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Dans le même numéro

Dieu et l'absolu : une question toujours actuelle. Entretien

janvier 2013

#Divers

Philosophie et théologie ont longtemps partagé la question de Dieu. Si la « fin de la métaphysique » et la proclamation de la finitude de l’homme ont pu laisser croire que Dieu avait été « renvoyé dans les sacristies », il n’en est rien, et ce n’est d’ailleurs pas souhaitable. La philosophie continue d’explorer l’absolu, et l’idée de Dieu perdure dans les interrogations contemporaines.

Esprit – Votre dernier livre1 se place sous les auspices d’une citation de Merleau-Ponty : « La philosophie consiste à donner un autre nom à ce qui a été longtemps cristallisé sous le nom de Dieu. » Est-ce à dire que la théologie demeure un axe central de la philosophie moderne ? Y a-t-il, selon vous, quelque chose d’inévitable à ce que la philosophie rencontre la question de l’absolu ?

Mon interrogation porte sur le lien pluriséculaire que la philosophie occidentale a noué entre la question philosophique de Dieu et l’interrogation sur « l’être en tant qu’être2 ».

On peut certes tourner le dos à ce que Heidegger, emboîtant le pas de Kant, désigne comme « ontothéologie », pour proclamer la « fin de la métaphysique » et la nécessité d’un « autre commencement de la pensée ». Il n’empêche qu’un tel renoncement ne peut se faire qu’en connaissance de cause, ce qui est loin d’être le cas chez ceux qui font comme si ce renoncement allait de soi et pouvait s’accomplir en quelque sorte les yeux fermés. Des philosophes aussi centraux au xxe siècle que Martin Heidegger3, ou Jacques Derrida, quelque critique que leur philosophie soit de la tradition métaphysique, ne se sont pas désintéressés de la question de Dieu.

L’un des points sur lesquels je me suis toujours démarqué de Paul Ricœur est que j’ai du mal à homologuer l’« agnosticisme philosophique » d’un genre particulier qu’il affiche dans ses derniers écrits. Il me semble en effet impossible – et, en un sens, même dangereux – que les philosophes abandonnent la « question de Dieu », laquelle peut s’entendre en bien des sens différents ! – aux théologiens des différentes religions. Il n’est pas bon que Dieu soit enfermé dans les placards des sacristies !

À partir de là, le problème s’inverse, inversion que j’assume en plaçant mon enquête sous l’égide d’un adage d’Héraclite : « L’un, la chose sage et elle seule [autrement dit “l’absolu” qu’Héraclite le premier a érigé en concept] ne veut pas et veut être appelée seulement du nom de Zeus. » C’est ce que, reprenant une formule de Levinas, j’appelle l’« hypocrisie » constitutive de l’Occident qui maintient l’écart entre deux registres de nomination : les noms de Dieu ou du divin tels qu’ils fonctionnent à l’intérieur d’une tradition religieuse particulière, et les désignations philosophiques de l’absolu, sans pour autant les mettre en concurrence.

J’estime en effet que « la théologie » sous sa double forme de « théologie philosophique » et de « théologie “théologique” », fondée sur une tradition religieuse particulière, est constitutive de l’identité occidentale. Nous pouvons lui appliquer ce que Bergson dit des deux sources de la morale et de la religion et ce qu’affirme Derrida dans Foi et savoir4 : sans se confondre, ces deux sources ne cessent de mêler leurs eaux.

« L’absolu » peut revêtir bien des visages différents qui ne se ramènent pas tous, loin de là, au « savoir absolu » de Hegel. Ce serait une erreur fondamentale que de croire qu’il suffit de brandir le mot de « finitude » pour être débarrassé de l’absolu. Kant en est un témoin particulièrement précieux. Il sait bien quels risques il prend en substituant au terme reçu d’« absolu » le terme : « inconditionné ». Mais qu’est-ce que l’inconditionné, sinon l’absolu en régime de finitude de la raison ?

Que peut-on savoir de l’Autre ?

