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Russie : le piège de la rente

novembre 2009

#Divers

La croissance russe a été brutalement sapée au cours de l’année 2008. La fragilité d’une économie portée par l’envolée du cours des matières premières s’est brutalement révélée. Dans ce contexte, que deviendra le contrat implicite qui compensait le recul des libertés par le maintien du développement économique ?

En balade à Moscou le visiteur cherche la crise du regard. Où est elle ? Les restaurants sont pleins, les centres commerciaux n’ont jamais été aussi fréquentés et la jeunesse dorée, arborant sacs Vuitton, accessoires Dolce Gabbana et téléphones portables de la meilleure facture, se prélasse sur le vieil Arbat ou dans les jardins Alexandrovski au pied du Kremlin.

Emblème de l’essor économique russe des dernières années, la construction du centre d’affaires « Moscow city » est gelée. La Tour de Russie1, vouée à devenir le plus grand immeuble d’Europe, ne sera pas érigée. Pris à la gorge par ses créanciers, son promoteur a renoncé. Le trou béant du chantier symbolise les espoirs perdus.

Malgré de solides fondamentaux – excédent budgétaire, troisième réserve or et devises au monde, stabilité de la monnaie, faible dette publique –, l’économie russe s’est montrée très vulnérable à la crise financière internationale. À Moscou, où 80 % des richesses sont concentrées, il faut la chercher du regard.

Mais en province, dans les villes dites « mono-industrielles » héritées du système soviétique – quand une usine ou un combinat occupe 25 % de la population en âge de travailler –, la situation est précaire. À Togliatti (automobiles, région de la Volga), à Magnitogorsk (métallurgie, région de l’Oural), à Tchéliabinsk (mines de l’Oural), les ouvriers ne travaillent que deux ou trois jours par semaine, des licenciements massifs sont attendus.

La crise a mis fin au mythe de la Russie, pays de cocagne. En juillet 2008, avec un pétrole à 147 dollars, tous les espoirs étaient permis. Le Kremlin imaginait alors Moscou sous les traits d’un futur centre financier international tandis que la télévision prédisait la fin du dollar, prochainement remplacé par le rouble. À l’automne 2008, la bulle a éclaté.

L’économie russe est bien plus affectée que celle de ses homologues du Brésil, Inde, Chine (Bric). Pour la première fois en dix ans, la croissance est négative et la production industrielle n’en finit plus de chuter2. Pourquoi ? En fait, le « miracle » russe reposait sur deux piliers : l’exportation des ressources et le crédit facile.

Résultat, la Russie était le seul pays à forte croissance où le Pib croissait plus vite que la production industrielle :

La désindustrialisation a commencé avec l’effondrement de l’Urss mais s’est accélérée sous Vladimir Poutine. Au lieu de restaurer la croissance industrielle, le gouvernement a préféré se reposer sur les revenus du pétrole et du gaz […],

écrit l’économiste Viatcheslav Inozemtsev dans une étude récente sur la Russie3. La production industrielle est bien plus faible qu’elle n’était à la fin de l’époque soviétique. Un rapide coup d’œil permet de constater que tout est importé : le papier vient de Finlande, les médicaments d’Europe, les voitures d’Allemagne, de France ou du Japon.

Sur les marchés, il n’est pas rare de se voir proposer des pommes de terre d’Égypte, des poireaux des Pays-Bas, des carottes de Belgique. Où sont les Nokia russes, les ordinateurs made in Russia ? En dix ans, souligne Mikhaïl Boldyrev, ancien vice-président de la Cour des comptes, « nous n’avons même pas été capables de construire une seule usine à papier »…

La démocratie attendra

Conscient de ces faiblesses, le président Dmitri Medvedev veut encourager la diversification et l’innovation :

Vingt années de tumultueux changements dans notre pays n’ont pas changé son humiliante dépendance aux matières premières. […] À de rares exceptions près, nos entreprises ne créent pas les biens ni la technologie nécessaires à la population,

a-t-il souligné dans une tribune critique sur l’état du pays, publiée récemment sur le site www.gazeta.ru. Son groupe de réflexion, l’Institut du développement contemporain, plaide pour des réformes en profondeur, pas seulement en économie. Son président, Igor Iourguens, qui codirige aussi l’Union des entrepreneurs et des patrons, va plus loin :

Le contrat social entre l’État et la population consistait à confisquer les droits civiques en échange du bien-être économique. Au moment où le bien-être décline, il serait bon que les droits civiques regagnent du terrain.

