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Dans le même numéro

Les Lumières : un projet contemporain ? (entretien)

août/sept. 2009

#Divers

Qu’en est-il aujourd’hui du projet habermassien de tenir les « promesses non tenues » des Lumières ? Si l’invention philosophique du xviiie siècle demeure actuelle, c’est parce qu’elle repose sur une conception non dogmatique de la raison. Les Lumières seraient indissociables d’un pluralisme qui, au plus loin des synthèses totalisantes, permet de mettre en scène les conflits plutôt que de les résorber dans un savoir absolu.

Esprit – En 1981, le texte de Jürgen Habermas, « La modernité – un projet inachevé », paraissait dans la revue Critique. L’auteur y prônait un réinvestissement de l’idéal critique des Lumières par-delà les désastres politiques du xxe siècle. Qu’est-ce qui, chez Habermas, motivait ce projet à cette époque ? Pourriez-vous rappeler le contexte de ce programme ?

Jean-Marc Ferry – Cela revient en fait à évoquer deux projets : celui de la modernité, selon Habermas, et celui de Habermas quand il « rappelle » ce projet de la modernité. Parlons d’abord du premier : celui de la modernité. Habermas se souciait de le présenter dans toute sa largeur. Implicitement, il se référait pour cela aux réceptions néo-kantiennes du système kantien de la raison pure, c’est-à-dire à l’utilisation souvent implicite des trois Critique considérées comme représentant une théorie différenciée de la rationalité. Max Weber avait présenté la modernisation comme une rationalisation opérant à travers des « sphères de valeurs » et des « systèmes d’activités » différenciés, possédant chacun leur « logique propre ». La monétarisation de l’économie, la constitutionnalisation du pouvoir politique, la médiatisation de la culture, voilà quelques trends de rationalisation, lesquels prolongent dans la société des différenciations précédemment réalisées entre les « sphères » de la science et de la technique, de la morale et du droit, de l’art et de la critique. Si l’on regarde la présentation wébérienne comme une transposition de la thématique de la rationalité depuis la philosophie transcendantale vers une théorie de la société, on peut alors admettre que la systématique des trois Critique donne le code logique de la modernisation. Je ne peux pas ici développer le contenu. Mais c’est l’arrière-plan sur lequel prend appui le programme de Habermas.

Sur son versant critique, le geste philosophique de Habermas est un geste situé au regard des idéologies du xxe siècle. Celles-ci s’adossent plus ou moins innocemment à l’une ou l’autre des trois Critique kantiennes : qui sur la rationalité dure de la science et de l’économie pour préconiser une soumission au Diktat de la « réalité » ; qui sur les hauteurs de la morale et du droit naturel pour stigmatiser la décadence individualiste et subjectiviste du monde contemporain ; qui encore, sur la subjectivité décentrée de l’esthétique pour dénoncer la raison qui aligne toutes choses, en y opposant la folie ou le désir à l’état brut… Ces positions sont unilatérales. Elles se focalisent généralement sur l’aspect le plus visible de la rationalité moderne : celle de la technique et de la science. Sans doute Habermas n’avait-il pas abandonné l’intention d’une critique de la raison instrumentale, dont Horkheimer et Adorno, ainsi que Marcuse, les trois héros de la « première » Théorie critique, sont représentatifs. Mais il s’agit surtout de montrer que, en droit, la raison moderne n’est pas unidimensionnelle (pour reprendre l’expression de Marcuse). En langage plus actuel, on dirait qu’à côté de la dimension objectivante (cognitive-instrumentale au sens des techno-sciences), il existe une dimension expressive (renvoyant à l’esthétique), ainsi qu’une dimension normative (l’éthique au sens large). C’est une façon de raffiner l’opposition plus massive entre une « mauvaise » raison instrumentale, d’un côté, une « bonne » raison communicationnelle, de l’autre. Au demeurant, Habermas contourne ce manichéisme en prenant donc pour référence trois grands ordres de rapports au monde : descriptif/cognitif, normatif/prescriptif, expressif/évaluatif, auxquels le langage donne un accès réflexif.