Vous montrez que, dans la philosophie moderne, la question de Dieu est partagée entre le « non-autre » et le « tout autre ». D’une part, une métaphysique de la présence (Dieu comme idée, esprit, vie) qui insiste sur l’accessibilité de l’absolu à la raison. De l’autre, des pensées de la transcendance qui soulignent la finitude de l’homme et l’absence de Dieu. Comment cette configuration se met-elle en place dans la philosophie moderne ? Sommes-nous encore tributaires de la confrontation entre Descartes et Pascal sur ce point ?

Avant que de parler d’un « partage », il importe de s’entendre sur ce qui constitue la pointe la plus acérée de la question moderne de Dieu. Comme Ernst Jüngel, j’estime qu’au seuil de la modernité, l’accent se déplace de plus en plus nettement sur ce qu’il désigne comme le problème de la « pensabilité » de Dieu5, ce qui ne veut évidemment pas dire que le problème des preuves de l’existence de Dieu ou celui de la théodicée soient complètement passés à la trappe. Si, de ce double point de vue, Kant marque une césure irréversible, celle-ci ne signifie pas pour autant que nous soyons débarrassés de ces questions.

Par ailleurs, je me demande si nous ne sommes pas entrés dans une ère nouvelle, qui se situe au carrefour de trois questions relativement inédites, mais dont chacune est préfigurée dans l’expérience préphilosophique : « Où est Dieu ? » (peut-on le rencontrer ?), « Qui est Dieu ? » (peut-on s’adresser à lui ?), « Comment vient-il à l’idée ? » (qu’en est-il de sa « phénoménalité » ?).

La manière dont on gère ces questions, « abstraites » et « concrètes » à la fois, engage également une nouvelle confrontation à Descartes, dont la théologie philosophique se réfracte dans le prisme des notions d’infini, de perfection des perfections et de cause de soi6, et Pascal, qui met en concurrence le Dieu des philosophes et le Dieu de la Bible. Certes, il est aujourd’hui plus difficile de se désigner comme « néocartésien » ou « néopascalien » que comme « néokantien » ou « néohégélien » ! Une lecture attentive des travaux de philosophes, qui par ailleurs se réclament de Heidegger (Jean-Luc Marion et Henri Birault par exemple), montre que Descartes et Pascal sont bien plus que des « monuments historiques » réservés au tourisme intellectuel.

Si l’on veut s’orienter dans le dédale des théologies philosophiques de la modernité, on a besoin d’un tout autre fil d’Ariane. Ce qui m’intrigue depuis le mémorable colloque Castelli qui s’est tenu en janvier 2002 à Rome sur les théologies négatives7, c’est la curieuse inversion qui fait que le terme le « non-autre » forgé par Nicolas de Cues, le principal précurseur de la modernité, pour désigner la divinité de Dieu sans la trahir, se trouve supplanté, depuis plus d’un siècle, par le terme le « tout autre ». Il me paraît difficile d’assimiler la première notion à une « métaphysique de la présence » (terme heideggérien qu’il faut éviter d’utiliser comme une massue universelle pour terrasser tout ce qui bouge encore en « métaphysique ») et de faire de la seconde notion la désignation emblématique d’une pensée focalisée sur la finitude et l’absence de Dieu.

Qu’elle soit appliquée ou non à Dieu, la « méta-catégorie de l’Autre » se décline de bien des manières différentes. Je partage entièrement l’ironie socratique sur laquelle Ricœur achève son enquête sur les trois modalités d’altérité impliquées dans les trois grandes expériences de passivité du corps propre, d’autrui, de la conscience morale (auxquelles j’ajouterais volontiers l’inconscient) en nous mettant en garde contre un usage monolithique de la notion d’altérité8. Dans le dernier chapitre de mon livre, je montre, textes à l’appui, que le « Tout autre » de Rudolf Otto, le « dernier Dieu » de Heidegger, censé être le « tout autre face à tous ceux du passé, notamment le Dieu chrétien », et le « Tout autre » de Derrida ne reviennent absolument pas au même.

Quel serait, selon vous, un critère recevable de distinction entre théologie et philosophie ? S’agit-il d’une différence de méthode (concept contre croyance) ou d’objet, ou de rattachement/appartenance à une institution (État vs Église), ou encore de liberté ? Sommes-nous sortis des problématiques de la subordination d’une discipline à l’autre ?

