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Dans le même numéro

Romain Gary, préserver la « marge humaine »

août/sept. 2014

#Divers

Repère

Romain Gary, préserver la « marge humaine »

À propos de…

Romain Gary, le Sens de ma vie, Paris, Gallimard, 2014, 103 p., 12, 50 €.

Romain Gary, le Vin des morts, édition établie et présentée par Philippe Brenot, Paris, Gallimard, 2014, 238 p., 17, 90 €.

Le 21 mai dernier, Romain Gary aurait eu cent ans. Pour marquer cet anniversaire, les éditions Gallimard ont publié deux inédits du double lauréat du prix Goncourt1 : le Sens de ma vie, son dernier entretien, et le Vin des morts, son tout premier livre qui n’avait jamais été édité2.

Le Sens de ma vie est la transcription d’un long entretien réalisé pour Radio Canada en 1980. Évoquant Chien blanc et la Promesse de l’aube, Gary glisse cette confidence qui serre le cœur :

Je ne pense plus avoir assez de vie devant moi pour écrire une autre autobiographie.

(p.?83)

Quelques mois plus tôt, en septembre 1979, Jean Seberg a été retrouvée morte, cachée sous une couverture à l’arrière d’une voiture. Pour Gary, il s’agit d’un assassinat perpétré par le Fbi en représailles des engagements politiques de son ex-épouse. Le 2 décembre 1980, après avoir déjeuné avec Claude Gallimard, il rentre chez lui, ferme les persiennes de sa chambre, s’allonge sur son lit et se tire une balle dans la bouche avec son Smith & Wesson calibre 38 spécial. Le Sens de ma vie est donc l’ultime retour que l’auteur des Racines du ciel a fait sur son existence, le chapitre Ajar excepté, bien entendu.

Éloge de la faiblesse

De cette sorte de testament qui nous parvient plus de trente ans après la disparition de son auteur, émerge – sans surprise – l’image d’un homme qui, à travers ses multiples vies, est demeuré indéfectiblement fidèle aux valeurs destinées à préserver la « marge humaine » sans laquelle il n’est plus d’humanité, à faire

l’éloge et […] la défense de la faiblesse, car les droits de l’homme, ce n’est pas autre chose que la défense du droit à la faiblesse.

(p.?100)

Il revient sur la douleur qu’il ressent toujours à l’idée que sa mère, décédée en 1941, n’a jamais rien su de sa carrière d’aviateur, d’écrivain et de diplomate. Dans ces conditions, chercher à devenir ambassadeur, ce qui était l’un des souhaits les plus chers de celle-ci, aurait alors plus correspondu, selon lui, à un « rituel quasi mystique » qu’à un « besoin profond » (p.?82-83). Quant aux Racines du ciel, il explique qu’il s’agit d’un livre qui va bien au-delà de la défense de l’environnement.

Les éléphants étaient aussi pour moi les droits de l’homme : maladroits, gênants, encombrants, dont on ne savait trop que faire […]. J’en ai fait indirectement une valeur symbolique et allégorique des droits de l’homme.

(p.?54)

S’agissant du Vin des morts, il raconte une nouvelle fois l’anecdote selon laquelle le refus de Robert Denoël avait été accompagné d’une « psychanalyse de trente pages » rédigée par une disciple de Freud, Marie Bonaparte. Selon ce rapport,

je souffrais, paraît-il, de tous les complexes : complexe de castration, la nécrophilie, enfin tout ce qu’on peut imaginer d’après la nature du livre.

(p.?26)

Dans la Promesse de l’aube, il concluait de la lecture du rapport en question :

Pour la première fois je sentis que j’étais « devenu quelqu’un », et que je commençais enfin à justifier les espoirs et la confiance que ma mère avait placés en moi3.

De cette période, dit-il, date son amitié avec André Malraux.

Contes fantastiques

Le Vin des morts, justement, est un texte dont tous les spécialistes et admirateurs de Gary avaient entendu parler mais qui n’avait jamais été publié. L’auteur en commença l’écriture en 1933 et le reprit au cours des années suivantes. Il l’offrit vraisemblablement en 1938 à Christel Söderlund4, une jeune journaliste suédoise rencontrée à Nice en juillet 1937 et dont Gary était tombé éperdument amoureux. Elle le conserva jusqu’en 1992, année où il fut mis en vente aux enchères chez Drouot.

Il s’agit d’un conte fantastique où un personnage nommé Tulipe5 escalade la grille d’un cimetière, tombe sur un monument funéraire et se retrouve dans un labyrinthe souterrain où il va faire la connaissance d’une société qui, par certains côtés, ressemble à s’y méprendre à la société des vivants. Il va y croiser, entre autres, des agents de police, des moines, des prostituées ou des anciens combattants. Dans cet univers si proche et si différent du nôtre, on peut menacer les gens de les envoyer en correctionnelle ou regretter de ne plus pouvoir les étrangler, on a peur de mourir ou d’éternuer car on risque, ce faisant, de disperser la poussière que l’on est devenu. La Première Guerre mondiale, qui s’est achevée seulement dix ans avant la rédaction du texte, est bien sûr très présente : anciens combattants, Kronprinz… et cette révélation selon laquelle le soldat inconnu de l’Arc de triomphe est en fait un Allemand !

En lisant les aventures de Tulipe on se rend compte, comme l’écrit Philippe Brenot dans la remarquable présentation de cette édition, que

Gary n’est pas devenu Ajar, il est au contraire redevenu Kacew [le vrai nom de Romain Gary].

(p. 40)

À propos de Pseudo, publié en 1976 sous le pseudonyme d’Émile Ajar, Gary écrit en effet dans Vie et mort d’Émile Ajar :

Il se trouve que ce roman de l’angoisse, de la panique d’un être jeune face à la vie devant lui, je l’écrivais depuis l’âge de vingt ans, l’abandonnant et le recommençant sans cesse, traînant des pages avec moi à travers guerres, vents, marées et continents, de la toute jeunesse à l’âge mûr, tant et si bien que mes amis d’adolescence, François Bondy et René Agid, reconnurent dans Pseudo, à quarante ans de distance, deux passages que j’avais gardé de mon Vin des morts6.

De fait, Philippe Brenot signale en notes de bas de page les passages ou expressions repris dans Éducation européenne, Tulipe, Pseudo, ou encore la Vie devant soi.

