L’Occident dans une planète décentrée (entretien)
Avec la fin de la « séquence occidentale », la géographie du monde a changé : elle ne s’organise plus à partir d’un centre qui rayonnerait sur une périphérie dominée. L’interprétation de la modernité n’est plus le privilège de l’Occident : loin de constituer un recul pour l’Europe, c’est une chance de relire nos traditions qui s’ouvre à nous si nous savons écouter les auteurs du mouvement postcolonial.
Esprit – Comment votre dernier livre, le Commencement d’un monde, intervient-il dans la succession d’enquêtes que vous avez menées depuis plus d’une décennie, depuis la Trahison des Lumières. Enquête sur le désarroi contemporain1 ?
Jean-Claude Guillebaud – J’ai écrit cet ouvrage pour deux raisons. La première est que lors des rencontres publiques auxquelles j’ai eu l’occasion de participer pour présenter l’un ou l’autre livre de cette série, on me pose toujours la même question : « Vos analyses peuvent-elles concerner un Chinois ou un Indien ? Ne sont-elles pas occidentalo-centrées ? » C’est une vraie question, difficile, que j’ai voulu ici prendre de front. La seconde raison n’est pas très originale : j’ai été très marqué, comme tout le monde, par les attentats du 11 septembre 2001 et surtout par l’interprétation qui a suivi. Le fameux discours de George W. Bush du 29 janvier 2002, qui parlait de « croisade » et désignait un « axe du mal », m’a semblé mettre en évidence un vertigineux hiatus. Du côté occidental, tout se passait comme si le monde était brusquement reconfiguré de façon manichéenne, pour ne pas dire simpliste : défenseurs ou adversaires des droits de l’homme. La rhétorique de George W. Bush, qui a été largement reprise à l’époque, partageait abruptement la planète entre suppôts du terrorisme et Occidentaux ou pro-Occidentaux, irréprochables gardiens des droits de l’homme. D’où l’exclamation un peu ridicule de Jean-Marie Colombani dans Le Monde : « Nous sommes tous américains. »
Ayant pas mal voyagé comme journaliste, je connais plusieurs pays du Sud, l’Égypte, l’Iran, le Liban, l’Inde… et je voyais bien qu’il y existait un discours et une réalité plus nuancés. De nombreux intellectuels du Sud refusaient d’entrer dans l’alternative « pro » ou « anti » américains et se résoudre à accepter en bloc la mondialisation à l’occidentale et le catéchisme qui l’accompagne. Pour eux, être opposés à la politique américaine ne signifiait nullement être favorables à l’obscurantisme ou complaisants à l’égard du terrorisme. Je pense à des amis comme l’écrivain libanais Elias Khoury ou à des Égyptiens comme Youssef Chahine (disparu en juillet 2008). Ils sont très critiques à l’égard de l’hégémonie occidentale et, en même temps, ils prennent chez eux tous les risques pour résister aux intégrismes. Même en Amérique latine, au-delà du traditionnel discours anti-américain, ce manichéisme occidentaliste n’a pas pris et des réactions dissidentes se sont fait entendre.
Malheureusement, on a trop peu relayé en France ces voix non européennes et non américaines. Même si les revues, notamment Esprit, ont fait un large travail de présentation de nouveaux auteurs, il m’a semblé que nous sommes passés à côté de ce phénomène et de ce débat en France. J’en porte moi aussi une part de responsabilité. Pour citer un exemple, je ne m’étais pas vraiment intéressé aux postcolonial studies, c’est-à-dire à cette mouvance qui s’efforce depuis un quart de siècle de déconstruire les catégorisations occidentales que le discours colonial a plaquées sur le monde. J’ai eu très envie de combler ce retard, de reprendre globalement le dossier, comme on dit. J’ai été séduit par certains auteurs « postcoloniaux » comme Valentin-Yves Mudimbe, Dipesh Chakrabarty, Achille Mbembe, Arjun Appadurai, Amartya Sen et bien d’autres. Je leur ai donc fait une large place dans mon livre.
La plupart des ces auteurs s’inscrivent dans la postérité d’Edward Said dont j’ai relu, pour l’occasion, le fameux livre, l’Orientalisme2, publié voici près de trente ans et dont je n’avais pas perçu, lors de sa parution, toute la force. De même, je suis retourné vers certains textes de Cornelius Castoriadis qui, dès le milieu des années 1980, s’interrogeait sur ce qu’il appelait le délabrement de l’Occident, c’est-à-dire sur la perte d’attraction de la culture occidentale. Pourquoi ne rayonne-t-elle plus sur le reste du monde ? Il parlait aussi de la montée de l’insignifiance3, ce qui était une façon de décentrer le débat par rapport aux analyses traditionnelles sur l’impérialisme, l’anticolonialisme, etc.