La question de la sortie des problématiques de la subordination ne se pose pas seulement à l’échelle individuelle, mais aussi à l’échelle collective. Qui dit « subordination » dit aussi « émancipation ». Un individu ne résout pas sa « crise d’adolescence » de la même façon qu’une société ou une culture. Les modalités de la conquête de l’autonomie épistémologique d’une science obéissent, elles aussi, à une critériologie distincte.

C’est d’une telle critériologie qu’il s’agit quand on analyse la distinction entre théologie et philosophie, sur laquelle Heidegger s’était interrogé dans sa conférence « Phénoménologie et théologie », prononcée à Tübingen et à Marbourg en 1927-1928. Elle demeure pour moi un modèle du genre. Au lieu de contester la scientificité de la théologie chrétienne, Heidegger se demande ce qui la fonde véritablement, et en quoi sa « positivité » sui generis se distingue de l’ontologie, autrement dit d’un questionnement radical sur le sens de l’être qui transcende toutes les sciences positives9.

Un même « objet » peut s’envisager selon des perspectives très différentes et donc relever de plusieurs approches « scientifiques » et méthodologiques distinctes. Le « monde » du physicien n’est pas le même que le « monde de la vie » (Lebenswelt) du phénoménologue. Pourquoi en irait-il autrement de « Dieu » ? C’est pourquoi il me paraît difficile de mettre en concurrence « concept » et « croyance » sans autre forme de procès. Hegel était plus clairvoyant dans sa philosophie de la religion quand il distinguait « représentation » et « concept », en refusant de mettre en concurrence les vérités philosophiques et les vérités religieuses. Une tout autre question est de savoir ce que devient cette distinction si l’on renonce, comme le fait la philosophie herméneutique, au « savoir absolu » de Hegel.

Tout se ramènerait-il finalement à un problème d’appartenance institutionnelle, de sorte qu’il suffirait de dire : « Dis-moi à quelle institution tu appartiens, et je te dirai ce que tu penses (ou ce qu’il t’est interdit de penser) » ? J’espère que non. Nos appartenances sont multiples, car nous sommes citoyens de plusieurs « cités », de sorte que l’alternative : appartenir ou ne pas appartenir ?, ne se laisse pas trancher comme on tranche le nœud gordien. En plus, à l’intérieur de chaque sphère, les modalités d’appartenance peuvent varier, allant de la soumission aveugle, ou de l’endoctrinement (qui ne sont pas le seul apanage de la foi religieuse !) à la révolte ou à la dissidence.

Il en va de même pour la question de la liberté. Levinas a montré que l’opposition entre autonomie et hétéronomie ne se résout pas toujours par le triomphe de l’autonomie. Il peut y avoir, pour citer Jacob Rogozinski, des formes d’« hétérautonomie » qui, loin de représenter une menace pour la liberté, rendent possible une liberté qui rime avec responsabilité10. « Difficile liberté » certes, mais d’autant plus précieuse11 !

Penser la sécularisation

Il existe tout un pan de la philosophie contemporaine (de Kant à Husserl ou même jusqu’à la philosophie analytique) qui se réclame pourtant d’une certaine forme de sécularisation de la pensée. Que pensez-vous de cette exigence d’« agnosticisme de la méthode » qui vise, au moins au départ, à exclure le théologique du champ philosophique ? « Dieu » est-il encore un objet légitime en philosophie ?

Nous sommes tous enfants de la sécularisation12. Je partage entièrement les mises en garde de Hans Blumenberg qui, dans son grand ouvrage la Légitimité des temps modernes, livre un « combat de géants » à ce qu’il désigne comme le « théorème de la sécularisation » qu’on rencontre sous des formes diverses sous la plume de certains théologiens du siècle dernier, de philosophes (Karl Löwith) et de politologues (Carl Schmitt). Ce que conteste Blumenberg, c’est essentiellement l’idée d’après laquelle les concepts porteurs de la modernité ne seraient que les produits dérivés, ou « recyclés », de la théologie chrétienne13.

