont en charge répondent, d’abord, devant leurs électorats nationaux, même quand elles se réunissent à Bruxelles. C’est un fait empirique incontestable, qui se vérifie dans tous les pays, qu’on le veuille ou non, que l’on soit pro- ou anti-européen.

Pourtant, le débat grec représente en même temps une avancée car il remet en cause, pour le meilleur et pour le pire, les frontières habituelles : voilà des Allemands qui se posent la question de l’âge de la retraite en Grèce ! Des Français qui se demandent si leurs salaires et retraites risquent de se trouver réduits comme ceux des salariés et retraités grecs, voire des Roumains ! Des Grecs effondrés qui sont mis en face des défauts majeurs de leur système politique quand ils le comparent à d’autres ! Des Danois qui oscillent depuis plusieurs années sur les bienfaits ou les méfaits pour leur système de participer à l’euro ! En ce sens, les événements actuels sont des preuves empiriques indéniables d’une européanisation toujours plus forte de la politique. Ils viennent s’ajouter aux débats déclenchés par les référendums irlandais ou encore par la directive Services (dite « Bolkestein », le projet de 2004). Graduellement, on peut dire que des enjeux concrets politiques en commun émergent, bien que timidement8, sur les places publiques. Le point essentiel de discussion qui apparaît est celui des frontières légitimes de la solidarité.

Les frontières réalistes et utopiques de la solidarité et de la confiance réciproque

Si l’un des sujets essentiels de la politique démocratique contemporaine est la protection sociale au sens large (entre la moitié et les deux tiers des dépenses collectives dans les pays de l’Union), et si cette Union est considérée comme une communauté politique, alors la mise en débat des frontières de la solidarité, toujours restées nationales depuis le traité de Rome, se pose inévitablement. Elle se pose de façon d’abord utopique, et, comme on le voit avec le débat grec, dans le cas des crises, elle finit par se poser plus concrètement au moment où on ne s’y attendait pas et pour lequel on n’était pas préparé.

Mais la solidarité ne se décrète pas, car elle repose sur des bases non seulement géographiques, matérielles et empiriques, mais surtout sur un droit qui reste national, pour l’essentiel, et sur un mélange complexe d’identification des citoyens à une collectivité au sein de laquelle la perception de la réciprocité est possible9. Cette réalité est indistinctement culturelle et politique. Les systèmes de solidarité construits en Europe depuis la fin du xixe siècle sont façonnés dans diverses cultures politiques. Bien loin d’être figés, ces systèmes ne cessent d’être réformés mais, comme l’illustre bien le dossier des retraites en France, depuis dix-sept ans (réforme Balladur de 1993), ces réformes ne passent pas sans des conflits, des débats et des luttes entre des acteurs qui cherchent à les influencer. La légitimité des décisions finales, toujours fragile, ne peut être acquise qu’à ce prix. Or, personne ne sait comment organiser de tels débats au-delà des frontières d’une communauté politique nationale.

De nombreuses dimensions reliées à l’État-nation et à la communauté nationale marquent les systèmes qui organisent une certaine solidarité, toujours contestée, toujours bancale, valide pour un certain temps. Les paramètres de la discussion sont le territoire, la nationalité, la résidence, la langue, la citoyenneté, le sentiment d’appartenance à la collectivité (l’une des formes de l’identification, etc.). Cela vaut pour la Grèce, pour l’Allemagne, comme pour les autres. Si vous avez aujourd’hui la malchance de vous trouver Grec – sauf si vous pouvez vous passer, grâce à votre richesse, de la protection sociale grecque –, vous ne pourrez échapper au plan de rigueur actuel. Quand G. Schröder mit en œuvre, avec son ministre du Travail W. Clement, la très contestée réforme Hartz IV, les chômeurs assurés allemands ne disposaient d’aucun « exit » en quelque sorte, face à la décision de réduire les allocations en durée et en générosité.

Au total, la protection sociale, qui articule les relations entre le politique, l’économique et la famille, s’appuie, dans toutes les sociétés démocratiques, sur des conditions sociales de légitimité et de solidarité. Les vecteurs privilégiés de l’accès à la protection sociale, ainsi que ceux de la participation à sa construction sont la citoyenneté et l’identité/identification des individus. L’ensemble repose sur des institutions formelles, sur des arrangements pratiques qui sont profondément marqués par leur ancrage national. Tout cela n’a, pour l’instant, été construit qu’au niveau national. Ainsi, le grand gouffre au-dessus duquel se déroule l’échange confus et fragmenté actuel à propos de la Grèce et des autres pays mis en déséquilibre est celui d’un débat jamais mené, celui de la possibilité de solidarité entre les peuples de l’Union européenne.