Avec le Vin des morts et le Sens de ma vie, les éditions Gallimard nous permettent donc de lire le premier livre et l’ultime témoignage de l’un des auteurs majeurs du xxe siècle. Parmi les derniers mots qu’il nous lègue, cette idée « que l’on vit moins une vie que l’on est vécu par elle » (p. 94).

Vous me demandez de raconter un peu ma vie, sous prétexte que j’en ai eu une, je n’en suis pas tellement sûr parce que je crois surtout que c’est la vie qui nous a, qui nous possède. Après on a l’impression d’avoir vécu, on se souvient d’une vie à soi comme si on l’avait choisie.

(p. 15)

Jean-Paul Maréchal

Librairie

Éloi Laurent, Le Bel Avenir de l’État providence, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014, 156 p., 15, 50 €

Tant que les questions écologiques ne seront pas systématiquement éclairées sous le jour des réalités sociales, et notamment des inégalités, elles demeureront de l’ordre de la politique étrangère pour la majorité des citoyens, alors même qu’elles sont au cœur de leur quotidien.

Telle est la conviction qui anime la réflexion de l’auteur, déjà dans un précédent ouvrage, Social-écologie (Flammarion, 2011). L’éclairage fonctionne de deux manières complémentaires. Il montre que les inégalités croissantes aujourd’hui contribuent à dégrader l’environnement (en affaiblissant les capacités d’action collective et en donnant la priorité aux urgences sociales, puisque l’environnement apparaît, à tort, comme une « question de riches »). Et réciproquement, que les crises écologiques à venir auront un impact très différencié en fonction des situations sociales et aggraveront la tendance inégalitaire de notre fonctionnement économique. Inégalités croissantes et dégradation de l’environnement se renforcent donc mutuellement.

Comment sortir de cette spirale ? Tout d’abord en repensant la notion de « risque » qui a permis la construction de l’État providence au siècle dernier. En ce sens, le livre ne fait pas l’éloge de la protection sociale dans sa forme passée mais montre la validité des mécanismes collectifs inventés hier pour mieux répondre aux risques de demain. Or les risques écologiques seront collectifs, ils peuvent donc faire l’objet d’une mutualisation repensée, qui appelle avant tout une imagination institutionnelle pouvant être mobilisatrice d’un point de vue politique. D’autre part, après cette approche très macroéconomique, l’économiste plaide pour une action territoriale social-écologique. Il s’agit là aussi de rompre avec un discours démobilisateur lié à l’idée que les problèmes globaux, comme le climat, ne peuvent se régler qu’à l’échelle globale. Or, comme la gouvernance mondiale est impossible…

Au contraire, rappelle Éloi Laurent, la mondialisation ne signifie pas l’émergence de risques mondiaux ingérables mais une transformation de la géographie qui lie des interdépendances entre le local et le global. Dès lors, une action locale peut avoir des effets d’entraînement et même des conséquences de portée globale. Comme l’extension urbaine est la dynamique la plus forte à l’échelle mondiale, c’est l’avenir écologique de la ville, et même des métropoles, qu’il faut penser : la maîtrise de l’artificialisation des terres, le logement durable, les transports, la qualité de vie urbaine…

Au final, cet essai montre comment faire passer l’écologie d’une responsabilité individuelle (faire un geste pour la planète…) à des projets collectifs d’aussi grande ampleur que ce que fut l’État providence dans l’après-guerre. Une manière de relancer l’écologie politique à partir de nos préférences pour la justice sociale.

Marc-Olivier Padis

Valentine van Gameren, Romain Weikmans et Edwin Zaccai, L’Adaptation au changement climatique, Paris, La Découverte, 2014, 123 p., 10 €

Dans leur petit ouvrage, publié dans la très bonne collection « Repères », trois spécialistes de l’Université libre de Bruxelles traitent de « l’adaptation au changement climatique ». Leur approche est d’ordre gestionnaire. Il s’agit de préparer, par le moyen d’une analyse opérationnelle, à l’action publique dans un domaine relativement neuf qui appartient, toutefois, à l’ensemble plus large de la gestion des risques.

Les rapports successifs du Giec depuis 1988 ont établi de manière de plus en plus fine et, désormais, hors de toute contestation possible, la réalité du réchauffement climatique, et la dernière mouture du rapport, rendu public le 31 mars 2014, comprenait un volet sur l’adaptation.

Les auteurs insistent sur l’expression « changement climatique », car celui-ci ne se réduit pas, comme on l’entend trop souvent, au réchauffement climatique, mais se caractérise aussi par l’accroissement des instabilités climatiques. De nombreux événements climatiques de ces dernières années reflètent, en effet, moins une évolution linéaire selon laquelle nous avons l’habitude de nous représenter les phénomènes physiques et biologiques, qu’une évolution aléatoire et chaotique dont rendent mieux compte la physique des catastrophes et les théories du chaos.

Il ne s’agit plus seulement, désormais, de préciser le diagnostic ni d’en établir les causes de manière plus détaillée. Les pouvoirs publics doivent dès à présent prendre des mesures pour faire face au changement climatique et anticiper ses effets les plus délétères. Il ne peut plus être exclusivement question, aujourd’hui, de supprimer les effets dévastateurs de nos pollutions. La temporalité des phénomènes climatiques, en particulier ceux d’origine anthropique, et leurs conséquences sur nos sociétés exigent que nous prenions dès maintenant des mesures d’adaptation pour absorber des chocs que nous arriverons peut-être à limiter, mais que nous ne pourrons déjà plus éviter entièrement.

C’est ce qui justifie que cet ouvrage se concentre sur l’adaptation que ses auteurs distinguent de l’atténuation. Ils précisent :

L’atténuation vise à éviter l’ingérable, et l’adaptation vise à gérer l’inévitable.

Les politiques adaptatives,

[qui] visent à agir sur les systèmes humains […] en essayant de réduire leur exposition et leur vulnérabilité,

ne manifestent nullement un renoncement. Les deux approches sont, en fait, nécessaires et complémentaires. D’autres définitions sont proposées, en particulier celle de la vulnérabilité comme « propension ou prédisposition à subir des dommages ». Ces définitions, évolutives, peuvent donner lieu à des controverses et ont des enjeux pratiques. Ainsi en va-t-il de la distinction entre la « vulnérabilité résultante » qui conduit à privilégier l’atténuation et la « vulnérabilité contextuelle » qui privilégie, elle, l’adaptation.