Si, par « sécularisation de la pensée », on entend le refus de cette conception, je dirai que je ne peux pas penser autrement qu’en régime de sécularisation. Mais il y a bien des manières possibles de s’émanciper d’une tutelle qui, plus d’une fois, relève davantage du fantasme que de la réalité. À cet égard, Kant, le grand théoricien de l’émancipation « critique », et Husserl, prônant la « réduction transcendantale », ne sont absolument pas logés à la même enseigne. Pour Kant, l’homme est un citoyen du monde qui, qu’il le veuille ou non, participe au « grand jeu de la vie » qui le confronte aux questions : « Que puis-je savoir ? », « Que dois-je faire ? », « Que m’est-il permis d’espérer ? » qui récapitulent les grands intérêts de la raison. Husserl met entre parenthèses le monde, non pour lui tourner le dos, mais pour comprendre son sens radical. Malgré toutes les différences entre l’attitude kantienne et l’attitude husserlienne, elles sont également représentatives de ce que j’appelle une pensée « en régime de sécularisation ».

Quant à « la philosophie analytique » (terme qu’il serait préférable d’utiliser au pluriel), on ne saurait ignorer le fait qu’elle a donné naissance à bien des travaux qui ressemblent davantage à la théologie philosophique classique des temps modernes ou à la Théodicée de Leibniz, qu’aux fermetures des frontières « postmétaphysiques ». Mis à part le néopositivisme logique de la plus stricte observance, rares sont les représentants de la tradition analytique qui diraient que la « question de Dieu » ne se pose pas, parce que le langage nous l’interdit !

Permettez-moi de citer l’adage sur lequel Heidegger ouvrait son dernier cours de Fribourg : « Qu’appelle-t-on penser ? » : Das Bedenklichste in unserer bedenklichen Zeit ist, dass wir noch nicht denken (« Le plus inquiétant dans notre temps si inquiétant est que nous ne pensons pas encore »). Il serait hautement inquiétant si nous estimions, pour citer Boris Vian, que certaines questions ne « se posent plus, parce qu’il y a trop de vent ». Peut-être se posent-elles autrement et ailleurs qu’autrefois, mais elles nous hantent encore.

Telle est en tout cas l’hypothèse qui sous-tend mon livre : chaque époque a la question de Dieu qu’elle mérite.

Diversité des approches de l’idée de Dieu

Dominique Janicaud parlait il y a une vingtaine d’années de « tournant théologique de la phénoménologie française14  ». Indépendamment des polémiques liées à ce diagnostic, comment expliquer que ce soit dans la phénoménologie que la question de Dieu soit à nouveau devenue un enjeu pour la philosophie ?

Je suis d’autant plus sensible aux questions soulevées par le regretté Dominique Janicaud que je faisais partie de ce que les méchantes langues appelaient « le Concile » réuni au Collège international de philosophie pour discuter de ses thèses, peu après la publication de son « manifeste ». Dans le Buisson ardent et les Lumières de la raison, tome II, j’ai montré que le concept de « théologie » change radicalement de sens, selon qu’on l’applique à des auteurs aussi différents qu’Emmanuel Levinas, Michel Henry, Jean-Luc Marion, Jean-Louis Chrétien15. Il me semble plus fécond et plus urgent, plus difficile aussi, de poursuivre le dialogue avec les auteurs incriminés par Janicaud, ainsi que quelques autres, par exemple Jean-Yves Lacoste, Emmanuel Housset, Emmanuel Falque et Jérôme de Gramont.

Pourquoi ne pas se féliciter du fait que, sur la scène philosophique internationale, la phénoménologie (et pas seulement celle des phénoménologues qui s’intéressent directement à la question de Dieu) soit depuis plusieurs décennies un produit d’exportation franco-français qui se vend très bien sur le marché des idées ?

Cela ne veut absolument pas dire que les phénoménologues aient le monopole quasi exclusif sur la question philosophique de Dieu. La vraie question est ailleurs : c’est celle des transformations que la problématique proprement phénoménologique de la phénoménalité, autrement dit des modes de donation des phénomènes, fait subir à la question de Dieu. La manière « néocartésienne » dont Levinas s’approprie la troisième Méditation métaphysique de Descartes dans De Dieu qui vient à l’idée me semble particulièrement représentative à cet égard. S’écartant délibérément du problème de l’existence ou de la non-existence de Dieu, il s’interroge sur la possibilité d’entendre le mot Dieu comme un mot signifiant. C’est dans ce but qu’il développe une « phénoménologie de l’infini » qui donne une « concrétude phénoménologique » à ce mot, en le rapportant à l’infini de la responsabilité pour autrui.

