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Dans le même numéro

L’ère du bourreau

août/sept. 2008

#Divers

Controverse

L’ère du bourreau

C’est à un étonnant voyage que nous convie Gilbert Gatore dans son roman le Passé devant soi1 qui s’est vu décerner le 10 mai dernier le prix du roman Ouest France/Étonnants voyageurs 2008.

L’événement non identifié qui sert de toile de fond à ce roman situé dans des lieux indéfinis « où ils se sont massacrés il y a quelques années » est le génocide des Tutsi du Rwanda, qui s’est déroulé d’avril à juillet 1994 mais qui fut planifié de longue date et amorcé par des massacres réguliers de Tutsi dès 1959. Si l’imprécision est de mise dans le Passé devant soi, c’est parce que cette variation romanesque se soutient de l’idée que « ce sont les contes qui donnent les meilleures informations ». Tant pis, donc, si le désarrimage référentiel conduit l’auteur, diplômé de sciences politiques, à évacuer la dimension politique de l’événement qui a ensanglanté son pays d’origine ; tant mieux, même, puisque cela permet de recycler les clichés d’une Afrique mystérieuse et mythique, éternellement identique à elle-même : celle qui plaît aux Occidentaux. Tout est joli dans cet univers-là, les machettes ont même été ornées avant usage de formules récréatives par un bourreau demi-sage qui les fabrique en toute innocence.

Conjointement nimbés de ce flou poétique, victimes et bourreaux ne sont plus guère distinguables : le génocide ici ne fait que des victimes. Les deux protagonistes du roman – le jeune Niko, ancien chef des Enragés Volontaires, massacreur exemplaire et pourvoyeur d’armes qui ne se sent bien que noyé dans les tueries, et la belle Isaro, dont la famille a été massacrée sous ses yeux mais qui a survécu – ont d’ailleurs un état civil strictement symétrique : un de leurs deux parents est étiqueté « barbare » – preuve que c’est uniquement le hasard qui fait de vous un innocent ou un coupable. À y regarder de plus près pourtant, des distinctions apparaissent entre les deux personnages.

Inversion des rôles de la victime et du bourreau

Outre qu’il est donné pour un être qui n’a jamais eu le choix, Niko le tueur est dépeint comme une victime intégrale. Il vit en ermite, « seul et ignoré », dans une grotte grouillante d’insectes où il est gardé à vue par une armée de singes. Né sous de funestes auspices, il fut d’emblée la victime désignée de ses camarades et porte son sourire horrifiant comme un stigmate. Son habitat dégradé, sa maigreur spectaculaire, son tourment qui l’exténue, tout concourt à en faire une victime exemplaire, et jusqu’à son sexe démesuré qui le signale comme une victime de la malédiction de Cham2. Explicitement désigné comme le messie par le chœur des divinités qui, sorte de Radio des Mille Collines politiquement correcte, le prend à témoin, lui décrivant « ce qui va se passer bientôt […], la moitié va finir coupée comme du bétail », Niko est voué à se faire le bras de ce carnage malgré lui. À l’inverse des bourreaux non fictifs interrogés par Jean Hatzfeld dans Une saison de machettes et dont Gilbert Gatore a dit s’être inspiré, Niko, mi-naufragé mi-rescapé, est pétri de culpabilité : le souvenir des tueries « le raidissent dans cette convulsion qui le laisse toujours avec la mine d’un noyé qu’on vient de sauver des eaux ». Sa survie d’ailleurs n’est que provisoire. La figure de Job – l’Innocent intègre et droit injustement persécuté par la puissance divine – n’est jamais loin ; l’on voit même la colère du ciel (en quoi consiste métaphoriquement le génocide du Passé devant soi) se déchaîner contre lui. « Les éclairs jettent une lumière furieuse sur Niko, son père et la femme, regroupés par la peur en un tas misérable. » Bref, la parenthèse que constituent dans le roman les massacres génocidaires n’est qu’une des étapes du calvaire de Niko.

Ce grimage du bourreau en victime exemplaire ne peut pas ne pas faire songer à la grande supercherie médiatiquement orchestrée sur laquelle s’acheva le génocide des Tutsi. En juillet 1994, les « réfugiés rwandais » affluaient par centaines de milliers vers le Zaïre pour s’y entasser dans des conditions abominables, « et l’on en déduisait nécessairement, le cœur brisé, que génocide plus réfugiés égale réfugiés du génocide3 ». Il s’agissait en fait de Hutu qui fuyaient leur pays par crainte de représailles de la part du Fpr et laissaient derrière eux plus d’un million de morts. Ces images contribuent aujourd’hui encore à alimenter la thèse négationniste du « double génocide ».

La victime quant à elle semble d’emblée moins à plaindre : l’opposition est nettement marquée dès le chapitre liminaire entre l’existence misérable de Niko et celle d’Isaro, survivante bien vivante, que l’on voit avaler dans sa studette parisienne un bol de céréales avant de s’envoler pour son cours de marketing stratégique à l’école de commerce (où elle « a tant souffert »), puis pour son pays d’origine. Alors que Niko n’a jamais été aimé par quiconque, Isaro a bénéficié, de la part de ses parents adoptifs, d’« un amour sans réserve ni condition », auquel elle a d’ailleurs répondu par l’ingratitude. Quand Niko, mort en sursis déjà à demi-enterré, agonise dans une tombe à ciel ouvert, tâtonne dans la nuit, et maigrit sous nos yeux, Isaro la survivante s’ébat dans l’air frais du matin, et son embonpoint la contraint à aller s’acheter de nouveaux vêtements. Eu égard aux conditions dans lesquelles survivent (ou pas) la plupart des victimes rescapées du génocide au Rwanda (décimées par le virus du sida, elles restent en outre menacées par leurs persécuteurs), cette inversion des rôles a de quoi choquer.

Une bienveillance bien malséante

Cette inversion des rôles au profit du bourreau attire d’autant plus notre attention qu’elle vise expressément à éveiller la compassion du lecteur à l’égard du tueur, qui ne sera identifié comme tel qu’aux deux tiers du roman (soit après qu’on l’a vu décliner dans son caveau), tout étant fait pour que le lecteur ne puisse pas « détecte[r] cette horreur au premier abord », et ainsi susciter sa sympathie. Les jeunes jurés du prix Ouest France ne s’y sont pas trompés qui n’ont eu aucune peine à trouver attachant ce Niko dont la lente agonie les a émus. Cet apitoiement organisé est d’ailleurs mis en abyme à l’intérieur du roman lorsque l’on voit Niko s’exclamer, à l’énoncé de la vie d’un génocidaire qui purge une peine de prison à vie : « Le pauvre, pense-t-il. Quel parcours triste ! » On pense évidemment au héros des Bienveillantes de Jonathan Littell, prix Goncourt 2006, dont le narrateur Maximilien Aue (un ancien SS encore bardé d’idées nazies dans le temps de la narration) singeait lui aussi le délabrement du déporté rescapé – le « lazaréen » tel que l’avait décrit Jean Cayrol4.