Il est essentiel que les programmes d’adaptation au changement climatique prennent en compte les dimensions proprement sociales du phénomène. Le chapitre consacré par l’ouvrage à ce thème semblera cependant un peu court au lecteur averti. Suggestif lorsqu’il pointe la nécessité de considérer l’interaction climat/organisation sociale de manière dynamique, utile dans ses tentatives d’objectiver les phénomènes, il ne semble pas prendre, en raison d’une approche trop gestionnaire et pas assez politique, toute la mesure de la question de la justice environnementale et privilégie les considérations macroéconomiques sur les coûts des dommages d’origine climatique. Or les recherches et les publications récentes ont mis en évidence que la lutte contre les détériorations écologiques implique une prise en compte de l’hétérogénéité de nos sociétés, du fait, en particulier, qu’elles sont divisées asymétriquement et que les inégalités sociales intègrent désormais une dimension importante d’inégalités environnementales.

Une fois rappelé le diagnostic, les projections et le cadre général d’analyse, les auteurs recensent les acteurs et les institutions susceptibles d’intervenir en vue de l’adaptation au changement et aux perturbations climatiques. Pour chacun d’entre eux sont indiqués les mesures et programmes d’action susceptibles d’être mis en place. Tour à tour, sont considérés les grandes institutions internationales et les États nationaux, puis les régions et les personnes privées. La question de l’adaptation doit donc être envisagée à différentes échelles. Le changement climatique est, en effet, un phénomène global qui ne peut, en un sens, être appréhendé qu’au niveau de la biosphère dans sa totalité. Ce phénomène se manifeste aussi toutefois au niveau local. Il le fait de manière non homogène, si bien qu’il convient dans chaque cas d’établir si les phénomènes observés s’inscrivent bien dans le mouvement d’ensemble ou s’ils sont isolés et contingents relativement à la tendance générale.

Ce petit livre propose une synthèse précise et claire sur un sujet neuf. Il élabore une problématique et dresse le tableau des actions d’ores et déjà possibles de la part des différents acteurs publics pour répondre au changement climatique. Nous disposons ainsi d’un petit manuel d’adaptation aux menaces climatiques en vue de l’action publique, celle des simples citoyens comme celle des pouvoirs en place.

Olivier Fressard

Emmanuel Mounier, L’événement sera notre maître intérieur, Recueil de pages choisies, Paris, Parole et Silence, 2014, 160 p., 15 €

On peut retrouver Emmanuel Mounier par sa biographie, par ses œuvres, par sa correspondance ou ses nombreux écrits posés face à l’événement… Ces pages choisies sous la conduite d’Yves Le Gall, secrétaire général de l’Association des amis d’Emmanuel Mounier, sans négliger l’accès à sa pensée, privilégient une autre voie, dictée par l’attachement à une personnalité. Ici, c’est l’amitié qui laisse parler Mounier. Ses textes nous accompagnent, nous choisissent plus que nous ne les choisissons, ils nous reconduisent à l’essentiel : la « personne », l’événement qui en est le maître intérieur, selon le mot de Mounier à Domenach repris comme titre de ce recueil. On y redécouvre l’unité profonde d’une personnalité riche et d’une pensée forte, d’un engagement prophétique et ouvert.

C’est d’abord l’étonnante liberté de ton, le style neuf qui frappent dans ce recueil de soixante-dix textes, sorte de partition à plusieurs voix, préfacé par Jacques Le Goff. Bernard Comte introduit les textes autobiographiques de Mounier. Maria Villela-Petit présente la philosophie de la personne. Enfin, Guy Coq s’intéresse au directeur d’Esprit comme penseur du politique. Des pages bien choisies pour donner accès à une présence vivante et à une pensée engagée, ouverte au monde et porteuse d’avenir.

Ces pages invitent à poursuivre la route avec Mounier et voudraient atteindre un public large : la jeunesse, « non pas uniquement celle que détermine l’âge de la chair, mais celle qui triomphe de la mort des habitudes », mais aussi ceux et celles qui ne connaissent pas encore Mounier, penseur inspiré et parfois poète des « transfigurations du cœur de l’homme » ; elles intéresseront aussi, par leur authenticité et leur profondeur, un public plus averti (comme celui de la revue Esprit !)

Peut-être un regret (ou deux…) : le texte fondateur : « Refaire la Renaissance », éditorial du premier numéro d’Esprit en 1932 ou celui de l’éloge écrit en 1928 à la mémoire de son ami Georges Barthélémy mort prématurément, textes de Mounier bien connus mais tellement beaux, auraient fait bonne figure dans ce recueil : gageons que ce sera pour une prochaine édition, après le succès que nous souhaitons à celle-ci…

Patrick Bizot-Espiard

Alain Bourreau et Corinne Péneau (sous la dir. de), Le Deuil du pouvoir. Essais sur l’abdication, Paris, Les Belles Lettres, 2013, 196 p., 23 €

Ce collectif dialogue avec l’ouvrage publié en 2009 par Jacques Lebrun sur le Pouvoir d’abdiquer7. Renoncement à l’idée d’un pouvoir absolu, le geste de l’abdication reste exceptionnel. Mais, pour Jacques Lebrun, il éclaire une dimension essentielle du pouvoir. Il concerne d’une part des figures éminentes (Dioclétien, Charles Quint ou le Richard II de Shakespeare). Mais il interroge aussi les fondements du pouvoir, au croisement de la tradition romaine du sacrifice de soi à la patrie et de l’origine divine de la monarchie.

Pour Jacques Lebrun, l’abdication apparaît comme le geste tactique d’un pouvoir absolu qui ne laisse pas à la mort la capacité de le destituer. L’abdication est aussi une lucidité : clairvoyance du pouvoir absolu qui sait que l’absolu de son pouvoir est insignifiant. L’abdication est enfin le signe de la mélancolie du pouvoir à l’époque moderne, libéré des contraintes religieuses mais aussi blessé par la solitude de l’homme face à l’extrême de son propre pouvoir.