Par rapport à l’héritage de l’École de Francfort, il importe de voir que le projet de Habermas n’est pas celui d’une critique de la raison, au sens où l’entendaient Adorno et Horkheimer. Il ne s’agit pas de renouveler, quitte à le renverser, le geste des philosophies de l’Histoire. Si la « critique de la raison » demeure à ses yeux pertinente, c’est dans l’esprit d’une reconstruction qui cherche à lire la rationalité à travers les prétentions différenciées à la validité, que nous élevons avec nos actes de parole, dès lors que nous portons des jugements (« ceci est vrai », « ceci est juste », etc.). Autant d’énoncés problématiques, critiquables par principe, c’est-à-dire discutables. Le modèle d’un espace public ouvert, appelé à se décloisonner de façon réflexive, constitue ici le schème pertinent pour représenter le processus au cours duquel se forment et se transforment nos convictions. Le programme ne revient pas à réitérer une « promesse de la raison » au sens où on pouvait l’entendre à la fin du xviiie siècle, mais à montrer que ce que l’on nomme « raison » ne saurait se limiter aux images projetées par les critiques radicales de la raison. La raison véritable, si l’on ose dire, serait plutôt cette « raison molle » qui se tient depuis toujours auprès de nous, lorsque nous constatons un état de chose, recommandons une attitude, exprimons une émotion. C’est pourquoi Habermas a pu écrire qu’il parlait « sans rougir » de « raison communicationnelle ». Prendre au sérieux, enfin, cette raison communicationnelle, sans la confondre avec les stratégies médiatiques, et en osant y rechercher la clé de nos rapports fondamentaux au monde : tel est le projet et, pour ainsi dire, le message philosophique profond.

Dans la perspective de Habermas, que vous adoptez partiellement dans vos propres travaux, les Lumières ne s’identifient pas à une forme de rationalisme parmi d’autres. Dans quelle mesure les Lumières se distinguent-elles de la métaphysique qui les précède, et de l’image d’une raison omnipotente ? Leur principal legs ne réside-t-il pas dans le thème d’une raison autocritique ?

Nous ne pouvons, aujourd’hui, faire fond sur l’image, illustrée par la pensée de Goethe, d’un monde de la beauté éclairé par la raison. Même la notion d’Aufklärer, telle que Kant entendait la promouvoir en liaison avec l’idée d’un « usage public de la raison », admet des présupposés pédagogiques qui ne sont plus guère d’actualité. Mais ce qui demeure sans doute valable, vous le dîtes bien, c’est le potentiel réflexif que certains courants des Lumières ont su mettre en exergue. Il est intéressant de voir à cet égard que la référence philosophique de Habermas, si l’on s’en tient à cette époque, c’est Humboldt, Wilhelm von Humboldt, plutôt que Fichte, Hegel, Marx, ou même Kant. C’est cette aile romantique de l’Aufklärung, dont Henri Heine fait partie, qui n’a pas cédé aux sirènes du chauvinisme ; par exemple, en opposant Goethe à Newton, ou encore, la « culture » à la « civilisation ». Je pense que Habermas voit en Humboldt, non seulement le père d’une philosophie qui prend en vue toutes les dimensions du langage - outre la dimension de la présentation des faits, celle de l’expression des sentiments et celle de la communication des idées ?, mais également la figure d’un universalisme souple et réflexif, attentif à la diversité et au dialogue des cultures.

Foi et raison: un dialogue au-delà de la sécularisation

Le distinguo classique entre des Lumières « françaises » volontiers anticléricales et athées et des Lumières « allemandes » (en particulier kantiennes) plus nuancées sur la question religieuse vous semble-t-il justifié ?

L’esprit des Lumières se module suivant l’esprit des peuples qui les portent. Entre la France, la Prusse et l’Écosse, par exemple, les thèmes et enjeux fondamentaux sont certes communs : ils ont trait à l’émancipation des individus et à la réalisation de sociétés justes. Mais l’accent n’est pas mis sur les mêmes « leviers » d’épanouissement. Il y va d’une vision différentielle de la liberté et de l’autonomie. Disons que les Lumières françaises auraient plutôt mis l’accent sur l’importance de l’État et du politique ; les Lumières écossaises, plutôt sur le marché et la société civile ; les Lumières prussiennes, plutôt sur l’Université et la culture. Mais pour répondre sur les positionnements respectifs des Lumières françaises et allemandes par rapport à la question religieuse, la laïcisation de la société française n’est pas la sécularisation de la société allemande. Ce sont deux voies différentes de neutralisation politique des religions : la voie catholique ou postcatholique s’effectue plutôt sur le mode de la séparation, tandis que la voie protestante procéderait plutôt par intériorisation ou absorption d’éléments initialement religieux. Encore que le « modèle prussien », dont, par provocation autant que par conviction, Jules Ferry avait pu vanter la puissance face aux députés français, doive beaucoup au calvinisme importé directement de France, quant aux organisations administratives. Mais si je m’en tiens aux marques intellectuelles, celles qui s’indiqueraient dans une histoire comparée de la pensée contemporaine, c’est du côté allemand que l’on relève les traces d’une intériorisation en profondeur de schèmes religieux au sein de la philosophie. Cela ne veut toutefois pas dire que la philosophie allemande soit en définitive moins athée que la philosophie française. Depuis Hegel, elle s’est attachée à situer la transcendance « véritable » au sein de l’immanence, après en avoir déconstruit les hypostases. Or, un tel geste, aussi bien et même mieux que la posture laïciste, peut ruiner les promesses de la religion chrétienne dans leur version traditionnelle, exotérique.