Cette propension de notre temps à s’apitoyer sur les bourreaux procède initialement d’un refus du manichéisme, qui nous priverait de la possibilité de comprendre comment des millions d’individus peuvent se trouver impliqués dans un crime de masse. On renonce donc à diaboliser les génocidaires – ces « hommes ordinaires5 » dans lesquels, à moins d’être hypocrite, tout un chacun doit pouvoir se reconnaître. Et de là on inverse la perspective : c’est nous tous qui sommes des monstres en puissance, qui pataugeons à culpabilité égale dans la zone grise – et l’on en vient même à considérer que la vérité sort de la bouche des bourreaux6, qui en savent plus que nous sur nous-mêmes, voire à les considérer comme les vraies victimes puisqu’eux ont eu le malheur de pouvoir passer à l’acte et de donner libre cours à la pulsion meurtrière que tout homme est supposé porter en lui. Donc suspends ton jugement, « cher lecteur », déploie ta sensibilité qui seule ici est requise, et imprègne-toi de la détresse de l’assassin. Mais, à refuser le manichéisme – même en cas de génocide –, on naturalise le crime et on dilue les responsabilités : c’est l’humanité tout entière qui est coupable – et les vrais coupables en ressortent blanchis.

Le tueur auréolé

D’où ces coups de projecteur récurrents aujourd’hui, dans la littérature et les arts de la scène, sur la psyché du bourreau, censée contenir la clef du mystère du Mal : « il faut, pour comprendre ce qui s’est passé, s’approcher de ce qui en a été la cause », déclare la victime Isaro – d’où le désir qu’elle a de mettre en lumière la subjectivité des criminels, « car c’est là-dessus que se fondent la haine et la violence ». On sait pourtant, au moins depuis Arendt, que les discours des bourreaux non fictifs n’expliquent rien, mais la fiction se charge de remédier à cette carence en nous démontrant que le génocidaire est un assassin par nature (la mère de Niko meurt en le mettant au monde) et une éternelle victime (muet de naissance, son handicap lui vaut d’être maltraité), à l’image de chacun d’entre nous. Car le monstre est en l’homme comme le ver est dans le fruit – cette explication métaphysique déportant insensiblement le regard du lecteur des fauteurs du génocide (car il y a des responsables…), sur les plis de son propre nombril (où gît le monstre qu’il s’agit de neutraliser). Dans le Passé devant soi d’ailleurs humains et animaux ne cessent d’échanger leurs attributs ; les boucs parlent et les humains bêlent, leur corps se couvrant à l’occasion de poils drus qui les changent en hyène. C’est cette commune animalité (par quoi se définit l’humanité) de la victime et du bourreau qui permet que leurs attributs s’échangent : pour avoir découpé ses voisins, c’est Niko qui a le corps morcelé ; et tandis que le bourreau « démon abominable » aux « traits harmonieux » réalise jusque dans son corps l’« insoutenable superposition d’un ange et d’un démon », la victime est à la fois belle et cruelle. C’est que le monstre sommeille en elle aussi, et si Isaro se coupe de ses parents, c’est justement parce que « leur générosité empêche que s’accomplissent la cruauté et l’absurdité auxquelles sont condamnés les humains ». Sa revanche sera narrative – et elle consistera à venger les monstres. Quelques pages avant la fin en effet, Isaro se révèle être la narratrice de ce récit. Sous couvert de vouloir « consigner les témoignages de toutes les personnes qui ont vécu cette tragédie : survivants, bourreaux, complices, résistants », la jeune fille s’intéresse « d’abord » et « avant tout » aux bourreaux… et finalement plaide pour eux. Car si en définitive elle donne vie à Niko (où l’on voit que c’est la victime qui engendre le bourreau…, Niko étant bien le fils d’une certaine « Eugénie Isaro »), c’est, dit-elle, pour pouvoir l’« approcher », le « comprendre », le « tuer » (c’est donc aussi la victime qui tue le bourreau : l’inversion des rôles est totale), et finalement, lui « pardonner ».

Gatore radicalise donc le dispositif par rapport à Littell : ce n’est plus le bourreau (épaulé par l’auteur) qui assure sa défense en se donnant en modèle d’humanité. C’est la victime elle-même, en qui le lecteur se trouve immergé – « vous êtes en elle, vous êtes ses yeux, son souffle et son souvenir » –, qui se charge de défendre le bourreau. Le plaidoyer que compose Isaro, c’est le livre même que l’on a dans les mains, et qui donc dépeint le bourreau génocidaire en pénitent réfugié dans une « grotte sacrée », en saint auquel ne manque même pas son « auréole lumineuse », en figure christique et Juif errant à la fois, « passant perpétuel » accomplissant un « voyage solitaire », victime enfin du mystère d’iniquité qui lui vaut de souffrir une vie qui est pire que la mort de ses victimes – qui elles au moins n’ont pas eu à « durer en attendant de mourir ».

Face à tant de confusion, on rappellera simplement que Primo Levi n’a jamais considéré la « zone grise » comme un lieu d’indistinction entre victimes et assassins. Cédons-lui la parole pour finir :

J’ignore, et je ne suis guère intéressé à le savoir, si un assassin s’est niché dans mes profondeurs, mais je sais que j’ai été une victime sans culpabilité et pas un assassin ; je sais que les assassins ont existé, pas seulement en Allemagne, et qu’ils existent encore, retraités ou en service, et que les confondre avec leurs victimes est une maladie morale ou une coquetterie esthétique ou un signe sinistre de complicité ; c’est surtout un précieux service rendu (volontairement ou non) à ceux qui nient la vérité7.

Charlotte Lacoste8

Coup de sonde

Philosophies de l’esprit objectif

À propos de…

Vincent Descombes, le Raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Paris, Le Seuil, 2007, 456 p., 24 €.

Jean-François Kervégan, l’Effectif et le rationnel, Hegel et l’esprit objectif, Paris, Vrin, 408 p., 28 €.

Lorsque l’on évoque le relativisme moral, c’est généralement pour le combattre et en dénoncer les ravages. Après avoir trouvé un refuge éphémère dans le ciel des idées, les « valeurs » se seraient purement et simplement évanouies, pour laisser place à une modernité d’où l’idée même de hiérarchie est absente. Sous diverses formes, l’individualisme serait à la source de notre entrée dans une société de l’équivalence où il serait devenu impossible de mettre un terme à la « guerre des dieux ».

De deux points de vue différents, les livres de Vincent Descombes et Jean-François Kervégan posent le problème du relativisme moral et politique, mais en déplaçant le diagnostic que l’on porte le plus souvent à son propos. Avant de conclure que l’indifférence aux normes est la signature de la modernité, il faut se demander si un monde sans système de valeurs est simplement possible. Aucun de ces deux auteurs ne porte un jugement sur le présent, mais ils envisagent ce dernier autrement que lorsque l’on postule que le triomphe de l’individualisme « dépolitisant » et « amoral » est sans reste. Bref, ils entendent redonner corps au thème d’une raison pratique qui n’est pas moins rationnelle que la raison théorique, mais qui est autre qu’elle.

Les analyses de Descombes trouvent leur soubassement dans l’anthropologie et la philosophie wittgensteinienne, celles de Kervégan s’appuient sur la pensée de Hegel. Une conviction commune anime pourtant ces deux entreprises : même dans la modernité, il existe un « esprit objectif » qui, sans être à l’initiative des sujets, est constitué par un système de normes qui dessinent par avance le sens d’une action légitime. Montesquieu (que Hegel a beaucoup lu) a donné une formulation claire de ce qu’est l’esprit objectif :

Les peuples, comme chaque individu, ont une suite d’idées, et leur manière de penser totale, comme celle de chaque particulier, a un commencement, un milieu et une fin9.