Quelles sont les conditions de ce débat ? Il ne s’agit pas d’une question économique d’abord, mais d’une question politique et sociale. Pourquoi laissons-nous en effet aujourd’hui, nous Français ou nous Britanniques, les Espagnols ou les Irlandais seuls pour se débrouiller avec les conséquences de la crise économique ? Quel Français se préoccupe-t-il de payer les retraites des Allemands ou des Lettons ? Pourquoi l’âge de départ à la retraite est-il une affaire nationale ? Pourquoi le revenu minimum universel en Europe est-il une chimère dangereuse10 ? Pourquoi la protection sociale des immigrants étrangers est-elle un sujet brûlant dans tous les pays membres de l’Union ? Ce que le refus d’aider la Grèce – mis en scène par exemple dans la presse à scandale allemande – trahit, c’est que les citoyens ont besoin de repères de confiance pour accepter – de façon plus ou moins réticente d’ailleurs – de participer au jeu de la redistribution, des impôts et des dépenses sociales. Même dans les États fédéraux, la protection sociale est organisée à l’échelon national/ fédéral, pour ses dimensions essentielles. On peut repérer des exceptions, relatives, à cette situation, comme la Belgique où, précisément, a lieu un débat vif à propos de la communautarisation d’une protection sociale qui reste pourtant, pour l’instant du moins, presque entièrement fédérale11. Que penser alors des chances d’une « solidarité européenne » quand, en Belgique la solidarité nationale entre communautés linguistiques est en grave péril ?

Les responsables politiques et économiques qui ont à prendre les décisions difficiles dans la situation actuelle n’ont certes pas le temps de réfléchir à la façon dont les bases d’une décision démocratique pour plus de solidarité européenne pourraient être organisées dans le futur. Mais, à coup sûr, leur désarroi technique devant les stratégies des marchés est encore renforcé par l’absence de préparation des peuples de l’Union. Comme toute crise emporte des enseignements qui dépassent ses questions d’urgence à résoudre, il faut souhaiter que les élites politiques et économiques qui nous gouvernent cessent d’écarter, comme si elle était secondaire, la question du rapprochement des cultures. Ce projet est certes inscrit, depuis les fondateurs de la Communauté, dans les textes des traités, y compris dans le slogan officiel de « L’Union dans la diversité12 », mais il n’a jamais été pris au sérieux. Il concerne au premier plan la question des langues dans l’Union.

L’importance sous-estimée des langues nationales pour la politique et la solidarité en Europe

Il ne fait pas de doute que la langue, empiriquement, est une dimension indispensable de la politique telle qu’elle s’exerce aujourd’hui dans les démocraties de l’Union. Il est banal de dire qu’il ne peut y avoir de politique démocratique sans langue partagée entre ceux et celles qui la font. Pour cela, un espace public est indispensable, où les locuteurs se comprennent, pas seulement superficiellement, mais profondément, trouvant des ancrages diversifiés dans l’histoire de leur communauté politique. On ne fait pas de politique avec un code fonctionnel, mais avec toute la palette la plus riche des significations de la langue.

Même dans les pays où coexistent plusieurs langues, par exemple une langue officielle nationale, et des langues officielles régionales, comme en Espagne, ou encore comme aux États-Unis (l’anglais officiel et l’espagnol très parlé), et encore plus au Canada (anglais et français), la question linguistique doit être explicitement organisée pour que les conditions de possibilité du fonctionnement démocratique soient en place. Des coexistences pacifiques de plusieurs langues existent donc dans les pays fédéraux, qui, à condition que ces circonstances soient maîtrisées, autorisent, dans un cadre national multilingue, la conduite du débat démocratique en deux, voire trois langues. Cela ne va pourtant pas sans problème, comme le cas belge l’illustre en ce moment. On assiste dans ce pays à la politisation extrême des questions de langue dans tous les domaines de la politique et, si, comme on l’a dit plus haut, les institutions principales de la protection sociale continuent encore d’organiser une solidarité translinguistique, transcommunautaire, l’équilibre est menacé depuis plusieurs années.

Ainsi, même dans les pays qui s’y sont essayés depuis longtemps, la politique pratiquée en plusieurs langues est un exercice délicat. A fortiori quand il s’agit de pays dont une seule langue occupe une place dominante et légitime depuis des centaines d’années : si les minorités linguistiques peuvent y attendre la reconnaissance de leurs droits linguistiques, dans une perspective de « justice linguistique » (pour reprendre l’expression de P. Van Parijs13) ces langues centrales de la politique resteront, pour l’avenir connaissable, diverses et nationales. Le débat public à propos de la solidarité en Europe restera donc fragmenté, et ce n’est pas l’anglais qui, sous la forme désincarnée de l’anglais international ou du globish, qui peut constituer un candidat sérieux pour remplacer les langues nationales dans l’exercice de la politique. Si l’anglais international a pris une place dominante dans les forums et arènes bruxelloises, et s’il y connaît des succès indéniables, c’est parce qu’il est pratiqué par des élites dont le leitmotiv est de faire en sorte de « dépolitiser » les enjeux, de trouver des compromis entre elles : au demeurant, elles y parviennent de moins en moins. Contrairement aux espoirs de P. Van Parijs, l’anglais ne peut raisonnablement pas jouer le rôle d’une langue politique universelle européenne.