Par ailleurs, aux phénoménologues qui seraient tentés de tirer quelque vanité de leur appartenance au mouvement phénoménologique, je rappellerai simplement un propos de Heidegger, datant de l’époque où il investissait le chantier d’une « phénoménologie de la vie religieuse ». Le phénoménologue ne mérite son nom que dans la mesure où il adhère au « principe des principes » de Husserl d’après lequel « toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance », de sorte que « tout ce qui s’offre à nous dans l’intuition de façon originaire (dans sa réalité corporelle pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors16 ». Cela exige, dit Heidegger, qu’on se montre capable d’accompagner authentiquement le sens de la vie, c’est-à-dire une docilité spirituelle qu’il n’hésite pas à désigner comme « humilité de l’âme17 ».

On constate aujourd’hui un renouveau des problématiques religieuses même et surtout chez des philosophes athées. C’est surtout dans le champ théologico-politique que se produit cette relance (Agamben, Zizek, Badiou, redécouvertes de Schmitt ou de Taubes, etc.). Comment expliquez-vous cet intérêt ? S’agit-il, pour les défenseurs de la radicalité, de se référer au théologique comme à un discours incompatible avec le relativisme et le libéralisme ?

Ce renouveau (qu’on peut aussi bien qualifier de « tournant ») a été analysé par le philosophe néerlandais Hent de Vries dans sa monumentale monographie : Philosophy and the Turn to Religion18. Depuis son ouvrage sur les « théologies minimalistes » ou « pianissimo » d’Adorno et Derrida jusqu’à ses recherches actuelles sur les relations surprenantes entre les notions de « miracle », d’événement et d’« effet spécial » à l’âge d’une religion globalisée et des nouveaux médias, ce philosophe ne cesse d’explorer le vaste champ d’investigation que vise votre question.

L’important est de ne pas sous-estimer la complexité de ces questions. Pour prendre un seul exemple : les relectures philosophiques récentes des écrits pauliniens, auxquelles Paul Ricœur a consacré le dernier article qu’il ait publié de son vivant dans la revue Esprit19, représentent à elles seules un aspect de ce « tournant » qui a de quoi surprendre un philosophe de ma génération, où l’embargo nietzschéen pesait de tout son poids sur tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à du paulinisme. Que, à travers tout cela, la question du théologico-politique revienne à l’ordre du jour n’a rien de surprenant.

Si j’éprouve quelque mal à enfourcher certains des chars à vent qui défilent à toute allure sur la scène médiatique, c’est parce que je partage la conviction de Ricœur d’après laquelle, en cette matière, les philosophes ont tout intérêt à se mettre d’abord à l’école de l’exégèse biblique, pour y apprendre le festina lente philologique et historique qui leur évite certains accidents de circulation.

Comment la philosophie reflue-t-elle sur la théologie aujourd’hui, à l’heure où Thomas d’Aquin semble de nouveau proposé comme « philosophe pérenne » chez les catholiques, et où l’évolution des protestants retourne plus que jamais aux trois «  sola  » : sola fides, sola gratia, sola scriptura ? Existe-t-il encore une théologie philosophique ?

L’admiration que je voue au génie incontestable de Thomas d’Aquin m’interdit de le transformer en « statue du Commandeur » devant laquelle il n’y aurait plus qu’à se mettre au garde-à-vous. Même l’Encyclique pontificale Fides et ratio renonce à en faire l’unique gardien de la foi catholique « bien pensante » et « bien pensée ». Cela n’empêche pas certains néo-néo-thomistes de rêver d’un retour de la philosophia perennis à l’ancienne, rêve qui, à mes yeux, n’est qu’un leurre qui, tôt ou tard, se transformera en cauchemar.

Une analyse attentive des paradigmes intellectuels qui sous-tendent les œuvres vives des théologiens du dernier siècle, même dans le champ catholique, y décèle sans peine bien des « reflux » d’autres pensées que celle de l’Aquinate : Kant, Hegel et Schelling parmi les « classiques », Bergson, Heidegger, Levinas, Whitehead parmi les « contemporains20 ».