Cette « manière de penser totale » désigne un sens qui se trouve à l’extérieur des individus, et qui est néanmoins constamment présent à l’esprit de chacun. Pour étudier un peuple ou une société, on étudiera donc sa manière de penser, c’est-à-dire ses institutions. Mais l’étude des institutions n’implique pas que l’on prenne pour argent comptant ce qu’elles disent d’elles-mêmes. Nos institutions sont « libérales » et, de ce fait, elles reposent sur la valorisation de l’individu au détriment du social et de ses hiérarchies. Pour autant, elles sont le produit d’un esprit objectif qui a une relative autonomie par rapport aux opinions de chacun. Si nos sociétés se caractérisent peut-être par un certain relativisme, celui-ci est encore un effet institutionnel : il repose sur un ensemble de significations communes, à commencer par celle qui pose que chaque option particulière en matière morale a une dignité.

Par des biais différents, ces deux livres nous rappellent qu’il y a du sens, et que celui-ci est immanent à nos pratiques. Selon l’heureuse formule de Jean-François Kervégan, les institutions sont des « idées faites choses » (p. 312), c’est-à-dire des représentations inscrites dans le réel et qui produisent de l’évidence. La famille, la société, la culture, l’État (et, pour Vincent Descombes, le langage lui-même) sont des exemples de la permanence de l’esprit objectif, même dans une société qui croit s’être émancipée du poids des institutions.

Le concept d’« esprit objectif » fournit donc un point de départ pour s’interroger à nouveaux frais sur une philosophie pratique dont le domaine s’étend de la morale à la politique en passant par le droit et le social. Mais l’adoption d’un tel point de départ implique de rompre avec la conception dominante en matière d’éthique, c’est-à-dire la conception kantienne qui, sous de multiples avatars, accorde un privilège à la conscience subjective dans la définition du devoir être. Qu’il soit entendu à la manière de Hegel ou sur une base anthropologique, l’esprit objectif est un démenti à la primauté de l’esprit subjectif. Ces deux livres contribuent, chacun à leur manière, à réévaluer le thème de la « raison pratique », mais depuis un autre ancrage que la subjectivité10.

L’esprit objectif et l’origine des normes

Si le thème de l’esprit objectif a été occulté par la majeure partie des philosophes contemporains, c’est justement en raison de son origine hégélienne. Ce sont à la fois ses présupposés métaphysiques et ses conséquences politiques qui sont visés : l’existence d’un « droit du monde » qui précède et fonde le droit des individus apparaît à la fois contre-intuitive et dangereuse puisqu’elle symbolise l’absorption de la liberté subjective dans une totalité.

Pour répliquer à ces deux critiques, Jean-François Kervégan montre qu’il est possible, jusqu’à un certain point, d’aborder Hegel « sans la métaphysique ». En dépit de l’autorité de Marx, la conception hégélienne de la vie éthique (Sittlichkeit) n’est pas la simple application des résultats de la logique à la société et à l’histoire. La vie éthique est « une objectivité vécue par des sujets singuliers » (p. 364) : elle désigne un régime d’interactions entre les individus et les institutions au sein desquelles ils vivent et agissent. Certes, le pôle principal de cette interaction est objectif : les institutions (qu’il s’agisse de la famille, de la société civile ou de l’État) fonctionnent comme une « seconde nature » dont l’évidence finit par ne plus être interrogée. Mais l’adhésion à ces institutions suppose encore qu’existent ce que Hegel appelle des « dispositions éthiques » qui constituent la face subjective de l’esprit objectif (p. 343-360). L’amour (dans la famille) ou le patriotisme (dans l’État) tiennent, chez Hegel, le rôle que les sociologues assigneront aux habitus.

Kervégan montre fort bien que l’« institutionnalisme faible » de Hegel n’implique pas la dissolution de la subjectivité mais, au contraire, son effectuation. Selon une thèse qui se trouve aujourd’hui reprise dans la philosophie de la reconnaissance d’Axel Honneth11, à chaque configuration institutionnelle correspond un type de subjectivité. La liberté n’est pas l’attribut d’un sujet clos sur lui-même, elle ne devient expérimentable que dans les institutions du monde social et juridique. Le droit positif, par exemple, est une objectivation de la volonté dans diverses figures comme la propriété ou le contrat. Le premier enseignement d’une philosophie de l’esprit objectif est donc qu’il n’y a pas de liberté ailleurs que dans le monde, c’est-à-dire dans la confrontation à des normes institutionnalisées qui, en préfigurant l’action, la rendent possible. En ce sens, on peut dire que le rationnel « n’a aucun lieu qui soit distinct du réel » (p. 31).

Cette forme d’optimisme spéculatif a pu, on le sait, servir de caution à toutes les justifications de l’ordre établi. L’auteur préfère insister sur les implications de la pensée hégélienne relativement à l’épistémologie des normes. Au terme de sa patiente étude du « droit abstrait » chez Hegel (qui recouvre à peu près ce que les juristes appellent le « droit privé »), Kervégan conclut que le droit possède « une structure d’auto-présupposition » (p. 119). En d’autres termes, il n’émane pas d’un néant normatif : le droit repose sur la fiction selon laquelle il y a toujours eu des propriétaires et des transactions juridiques. L’origine des normes est donc un problème que la consistance des institutions rend caduc. L’institutionnalisme permet de sortir de l’alternative entre le décisionisme qui accorde tout à l’initiative des hommes et le positivisme qui réduit le droit aux procédures.

C’est à la même alternative que Vincent Descombes cherche à échapper lorsque, à la suite de Louis Dumont, il se réclame du holisme. On peut dire d’une société qu’elle est holiste « si elle attache de la valeur à l’existence du tout social plutôt qu’à celle de l’individu » (p. 235). Cette thèse, déjà développée dans les Institutions du sens et le Complément de sujet, Descombes l’investit ici dans le domaine pratique et juridique. La vie éthique hégélienne se trouve donc tout naturellement interprétée comme « éthicité sociale » : la société moderne regorge d’institutions (droit du travail, assurances sociales) qui démontrent le principe holiste de toute forme de vie en commun. Ce type d’institutions rappelle que l’individualisme est un ensemble de représentations plus qu’un principe d’explication, et qu’il est possible de rendre compte de cette idéologie d’un point de vue holiste. Rien de social ne peut être fondé sur l’individu seul, ni même sur l’intersubjectivité12.

Dans ce cadre, on lira l’important texte que Descombes consacre au « contrat social de Jürgen Habermas » (p. 313-357). Hegel a lui-même dénoncé les illusions du contractualisme qui prétend dériver la constitution de l’État de la volonté des individus. Dans son propre ouvrage, Kervégan rappelle que le philosophe allemand refuse d’abord la confusion entre le droit privé et le droit public qui se trouve à l’œuvre dans la plupart des théories du contrat social. Pour garantir l’autonomie du politique (en particulier par rapport à la société marchande), il convient de ne pas rendre l’État dépendant de l’arbitraire des individus et de le penser autrement que sur le modèle du droit privé.

On s’en doute, la critique du contractualisme chez Descombes ne répond pas au même motif. Il ne s’agit pas pour lui de défendre l’autonomie de l’État par rapport au social, mais au contraire le caractère social des normes politiques elles-mêmes. Descombes franchit un pas supplémentaire pour penser avec Hegel, mais « sans la métaphysique » : l’esprit objectif ne peut avoir d’autre réalité que sociale. Il reste que ce que Hegel reprochait à Kant, Descombes le reproche à Habermas : en substituant la légitimité des procédures à la recherche de la justice, le libéralisme juridique subordonne le droit au formalisme de la loi. Ce faisant, Habermas (qui s’étonnerait peut-être d’être classé dans la catégorie des contractualistes) aurait concédé à l’adversaire décisionniste son principal argument : dans un monde où les normes n’ont plus aucun caractère d’évidence, il ne reste d’autre solution que d’abandonner aux sujets le soin de décréter ce qui est légitime.