Entre l’occidentalisation forcée et « les grands refus » ou les clôtures identitaires, ces auteurs ouvrent une autre voie, qui part d’une reconfiguration de la modernité elle-même, une modernité qui ne se confond plus avec la seule culture occidentale. C’est cette alternative que j’ai voulu explorer. J’ai découvert la réflexion chinoise sur ce sujet, la manière indienne ou africaine de voir les choses. Au final, ce travail a notablement changé ma manière de voir, au sens où il a tempéré mon inquiétude initiale. Dans les livres précédents, j’étais plus alarmé. J’observais avec crainte les crispations nationalistes, les recroquevillements identitaires, l’effervescence particulariste, anti-universelle, l’effondrement des pays plurinationaux comme l’ex-Yougoslavie, le fanatisme, le fondamentalisme… Aujourd’hui, je crois avoir pris conscience que ces risques sont bien réels, mais qu’il s’agit là du premier plan de l’actualité immédiate, des fracas du clapot, si l’on peut dire, qu’on ne doit pas confondre avec les mouvements plus amples de la houle. Ces fracas, ces violences nous préoccupent à juste titre parce qu’ils font partie du drame de l’histoire contemporaine. Mais en observant ce qui se passe simultanément au deuxième ou au troisième plan, on aperçoit un mouvement inverse. Au lieu d’annoncer un prétendu « choc des civilisations », ce mouvement laisse entrevoir un lent mais irrésistible rapprochement des cultures.
À long terme, on est plus dans la logique du « rendez-vous » que dans celle du « choc ». J’ai donc voulu, en avant-propos de mon travail, revenir posément sur le débat lancé en 1993 par l’article, puis le livre, de Samuel Huntington sur le Choc des civilisations. J’y vois aujourd’hui l’étrange fortune d’une idée fausse ; le succès médiatique et politique d’une analyse erronée et platement « culturaliste » qui désignait les « civilisations » comme s’il s’agissait d’entités immobiles, chimiquement pures, fermées sur elles-mêmes. Ce qui n’est évidemment pas vrai. Voilà longtemps que les prétendues « civilisations » sont devenues plurielles, composites, évolutives, métissées. Elles le seront de plus en plus, y compris la nôtre. À mes yeux, la créolisation culturelle du monde, pour reprendre une expression d’Édouard Glissant, n’est pas une catastrophe, loin s’en faut.
Une géographie multicentrée
Le maître mot n’est-il pas le « décentrement » ? Le changement de regard s’accompagne d’une perception nouvelle de la géographie. Tant qu’on reste dans une géographie organisée depuis l’Europe, on n’arrive pas à comprendre ce qui se passe à travers le monde.
Je n’ai jamais été très optimiste en ce qui concerne l’Europe telle que, pour le moment, l’Union européenne – et la Commission de Bruxelles – l’incarne. Elle me semble engagée sur la mauvaise voie. La culture européenne paraît surdéterminée par un mondialisme marchand, vide de sens et parfois vulgaire. Au final, l’Europe sans contenu civilisationnel ni vrai projet ne rayonne quasiment plus sur le monde, du moins autant qu’elle le devrait, et le pourrait. Elle apparaît plutôt comme un périmètre inquiet, assiégé, dévoué au nombre, au quantitatif, et refermé sur lui-même. Elle donne l’impression de réagir comme une « citadelle assiégée ». Cette Europe-là, c’est vrai, me déçoit.
C’est pourquoi je pense que la prise de conscience du décentrement géographique nous est utile, voire indispensable. Nous assistons à l’arrivée d’autres partenaires dans la définition de la modernité elle-même. Or, ces partenaires sont déjà en grande partie occidentalisés, ce qui relativise leur prétendu archaïsme. Pour reprendre la métaphore, une culture mondiale créolisée est en train d’émerger. D’où l’importance des intellectuels des diasporas, notamment chinoise et indienne, dans le mouvement actuel des idées. Amartya Sen par exemple a consacré ses derniers livres à l’Inde4. Économiste reconnu, professeur à Cambridge puis à Harvard, formé en Grande-Bretagne et installé aux États-Unis, il peut utiliser sa formation en Occident pour relire les traditions indiennes en y retrouvant les sources de la tolérance, de l’esprit scientifique, de la laïcité elle-même. Il redonne donc une nouvelle relecture de l’histoire de son pays, il l’enrichit. Sans chercher à plaquer des concepts occidentaux, il revalorise ce que le regard colonial avait fait oublier au sein de sa propre culture. On peut faire la même remarque au sujet de l’Indo-Américain Arjun Appadurai dont les analyses « postcoloniales » sont extraordinairement novatrices5. Du côté de l’Afrique, les textes d’Achille Mbembe ou de Mudimbe m’ont beaucoup éclairé6. Il faut également citer le travail collectif de trois universitaires australiens sur la « réponse de l’Empire » à ses ex-colonisateurs7.
