Colombey-les-deux-mémoires
Jeudi 9 novembre 2006, à 7 heures, gare de l’Est. Quelques fidèles, curieux et journalistes embarquent en catimini pour aller voir sinon complimenter tout à l’heure le président Chirac posant la première pierre d’un « Mémorial Charles de Gaulle » à Colombey-les-Deux-Églises. Rien que du feutré tout gris, rien qui pourrait rappeler un Paris-Dieppe du plaisir ou un Paris-Lourdes de la foi, ni même ces vieux convois d’antan, avec leurs compagnons en béret et toutes médailles au vent. Le cameraman de la 2 remballe le matériel. Rien à dire du voyage : entre chien et loup, avec nuages bas, tags puis labours mélancoliques, à peine rafraîchis par le vert tendre du blé de printemps et l’heureuse annonce par le restaurant L’Orée de Champagne que là-bas, à Chaumont, une certaine idée de la France ne déteste pas encore le pied de cochon. Dont acte, surtout à l’heure du casse-croûte.
10 h 30, à Colombey, au pied de la croix géante qui peine à vaincre la brume, dans le calcaire blanchâtre très proprement éventré, à l’écart de La Boisserie invisible, sous la tente au tapis bleu avec drapeaux français et européen, les officiels sont là. On remarque MM. les ambassadeurs de Chine et des États-Unis flanqués du petit-fils de Konrad Adenauer, moins applaudis d’ailleurs que Line Renaud. Brouhaha sans chichis par contre autour d’un échantillon toujours honorable de Compagnons de la Libération, assis, et d’enfants des écoles, debout mais avec chewing-gum.
Le rituel
Les plus à l’aise, comme d’habitude, ce sont les gens du village entourant leurs élus rasés de frais et venus en nombre, puisque le conseil général et les autres collectivités locales financent à 80 % le futur « équipement » (qui sera raccordé aux flux du tourisme culturel de masse à hauteur de 125 000 visiteurs par an, et « notamment des jeunes », par la grâce d’une « mise en scène rythmée » et de « supports innovants »). Nos villageois, c’est rien que de la « douce France » pour Doisneau et Ronis sortie de l’album de famille, avec dames robustes et émues, types sympas aux pognes pas fainéantes et « p’tite laine » peut-être tricotée main. Tous ces braves gens, dont quelques-uns avaient déjà fait pleurer Malraux aux obsèques, parlent chasse et intercommunalité, fredaines et copinages, cousinages éloignés et projets pour Noël, avec parfois comme un léger doute : tout ça rend-il service au Général ? Au grand voisin qui disait, lui, sans se soucier des touristes, « leurs familles, je les connais, je les estime et je les aime » ? Éparse et claudicante, bien distincte du beau linge et du peuple indigène, s’affaire aussi une escouade d’anciens combattants, derniers bérets verts et porte-drapeaux, gendarmes en retraite et grognards fiers de leur franc-parler. Se disent-ils cela eux aussi ?
Trêve d’interrogations déplacées : le président et les siens débarquent des hélicoptères et des voitures à cocarde à 11 h 30 précises, à peine fripés par le voyage et les épreuves du pouvoir, après la gerbe au cimetière, la présentation de la maquette et la pose de la première pierre par un Chirac tendant l’oreille puis hilare. Accompagnés par la famille la plus proche, et d’abord l’amiral de Gaulle et Mme de Boissieu, ils écoutent debout Yves Guéna, le président de la Fondation Charles de Gaulle conductrice du projet, dire « Musée » pour « Mémorial » puis signaler l’ambition de ce « lieu de mémoire vivant » creusé au flanc de la nouvelle colline inspirée et dont le didactisme viendra heureusement ajouter chez le visiteur à l’émotion ressentie au village, à La Boisserie, devant la tombe et sous la croix de Lorraine. Puis, ô joie pour le Premier ministre (au sourire rêveur), la ministre de la Défense (très décidée), les présidents du Sénat, de l’Assemblée nationale et du Conseil constitutionnel (émus mais le teint frais), sans oublier Bernadette qui veille, semble-t-il, à tout en tailleur rose, vient l’heure du message présidentiel que de mauvais esprits pourront, bien après 2007, résumer ainsi : le Général et le gaullisme me confortent à jamais, et réciproquement.