Cet ouvrage collectif s’intéresse lui aussi à l’énigme morale, philosophique, religieuse et juridique de l’abdication. Jacques Lebrun y est présent, à travers un article sur deux fictions, la tragédie du Roi Lear et Habemus papam. Les autres contributions élargissent le champ historique. Ainsi Jean-Michel Rey étudie-t-il « Les deux abdications de Charles de Gaulle : 1946 et 1969 », Alain Boureau explore l’abdication dans l’Église latine, Pierre-Antoine Fabre intervient sur le pouvoir d’abdiquer dans les constitutions jésuites et Corrine Péneau sur l’abdication de Christine de Suède.

Le Deuil du pouvoir et le Pouvoir d’abdiquer éclairent les récentes abdications comme celles du pape Benoît XVI (février 2013), de la reine des Pays-Bas (avril 2013) et du roi des Belges Albert II (juillet 2013). Les deux abdications royales ne représentent qu’une forme de transmission et de continuité du pouvoir symbolique, même si elles ont rythmé la vie de deux nations. La renonciation papale a posé, en revanche, plus de questions d’ordre technique, symbolique et religieux. Comme l’explique Jacques Lebrun dans son article sur le film de Nanni Moretti (Habemus papam), l’acte de l’élection pontificale, par sa « théâtralité », s’inscrit dans le cadre d’une civilisation précise, celle de la constitution de l’Église romaine en institution « baroque », à l’époque moderne (entre le xvie et le xviie siècle), une théâtralité et une institution que l’abdication de Benoît XVI aurait pu fragiliser mais qu’elle a plutôt actualisées de manière inattendue.

Robin Michalon

Adeline Baldacchino, Max-Pol Fouchet, le feu, la flamme. Une rencontre, Paris, Michalon, 2013, 288?p., 18?€

Le nom de Max-Pol Fouchet (1913-1980) est indissociable du nom d’une revue, Fontaine, créée en 1939, fer de lance de la résistance littéraire et intellectuelle de la France Libre. Fouchet vit alors à Alger depuis 1923 – et ne la quittera qu’en 1945. Là, il a rencontré Camus8 et Jean Grenier, leur professeur de philosophie de première supérieure (hypokhâgne). Né dans le Cotentin, Normand transplanté en Algérie, Fouchet est à l’opposé de « l’Algérois suprême » (sic) – Camus, donc :

Lui, c’était un homme d’Algérie et moi, un homme du Nord, amené par ses parents à Alger par hasard. Il y avait une grande différence de tempérament entre nous : j’étais romantique et lui était classique. Il attendait la lumière de midi, midi le juste, comme dit Valéry, et moi j’avais pour paysage les brumes et les pointes des cathédrales qui essaient d’accrocher le ciel. Mais nous avions un dialogue très fécond. Il voulait le bonheur. Moi aussi, mais… avec de grandes bourrasques malheureuses.

Camus sera l’ami gémellaire, jusqu’à la brouille, définitive, en 1933. En cause : leur amour de la même femme. Qui ne choisira pas, d’abord, Fouchet. Leur rivalité ne sera plus dès lors que littéraire. Et muette.

Fontaine devient dès sa création un lieu de débat et de création essentiel. On y lit, au gré des premières années 1940 : Max Jacob, Benjamin Fondane, Joë Bousquet, Aragon, Jouve, Queneau, Saint-John Perse, Ponge, Montherlant, Cadou, Béalu, Reverdy, Gide, Eluard, Char, Césaire, Loys Masson, Cayrol, Mounier, Koestler, Kessel, Clancier, Bosco, Lanza del Vasto, Pierre Emmanuel, etc. Les rares revues concurrentes sont alors les Cahiers du Sud de Ballard à Marseille, Confluences de René Tavernier à Lyon, Poètes casqués/Poésie 40 de Seghers, Esprit ou La NRF. Fouchet, agnostique, « stoïcien spiritualiste », hanté par le sacré, la mystique, a lu Montherlant et Mounier. Et en prolonge l’héritage. Toute sa vie sera placée sous le sceau de la poésie (« comme un exercice spirituel ») – et de la nécessité de transmettre. La guerre enterrée, à Paris, Fouchet déjeune avec Eluard, Picasso, Cocteau, Lise Deharme.

Fontaine cesse de paraître en 1947 : le déracinement à Paris lui est fatal. Une page se tourne. Les voyages s’inaugurent – et se succèdent : Amérique du Nord, Antilles, Amérique latine, Nigeria, Pologne, Égypte, Tunisie, Iran, Cuba… Fouchet se fait photographe, conférencier. L’aventure télévisuelle commence en 1953 et ne s’achève qu’en 1977. Deux cent soixante-cinq de ses chroniques ponctueront Lectures pour tous, de Desgraupes et Dumayet, de 1953 à 1968. Ses ferveurs et faveurs vont à Lowry, Alejo Carpentier, Saint-John Perse, Calvino, Tanizaki. Le Fil de la vie (1954-1958) est une autre émission où sa liberté est totale d’évoquer, par une chronique, la vie domestique, artistique ou… la guerre d’Algérie (mais là, anticolonialiste qui évoque la torture, Fouchet est suspendu). Il crée alors une série, Terre des Arts, promise à un riche avenir : plus de cinquante documentaires inspirés de peintres et de mouvements artistiques, entre 1959 et 1977. Fouchet est le dernier d’une certaine race : celle qui, comme Arland ou Revel voire Maulnier, illustre aîné amant de la métrique classique, publie une Anthologie de la poésie française ; celle qui, comme les deux autres passeurs géants de l’époque, Hubert Juin et Pascal Pia, est obsédée par la poésie (Fouchet en héritier à la fois « des romantiques allemands, du surnaturalisme baudelairien et de la mystique surréaliste »). Et le premier d’une autre (race) : il annonce Pivot. Lui aussi a « négligé » l’œuvre écrite – et gagné en visibilité ou popularité.

En 1957, Fouchet s’installe à Vézelay. Marianne, sa fille unique, naît en 1960. Beckett, qu’il croise en 1970, lui dira, pour évoquer son rôle et son soutien : « Sans vous, j’aurais peut-être cessé d’écrire. » Ami de Maurice Nadeau, admiré par Hubert Nyssen, Fouchet était un honnête homme, poète et mélomane, secret et intense. Adeline Baldacchino lui consacre une évocation personnelle et parfois lyrique, rythmée par quelques interludes « intimes ». Rencontre d’une jeune femme et d’un vieil homme, son livre est une illustration possible du rôle d’intercesseur de Fouchet. Une belle illustration possible.