Ces auteurs ne sont ni du centre, ni de la périphérie. Comment comprendre ce nouvel espace mondial qui n’est pas organisé à partir d’une opposition entre le centre et la périphérie ? N’y a-t-il pas une difficulté proprement française à entrer mentalement dans cette nouvelle géographie ?
Oui, l’Europe ne rayonne plus d’une part parce qu’elle s’est repliée sur elle-même et, de ce fait, culturellement appauvrie, mais aussi parce que le monde n’est plus organisé selon l’ancienne configuration géographique que nous avons intériorisée : celle qui représentait un centre (l’Occident), résumant une modernité qui rayonnait sur la périphérie qui incarnait quant à elle, la tradition. Cette représentation du monde a prévalu durant quatre siècles. Elle n’est plus pertinente. Un des livres fondateurs du postcolonialisme s’intitule l’Empire répond (The Empire Writes Back), autrement dit : après des siècles, les colonisés parlent enfin. Il faut prendre la peine de les écouter, sans attendre d’eux qu’ils soient nos doubles ni nos ennemis. L’Europe doit accepter de prendre acte de ce décentrement définitif du monde et admettre l’idée que l’image d’un centre et d’une périphérie n’est plus valable. Nous ne sommes plus les patrons symboliques du monde. Bien qu’à Pékin, on fête la nouvelle année 2009, alors que cette date est propre à la religion chrétienne, nous aurons de moins en moins d’influence planétaire. Pour ma part, je prends cela comme une bonne nouvelle. La modernité n’est plus réductible comme autrefois à un pôle unique : la culture européenne puis occidentale. Désormais, le monde est multicentré, culturellement et intellectuellement.
Ajoutons que le concept de « territoire » lui-même s’est transformé, notamment par la prévalence des réseaux, des diasporas, des arborescences culturelles. J’ai consacré un chapitre du livre à ce que j’appelle l’« espace-temps fracturé » : on voit apparaître des entre-deux, indéfinissables, que sont les réseaux, notamment numériques, pour lesquels on ne peut plus raisonner en opposant le local et l’universel, la terre et l’ailleurs. Les gens qui s’expatrient et émigrent peuvent rester branchés sur leur lieu et leur culture d’origine tout en vivant concrètement au milieu d’une métropole occidentale. Ils ne sont ni ici ni ailleurs. Ils vivent une autre relation à l’espace et au temps. Cette « fracture » ne va pas sans problème ni souffrance, mais elle est décisive. Sur cette question, les analyses d’Appadurai peuvent être critiquées (et elles l’ont été) mais elles sont précieuses.
Or, on doit bien constater que les réflexions « postcoloniales » n’ont pas eu beaucoup d’écho chez nous. L’université et les intellectuels français ont considéré cette réflexion de très loin, comme si elle ne méritait pas vraiment leur considération Il est vrai que la France reste marquée par la croyance en l’universalité de sa culture et la supériorité de son modèle d’intégration culturelle. Bien sûr, certains spécialistes de l’histoire coloniale française ont pu réfléchir à ce sujet de manière critique, notamment des africanistes comme Jean-Pierre Chrétien ou Jean-François Bayart ou des anthropologues comme Jean-Loup Amselle, Marie-Claude Smouts et Serge Gruzinski. Mais ils sont peu nombreux. Pour l’essentiel, on en reste à une conception assez dévote de « notre » universalisme venu des Lumières.