La modernisation ne fait pas l’unanimité. Aux yeux d’une bonne partie de l’élite politique, l’économie de rente est un succès.

La majorité des entrepreneurs et de la bureaucratie tient sa richesse de l’extraction du gaz et du pétrole et d’autre source naturelle et n’a aucun intérêt à moderniser l’industrie,

poursuit Viatcheslav Inozemtsev. Les bonnes résolutions semblent déjà oubliées. Encore et toujours, la Russie mise sur sa production pétrolière. En août, les exportations de brut russe ont dépassé celles de l’Arabie Saoudite.

La crise a révélé des divergences d’approche entre deux groupes au sein de l’élite, un peu comme au xixe siècle entre Zapadniki (pro-occidentaux) et Slavophiles (traditionalistes). L’un, réformateur et minoritaire, est formé de petits entrepreneurs libéraux (l’Union des entrepreneurs et des patrons russes) de quelques acteurs politiques et économiques favorables au changement (entre autres, Guerman Gref, Anatoli Tchoubaïs). Sa voix est celle de l’Institut du développement contemporain, le think tank présidentiel.

L’autre, majoritaire, est constitué de cette classe de bureaucrates qui sont en même temps des hommes d’affaires, formant le gros des troupes de Russie unie, le parti au pouvoir. Eux aussi ont leur think tank, l’Institut des projets sociaux (Inop). Eux aussi sondent l’avenir de la Russie.

Leur constat n’est pas rose. Le pays, expliquent-ils dans un rapport dévoilé en avril 2009, est entré en stagnation, comme à l’époque de Leonid Brejnev4. « Les gouverneurs […] sont nommés du haut, comme jadis les secrétaires d’obkom [comité régional du parti]. » Au sein de Russie unie, la démocratie « n’est qu’une imitation ». L’État de droit est un rêve lointain : les médias sont « inertes » et « mieux vaut ne pas avoir affaire à la police ». Pour autant, la démocratie n’est pas une priorité. « Avant de démocratiser, il faut construire des institutions efficaces », conclut le rapport.

Les deux groupes auront du mal à travailler ensemble de façon efficace, souligne la sociologue Olga Krychtanovskaïa5. Cette spécialiste de l’élite au pouvoir explique :

L’appartenance à Russie unie est fondée sur le conservatisme et la peur de prendre des risques. […] Pour innover, il faut de la liberté, or la Russie continue d’en manquer.

  • *.

    Correspondante du Monde à Moscou.

  • 1.

    Dessinée par l’architecte britannique Norman Foster.

  • 2.

    Le Pib a baissé de 10, 9 % sur les huit premiers mois de 2009 par rapport à la même période en 2008, la production industrielle a chuté de 14, 8 % de juin à août 2009 par rapport à la même période en 2008 selon des données publiées par Rosstat, le comité d’État aux statistiques.

  • 3.

    Viatcheslav Inozemtsev, « Que pense la Russie ? » (What does Russia think ?), article faisant partie de l’étude publiée le 25 septembre 2009 par le Conseil européen pour les relations extérieures (Ecfr) (www.ecfr.eu), un groupe de réflexion présidé par le prix Nobel de la paix 2008 Martti Ahtisaari.

  • 4.

    Leonid Brejnev, premier secrétaire du parti communiste de l’Urss de 1964 à 1982. Avec lui, l’Union soviétique entre dans une période de stagnation.

  • 5.

    V. Inozemtsev, « Que pense la Russie ? », art. cité.