Comment évaluez-vous ce programme près de trente ans après sa rédaction ? On a pu noter une nette évolution de Habermas, en particulier sur le statut du rapport entre la foi et la raison1. Que pensez-vous du projet d’intégrer à une pensée sécularisée certaines ressources empruntées aux valeurs religieuses ?

Je suis pleinement d’accord avec cette ouverture, et je n’y vois personnellement aucun revirement, même sur le long terme. À vrai dire, je n’avais pas attendu de lire cet écrit de Habermas pour développer des positions concordantes. Pour le moment, nous vivons encore sous l’opposition entre raison et religion. Philosophiquement, l’appel à la réconciliation n’est pas une nouveauté. Hegel analysait à ce sujet ce qui fait obstacle à la réconciliation entre raison philosophique et religion révélée ; pourquoi « entre les deux se trouve une cloison ». C’est, disait-il dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, que « la pensée ne veut pas se risquer à étudier sérieusement la religion et à lui vouer un intérêt approfondi ». D’où l’intérêt actuel d’une philosophie de la religion, dont la tâche « consiste à faire disparaître cette scission, cet obstacle ». D’un autre côté, ajoutait Hegel, la philosophie « doit inspirer à la religion le courage de connaître, celui de la vérité et de la liberté ».

Or il me semble que la situation actuelle appelle à instaurer un nouveau rapport, postlaïciste, par lequel conviction religieuse et raison juridique ne se tiendraient plus en tension. Le dualisme État/Église cesserait de revêtir l’allure d’un dualisme entre les convictions privées (religieuses) et la raison publique (juridique). Classiquement, dans le dispositif républicain, la jonction des convictions doit pouvoir s’effectuer au niveau de principes publics tels que la tolérance, la réciprocité, la non-discrimination, l’égalité devant la loi et l’autonomie des décisions de conscience individuelle, afin de rendre possibles la coexistence et la coopération pacifiques dans une société qui accepte le pluralisme. On suppose que les visions du monde, si diverses soient-elles, offriraient toutefois, pour autant qu’elles soient raisonnables, des motifs privés d’adhérer à de tels principes publics, mais sans qu’il y ait lieu de les confronter entre elles ; autrement dit : sans que les sociétaires aient à s’accorder entre eux sur les éléments auxquels ils s’accordent. C’est ce que John Rawls a pu présenter comme un consensus par recoupement.