Je suis moi-même resté trop longtemps à l’écart de cette réflexion postcoloniale. L’enjeu est pourtant considérable puisqu’il s’agit en réalité d’une deuxième étape de la décolonisation, cette fois-ci mentale et conceptuelle. Il s’agit de déconstruire les catégories grâce auxquelles l’Occident a configuré le monde pendant quatre siècles. Certains auteurs postcoloniaux peuvent paraître plus radicaux que les autres, mais, en réalité, ils récusent « la pensée captive », les raisonnements anti-occidentaux binaires qui imitent l’Occident en voulant s’opposer à lui. Ils ne cherchent pas à devenir un double en miroir de l’Occident, ils se réclament d’une géographie et d’une identité plurielles. C’est largement à eux que j’ai emprunté cette idée de « modernité métisse ».
Que devient l’universel ?
Mais n’est-ce pas notre histoire anticoloniale qui a entretenu une confusion au sens où l’on a pu prendre le « postcolonial » comme une radicalisation un peu rhétorique ou une suite dévitalisée de la pensée anticoloniale ? En quoi les deux se distinguent-ils ?
Revenons aux polémiques de la période de la décolonisation : au nom de quoi pouvait-on condamner par exemple la torture en Algérie dans les années 1950 ou l’incroyable répression d’avril 1947 à Madagascar ? On disait que les nationalistes algériens ou les insurgés malgaches nous renvoyaient aux valeurs que nous étions censés représenter et que nous trahissions. N’étaient-ils pas finalement, eux, les vrais héritiers de la pensée des Lumières, en protestant contre la torture et la domination ? Nous Français ou Occidentaux étions dans la duplicité de ceux qui profanent leurs propres valeurs. Je remarque d’ailleurs que ce thème de la « duplicité occidentale » – celle d’hier mais aussi celle d’aujourd’hui – est récurrent dans la réflexion postcoloniale. La spécificité des penseurs postcoloniaux est cependant assez claire : ils ne récusent pas la pensée des Lumières en tant que telle mais ils refusent qu’elle leur soit imposée par la force, ils demandent le droit de la redécouvrir par eux-mêmes, à leur manière. Ils souhaitent réinterpréter ce que l’Occident leur a présenté comme un acquis indiscutable. Mais il ne s’agit pas pour eux de les nier, comme on le croit trop souvent ou de les rejeter comme hypocrites ou comme simples masques de l’exploitation comme pouvaient faire les anticolonialistes. L’Indien Arjun Appadurai, par exemple, souligne qu’il s’agit de faire de soi-même une redécouverte et que cela se joue en dehors d’une confrontation manichéenne ou polémique avec l’Occident. « Nous devons redécouvrir le siècle des Lumières par nous-mêmes », assure Appadurai8.
Cette volonté de « redécouverte » permet aujourd’hui à des intellectuels du Sud (notamment en Afrique) de se réapproprier tout un savoir accumulé par l’anthropologie ou l’ethnologie occidentale. Un Indien, par exemple, ne jugera pas inutile de travailler sur l’immense corpus produit par l’École française d’Extrême-Orient. De la même façon, un Africain trouvera légitime de faire son profit des travaux érudits d’un Marcel Griaule sur les Dogons du Mali ou d’un Marcel Cohen sur la culture amharique d’Éthiopie. Georges Balandier a bien montré ce double mouvement vis-à-vis du savoir anthropologique et ethnologique de l’époque coloniale. Dans le cadre des luttes anticoloniales il était plutôt rejeté : c’était la vision de l’homme blanc… Dans la réflexion postcoloniale contemporaine, ce savoir est considéré comme disponible : il peut faire l’objet d’une réappropriation. J’ai essayé de montrer comment cette réappropriation – certes prudente, critique – était l’un des mécanismes du métissage culturel.
Mais qu’en advient-il de la portée universelle de certaines valeurs dans ce contexte ? Après les années d’arrogance américaine qui parlait d’imposer la démocratie par la force, s’agit-il d’une contestation des droits de l’homme ?