La colline et le mémorial
Nonobstant, l’allocution sait rester nationale, rassembleuse et d’apparence a-partisane. À peine un brin chiracoïdale, c’est humain. « Plus le temps passe, plus la figure du général de Gaulle grandit » : l’introït, ma foi assez original, appelle un cours d’histoire qui fait surgir toujours armé le combattant, le visionnaire et le héros. Succède à ce topo sur le chevalier blanc un hommage plus intéressé sans doute au « bâtisseur », à ses valeurs, son idéal et son coup de truelle constitutionnel. Suit l’énoncé des hauts faits gaullistes en faveur desquels, ou à la faveur desquels, le président en exercice n’a jamais ménagé sa peine ni, surtout, on le sait, jamais pu démériter : cohésion sociale, protection sociale, participation, dissuasion, vaccination anti-mondialisation, constitution d’airain qu’il ne s’agit pas de « brader », Europe scellée par la rencontre entre de Gaulle et Adenauer ici même, adaptations hardies à la réalité mouvante d’un monde nouveau, etc. Jusqu’à la péroraison, de saine tautologique gaullienne : « La France est forte quand elle est fidèle à son identité. » Fermez le ban. Le chef du protocole reprend l’affaire en main.
Pas un mot, on le comprend, de l’acceptation de la cohabitation, du forcing sur le quinquennat, des multiples ajouts grandiloquents à la constitution, de la dissolution Rpr dans l’Ump, des dénationalisations, du désaveu populaire si cinglant par deux fois et sans départ. Ni de ce discours du 16 juillet 1995 au Vél’d’Hiv sur les « heures noires », si a-gaullien et qui a mêlé sans vergogne l’exigence de repentance bien dans l’air du temps, l’affirmation inouïe d’une responsabilité collective de la France et le rappel de l’héroïsme toujours nécessaire. Bref, dix années « gaullistes » bien essorées, bien amidonnées et bien repassées.
Marseillaise (Jean-Louis Debré, sur un nuage, chante très mâle et très joliment), bain de foule, hélico, brume et bruine. Chacun s’ébroue et remonte à cheval. Le même soir, en meeting à Saint-Étienne, le vilain petit canard non invité à la fiesta national-chiraquienne, le petit Nicolas tendra le poing en trépignant à peine et en jetant de tout son cœur : « Le gaullisme ne se commémore pas, il se vit. » Juste avant de soutenir que l’Ump allait sans phrases et sans aucun doute « changer la vie », comme disait au siècle dernier l’autre dernier grand défenseur de nos sympathiques institutions monarchiques, François Mitterrand. Mais Jean-Louis Debré avait pris ses précautions le matin même dans une interview à La Croix :
Aujourd’hui, sans conteste, c’est Jacques Chirac qui représente le mieux le gaullisme du xxie siècle. […] Dominique de Villepin aussi incarne cette tradition gaulliste.
À force de dire que l’héritage n’a pas été dilapidé, ou n’est pas passé en d’autres mains, que de Gaulle serait encore une référence, la chiraquie se prend-elle à croire in extremis qu’un gaullisme sans Général peut se perpétuer et donc, par fidélité mécanique, que l’action de Jacques Chirac se poursuivra sans trêve ? Grave erreur, et d’allure captatoire. Erreur non pas politique, puisque chacun peut librement sans cesse revendiquer ses paternités et ses fidélités. Mais erreur eu égard à la nationalisation tranquille et envahissante de la mémoire du « Général France » depuis 1970 et récemment tenu par un jury télé-populaire pour, de très loin, le plus grand homme du pays.
Pratiquement tous les Français savent au plus intime que chacun est gaulliste dès qu’il se sent, disait Régis Debray dans À demain de Gaulle, « artiste, rebelle et croyant ». Oui, rebelle, comme tout vivant qui se dresse. C’est pour cela que les gardiens si vigilants et sans doute encore intéressés de la mémoire gaullienne ne savent pas dire pourquoi, sauf à venir s’autoféliciter sans vergogne, il fallait vraiment, à Colombey, ériger un lieu de mémoire sur le lieu de mémoire, un « Mémorial » jouxtant la tombe et La Boisserie ; pourquoi aux Invalides, sur volonté présidentielle expresse, sera érigé à la hâte, en 2007, un « Historial »-cinéma. Et pourquoi, surtout, ils se refusent à croire que l’unanimisme national dont jouit la mémoire de leur Général les a démonétisés. Parce que, décidément, comme aimait à dire leur chef bien-aimé, « je suis un homme qui n’appartient à personne et qui appartient à tout le monde ».
Au jour mourant, là-bas, sa tombe – désertée dès que les officiels ont pris l’air – appelait moins que jamais à l’oraison funèbre. Elle défie aussi bien tout Panthéon et tout Invalides, puisqu’il mourut très fier de n’être ni de droite ni de gauche et tout bonnement français. Elle est moins visitée qu’avant, La Boisserie aussi (250 000 pèlerins par an au début de ce siècle, 100 000 aujourd’hui). Il l’avait sans doute pressenti quand il déclara à un journaliste, en 1954, d’un mot qui a ravi Malraux et qui ravit encore l’âme :
Vous voyez cette colline. C’est la plus élevée. On y édifiera une croix de Lorraine quand je serai mort.
Silence. Goguenard ou ému, qu’importe. Puis :
Personne n’y viendra, sauf les lapins pour y faire de la résistance.