La question des usages ou des mésusages qu’on peut faire aujourd’hui des trois diamants solitaires de la théologie protestante : la foi, la grâce et l’Écriture, exige une conscience herméneutique aiguisée comme celle de Ricœur dans Penser la Bible, si l’on veut éviter d’en faire de nouveaux fétiches. Prenons le sola scriptura : il y a bien des manières bornées de se réclamer de l’Écriture seule qui sont tout aussi aveugles que celles qui se réclament d’une autorité traditionnelle détenant toutes les clés de lecture du texte et qui dispensent le lecteur du risque de s’exposer lui-même au texte. Je ne sais quel traditionalisme est le pire : celui d’une tradition qui se substitue entièrement au texte, ou celui d’une lecture littéraliste du texte, comme celle pratiquée dans la Bible belt aux États-Unis. Peut-être sont-ce là deux ceintures différentes, mais qui aboutissent au même résultat : à force de trop se serrer la ceinture, le lecteur n’arrive plus à respirer !

C’est ce qui explique l’enchantement que m’inspire la magnifique formule de Grégoire le Grand : « L’Écriture grandit avec ceux qui la lisent21. » Il n’y va pas seulement de la possibilité d’une lecture intelligente et non abêtissante de l’Écriture, mais aussi, comme Catherine Chalier le montre dans un ouvrage récent22, de la possibilité d’une transmission qui est tout, sauf la livraison intacte d’un colis que le lecteur n’a même pas osé ouvrir, de peur de le contaminer avec ses propres incertitudes et interrogations.

Si l’on parle communément d’un « retour du religieux », en particulier dans la sphère publique, celui-ci ne semble pas s’accompagner d’un approfondissement de la théologie. L’idée d’une « science de Dieu » est-elle encore compatible avec les exigences de la modernité ? La théologie vous semble-t-elle en mesure de jouer un rôle critique par rapport aux poussées fondamentalistes ?

Voilà bien une question typiquement franco-française !

Au cours des trois dernières années, pendant lesquelles j’étais titulaire de la chaire de philosophie Romano-Guardini, qui fait partie des onze chaires de la faculté de théologie protestante à l’université Humboldt de Berlin, j’ai pu observer de près les contributions que les enseignants de cette faculté apportent aux débats publics incessants dans la ville de Berlin qui réinvente son identité de jour en jour.

J’en citerai un seul exemple représentatif à côté de bien d’autres : les Religionspolitische Reden animées par le professeur Rolf Schieder, qui est d’ailleurs également l’un des grands intermédiaires entre la sociologie française et la sociologie allemande. Que la théologie universitaire ait un rôle capital à jouer dans le combat contre les dérives fondamentalistes et sectaires est incontestable, sans oublier sa contribution au dialogue interreligieux et œcuménique. Il est significatif qu’après le jugement de Cologne sur la circoncision23, la Faculté de théologie de Berlin ait été officiellement pressentie pour prendre position.

Il est facile de se gausser des prétentions que semble véhiculer l’ancienne appellation de la théologie comme « science de Dieu », ou, pour citer la terminologie anglo-saxonne, de « science » enseignée dans les divinity schools. Est-ce à dire que l’avenir appartient aux seules « sciences religieuses » qui, en bien des universités, y compris en Allemagne, ont le vent en poupe ?

Il n’appartient pas au philosophe de prédire l’avenir. Son rôle est de comprendre le mieux possible le monde tel qu’il est et d’entrer en dialogue et en débat avec les pensées vives qui s’y expriment. Il serait regrettable que les théologiens ne soient plus que des « intellectuels organiques » au service de leurs institutions et qu’ils se dérobent aux grands défis que l’humanité comme telle doit affronter aujourd’hui.

  • *.

    Jean Greisch a enseigné à la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris, dont il fut doyen de 1985 à 1994. De 2009 à 2012, il était titulaire de la chaire Romano-Guardini à l’université Humboldt de Berlin.

  • 1.

    Jean Greisch, Du « non-autre » au « tout autre ». Dieu et l’absolu dans les théologies philosophiques de la modernité, Paris, Puf, 2012.

  • 2.

    Conformément au « cahier des charges » de la chaire Gilson, où ces « Leçons » furent données en mars 2012.