Habermas, et avec lui la plupart des penseurs libéraux, expliquent leur procéduralisme (c’est la légalité de l’édiction du droit qui justifie le droit) par le fait que nous vivons dans des sociétés « pluralistes ». Comme aucune idée du bien ne s’impose plus, il ne reste d’autre issue au relativisme que la discussion menée selon des règles universellement admises. Descombes doute précisément de la validité de cette prémisse : une société n’est pluraliste qu’« à la condition d’être en même temps fortement intégrée par des valeurs communes, donc par une culture globale » (p. 331). L’erreur de Habermas se situerait au niveau de sa philosophie sociale, plus influencée par Weber que par Durkheim. Or Durkheim a montré que tout n’est pas contractuel dans le contrat, et que le lien social ne se laisse pas ramener à des conventions entre les individus. Même pour rendre compte des progrès de l’individualisme, et de la forme du droit qui lui est associé, il faut se référer à un ensemble de significations communes. Celles-ci ne valent que pour autant qu’elles ne sont pas interrogées, mais se trouvent à la source de toute interrogation possible dans une société donnée. Elles définissent la société comme un « système conceptuel » qui dessine par avance le cadre des prétentions normatives légitimes.

Il y aurait quelque chose de désespéré dans les philosophies qui veulent fonder les normes sans recourir à un esprit objectif : elles entretiennent le « secret de vivre une vie sociale sans vivre en société » (p. 356). Selon Descombes, la croix de toutes les formes d’individualisme, même méthodologique, consiste à penser le collectif à partir d’atomes, un peu comme déjà pour Hegel la contradiction de tous les dualismes est de réunir ce qu’il a d’abord fallu séparer. Mieux vaut partir de la totalité (le social, l’esprit objectif), pour se demander ensuite comment elle aménage une place aux particularités.

Société civile et dépolitisation du monde

Il y a un paradoxe dans le fait que la modernité libérale exalte l’individu asocial au moment même où elle invente la société civile. Pour Vincent Descombes, ce paradoxe disparaît dès lors que l’on renonce à prendre le discours que la modernité tient sur elle-même au pied de la lettre. Ce discours est auto-référentiel, c’est-à-dire qu’il prétend à une légitimité inconditionnée : « Pour nous autres modernes », il semble évident que la promotion du sujet et de ses droits est l’aboutissement de l’histoire. Retenant la leçon de Wittgenstein, l’auteur entend néanmoins soumettre les significations dont use la modernité (en particulier le « je » et son « langage privé ») à des tests de validité fondés sur la grammaire13. Le Raisonnement de l’ours n’examine que les conséquences pratiques et politiques d’une telle analyse grammaticale : toute l’histoire ne mène pas à nous, « la modernité est quelque chose d’exceptionnel qu’il s’agit de réintégrer dans l’humain » (p. 64).

L’« humain » dont il est question ici n’est rien d’autre que la société qui se voit donc conférer une dimension structurale par laquelle elle échappe à l’histoire. La modernité n’invente pas la société civile, pas plus qu’elle n’invente l’individu libre de toute attache. Elle n’est pas tant un événement qu’une idéologie dans un sens qui n’est pas marxiste, c’est-à-dire un ensemble de représentations et de significations communes qui a cette particularité de nier son origine sociale. On perçoit alors l’originalité de la critique du libéralisme proposée par Descombes : il s’agit d’une approche sociologique qui ne s’attarde pas sur les effets aliénants de l’individualisme moderne, mais interroge sa vraisemblance. Pour l’auteur, une société qui promeut l’individu ne se fonde pas pour autant sur lui, tout simplement parce qu’il est logiquement impossible que le social émerge de l’accord entre des volontés privées.

La conception hégélienne de l’émergence moderne de la société civile est différente, ne serait-ce que parce qu’elle prend place à l’intérieur d’une philosophie de l’histoire. Jean-François Kervégan consacre des pages lumineuses à l’« archéologie de la société » (p. 137-149). Il montre en particulier comment le concept de « société civile » change radicalement de sens à la fin du xviiie siècle : alors qu’il s’identifiait à l’État chez tous les penseurs du contrat social, il finit par désigner la part non politique (mais économique et sociale) de l’existence humaine. Selon la formule de Ferguson, « le commerce est plus ancien que l’État » : dans ces conditions, la société civile marchande se substitue à l’état de nature des pensées classiques pour définir ce qui est véritablement humain.

Hegel, qui hérite de cette mutation sémantique opérée par les penseurs écossais, est le premier à insister sur la tension qui caractérise la société civile bourgeoise. Celle-ci est tout à la fois « société du travail » et « société du droit14 ». Elle désigne donc en même temps le lieu de la concurrence économique (le « marché ») et le domaine juridique où s’élaborent les droits fondamentaux de l’homme. On comprend alors peut-être mieux pourquoi la modernité invente le « social » et tente presque aussitôt de le dissoudre. À rebours des sociétés dites « primitives », le monde des échanges est interprété comme celui de l’interaction entre des individus juridiquement indépendants les uns des autres.

Kervégan montre alors que Hegel assimile la société civile à l’État de droit : un État régi par une constitution et fondé sur la promotion des droits subjectifs (« L’État de droit : la société civile », p. 177-212). À l’inverse des penseurs libéraux, il envisage le droit comme une réalité sociale, ou plutôt comme une réalité qui ne trouve les moyens de s’institutionnaliser que dans la société. Mais, pour autant, la société civile n’est pas encore l’État, et l’on ne peut réduire la politique à la sphère juridique de l’administration du droit. C’est pourquoi une pensée de l’esprit objectif accordée au primat du politique s’écarte nécessairement du programme libéral : pour Hegel, « l’État est en droit d’édicter une législation sociale » de manière à corriger les inégalités économiques qui naissent dans une société civile incapable d’autorégulation (p. 207).

L’État de droit est donc « principiellement apolitique » (p. 211), ce qui explique pourquoi il ne sature pas l’horizon de la vie éthique. Le pari hégélien est que les conséquences dépolitisantes du processus d’autonomisation du social ne sont pas irréversibles : il est possible pour un « État-providence » de garantir la suprématie du politique sur l’économique. Quel que soit le destin historique d’une telle conviction, elle est à la source d’une nouvelle jonction entre l’étude de Kervégan et celle de Descombes. Dans la première, l’auteur rappelle que, selon Hegel, la législation sociale est essentiellement « une affaire de gouvernement15 ». Autrement dit, ce n’est pas à la loi qu’il revient de fixer par avance des limites aux évolutions économiques, mais à l’exécutif qui, toujours à rebours de la tradition libérale, se voit conférer une forme d’indépendance. Or, l’un des points centraux de la philosophie pratique de Descombes réside dans la dénonciation de « l’illusion nomocratique » (p. 287-312). À la suite de Castoriadis, l’auteur voit dans le règne de la loi le support paradoxal de la bureaucratie où l’on ne sépare plus le pouvoir de direction des tâches d’exécution. Le « bureaucrate » y agit en pur exécutant, comme un automate incapable de discerner entre ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. Ce qui se perd dans la promotion exclusive du pouvoir législatif, c’est la vertu de prudence.