Non, il s’agit de se les approprier en les revisitant. Une expression d’Alain Supiot me semble particulièrement bienvenue : les Occidentaux doivent accepter de « rouvrir les portes de l’interprétation », notamment au sujet des droits de l’homme9. Il ne s’agit pas de transiger, de travestir des idées essentielles au nom du respect de la différence. Mais il faut être attentifs à une réinterprétation productive. Je ne citerai qu’un exemple : on ne s’est pas beaucoup intéressés en France à la Charte africaine des droits de l’homme promulguée le 27 juin 1981. C’est un texte auquel un Européen peut parfaitement souscrire mais qui comporte quelques articles supplémentaires sur la solidarité, la famille ou l’environnement. Je ne vois pas au nom de quoi on devrait considérer ces ajouts, ces réinterprétations comme inacceptables. Certes, il faut se méfier du principe d’interprétation. Il peut avoir bon dos : on trouvera toujours un tyran exotique qui justifiera son oppression au nom des traditions locales, des coutumes, d’une philosophie différente. Mais si nous n’acceptons pas cette réouverture des portes de l’interprétation, alors il ne nous reste qu’une sorte de néocolonialisme plein de morgue. C’est la dérive vers un « occidentalisme » arrogant et belliqueux qui prévaut trop souvent dans le discours politique et médiatique sur les réalités du Sud. C’est un discours que les intellectuels démocrates du Sud n’acceptent pas. Et ils ont raison. Simone Weil écrivait en substance dans la Pesanteur et la grâce : « C’est un devoir pour chaque homme de se déraciner pour accéder à l’universel, mais c’est toujours un crime de déraciner l’autre. »
Mais il ne faut pas s’arrêter au débat théorique car ces réflexions concernent aussi les arts, la musique, le cinéma, la littérature, la création au sens large.
Prenons l’exemple de la littérature indienne, si foisonnante. Ses héros sont complètement immergés dans la réalité contemporaine, comme ce personnage dont le métier est d’expliquer le mode d’emploi des machines de l’électroménager aux ménagères américaines : il résume à lui seul tout un aspect de la mondialisation ! On peut parler aussi du cinéma chinois. On voit apparaître un cinéma très moderne dans sa facture et dans ses moyens techniques, mais qui reste très chinois dans son esthétique, dans la manière de raconter, de filmer les corps. Il a tout pour être universel, il va immanquablement se diffuser à l’échelle mondiale. On ne peut pas le comparer au cinéma populaire indien de Bollywood qui a un côté désuet, qui ne peut pas parler de la même manière au public mondial. La musique africaine, pour sa part, est exemplaire de modernité et d’énergie créative. Je pense particulièrement aux artistes éthio-américains (originaires d’Éthiopie), dont le travail est aussi novateur qu’avait pu l’être, en son temps, le reggae de la Caraïbe.
Un rendez-vous qui commence
Vous dites que la réflexion postcoloniale est pourtant en train de se terminer, à quoi doit-on s’attendre pour l’avenir ?
En effet, le chapitre que j’ai consacré à cette mouvance est appelé « le moment postcolonial ». En parlant de « moment », je veux montrer que l’essentiel de ce que ce courant a apporté est déjà dépassé. On peut dire que les postcolonial studies ont été précieuses mais qu’elles ont fait leur temps. Les auteurs postcoloniaux ont d’ailleurs fait l’objet de vives critiques, y compris de la part du Sud. En Inde, par exemple, des intellectuels marxistes leur ont reproché de se contenter de jeux lexicaux, de produire du discours tout en oubliant les situations concrètes d’exploitation, d’oppression, etc. Cela a donné lieu à un autre courant, celui des subaltern studies, qui met davantage l’accent sur la parole des opprimés, etc. Je pense notamment au marxiste indien Aijaz Ahmad, originaire de l’Uttar Pradesh et qui, tout en continuant d’enseigner à New Delhi, est devenu visiting professor à l’université de Toronto, au Canada. Dès 1992, dans son livre le plus connu, In Theory: Classes, Nations, Literatures, Ahmad s’en prenait sans indulgence à l’individualisme obstiné qui sous-tend les postcolonial studies en particulier, et la pensée postmoderne en général. On a également aussi reproché aux auteurs postcoloniaux de recréer des catégories – l’Occident, l’Empire, etc. – qui mériteraient elles aussi d’être discutées sinon déconstruites. Ils ont donc été dépassés par les auteurs qui théorisent ce qu’on appelle les globalization studies et qui insistent notamment sur la disparition progressive du concept de « territoire ». Je pense à certains auteurs comme Saskia Sassen, Manuel Castells, ou Michael Hardt et Toni Negri10.
Mais on n’entre pas pour autant dans un « monde plat » où tout est échange et interconnexion : il y a des aires culturelles, des ensembles qui font sens, des espaces d’affinité.
Je l’ignore : nous sommes dans une période de grande indétermination. L’exemple de la religion est frappant, elle est de plus en plus déterritorialisée. Le bouddhisme et l’islam ne sont plus spécifiquement orientaux, le catholicisme perd de la vitesse en Europe, mais il se porte très bien ailleurs. On assiste à une délocalisation générale du religieux, à une rupture des liens entre culture et religion. Cela peut être dangereux et correspondre à ce qu’Olivier Roy appelle la « sainte ignorance11 » mais cela peut correspondre aussi à un enrichissement. Je vois naître chez les chrétiens une réflexion assez neuve que Christian de Chergé, l’un des sept moines trappistes assassinés à Tibhirine en 1996, appelait la « théologie de la rencontre ». À ses yeux, elle correspondait à une nouvelle théologie de l’espérance12. Elle n’est pas assimilable à une disparition du religieux ni à une perte de savoir. Je la vois comme un approfondissement.