Il est vrai que le multilinguisme, à lui seul, ne rend pas impossible, par principe, la construction de mécanismes et de systèmes de solidarité en Europe : il est en revanche empiriquement impossible de faire participer démocratiquement à la décision à propos de ces systèmes la majorité des citoyens et citoyennes, sans que les conditions de la fermeture relative linguistique et culturelle soient profondément modifiées14. La réunion des conditions d’une solidarité réelle en Europe suppose, logiquement, le partage de formes culturelles-politiques qui restent encore largement à inventer. On entre ici dans le domaine de la prospective et des souhaits plus ou moins utopiques.

*

Il en va, au premier plan, de l’européanisation authentique et profonde de l’éducation. Pas seulement sous la forme de l’apprentissage d’un anglais international sans contenu significatif, mais sous celle de la promotion active du bi- et du multilinguisme et des échanges entre les peuples. Mais aussi, par exemple, de l’apprentissage réciproque des histoires compliquées de nos pays, dès le plus jeune âge, à la façon du Manuel franco-allemand d’histoire des classes de première et terminale. Et cet effort, ces politiques culturelles européennes dont on mesure aujourd’hui la cruelle absence, devraient concerner au premier chef, parmi nos concitoyens européens, ceux et celles qui sont trop pauvres, ou trop peu dotés de ressources diverses, comme l’éducation, la culture, pour avoir pu profiter de la construction européenne. Il s’agit d’une question d’une complexité infiniment supérieure à celle du sauvetage de l’euro, dont on voit ces jours-ci qu’elle n’est pas simple.

Plus généralement, on peut estimer normativement qu’une solidarité authentique, substantielle – qui dépasse donc la solidarité automatique dépersonnalisée des règles financières – ne peut se concevoir entre les peuples qui composent l’Europe sur la base d’un malentendu et d’une inégalité d’accès aux ressources que constituent les fameuses quatre libertés de circulation (capitaux, personnes, biens et services). Pour l’heure, l’inégalité à ce point de vue reste la règle, dans chaque pays, entre ceux qui sont mobiles, et qui ont profité de ces libertés, et ceux qui ne le sont pas, et qui n’en ont pas profité. Celui qui analyse précisément les dispositions du traité de Lisbonne sur la « citoyenneté européenne » s’aperçoit qu’à cette dernière – par rapport à la citoyenneté nationale qui reste l’essentielle du point de vue des droits et des libertés – un seul droit, politique, s’applique vraiment à tous et toutes : celui de participer aux élections au Parlement européen. Tous les autres droits de la citoyenneté européenne sont associés, de fait, à la capacité effective de circuler au sein de l’Union, en en traversant les frontières. Nos concitoyens européens condamnés à l’immobilité par l’inégalité criante de leurs ressources n’ont pas vraiment profité de l’euro : ils ne voyagent pas. Les Grecs parmi eux, et nous bientôt peut-être, paient aujourd’hui les frais d’une gestion collective déficiente, au plan national c’est sûr, mais aussi au plan supranational. Cette situation est injuste pour les plus pauvres de nos concitoyens européens. Ils paient et nous paierons, par là même, les conséquences du mépris de la diversité culturelle en Europe, et du classement comme « populistes », par les élites, de toutes les manifestations d’inquiétude et de frustrations des citoyens européens qui n’ont profité d’aucune de ces quatre fameuses « libertés fondamentales de circulation ».

Au contraire, si la crise actuelle débouchait sur une prise de conscience des élites pour une réelle prise en compte politique des différences culturelles et des inégalités multiples, le scénario d’une plus grande fédéralisation de la solidarité pourrait s’ouvrir. Les Allemands étendraient leur point de vue aux autres systèmes voisins ; les Grecs apprendraient du système allemand comment construire la confiance dans un État, les Français quitteraient leur superbe quant à la prétendue « supériorité du modèle social français », et ainsi de suite dans les 27. C’est un scénario optimiste, certes, et qui prendra beaucoup de temps15.

  • *.

    Ces université Paris 1 Panthéon Sorbonne, auteur de la Longue marche de l’Europe sociale, Paris, Puf, coll. « Le lien social », 2008 ; voir dans Esprit : « Réformes du marché du travail : raison garder », janvier 2009.

  • 1.