À ce montage j’opposerais le modèle d’un consensus par confrontation, confrontation civile dans laquelle les parties acceptent de se lier à des raisons mettant aux prises les convictions au sein d’espaces publics autonomes, non instrumentalisés à des fins stratégiques. On parle de « démocratie délibérative ». Là, le dualisme : raison publique/conviction privée fait place à une tension entre convictions séculières et convictions religieuses. Au demeurant, cette mise au pair autorise que l’on parle aussi bien de raisons religieuses que de raisons séculières. La grande société civile européenne en formation devrait y trouver avantage. L’apport spécifique des religions, eu égard notamment à l’instruction de problèmes socio-éthiques touchant aux mystères de la vie, est d’avoir archivé, comme une mémoire de l’humanité, les résultats à décrypter des expériences spirituelles les plus intenses : un thésaurus inestimable où la philosophie a pu puiser des thèmes, pour tenter, à la manière d’un porte-parole, de les traduire en langage séculier. Voilà le service auquel les Églises, au-delà d’une gestion traditionnelle de leurs fidèles, pourraient à leur tour consentir en engageant un discours nouveau qui ne soit pas réservé aux adeptes, lequel demeure au fond un usage privé, mais au contraire un discours qui, dans l’usage public, soit socialement intégré, sans cesser pour autant d’être inspiré et porteur des lumières que procure une familiarité avec les grands textes. On peut également y voir un avantage pour la religion elle-même en raison des attentes que constituent les demandes profanes d’explication. Cela oblige les religions à tester pour elles-mêmes leurs propres convictions, tandis qu’elles se verraient invitées à distinguer plus fermement qu’elles ne le font entre un usage privé et un usage public de leur propre raison. Car, sortie de l’église, de la mosquée, du temple ou de la synagogue, la parole de Dieu n’est plus que celle d’hommes et de femmes qui prétendent l’énoncer. En entrant dans l’espace public, le discours des clercs se soumet à la discipline faillibiliste commune. Il rompt avec le style de la connivence pour affronter les exigences de la critique. S’il est vrai que nos espaces publics politiques ont maintenant besoin des lumières de la religion, c’est, réciproquement, en intériorisant la dimension critique que la religion pourrait recharger son capital d’expérience et réactiver son potentiel herméneutique – pour le bénéfice de nos sociétés. À ce sujet, je ne partage pas les positions rationalistes rigides, finalement sceptiques, d’où s’élèvent des objections, parfois virulentes2, qui reviennent à affirmer que la conviction religieuse, eu égard à sa structure dogmatique, ne saurait s’intégrer à la raison publique dont les exigences criticistes ne constitueraient pas un simple filtre mais bel et bien un barrage face aux prétentions de nos sociétés dites postséculières – entendons : la prétention à inclure la supposée raison des religions dans un espace public polyphonique.

Les mondes émergents et l’héritage européen

Les phénomènes de globalisation se caractérisent avant tout par une série de décentrements par rapport à la prééminence du monde occidental. Peut-on encore parler d’un héritage universel des Lumières dans le contexte actuel de la mondialisation ? L’édification d’un monde « post-occidental » constitue-t-il un défi pour tous ceux qui continuent à se réclamer des Lumières ?

La montée en puissance de pays émergents tels que l’Inde et la Chine annonce peut-être l’avènement d’une concurrence inédite entre des visions de l’ordre mondial. Cependant, je ne vois pas avec quels éléments symboliques pourrait à l’heure actuelle être édifié un monde « postoccidental », si l’on vise par cette expression l’idée d’un ordre global structuré par les droits fondamentaux de peuples et des individus. À ma connaissance, les constructions théoriques qui jusqu’à présent se sont risquées à profiler un tel ordre, dans le contexte de la globalisation, n’ont fondamentalement rien innové par rapport aux Lumières. Voyez, par exemple, les tentatives stimulantes d’auteurs tels que Daniele Archibugi ou David Held ou Robert Fine ou Ulrich Beck : toutes doivent se référer plus ou moins clairement au cosmopolitisme kantien. Sont aussi bien redevables à la pensée des Lumières des penseurs non occidentaux du développement social, comme Amartya Sen à qui l’on doit entre autres le concept opératoire de capabilities, c’est-à-dire l’idée des capacités à développer chez les individus, afin qu’ils puissent tirer le meilleur parti des droits qui leur échoient, grâce à des politiques proactives d’éducation et de santé, par exemple. C’est une façon intelligente de reprendre les réclamations élevées au nom des libertés « réelles » ou « positives » contre les droits formels et une conception strictement libérale de la justice politique ; « intelligente », car elle ne se solde pas par une répudiation ni même une sous-estimation du droit en général dans sa conception philosophique héritée des Lumières modernes. La critique du monétarisme et du juridisme occidental y demeure finalement interne à la conception européenne du droit public et de la légitimité politique.

En quoi la globalisation représente-t-elle un défi ? On voit que les marchés tendent à subvertir les États pour la constitution d’un méta-pouvoir transnational. Les puissances privées de l’économie se sont dénationalisées avant les puissances publiques de la politique, tandis que le droit accompagne pour partie ce processus de « dépublicisation », au risque de perdre sa substance. Le défi de la globalisation, c’est donc le rattrapage politique de l’économie. C’est aussi ce qui devrait contribuer à une nouvelle légitimation du projet européen, après l’écroulement du bloc soviétique. Le danger inhérent à la globalisation n’est pas la dénationalisation du politique mais sa dilution à travers des réglementations semi-publiques. Or, quelle tradition intellectuelle serait la plus propre à contrer cette tendance ? Je n’en vois pas d’autre que celle d’un cosmopolitisme juridique, assorti – pourquoi pas ? – d’une certaine nostalgie de l’État républicain. Chez Kant, cette figure, au fond, postétatique du politique, était déjà remarquablement structurée sur les trois niveaux de relations (intra-nationales, internationales et transnationales) du droit public. Elle se laisse aujourd’hui connaître comme une réponse appropriée à un monde déboussolé par la mondialisation.