Cette critique du « légicentrisme » moderne permet d’aborder un dernier aspect, relatif cette fois-ci à l’effet en retour de l’esprit objectif sur la philosophie morale. Si l’on accorde que, dans le domaine pratique, la modernité se caractérise par la promotion du concept de « loi », mais d’une loi produite librement par le sujet, la critique des illusions modernes passe nécessairement par une remise en cause de l’idéal d’autonomie. Une nouvelle fois la pensée de l’esprit objectif d’inspiration hégélienne et celle d’inspiration sociologique se croisent, mais il se pourrait que l’écart l’emporte désormais sur la proximité.

Interprétations de la raison pratique

Quel est le rapport entre ce qui vient d’être développé à propos de l’esprit objectif et de la société civile et le « raisonnement de l’ours » qui donne son titre au recueil de Vincent Descombes ? Dans la fable de La Fontaine (« L’ours et l’amateur des jardins »), le mammifère est chargé de veiller sur le sommeil de son ami jardinier en le protégeant du harcèlement des mouches. Mais, en dépit, ou peut-être à cause, de ses bonnes intentions, l’ours se révèle un fort mauvais raisonneur puisqu’il écrase un insecte posé sur le visage de son ami au moyen d’un pavé.

Ce qui intéresse l’auteur dans cette fable de l’absurde, c’est qu’elle disqualifie aussi bien la raison instrumentale que la raison pure en matière morale. On ne peut reprocher à l’ours de ne pas mettre tous les moyens au service d’une seule fin, ni de ne pas respecter inconditionnellement la promesse de veiller sur le sommeil de son ami. Sa faute est de manquer de discernement en n’entrant pas dans une délibération qui inclut le contexte et les conséquences de ses actes. Semblable, selon Descombes, à bien des intellectuels du xxe siècle, l’animal est maladroit dans ses raisonnements, même si son intention est pure. Il utilise des moyens hors de proportion avec la fin qu’il se donne. De ce hiatus ne peut naître qu’un désastre.

Dans la substantielle introduction à son ouvrage, Descombes se sert de cette fable comme d’un fil conducteur négatif pour démontrer que la raison pratique existe. « Il y a une rationalité pratique, car il y a une manière propre à la pratique de se contredire » (p. 14) : l’existence de raisonnements pratiques fallacieux (comme celui de l’ours) démontre qu’il est possible de clarifier le rapport que les sujets entretiennent avec leurs propres actions. C’est du côté d’Aristote que se tourne alors Descombes : un raisonnement pratique se clôt sur une action, et non sur une opinion. Le modèle est celui de la délibération de l’homme prudent qui sait qu’il existe une « pluralité non formalisable des fins rationnelles » (p. 25).

La raison pratique se distingue donc de la raison théorique par le fait qu’elle repose sur un type de calcul où les prémisses adoptées par les acteurs « ne se laissent pas ramener à des principes ». À la source de nos raisonnements moraux, se trouve un ensemble de circonstances (un contexte) qui interdisent que l’on érige en loi inconditionnelle la fin que l’on se fixe. On retrouve la critique de la « nomocratie », mais cette fois-ci appliquée à la morale : la loi ne nous indique jamais ce que nous devons faire, elle désigne au mieux l’horizon éthique sous lequel le sujet entend se placer.

Le recours à Aristote et au thème de la prudence comme vertu adéquate à un monde contingent indique que Descombes entend justifier l’autonomie de la raison pratique sans rien emprunter à Kant. Il est généralement reproché au kantien d’avoir les « mains blanches » parce qu’il n’a pas de mains. Dans la perspective de notre auteur, le kantien aurait plutôt des pattes semblables à celles d’un plantigrade maladroit qui n’hésite pas à sacrifier le réel à l’absolu de ses idées. Fiat justicia pereat mundus : cette formule, citée avantageusement par Kant, résumerait une mésinterprétation typiquement moderne de la raison pratique. En subordonnant les prémisses de l’action au respect inconditionnel de la loi, les morales « déontologiques » (dont Habermas est le représentant contemporain) reposeraient sur une exaltation de la subjectivité. Du fait de leur méconnaissance de l’esprit objectif, les morales de la loi se condamnent à l’impossible : fonder les valeurs sans recourir aux valeurs déjà existantes dans la société.

Pour Descombes, il faut résister à la métamorphose de la raison pratique en volonté : les raisonnements pratiques ne mènent pas à des « commandements », mais à des « ordonnances » (p. 136). La métaphore adéquate n’est pas celle du législateur, mais celle du médecin. La raison ne nous indique pas ce qui doit être, tout au plus ce qu’il est préférable de faire dans telle ou telle circonstance. Ce genre de « conseil » a cette particularité de ne pas être universalisable puisqu’il dépend intrinsèquement du contexte de l’action. Toujours dans ce cadre, la raison pratique kantienne ne serait qu’une variante de la raison théorique puis-qu’elle n’indique pas à l’individu ce qu’il doit faire concrètement, mais sous quelle loi il doit se placer pour agir.

Cette dernière conclusion est discutable, et c’est une référence à Hegel qui nous permet de le comprendre. Dans une belle étude consacrée à Rorty, Descombes reprend à son compte la critique de la « politique du sublime » que le philosophe a adressé à certains représentants de la gauche américaine (p. 257-286). Une politique ou une morale sont « sublimes » chaque fois qu’elles reposent sur un absolu qui les incite à ne pas transiger avec le monde, cette absence de compromis menant le plus souvent à l’inaction ou à la terreur. Descombes note que Rorty s’inscrit dans l’héritage des « jeunes hégéliens », c’est-à-dire des hégéliens de gauche qui tenteront d’allier l’exigence idéaliste de progrès et le souci réaliste des institutions. On trouve, en effet, chez Hegel la première version de cette idée selon laquelle la morale kantienne reposerait sur la négation des droits de l’objectivité : l’insistance sur l’autonomie du sujet masquerait une haine du monde qui le condamne presque nécessairement à la destruction.

Mais cette référence à la critique hégélienne de la « conscience morale » permet aussi de relativiser le jugement de Descombes selon lequel la raison pratique « moderne » (c’est-à-dire fondée sur la subjectivité) est une excroissance de la raison théorique. Un chapitre du livre de Jean-François Kervégan est justement consacré à « la vérité de la moralité » (p. 315-342). L’auteur y montre que Hegel refuse de faire de la conscience subjective le siège des raisonnements moraux pour cette raison que les raisonnements de ce type prennent place dans un monde d’institutions. La relativisation de la morale subjective à partir d’une théorie de l’esprit objectif nous rappelle que « ce qu’est le sujet, c’est la série de ses actions16 ». Une analyse de la moralité fondée sur le problème de l’imputation montre qu’il n’y a pas d’opposition entre la conscience et ce qu’elle fait.

Kervégan insiste toutefois autant sur ce que Hegel doit à Kant que sur ce qu’il lui refuse. Il y a bien une « vérité » de la morale subjective, même si cette vérité n’a que le statut d’un « moment ». La modernité, dont il faut bien en ce sens reconnaître la nouveauté, a ceci de singulier qu’elle institutionnalise la pertinence du point de vue subjectif : pour la première fois, le jugement que la raison subjective porte sur le monde est validé a priori. Hegel ne prétend nullement revenir en deçà de cette valorisation de la conscience morale, ce qui nous contraindrait à rétrocéder non seulement de Kant, mais de Luther à Aristote.

Il est vrai que faire de la morale un « moment » de la politique n’a de sens qu’à l’intérieur d’une pensée dialectique où la réconciliation du sujet avec les institutions dans lesquelles il vit figure comme un horizon accessible. Dans son livre, Vincent Descombes revient plusieurs fois sur les limites d’une telle dialectique à laquelle il oppose des arguments empruntés à la grammaire philosophique. Il est, de plus, incontestable que le modèle hégélien de la réconciliation heureuse (et proprement moderne) entre les droits de la subjectivité et l’État n’est plus le nôtre : nous n’attendons pas des institutions politiques qu’elles soient la mesure d’une existence justifiée.