François Kasbi

Alexander Ilichevsky, Le Persan, Paris, Gallimard, 592 p., 25, 50 €

Ce premier roman traduit en français d’un écrivain né en Azerbaïdjan en 1970, scientifique de formation (après des études de physique théorique à Moscou, il a travaillé dans des laboratoires de recherche en Israël et aux États-Unis avant de se consacrer entièrement à l’écriture), illustre le renouveau de la littérature de langue russe. En articulant éléments du passé et enjeux actuels, Alexander Ilichevsky se démarque d’auteurs, déjà reconnus sur la scène internationale, qui privilégient un moment spécifique de l’histoire récente, comme Ludmila Oulitskaïa se concentrant sur les dissidents de la période soviétique dans le Chapiteau vert9 ou Elena Chizhova racontant dans The Time of Women10 le quotidien de trois femmes âgées qui élèvent un enfant au sein d’un appartement communal dans les années 1960.

Fresque grandiose qui parcourt de vastes territoires, de Moscou à Jérusalem ou l’île d’Artem en passant par Téhéran, Amsterdam ou San Francisco, et fait dialoguer les époques, des temps bibliques à aujourd’hui, le Persan ne se prête guère à un résumé. La trame narrative, resserrée autour de l’amitié qui unit depuis l’enfance le natif d’Azerbaïdjan, Ilia, géophysicien reconnu travaillant pour un groupe pétrolier, et l’Iranien d’origine, Hachem, écologiste engagé pour la survie d’une espèce rare d’oiseaux, ne cesse d’être interrompue par des digressions sur les religions, le rôle des sciences, les violences politiques, la domination de la sphère économico-financière.

Le récit se déploie en séquences généreuses, toutes tendues vers cet épilogue mystérieux dont la puissance est décuplée par l’ambiguïté entre l’urgence de sa découverte et la pluralité des chemins détournés qui s’imposent. Le fil conducteur devient la nécessité non pas d’apporter des réponses, mais de traquer les questions qui se posent au monde actuel avec la conviction profonde qu’une lecture libre et maîtrisée du passé peut permettre l’émergence d’un pouvoir politique plus honnête et favoriser l’épanouissement des citoyens. En miroir des circonvolutions des faucons quand ils s’apprêtent à foncer sur les outardes, les errances de la narration préparent la violence du dénouement. Alexander Ilichevsky excelle à jouer sur l’étrange et l’inattendu pour intensifier la résonance des idées et inscrire les sentiments éprouvés dans une logique qui les dépasse.

Le Persan est un livre exigeant : la multiplicité des portraits (Mansour Al-Hallaj, sage soufi du ixe siècle, Gustav Wasmus, consul d’Allemagne en Perse pendant la Première Guerre mondiale, Staline ou Ben Laden), le rappel d’événements politiques (les attentats suicide, la révolution iranienne contre le chah), le décryptage de métiers (forage pétrolier, élevage d’oiseaux), la description détaillée de lieux ou de paysages (Moscou, le désert), les références littéraires (Attar, poète persan du xiie siècle, Maïakovski, Beckett, Maupassant), tous ces éléments hétéroclites croisés impriment au récit un rythme lancinant. Jaillissant sous des formes diverses – affirmations sans appel, passages poétiques, controverses, fables, monologues –, ils racontent tous le même espoir de réconciliation entre un parcours de vie bousculé et une histoire collective conflictuelle, ils incarnent tous le besoin prégnant d’un retour à l’enfance.

Alexander Ilichevsky joue sur des correspondances insolites qui ignorent frontières et chronologie pour faire avancer l’action, initier un mouvement. Les aménagements illusoires induits par le poids de l’exil, des deuils, des persécutions familiales, des égarements se révèlent impuissants à contenir la douleur des héros. Comme en sursis, ils restent vulnérables à tout appel du passé, à tout signe qui pourrait les rapprocher de cet idéal encore imprécis qui leur échappe.

Alexander Ilichevsky mobilise odeurs et sensations pour masquer l’éloignement et faire reculer toute idée de renoncement. Des pages magnifiques rendent sensibles le cheminement du corps dans des étendues désertiques, la subtilité des voix de la mer, le murmure souterrain du pétrole, les couleurs diaphanes des tulipes cultivées en Hollande ou en Perse, la beauté du vol des faucons et la fragilité des outardes menacées.

Les figures tutélaires qui hantent le roman – Velimir Khlebnikov, poète et mathématicien du début du xxe siècle, Vladimir Vobline, chercheur à l’Institut océanographique de Haïfa, qui lutte contre la violence familiale dans les villages arabes, Stein qui, dans son théâtre La Goutte, monte avec ses élèves (dont Ilia et Hachem) Dürrenmatt, Stoppard, Shakespeare ou Tchekhov – permettent le recadrage des échanges passionnés entre les amis, toujours plus isolés et enfermés dans ces obsessions qui les lient et les éloignent à la fois, la protection des outardes houbara contre les fauconniers arabes du « Prince » pour Hachem, la validité de sa théorie sur Luca (Last Universal Human Ancestor), le dernier ancêtre commun de la vie sur la planète il y a plus de quatre milliards d’années, et les retrouvailles avec son jeune fils pour Ilia.

Chacun, utopique à sa manière, aspire à améliorer le monde. Faut-il en conclure que « seul un fou peut changer quoi que ce soit » (p. 416) ?