  • 3.

    Voir l’article de Sophie-Jan Arrien dans ce numéro, p. 68.

  • 4.

    Jacques Derrida, Foi et savoir, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 2001.

  • 5.

    Eberhard Jüngel, Gott als Geheimnis der Welt. Zur Begründung der Theologie des Gekreuzigten im Streit zwischen Theismus und Atheismus, Tübingen, Mohr-Siebeck, 1977 ; trad. fr. par Horst Hombourg, Dieu mystère du monde, 2 vol., Paris, Éditions du Cerf, 1983.

  • 6.

    Voir Jean-Luc Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, Puf, 2004.

  • 7.

    Marco M. Olivetti (sous la dir. de), Théologie négative, Milano, Cedam, 2003.

  • 8.

    Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 410.

  • 9.

    À ce sujet, je renvoie au « trialogue para-heideggérien » dans le troisième volume du Buisson ardent et les Lumières de la raison, dans lequel je m’explique sur les enjeux de cette conférence de Heidegger : J. Greisch, le Buisson ardent et les Lumières de la raison. L’invention de la philosophie de la religion, tome III, Héritages et héritiers du xixe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 2004, p. 596-609.

  • 10.

    Jacob Rogozinski, le Don de la Loi. Kant et l’énigme de l’éthique, Paris, Puf, 1999. Sur le même sujet, voir l’ouvrage à paraître de Jérôme de Gramont : l’Appel de la loi.

  • 11.

    Pour une application au problème de la liberté religieuse, voir J. Greisch, « Difficile liberté religieuse », dans Mary Ann Glendon, Hans F. Zacher (eds), Universal Rights in a World of Diversity. The Case of Religious Freedom, Rome, Vatican City, 2012, p. 134-154.

  • 12.

    J’ai présenté cette idée le 31 mai 2012, à l’université de Vercelli en Italie, au colloque intitulé « Ritorno della secolarizzazione ? » en hommage à Ugo Perone, qui m’a succédé à la chaire Romano-Guardini à l’université Humboldt de Berlin.

  • 13.

    Sur cette question controversée, voir Jean-Claude Monod, la Querelle de la sécularisation. De Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002. Je renvoie également à mon étude : « Umbesetzung versus Umsetzung. Les ambiguïtés du théorème de la sécularisation d’après Hans Blumenberg », dans Archives de Philosophie, tome 67, 2004, p. 279-297.

  • 14.

    Dominique Janicaud, le Tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Éd. de l’Éclat, 1991 (rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2009).

  • 15.

    J. Greisch, le Buisson ardent et les Lumières de la raison. L’invention de la philosophie de la religion, tome II, les Approches phénoménologiques et analytiques, Paris, Éditions du Cerf, 2002, p. 360-372.

  • 16.

    Edmund Husserl, Ideen I, Hua III/1, 52 ; trad. fr. p. 78.

  • 17.

    Martin Heidegger, GA 58, p. 23.

  • 18.

    Hent de Vries, Philosophy and the Turn to Religion, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1999.

  • 19.

    P. Ricœur, « Paul apôtre. Proclamation et argumentation. Lectures récentes », dans Esprit, février 2003, p. 85-112.

  • 20.

    Voir Jean Greisch, Geneviève Hébert, Philosophie et théologie à l’époque contemporaine, anthologie publiée sous la direction de Philippe Capelle, Paris, Éditions du Cerf, volume IV/1, 2011, p. 13-63.

  • 21.

    Voir J. Greisch, Entendre d’une autre oreille. Les enjeux philosophiques de l’herméneutique biblique, Paris, Bayard, 2006, p. 39-56.

  • 22.

    Catherine Chalier, Transmettre de génération en génération, Paris, Buchet-Chastel, 2008.

  • 23.

    En juillet 2012, un tribunal de Cologne a émis un jugement considérant que la circoncision sans raisons médicales constituait une atteinte à l’intégrité corporelle de l’enfant. Depuis, l’Allemagne a adopté un projet de loi qui précise que la circoncision est autorisée si l’opération respecte un cadre médical professionnel, afin d’éviter des jugements comme celui de Cologne, qui avait provoqué un tollé dans les communautés juive et musulmane.