Le problème tient peut-être surtout à la nature de la raison pratique. Descombes a parfaitement raison d’insister sur le fait qu’une véritable rationalité pratique ne doit pas emprunter ses procédures à la raison théorique. Mais nous devons cette idée à Kant, non à Aristote ou à Hegel, moins encore à une conception sociologique de l’esprit objectif. Kant a affirmé le primat de la raison pratique sur les décombres d’une raison spéculative illusoirement engagée dans le projet d’accéder à l’absolu par la connaissance théorique. La morale ne dépend d’aucun savoir et elle ne repose pas plus sur la souveraineté d’une conscience capable de rendre transparent son rapport au monde. Il n’existe donc rien de tel, pour Kant, qu’un « syllogisme pratique » qui permettrait de conclure ce qu’il faut faire sur la base de l’examen des circonstances. Vincent Descombes montre parfaitement la nécessité de réhabiliter la « prudence », et plus généralement l’art de l’exécution dans le domaine moral. Mais seule l’idée d’une raison pratique législatrice semble en mesure d’éviter que la prudence ne se transforme en habileté, et la réflexion morale en exercice de la raison instrumentale.

Ce problème renvoie au statut du sujet moral lui-même. Dans une précédente étude, Descombes avait présenté des arguments tout à fait décisifs pour démontrer l’impossibilité de fonder l’idée d’autonomie sur une « égologie », c’est-à-dire sur une théorie métaphysique de la subjectivité17. Dans ce cadre, il insistait sur le fait que Kant lui-même était obligé d’introduire la figure d’un tiers (le « juge » ou « Dieu ») pour penser le rapport entre le sujet et la loi morale qu’il est pourtant censé produire. Mais de là on pouvait peut-être conclure que le projet de Kant n’a jamais été de construire la morale sur une base égologique. L’autonomie n’est pas l’autocratie d’un sujet hors du monde, mais un « fait » qui échappe à toute déduction. La question n’est pas seulement doctrinale, elle concerne le statut de la philosophie pratique elle-même. Après tout, c’est Durkheim qui prétendait produire une « science de la moralité », en d’autres termes une explication théorique des phénomènes moraux qui ne peut que difficilement s’accommoder d’une spécificité de la raison pratique. Loin de tout emprunt à la métaphysique du sujet, l’analyse kantienne de la moralité est d’abord la réfutation d’un tel projet scientiste.

Les philosophies de l’esprit objectif permettent de dépasser bien des alternatives récurrentes dans les débats actuels sur la morale et la politique. Alternatives entre l’individu et les communautés, entre la société et l’État, entre le volontarisme décisionniste et le procéduralisme formel. Les livres de Vincent Descombes et Jean-François Kervégan s’inscrivent résolument dans un contexte où il n’est plus nécessaire de « fonder » les normes, parce que ces dernières sont d’abord des faits déposés dans les institutions. « Il y a des normes » : c’est le point de départ irrécusable d’une philosophie pratique ramenée à une certaine sobriété.

Sur cette base, on peut considérer, avec Hegel, que le politique produit un type de normativité irréductible à tous les autres ou, avec la sociologie structurale, que l’esprit objectif est intrinsèquement social. Dans les deux cas, l’entreprise est salutaire puisqu’elle libère les individus de la tâche écrasante de porter le monde des valeurs sur leurs épaules. Mais il reste à savoir si toutes les normes, y compris morales, émanent des institutions ou si, au contraire, elles ne s’ancrent pas plutôt dans un « fait » propre à la raison humaine et à sa finitude. Il n’est pas sûr que l’esprit objectif, quelle que soit sa modalité, délivre la solution de cette énigme.

Michaël Foùssel

Librairie

Henning Mankell, PROFONDEURS, Paris, Le Seuil, 2008, 343 p., 21, 50 €

La parution de ce roman témoigne de la diversité de la littérature suédoise contemporaine, déjà illustrée en 2007 par le succès considérable de la trilogie Millenium18 de Stieg Larsson.

Avec la Première Guerre mondiale en arrière-plan, Profondeurs raconte la lente dérive d’un homme, le capitaine Lars Tobiasson-Svartman. Parti en mission en mer Baltique à la recherche de nouvelles passes de navigation en cas d’attaque, cet hydrographe se trouve peu à peu hanté par une femme découverte sur un îlot isolé dont elle est la seule habitante.

Henning Mankell, né en 1948 à Härjeladen et élevé par son père, juge d’instance, se consacre très jeune à l’écriture, avec pour ambition de démasquer les travers de la société et de conjuguer création artistique et engagement concret. Il partage son temps entre la Suède et le Mozambique où il travaille pour le Teatro Avenida de Maputo, fait sienne la lutte contre le sida et tout récemment s’implique dans la construction d’un village entier pour orphelins près de la ville de Chimoio. L’articulation entre l’évolution de son pays et la situation en Afrique se fait sentir dans toute son œuvre.

Passionné de théâtre – une de ses pièces sur l’Afrique, Les antilopes19, est jouée en 2006 à Paris au théâtre du Rond Point dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent –, Henning Mankell écrit aussi des livres pour enfants – Le chat qui aimait la pluie20, le Mystère du feu21 et des récits souvent liés à l’histoire du Mozambique et à la situation des Africains dans leurs pays ou en tant qu’émigrés – Comedia Infantil22, Tea-Bag23.

Mais c’est surtout comme auteur de romans policiers qu’il acquiert une notoriété internationale. Publiée en Suède entre 1991 et 1998, traduite dans une trentaine de langues, adaptée au cinéma et à la télévision, la série d’enquêtes menées dans la petite ville d’Istad par le mélancolique inspecteur Kurt Willander – Meurtriers sans visage24 ou les Morts de la Saint-Jean25 entre autres – propose une chronique documentée de la Suède, de ses déchirements, de ses conflits, de ses enjeux.

Le roman Profondeurs surprend par la déclinaison insolite des éléments familiers à l’univers de Henning Mankell. On y retrouve, comme dans le cycle policier, des crimes, une intrigue distillée par petites touches successives, des dialogues sibyllins, une structure narrative sous forme de staccato – 206 chapitres pour 340 pages –, un examen détaillé des états d’âme des héros. Pourtant, la finalité du récit se dérobe toujours : s’agit-il de disséquer l’inexorable déchéance d’un homme, de se perdre dans la description pointilleuse de paysages de mer, de neige et de glace ou de proposer un tableau social et politique de la Suède ?

Le rythme est donné dès les premières pages : le récit s’ouvre sur le portrait d’une femme, Kristina, qui, ayant découvert un trou dans une clôture, s’échappe de l’hôpital psychiatrique où elle est enfermée et se souvient brusquement qu’elle a un mari. L’histoire de ce dernier, Lars, débute, vingt-trois ans plus tôt. Le troisième protagoniste, Sara Fredrika, ne fera son apparition qu’au bout de soixante pages, au chapitre trente-neuf : le temps est un acteur à part entière de la narration.

Dans l’intervalle, Henning Mankell raconte la mer et tout ce qui participe à son mystère : les hommes (commandant ou simple matelot), les instruments (la sonde, les filets), les bateaux (cuirassé, canonnière ou chaloupe), les dangers (l’alcool, la maladie). Un sentiment de pesanteur s’installe définitivement : une menace souterraine plane, confortée par l’irruption fréquente de la mort : un marin allemand repêché des flots, un marin suédois succombant sur la table d’opération.