Vous avez montré comment la pensée moderne de l’histoire s’est constituée autour de grands paradigmes (la nature chez Kant, la liberté chez Fichte, l’esprit chez Hegel) que l’on ne peut pas se contenter de reprendre comme tels, mais qu’il est toujours possible de réinvestir de manière critique. Dans la mesure où les Lumières sont indissociables d’une certaine conception de l’Histoire et de ses progrès, quel est le modèle de la rationalité historique qui vous semble le plus opératoire aujourd’hui ?

Chacun de ces trois paradigmes métaphysiques a ses vertus : la Nature, comme force de rappel, pour montrer comment il n’est pas nécessaire de miser sur la moralité des hommes pour envisager un progrès des constitutions politiques ; la Liberté, comme principe d’autolimitation, pour mettre en évidence la structure fondamentale de la reconnaissance de l’autre et de soi dans l’autre ; l’Esprit, comme puissance de civilisation, pour rendre justice à la diversité des principes nationaux, sans y sacrifier l’universel. En même temps, chacun de ces trois paradigmes proposait un code spécifique de la « raison historique ». Je sais que ces notions n’ont plus cours aujourd’hui. L’idée d’une raison dans l’Histoire est même totalement discréditée. Si Hegel est remis au goût du jour, c’est dans une version dépouillée, épurée de la philosophie de l’histoire universelle, c’est-à-dire acceptable suivant les critères d’une pensée se voulant « postmétaphysique ». On peut y voir l’effet d’un mouvement de la critique, mouvement par lequel la raison historique se serait retournée contre elle-même jusqu’à proclamer sa propre destruction. Car cette histoire de la philosophie de l’histoire peut aussi être regardée comme le procès cathartique d’une raison historique finalement débarrassée des hypostases que pouvaient représenter les trois paradigmes (Nature, Liberté, Esprit).

Mais alors, quid de cette « raison historique » ainsi déconstruite, plutôt que proprement détruite ? C’est la question que j’ai en effet posée dans un livre3. Il me semble illusoire de nier toute forme de rationalité envisagée au niveau de ce que l’on nommait « Histoire universelle ». Celle-ci ne saurait certes être regardée comme le théâtre d’une Raison absolue (bien qu’à cet égard la question systématique n’ait pas été réglée). Du moins est-il évident que les époques ne se succèdent pas sans rime ni raison. Cela vaut pour toute séquence pertinente de l’histoire de l’esprit, qu’il s’agisse de l’art, de la philosophie ou de la science. Considérez la séquence : Vivaldi, Bach, Mozart, Beethoven, Brahms, Franck, Fauré, Stravinski, cette séquence est non seulement pertinente d’un point de vue herméneutique, mais elle est proprement irréversible d’un point de vue sémantique. Cela vaut aussi pour la succession des époques se rattachant à une même aire civilisationnelle. Or, le fait que de telles séquences soient sémantiquement irréversibles nous indique la présence d’une raison qu’il importerait alors de démythifier sans pour autant la dénier. Autant que je puisse voir, sa « vérité » consiste dans une logique de communications prises rétrospectivement d’une œuvre à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un monde culturel à l’autre, et qu’il est toujours loisible de reconsidérer. Une stylisation en est possible sur le canevas : question/réponse. D’un point de vue séquentiel, on ne peut, en effet, pas davantage mettre la réponse avant la question que l’effet avant la cause. Aussi peut-on admettre pour la rationalité historique une succession irréversible de séquences significatives, sans pour autant devoir faire fond sur un schéma causal de type mécaniste. Car les communications prises d’un monde historique à l’autre sont bien des actes libres, mais la séquence qui en résulte n’en est pas moins déterminée. Je pense qu’après sa déconstruction, une telle reconstruction de la raison historique répond à une nécessité qui n’est pas seulement conceptuelle : il y va aussi de l’identité personnelle des ressortissants de cultures éminemment historiques, comme l’est la culture européenne.

En s’inscrivant dans la « voie kantienne », vos travaux visent à redonner crédit à un cosmopolitisme aujourd’hui largement affaibli. La crise de l’idéal cosmopolitique vous semble-t-elle liée à celle des Lumières ? Ne sommes-nous pas confrontés à la difficulté de nommer l’universel sans le trahir ?