Votre livre est paru dans un contexte particulier à l’automne, avec la crise financière puis économique mondiale. Or, on ne sait pas quelle tournure va prendre la mondialisation dans les années qui viennent mais il est probable qu’on ne restera pas sur la même trajectoire. D’une certaine manière, c’est l’échec d’un mouvement économique d’intensification des échanges qui est intervenu mais en même temps la prise de conscience que nous sommes bien dans la mondialisation au sens où nous ne pouvons échapper à un phénomène économique qui se passe sur un autre continent. Votre livre présente le monde qui vient sur un mode assez optimiste mais pensez-vous que votre vision optimiste l’emportera sur la crise ?
Le reproche qu’on m’a fait était en effet souvent : « Votre livre est trop optimiste. » C’est assez paradoxal. Je ne suis pas angélique, je ne nie pas la gravité du terrorisme ni de la guerre. Je consacre deux longs chapitres à ce que j’appelle le « chaos monde » et à la redoutable question des identités en détresse. Mon optimisme est raisonné et envisage le long terme. Je le répète, je suis convaincu que le mouvement qui porte le monde est un mouvement de rendez-vous plus que de séparation. Chez nous, en outre, le pessimisme, le discours de l’angoisse est trop souvent une posture. C’est un discours « tendance » qui vous place, à Saint-Germain-des-Prés, dans la catégorie des gens « sérieux ».
Je pense au contraire que ce discours pessimiste peut tout à fait entrer dans la catégorie de la prophétie autoréalisatrice. L’exemple du terrorisme est frappant. Certes, c’est une menace qu’il faut combattre mais si vous vous complaisez à surévaluer cette menace, avec une pointe de grandiloquence, alors vous remplissez sans le savoir le cahier des charges que nous a préparé Ben Laden. Le terrorisme, en effet, ne pèse pas grand-chose en termes strictement militaires. Sa seule efficacité est psychologique. Il cherche à répandre la peur. Autrement dit, c’est rendre le terrorisme effectivement déstabilisateur que de lui faire une telle place, en répétant par exemple que « la troisième guerre mondiale est commencée ». Face à ce type de menace, j’aimerais que nous soyons un peu plus « churchilliens », si j’ose dire. J’aimerais que nous manifestions un plus grand sang-froid. À mes yeux, l’optimisme ne relève donc pas de la mièvrerie irresponsable. Il est aussi – et peut-être d’abord – une posture stratégique. C’est une façon de ne pas baisser intellectuellement les bras.
- *.
Éditeur, essayiste, vient de publier le Commencement d’un monde. Vers une modernité métisse, Paris, Le Seuil, 2008.
- 1.
J.-C. Guillebaud, la Trahison des Lumières. Enquête sur le désarroi contemporain, Paris, Le Seuil, 1995.
- 2.
Edward Said, l’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 1980.
- 3.
Cornelius Castoriadis, les Carrefours du labyrinthe, t. IV: la Montée de l’insignifiance, Paris, Le Seuil, 1996.
- 4.
Voir notamment Amartya Sen, l’Inde. Histoire, culture et identité, traduit de l’anglais par Christian Cler, Paris, Odile Jacob, 2007.
- 5.
Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Bouillot, Paris, Payot/Rivages, 2001.
- 6.
Par exemple : Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2005 ou Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge, Indiana University Press, 1988.
- 7.
Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, The Empire Writes Back, Routledge, 1989.
- 8.
A.Appadurai, « Violence et colère à l’âge de la globalisation » (entretien), Esprit, mai 2007.
- 9.
Alain Supiot, Homo juridicus : essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Le Seuil, 2005.
- 10.
Voir notamment, en trad. fr., Manuel Castells, l’Ère de l’information, vol. I : la Société en réseaux, Paris, Fayard, 1998 et Michael Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
- 11.
Olivier Roy, la Sainte ignorance : le temps de la religion sans culture, Paris, Le Seuil, 2008.
- 12.
Lire notamment Christian Salenson, Christian de Chergé. Une théologie de l’espérance, Paris, Bayard, 2009.