Chaque personnage est présenté comme en sursis, détenteur d’un secret, accroché à un rêve, sans pouvoir pour autant échapper à un destin solitaire autant que dramatique. Le lieutenant Jakobsson qui s’écroule, victime d’une crise cardiaque, aime sans espoir une ravissante jeune femme mariée ; l’ingénieur de marine Welander, alcoolique, tombe dans une sorte de coma éthylique ; le commandant Rake, renonçant à la neutralité d’usage, souhaite ardemment l’entrée en guerre de la Suède aux côtés de l’Allemagne.

Henning Mankell propose en pointillés les paramètres de l’énigme que représente toute vie humaine et, à titre d’exemple, détaille celle de Lars Tobiasson-Svartman. Accroché à sa sonde comme à un objet transitionnel, ce dernier ne cesse obsessionnellement de mesurer des distances, comme pour dominer les tourments qui le déchirent depuis son enfance : la haine envers son père qui le conduit à glisser le nom de jeune fille de sa mère dans son patronyme, le souvenir des scènes de disputes, de beuveries entre ses parents, le bruit des sanglots maternels, la relation difficile au corps nu et à la sexualité.

Découvrir Sara Fredrika le prend au dépourvu. Une brèche est alors ouverte dans une carapace que seule la pensée de sa femme, symbolisée par son parfum, parvenait à consolider :

Kristina Tacker n’était pas seulement sa femme. Elle était aussi le couvercle invisible qu’il avait placé au-dessus du gouffre26.

Succombant à son obsession, Lars n’a de cesse de retourner auprès de Sara Fredrika et de partager son lit, bouleversant ce qu’il voulait être son échelle de valeurs et fomentant avec minutie mensonges, trahisons et actes criminels.

Profondeurs relève à la fois du mystère et de l’étude psychologique. Les questions sont multiples : les projets machiavéliques de Lars vont-ils réussir ? Quand va-t-il être démasqué ? Comment un homme ordinaire se transforme-t-il progressivement en meurtrier ? Faut-il le considérer comme un malade mental ou comme un assassin responsable ?

Les étapes de l’intrigue surviennent de manière très précipitée, au détour d’un long passage où l’action, comme suspendue, s’est figée dans une monotonie oppressante. Lars épie longuement l’ingénieur Welander dans l’intention de le tuer, pour finalement agresser sauvagement son beau-père. Lars vit au quotidien dans l’île avec Sara Fredrika quand, dans sa longue-vue, il aperçoit un voilier avec une femme assise près du gouvernail, sa femme Kristina.

Le dénouement s’élabore à l’image de la mer quand elle se transforme en glace : tout se consolide jusqu’à la rupture soudaine, la cassure imprévisible qui provoque l’enlisement définitif, la chute vertigineuse dans les fonds marins. La nature est un témoin muet et empathique qui, en filigrane, accompagne le héros jusqu’à son dernier acte et participe à son histoire. Henning Mankell sait raconter la mer, les tempêtes, les univers de neige ou de glace ; il fait ressentir le frémissement des vagues, la densité de l’air, le souffle du vent ; il filme la lumière qui irradie les paysages désolés et rudes, le voile crépusculaire qui obscurcit l’île. La poésie des lieux enveloppe Lars tout comme son environnement le définit.

Henning Mankell date très précisément son roman : les contours de la société suédoise, faite de morale puritaine, de froideur, de convenances, sont les repères contre lesquels viennent échouer les héros. Henning Mankell évoque subtilement la hiérarchie des réussites sociales en précisant l’ordonnancement des dîners de Noël dans la famille de Kristina ou la dureté des maîtres à l’égard de leurs serviteurs. Il évoque aussi le monde des militaires, les concessions, le code de l’honneur, l’hypocrisie, la violence des décisions. Il suggère les débats relatifs à une éventuelle entrée du pays dans la guerre. Il dénonce les avantages financiers que les spéculateurs ou négociants en armes peuvent retirer du conflit et note l’absence totale de principes moraux.

En marge, il dresse le portrait de ces citoyens anonymes qui parcourent les paysages durs et glacés et surgissent de nulle part : le vieil homme pauvre et son fils difforme que Lars croise en marchant sur la mer gelée en direction d’Hasskär, les deux valets de ferme qui l’aident à regagner l’île ou encore Helge qui raconte la légende de la déesse lumineuse échouée sur l’île après avoir été maltraitée par un marin. Tous concourent à briser le silence angoissant des lieux, à insuffler un semblant de vie à ces territoires immenses qui confrontent l’homme à un indicible sentiment de fragilité.

Un malaise profond habite le roman et tout ce qui ralentit son dénouement y contribue. La lassitude induite par ces pages sombres où l’action se fait attendre (l’arrêt de Lars dans une brasserie avant de rentrer chez lui), l’agacement produit par des digressions surprenantes (l’arrivée d’une équipe de tournage de film sur l’île), l’impatience provoquée par l’analyse minutieuse des états d’âme des héros, l’ensemble de ces éléments participe d’une même aspiration : mesurer la distance incompressible qui sépare tout être humain de lui-même.

Toute ma vie j’ai usé de faux-fuyants et de détours pour essayer d’éviter de me retrouver face à moi-même. Je ne sais pas du tout qui je suis, et je ne veux pas le savoir27.

Sylvie Bressler

Julia Kristeva, THÉRÈSE MON AMOUR, Paris, Fayard, 2008, 749 p.

Qui a pris goût aux formes brèves se sent peu enclin à entrer dans un livre si volumineux, consacré à Thérèse d’Avila. Mais pour peu qu’il passe un contrat de fiction, le lecteur n’arrive pas à mener une lecture cursive. Fascination de l’écriture ? Fascination de Thérèse ? Le long récit de Julia Kristeva est lui-même éclaté, fragmenté : dialogues, adresses aux lecteurs ou aux personnages, monologues, correspondances, chroniques dont un carnet de voyage sur les pas de Thérèse et même un inédit théorico-clinique renversant : « Un Père est battu » reprise du célèbre texte de Freud « On bat un enfant ». Une pièce de théâtre en trois actes, Dialogues d’outre-tombe, suivie d’une lettre à Diderot complète ces mélanges insolites qui, tout en relevant de l’autobiographie, mettent en œuvre plusieurs genres littéraires, et encore l’écriture musicale, mais aussi des visibilités : le portrait peint attribué à Vélasquez, la sculpture du Bernin, l’excursion virtuelle dans l’œuvre de Louise Bourgeois. Par de multiples tours et détours on passe de l’expérience actuelle de Sylvia Leclerc, la narratrice, bien de son temps et inscrite dans l’actualité politique, à la fable de Thérèse, racontée telle que Julia Kristeva l’imagine en écrivant non pas l’histoire, mais la rencontre de Thérèse à jamais vivante en ses écrits et « colocataire » de Sylvia Leclerc dans l’espace des demeures. Le roman de Thérèse est le roman des demeures. Le clin d’œil lancé par le titre à Hiroshima mon amour établit l’érotique de Thérèse dans le discours amoureux en tant que lieu où se déploient, comme chez Duras, des rapports à trois. Les Demeures constituent une topique et font de Thérèse le précurseur de la métapsychologie.