Sylvie Bressler

Brèves

Richard Sennett, Ce que fait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2014, 414 p., 23, 30 €

« Plus personne n’ignore que le monde de la middle class s’est fissuré. Le système institutionnel qui organisait autrefois les carrières n’est plus qu’un dédale de postes de travail fragmentés. » Prolongeant ses publications sur le Travail sans qualités (2000), sur le Respect (2003), sur la Culture du nouveau capitalisme (2006), et s’appuyant sur une enquête menée avec ses étudiants de l’université de New York (Nyu), Richard Sennett s’intéresse à bien des pratiques dévalorisées en apparence (« Ces gens qui écrivent sur des codes informatiques, font de la comptabilité dans les “arrière-boutiques” ou s’occupent des expéditions… autant de tâches qui exigent des compétences mais ne s’accompagnent ni de titres sexy, ni de rémunérations mirobolantes »). Mais il y a un but conceptuel et politique à cette enquête : celui d’« arracher l’animal laborans au mépris avec lequel Hannah Arendt l’a traité » (elle qui distingue le travail, l’œuvre et l’action). L’animal humain qui travaille (cet artisan aux œuvres multiples) est ici bien mis en scène historiquement : voyager dans la Rome antique, dans l’Italie de la Renaissance, dans le Londres industriel comme dans les ateliers informatiques d’aujourd’hui permet de voir que le travailleur n’est pas nécessairement condamné à être un objet aliéné, un corps marchandisé : il peut s’enrichir grâce à ses compétences d’une part, et l’esprit artisanal lui confère d’autre part un surcroît de dignité. La question est donc moins de regretter l’usine hiérarchique d’hier (où se confrontaient capital et travail) que de saisir que les métamorphoses du travail et de ses outils (à commencer par l’ordinateur) sont l’occasion de réfléchir autrement sur la dignité (qui ne va pas contre la compétence) et de valoriser le souci artisanal (concentration, rigueur, prise en compte de tous les sens, d’où le titre sur le rôle de la main et la place du toucher dans l’univers digital). Loin d’être américain, ce livre, ce qui est toujours le cas avec Sennett, prend tout son sens pour tout un chacun alors que la globalisation économique et le rôle des nouvelles technologies sont désormais partout présents.

O. M.

Sylvain Allemand, Édith Heurgon et Sophie de Paillette (sous la dir. de), Renouveau des jardins : clés pour un monde durable ?, Paris, Éditions Hermann, 2014, 284 p., 26 €

Cet ouvrage, issu d’une décade de Cerisy, représente une belle somme sur l’art des jardins contemporains. À distance des réflexions de tous ordres qui pullulent aujourd’hui sur les paysages et sur les pratiques jardinières renaissantes, ce livre-jardin met essentiellement l’accent sur le « durable » : il rappelle d’abord que les jardins ont une longue histoire, dont l’Europe n’a pas le privilège (voir l’intervention d’Augustin Berque sur le jardin lettré chinois), il souligne ensuite les manières diverses et fertiles dont le jardin associe le local et le global (d’où les discussions autour des « concepts » et « conceptions », proposés par Gilles Clément, de « jardin planétaire » ou de « jardin en mouvement », bien à distance de la notion passe-partout d’environnement), et il s’interroge enfin sur le rôle et la place du jardin face aux pressions de l’urbanisation contemporaine (le géographe Paul Claval avoue son scepticisme : « Si le jardin renaît depuis une génération, pour l’agrément qu’il procure, il ne tient pas dans le projet urbain une place comparable à celle qu’avaient les jardins et les parcs à la fin du xviiie siècle »). Puis le livre-jardin « se perd », au meilleur sens du terme, dans les expériences buissonnières et solidaires d’aujourd’hui et dans les jardins utopiques du xixe siècle. Si Édith Heurgon, fidèle à ses convictions, évoque une « prospective jardinière », cet ouvrage collectif est avant tout le récit d’une « expérience » qui s’est tenue à Cerisy, dans la bibliothèque et dans le jardin mais aussi dans les jardins d’alentour (voir aussi Inventer des plantes, École nationale du paysage de Versailles, mai 2014, no?26, www.actes-sud.fr).

O. M.

Olivier Corpet, Pourquoi et comment (j’ai créé, puis dirigé l’Imec pendant 25 années, de 1988 à 2013), Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Institut Mémoires de l’édition contemporaine, 74 p., hors commerce, à commander sur le site www.imec-archives.com

Alors qu’il vient de transmettre la direction de l’institution qu’il a créée, Olivier Corpet livre ici son témoignage sur la création de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine. C’est avec les revues que l’histoire commence, puisque Olivier Corpet a dirigé la revue Autogestion jusqu’à sa disparition en 1986. Sa curiosité pour le monde des revues l’avait aussi conduit à créer un groupe de recherches sur l’histoire des revues, avant donc de lancer en 1988 une institution dédiée aux archives. Mais ce goût des archives est inséparable pour lui de la défense des revues présentes et de la création : pour démontrer à quel point les revues sont le lieu central de la création culturelle et intellectuelle, il est utile de disposer des traces de leur activité passée et de permettre aux chercheurs de travailler sur des fonds. Ce parcours rétrospectif revendique donc une grande cohérence intellectuelle : « La revue est la seule forme connue et efficace d’autogestion de l’intelligentsia, le seul moment où cette dernière peut expérimenter les séductions en même temps que les affres du travail collectif dans les domaines de la pensée et de la création. »

M.-O. P.

Nathalie Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard, 2014, 384 p., 21, 50 €

Sur l’art contemporain, la sociologue N. Heinich n’en est pas à son coup d’essai : de l’Art contemporain exposé aux rejets en 1997 à Guerre culturelle et art contemporain en 2010, elle n’a cessé de creuser les raisons qui opposent violemment les « versaillais » (toujours dépités) et les iconoclastes (toujours enthousiastes). Loin de croire que l’on peut parvenir à un consensus et persuadée que le désaccord est insurmontable, elle enquête avec ce livre « à l’intérieur du monde de l’art contemporain », après avoir proposé des enquêtes portant sur « les réactions à l’art contemporain depuis l’extérieur de ce monde ». Ce qui l’amène, grâce à son approche pragmatique (au sens de W. James), qui échappe au clivage redoutable entre constructivisme et essentialisme, à préciser les caractéristiques distinguant le « paradigme » de l’« art contemporain » de celui de l’« art moderne et d’avant-garde », pour laisser derrière elle la polémique entre Anciens et Modernes. Parmi les ressorts de ce raisonnement (l’œuvre hors de l’objet, le contexte intégré, la peinture en déclin, le statut des reproductions, la présence de l’artiste, les nouvelles façons de collectionner, les dilemmes du conservateur…), celui qui souligne l’« inversion des cercles de reconnaissance » est certainement le plus éclairant. Il insiste en effet sur le rôle actuel des institutions publiques et sur la place qu’elles ont reconquise face au marché de l’art lui-même (galeries, ventes, collections…). « C’est que les marchands et les collectionneurs, dont la reconnaissance venait juste après celle des pairs dans l’art moderne (comme pour les impressionnistes et postimpressionnistes), se retrouvent en troisième position dans l’art contemporain, précédés par les spécialistes institutionnels ou para-institutionnels – critiques, commissaires, conservateurs. Bref, il y a eu inversion des deuxième et troisième cercles de reconnaissance, et donc prévalence des structures publiques ou parapubliques sur le marché privé. » Une prévalence qui s’explique essentiellement par le privilège accordé aux dynamiques de « projets » (celles qui passent par des appels d’offres) sur celles qui reposent classiquement sur le marché d’œuvres singulières. Voilà une sociologie qui rend intelligible le contexte de l’« intermittence du spectacle ».