Permettez-moi de ne pas partager tout à fait votre diagnostic. Vous faites référence à la « voie kantienne », expression dont j’ai tiré le titre d’un ouvrage sur l’Europe4. À propos du projet européen se joue, surtout en France, une « bataille du nationalisme », laquelle a partie liée avec la question du cosmopolitisme. « Voie kantienne », dans le contexte, veut dire : voie d’une intégration postétatique pour l’Union européenne. Je suis autant opposé à un État fédéral (supranational !) européen qu’au repli néorépublicain sur le national. Le cosmopolitisme kantien, qui n’est pas philanthropique mais juridique, offre une perspective étonnamment concrète pour l’édification d’une Union devant s’opérer entre les nations et à travers elles sans la dilution des nations. Chez nous, Gérard Mairet fait figure d’exception, qui avait assez tôt indiqué cette voie. Il a depuis lors été relayé par de bons penseurs à l’étranger. Pour qui se risque à penser le politique sans indexation sur l’État national, force est de considérer l’actualité européenne de l’idée cosmopolitique. Mais l’Europe, comme on sait, se vend mal. Est-ce le signe ou le symptôme d’une difficulté plus profonde, celle, dites-vous, « de nommer l’universel sans le trahir » ? On sent derrière ce scrupule la pesanteur du reproche d’européocentrisme. Les droits de l’homme en première ligne, ceux de la Déclaration de 1948, qui pourtant se veut universelle, sont soupçonnés de servir une forme insidieuse d’impérialisme. On se soucie alors d’éviter toute prétention absolutiste à la validité : on se veut souplement relativiste, afin que d’autres que « nous » aient voix au chapitre en ce qui concerne notamment l’élaboration de principes de justice politique, qui seraient applicables à tous les peuples du monde et, finalement, aux citoyens du monde. On s’achemine ainsi vers l’acceptation d’un espace public dont l’extrême polyphonie ne doit toutefois pas dégénérer en cacophonie.

D’où la réponse que j’aimerais maintenant vous proposer : d’un côté, oui, dans un tel espace à présent en voie de globalisation, si les visions du monde se télescopent, si les conceptions du Bon ou du Juste s’entrechoquent, alors on voit mal, en effet, comment l’universel pourrait être nommé sans être trahi. Mais, d’un autre côté, si celles et ceux qui portent à l’expression ces conceptions divergentes du Bon ou du Juste parviennent à former entre eux la communauté de dispositions, qu’assurent les raisons élevées à l’appui des convictions pour agencer entre ces dernières une confrontation civile, légale et publique, alors l’universel ne saurait être préjugé à partir de quelque contexte culturel que ce soit. L’universel, dirais-je, cesse d’être « sémantique » pour devenir strictement « pragmatique ». Il ne se laisse plus nommer par avance, puisqu’il a déserté la dimension propositionnelle du contenu pour se ramasser entièrement dans la dimension performative de la visée : celle que représente l’horizon (toujours) problématique d’un consensus par confrontation.

  • *.

    Professeur à l’Université libre de Bruxelles. Voir son précédent entretien « La souveraineté postnationale », Esprit, janvier 2002 et son article « Quelle Europe chrétienne ? », Esprit, décembre 2004.

  • 1.

    Voir son débat avec Joseph Ratzinger publié dans Esprit : « Les fondements prépolitiques de l’État démocratique », Esprit, juillet 2004. Voir aussi son dernier ouvrage : Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion : les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, 2008, présenté dans Esprit par Alexandre Dupeyrix, « Dieu, le savant et le cosmopolite. Sur des écrits récents de Jürgen Habermas », Esprit, mai 2009.

  • 2.

    Notamment Paolo Flores d’Arcais, « Onze thèses contre Habermas. La foi, la démocratie et le rationalisme », article repris en français dans la revue Le Débat, n° 152, novembre-décembre 2008, p. 16-26.

  • 3.

    Jean-Marc Ferry, la Question de l’Histoire, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2002.

  • 4.

    J.-M. Ferry, Europe, la voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale, Paris, Cerf, 2005.

Jean-Marc Ferry

Philosophe   Jean-Marc Ferry est l'auteur de la principale traduction du philosophe allemand Jürgen Habermas en français (Théorie de l'agir communicationnel) et son ouvrage principal a pour titre Les puissances de l'expérience (1991). On peut le considérer comme un disciple de Habermas dont la pensée s'articule autour de l'idée que l'identité humaine a plusieurs dimensions, narrative,…

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