    Il est remarquable que, parmi les élites européennes, les allemandes se distinguent notamment par un projet original, ne recueillant certes pas l’accord de tous, qui tend à prôner la construction d’un « ordre fédéral » (bundesstaatliche Ordnung) européen, qui ne soit pas un « gouvernement fédéral » (bundesstaatliche Regierung), un thème discuté récemment par Wolfgang Schaüble (Die Zeit, 31 mars 2010), après bien d’autres, comme Joschka Fischer.

  • 2.

    Le président français Sarkozy, en conférence de presse à Bruxelles, pour le sommet du 8mai 2010, deux jours après l’envoi au président du Conseil de l’Union d’une lettre commune avec Mme Merkel, parlait à nouveau de « gouvernement économique ». De son côté, sa lettre avec la chancelière parlait de wirtschaftpolitische Koordinierung, ce qui était traduit par gouvernance économique. Le 8 mai, il déclare : « Nous avons donc décidé de doter la zone euro d’un véritable gouvernement économique. Le groupe présidé par le président Van Rompuy va donc accélérer ses travaux et dès maintenant nous nous sommes mis d’accord sur des principes essentiels : le renforcement de la surveillance économique et de la coordination des politiques économiques dans la zone euro ; la révision du Pacte de stabilité et de croissance pour renforcer les sanctions en cas de manquement répété aux règles ; la mise en place d’un mécanisme de management de crise pour l’avenir. J’ai proposé que cela se traduise en particulier par un renforcement de la direction de l’Europe. » Le ministre des Finances Wolfgang Schaüble déclarait le 31 mars 2010 à Die Zeit : »Wir brauchen mehr Koordinierung im Sinne, einer Wirtschaftsregierung – auch wenn wir den Begriff nicht so sehr lieben« [nous avons besoin de plus de coordination, dans le sens d’un gouvernement économique, même si nous n’aimons pas vraiment ce concept].

  • 3.

    Voir Ulrich Beck, « Non à l’Allemagne du repli », Le Monde, 10 avril 2010.

  • 4.

    Il décrit cette condition : »Die […] Europa-Bürger müssen lernen, sich über die nationalen Grenzen hinweg gegenseitig als Angehörige desselben politischen Gemeinwesens anzuerkennen.« Conférence donnée en 1998 : »Die postnationale Konstellation und die Zukunft der Demokratie« , p. 13 (www.fes-online-akademie.de). C’est en effet bien le problème central.

  • 5.

    Significativement, ce qui relève de la « solidarité » échappe au principe de la libre concurrence dans le droit européen : ainsi des retraites de base, des systèmes d’assistance, d’assurance chômage, etc.

  • 6.

    On le constate dans les enquêtes Eurobaromètre qui, quelles que soient les limites dirimantes qu’elles présentent, offrent, sur ces points, des réponses stables et cohérentes au cours des années.

  • 7.

    Elle n’a obtenu qu’une très courte majorité pour faire accepter par le Parlement (Bundestag et Bundesrat) le projet de mécanisme de sauvetage décidé le 9 mai (le Spd et les Verts se sont abstenus le 22 mai 2010).

  • 8.

    Il ne faut cependant jamais oublier que l’information et la compréhension de ces débats restent, malheureusement, loin de la majorité des citoyens européens. Quand les sondeurs commandités par la Commission européenne les ont interrogés, la moitié environ de ces derniers ignoraient le résultat du second référendum irlandais.

  • 9.

    Voir tout particulièrement, Bo Rothstein, Just Institutions Matter, the Moral and Political Logic of the Universal Welfare State, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

  • 10.

    Voir sur ce point J.-C. Barbier, la Longue marche vers l’Europe sociale, op. cit.

  • 11.

    Par exemple, jusqu’à présent, la politique familiale est censément « communautaire », mais les allocations familiales sont fédérales ; la politique de santé est censément « communautaire » mais 98 % des dépenses sont fédérales. Cela n’empêche qu’il existe des projets de fédéralisation très avancés.

  • 12.

    Sur ce point, voir Peter Kraus, A Union of Diversity. Language, Identity and Polity-Building in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

  • 13.

    P. Van Parijs, « L’anglais lingua franca de l’Union européenne : impératif de solidarité, source d’injustice, facteur de déclin ? », Économie publique, 2004, no 15, p. 17.

  • 14.

    La pratique de deux langues, dont le plus souvent l’anglais comme deuxième, reste extrêmement inégale en Europe, en particulier en fonction des classes sociales (voir J.-C. Barbier, la Longue marche vers l’Europe sociale…, op. cit.).

  • 15.

    Il est remarquable que l’un des hebdomadaires les plus hostiles à l’intégration européenne, The Economist, s’interroge désormais sur ce qu’il appelle “a convergence of social contracts” (“The Euro’s Existential Worries”, 8 mai 2010, p. 34). L’hebdomadaire touche ici à l’essentiel.