O. M.

Olivier Guez, Éloge de l’esquive, Paris, Grasset, 2014, 112 p., 13 €

Le Brésil, c’est le football. Les deux semblent indissociables. Pourtant, le football est un sport européen. Pourtant, même lorsqu’il a été importé au Brésil à la fin du xixe siècle, les clubs sont longtemps restés réservés aux Blancs. C’est dans les années 1920, en même temps que la révolution moderniste, que « le foot se tropicalise parce qu’au même moment le Brésil entreprend sa révolution culturelle ». Mais le livre d’O. Guez n’est pas un livre d’histoire ; il joue avec l’histoire, les souvenirs, les mots, pour saisir ce qui unit le Brésil et son football, à travers la figure du dribble. On dépasse le foot, même si l’on y revient toujours ; les joueurs noirs ou métis ont appris à dribbler pour ne pas se faire agresser par les défenseurs blancs, les pauvres dribblent pour éviter les obstacles d’une société trop rigide. Puis les Brésiliens font de ce style un art, incarné par Pelé le « roi » et Garrincha le « dieu primitif ». Victoires à la Coupe du monde en 1958, en 1962 puis en 1970. Le Brésil sent qu’il peut dépasser l’Europe. Mais joue toujours comme s’il s’en fichait. Aujourd’hui, mondialisation du foot et enjeux financiers obligent, « le Brésil ne peut plus se permettre de jouer à la brésilienne ». Que perd-on, que gagne-t-on à « émerger », à devenir un acteur de la compétition mondiale ? La Seleçao a tout perdu lors de sa défaite historique (7-1) contre l’Allemagne en demi-finale de la Coupe du monde 2014. Et Dilma Rousseff en paiera peut-être le prix lors de la présidentielle d’octobre.

A. B.

Christian Chavagneux, Thierry Philipponnat, La Capture. Où l’on verra comment les intérêts financiers ont pris le pas sur l’intérêt général et comment mettre fin à cette situation, Paris, La Découverte, 2014, 131 p., 12 €

C’est une affaire entendue depuis la crise des subprime : une régulation plus forte du secteur de la finance est une condition du retour à la stabilité économique. Mais si les banquiers ont dû accepter une plus grande surveillance, ils affirment qu’ils ont déjà fait l’essentiel de l’effort et que toute contrainte supplémentaire les empêcherait de contribuer au retour dynamique de l’activité. Quand on voit pourtant le bénéfice des banques et les primes des traders repartir à la hausse, on se demande si le pouvoir politique a vraiment fait pression autant qu’il l’a promis sur la finance. Comment s’y retrouver ? Le citoyen peut-il démêler les arguments des uns et des autres, alors que les détails techniques sont souvent déterminants et que la capacité d’influence du secteur bancaire est très forte, notamment à Bruxelles ? Cette enquête permet heureusement de s’y retrouver en retraçant les programmes mis en place depuis la crise, en comparant les décisions américaines et européennes, en démontant les argumentaires des régulateurs et ceux des acteurs de la finance. Pour les deux auteurs, les autorités européennes ne sont pas restées inactives mais il faut aller encore plus loin, notamment en matière de politique prudentielle, de gouvernance des risques et de lutte contre les paradis fiscaux. Une excellente manière de faire le point sur les risques d’être trop « ami » de la finance.

M.-O. P.

Hervé Kempf, Notre-Dame-des-Landes, Paris, Le Seuil, 2014, 160 p., 10 €

« Ce n’est pas plus compliqué qu’au Mali ! » s’impatiente Jacques Auxiette, le président de la région Pays de la Loire, devant les difficultés des forces de l’ordre à expulser les manifestants contre le projet d’aéroport près de Nantes. L’expression en dit long sur l’incompréhension qui s’est aggravée entre les politiques aménageurs et les manifestants de la « zone-à-défendre ». Ce récit montre ce que signifie concrètement un grand projet public aujourd’hui et le diagnostic est sans concession : la concertation apparaît comme une démarche formelle dans laquelle les faits importants sont noyés dans une multitude de détails techniques, le partenariat public-privé permet d’accélérer des carrières de haut fonctionnaire, la délibération participative reste une pure intention, l’expertise est instrumentalisée par le commanditaire… Le reportage du côté des manifestants est aussi éclairant puisqu’il permet de mieux comprendre ces nouvelles formes de mobilisation non institutionnelles. Il est difficile de cerner une identité de la coalition des opposants à l’aéroport. Les militants eux-mêmes, plutôt activistes que théoriciens, s’y refusent, craignant une première mise au pas à travers le discours. Garder le projet sous-déterminé est donc une première stratégie de défense, en même temps qu’une condition pour coaliser, autour des agriculteurs qui refusent l’expropriation, des groupes militants très hétérogènes.

M.-O. P.

Yves Citton (sous la dir. de), L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 2014, 250 p., 24 €. Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2014, 320 p., 20 €

L’économie de l’attention est devenue un champ de recherche majeur depuis les années 1990. Lorsque la rareté n’est plus du côté de la production mais du côté de la réception, la théorie économique néoclassique vacille. Comment penser cette évolution ? Esprit avait consacré en janvier 2014 son dossier (« Inattention : danger ! ») à la question de l’attention et de sa mise en danger par le capitalisme contemporain. Dans l’ouvrage collectif dirigé par Yves Citton, des chercheurs de diverses disciplines tentent de décrypter ce phénomène, de déterminer si et en quoi l’économie de l’attention représente un bouleversement, et comment il est possible, sinon d’échapper à, du moins de reconfigurer cette évolution du capitalisme vers un « capitalisme mental ». Plutôt que d’être simplement attentif, il faudrait également être attentionné (voir le chapitre de Sandra Laugier, qui fait appel à la notion de soin/care). Plutôt que de se laisser guider par la recommandation des autres (voir le texte de Matteo Pasquinelli sur Google PageRank) vers ce que l’on connaît déjà, il faudrait laisser exister la possibilité de la « frayeur de la rencontre » (Dominique Boullier). En somme, et bien qu’il soit indispensable de saisir ce qu’est l’économie de l’attention, il faut sortir du paradigme économique et individualiste pour avoir une approche collective qui soit centrée sur une « écologie » de l’attention. Car derrière les flux et la circulation des données, derrière cette apparence d’immatériel, il y a les parcs de serveurs Google, l’exploitation des terres rares et les câbles sous-marins. Derrière notre attention sursollicitée, il y a aussi une planète qui s’épuise.

A. B.

En écho

Le droit et ses « griefs » en revue – Une nouvelle revue (et avec une version papier !) originale sur les mondes du droit, cela ne passe pas inaperçu. Dirigée par Olivier Cayla et Rainer Maria Kiesow, soutenue par un conseil scientifique prestigieux (Descombes, Garapon, Gauchet, Rosanvallon, Pasquino, Rousseau, Schnapper, Troper…), éditée par l’Ehess et les éditions Dalloz, elle a pour titre Grief (2014, no?1, http://editions.ehess.fr/ouvrages/ouvrage/grief). Un titre que l’agencement des rubriques et le sommaire traduisent fort bien : dans la partie « Différend », on discute en les comparant de la place faite à l’enseignement du droit à Sciences Po et à la faculté de droit, on débat de la circoncision (Schnapper et Kiesow) et on propose un dossier sur le mariage pour tous qui porte essentiellement sur l’argumentation anti-mariage (Troper, Hervieu-Léger), sur le lien entre mariage et prostitution (voir celui de Desveaux) et sur l’attitude de l’Église catholique, sans manquer d’humour (voir le texte de Jean-Louis Halpérin, dont le thème est la possibilité pour le pape de forcer les clercs à se marier). Suivent une rubrique « Exploration », qui s’aventure sur les marches du Palais de justice, des études de cas et des lectures charpentées. Une vraie revue. À suivre.

Transitions métropolitaines – Alors que la réforme des collectivités territoriales avance à un rythme fort chaotique en France et que le mot métropole suscite bien des polémiques, Problèmes d’Amérique latine (Éditions Eska, no?90, www.eska.fr) propose, sous la houlette de Marie-France Prévôt-Schapira, un dossier substantiel sur les transitions métropolitaines en Amérique latine. Sont pris comme cas de figure cinq grandes villes : Buenos Aires (le rôle des périphéries), Lima (les défis en matière de logement et de transports), Mexico (la division sociale de l’espace urbain et l’accès aux diplômes), Santiago du Chili (un modèle contesté de fabrication néolibérale de la ville), São Paulo (l’évolution sociale du centre-ville qui se traduit par un retour au centre). Pour ceux qui ont la conviction que l’urbanisation rapide et vertigineuse des nouveaux continents pèse sur le devenir du monde, voici un numéro qui rentre dans le vif du sujet.

Études et le genre – De son côté, Études (juillet-août 2014) s’interroge sur la manière dont la notion de « genre » trouble l’univers des catholiques, et propose deux belles réflexions pour l’été : l’une sur « Habiter », qui fournit l’occasion d’un retour sur la pensée d’Henri Maldiney, et l’autre sur l’œuvre de Philippe Jaccottet, qui vient de sortir en Pléiade et à laquelle Esprit consacrera un texte prochainement.

Avis

Du 13 au 20 septembre 2014 se tiendra au Centre culturel international de Cerisy un colloque autour de Pierre Rosanvallon sur le thème « La démocratie en travail », dirigé par Sarah Al-Matary et Florent Guénard. Le programme détaillé est disponible à l’adresse suivante : http://www.ccic-cerisy.asso.fr/rosanvallon14.html

Dans les mois à venir, nous aborderons la question des rythmes de vie : école, travail, comment mieux adapter les rythmes à une époque qui semble vouloir aller toujours plus vite ? Nous consacrerons ensuite un dossier à la question du chômage : plutôt que d’adopter une perspective sociologique, nous avons choisi de demander à des écrivains de proposer des textes de fiction autour des différentes étapes, des différentes épreuves par lesquelles les chômeurs doivent passer dans l’espoir – souvent déçu – d’être (ré)intégrés au « monde du travail ».

  • 1.

    Romain Gary aura le prix Goncourt en 1956 pour les Racines du ciel et en 1975 pour la Vie devant soi (Émile Ajar).

  • 2.

    Gallimard a également édité en 2014 un coffret de deux CD : « la Promesse de l’aube lu par Hervé Pierre » et, en association avec Futuropolis, une magnifique édition de la Promesse de l’aube illustrée par Joann Sfar. L’Herne a ressorti le Cahier de L’Herne consacré à Romain Gary réalisé sous la direction de Paul Audi et Jean-François Hangouët, publié initialement en 2005. Le même éditeur a fait paraître deux recueils de nouvelles de Gary : Une petite femme et Un soir avec Kennedy. Le mensuel Lire a réalisé un dossier sur Romain Gary dans son numéro de mai (no?425) et la revue Europe lui a consacré son numéro d’été (no?1022-1023). La Bibliothèque nationale de France, qui n’avait réalisé aucune exposition pour le centenaire d’Albert Camus en 2013, n’en a pas non plus fait pour Romain Gary. En revanche, une grande exposition a été consacrée à Astérix.

  • 3.

    R. Gary, la Promesse de l’aube, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006, p. 201.

  • 4.

    Voir Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008, chap. 21.

  • 5.

    C’est aussi le titre d’un roman paru en 1946.

  • 6.

    R. Gary, Vie et mort d’Émile Ajar, Paris, Gallimard, 2009, p.?20-21.

  • 7.

    Jacques Le Brun, le Pouvoir d’abdiquer. Essai sur la déchéance volontaire, Paris, Gallimard, coll. « L’esprit de la cité », 2009.

  • 8.

    Voir Albert Camus, À Combat. Éditoriaux et articles, 1944-1947, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2013.

  • 9.

    Ludmila Oulitskaïa, le Chapiteau vert, Paris, Gallimard, 2014.

  • 10.

    Roman paru en anglais en 2012 mais non encore traduit en français.