Trois vies ou plutôt trois livres de la vie se traversent et s’enlacent : celui de la narratrice Sylvia Leclerc – son nom en dit long sur son désir de savoir ! – ; celui de Julia Kristeva dont la première est le double et la doublure ; celui de la réformatrice du Carmel. Clinicienne exerçant en institution la fonction d’analyste, Sylvia Leclerc, séparée de son compagnon, partage avec Thérèse de se situer en dehors de la transmission biologique et d’en déplacer le désir dans l’écriture. Même si la psychologue et la carmélite sont dans un transfert maternel, l’une à l’égard de Paul, son cher jeune patient psychotique à l’oreille absolue, l’autre à l’égard de Theresita et de son très aimé carme Jérôme Gratien. Sans descendance donc, « êtres pour rien » comme dit Roland Barthes, ces femmes n’anticipent-elles pas le destin de chacun d’entre nous avec un décalage de trois ou quatre générations, sauf à écrire et à devenir ainsi immortel ? Sylvia Leclerc, Julia Kristeva, Thérèse, sont toutes trois des écrivains, des femmes du verbe. La transverbération n’est-elle pas une « transverbation » ? Toutes trois sont, chacune à sa manière, des femmes suffisamment libres pour ne pas se laisser dépérir dans les frustrations de leur devenir. Toutefois entre Sylvia Leclerc, qui joue d’une sexualité hors conjugalité et donc sans engagement, et Thérèse en son célibat abstinent, quel écart !

C’est sous le régime de la question que se déroule le livre de Julia Kristeva et c’est peut-être ce qui le rend si attachant. Rien ni personne n’est épargné, surtout pas Dieu, fût-ce en Sa Majesté. Seul le Père – c’est à son père que le livre est dédié –, comme s’il était objet et sujet de la plus forte de toutes les passions, fait exception. À la fin des Dialogues, Sylvia Leclerc retrouve son père mort depuis longtemps dans la musicalité de sa voix chantant a capella la messe en si de Bach. Thérèse quant à elle s’est obstinément détachée de son père, de son oncle malgré sa dette spirituelle envers lui, et rebelle au Père idéal elle se tourne vers ce Dieu qui au-delà de tout, au-delà de toute parole se laisse approcher à l’intime de chacun en la Parole faite chair là où la chair se fait parole.

Comment ne pas être agacé par les coquetteries « rive gauche » de Julia Kristeva qui convoque le tout-Paris des intellectuels et des sociétés de psychanalyse des quarante dernières années ? Pourquoi Sylvia Leclerc égrène-t-elle jusqu’à nous ennuyer leurs noms, leurs pseudonymes ou hétéronymes sinon pour nous rappeler que Julia Kristeva est des leurs ? Qui peut s’y retrouver hormis ceux qui ont frotté les bancs de la Sorbonne et de la rue d’Ulm ? Et pourquoi l’éminent professeur, dont les cours sont tout de même plus fréquentables que ceux de Derrida, s’évoque-t-elle à la troisième personne ? Comme Sa Majesté pour Thérèse peut-être ?… Surtout ne contrarions pas Narcisse ! La fréquence d’expressions langagières à la mode tout comme la scène de flirt de Sylvia Leclerc avec son éditeur ont-elles vraiment une nécessité littéraire ? Julia Kristeva veut-elle nous en remontrer après nous avoir épatés ? Veut-elle surpasser sa Thérèse qui valse avec ses directeurs, bienfaiteurs, protégés, grands de ce monde ou de l’Église et sait aussi les faire valser ? Thérèse ma rivale. À ajouter au traité des noms de Thérèse que déplie le récit ! On se demande comment Julia Kristeva, qui n’est pas dépourvue d’esprit critique, peut se dispenser d’interroger la thèse de Totem et tabou sur le cannibalisme eucharistique, comment elle s’en tient à une interprétation aussi sauvagement convenue des arrosages correspondant aux quatre degrés d’oraison ? Et le symbolique alors ? Mais c’est toujours avec un humour inlassable que Julia Kristeva interroge, sur un mode ludique, à la manière d’un vejamen, colloque qui met en œuvre une rhétorique burlesque que Thérèse n’ignore pas, tout ce qu’on croit, ce qu’on sait, ce qu’on est, ce qu’on fait. C’est d’un tel exercice que relève, dans le roman comme dans la pièce de théâtre, la dénonciation du fétichisme des reliques qui substantialisent les restes morts aux dépens de l’élévation mystérieusement donnée dans l’oraison. Julia Kristeva est en pleine connivence avec la Thérèse joueuse dont le texte explore la métaphore du jeu d’échec et qui, depuis sa plus tendre enfance, aime les déguisements et le théâtre. Thérèse invite-t-elle à faire à sa suite échec et mat à Dieu ? Tout est dérisoire confronté à l’amour du Dieu de Thérèse, car Thérèse, dans le geste magistral de l’écriture des Demeures, inaugure, dans la suite des mystiques rhénans, mais différemment d’eux et tout à l’opposé de ce que fera le quiétisme, une révolution dans la pensée de Dieu. Au Dieu père sévère, humain trop humain, au Dieu juge, Thérèse substitue un Dieu de miséricorde. Le livre de vie n’est-il pas intitulé le livre des miséricordes de Dieu ? Le Dieu de Thérèse est d’une impitoyable tendresse. Ce n’est pas de ses pénitences mais de la blessure d’amour de ce Dieu-là que Thérèse meurt de ne pas mourir.

Thérèse n’en finit pas de nous surprendre. L’amoureuse mystique emportée dans le ravissement de ses extases se lève en réformatrice téméraire du carmel féminin et masculin. Elle fonde, institue, constitue inlassablement des abris d’oraison et de dépossession. Thérèse est une femme solidaire de toutes les femmes, mais elle est dure comme un homme et ne manque pas d’avoir à l’égard des hommes la plus grande méfiance. Les romans chevaleresques, lus dans l’enfance avec sa mère, lui ont permis de rêver un autre rapport entre l’homme et la femme, mais les femmes sont guettées par la soumission. Dieu seul peut suffire à Thérèse, un Dieu follement amoureux de chaque humain et de toute l’humanité. C’est à la manière d’un homme, mais dans une séduction toute féminine, que Thérèse nous entraîne, avec une intrépide vigueur, dans les cavalcades de ses fondations. Mais tout de même Thérèse n’est pas Don Quichotte et Sylvia Leclerc soutiendra à son ami, amant par intermittence, que c’est elle plus que Don Quichotte qui est l’instigatrice d’une renaissance ! Julia Kristeva insiste sur la dureté de Thérèse qu’elle se plaît à masculiniser en l’assimilant à ce « fils-père » qu’est pour elle le Christ. Comment ne pas discuter cela tout en reconnaissant que Julia Kristeva montre bien que le combat spirituel de Thérèse est un combat de femmes pour les femmes ? Serait-il un fils-père le condamné qui meurt au procès de la parole ? N’est-il pas tué pour avoir dit que le temple de Dieu, son corps, que lui-même donne ordre de détruire, serait rebâti en trois jours ? N’est-il pas tué pour avoir dit aux dominants que nous n’avions ni père ni maître, mais un seul père que nous pouvons appeler ainsi seulement et seulement si nous sommes rassemblés et liés ? Nous ne pouvons dire « Notre père » qu’en suppliant ensemble Dieu au nom de Jésus, en qui le lointain se fait proche, de pouvoir appeler Dieu par ce nom. Jésus nous transmet ce dit et se déclare frère de tous ceux qui écoutent sa parole. Le frère en union avec le père ne se confond pas avec le père. Si le Dieu de Thérèse vient à elle d’abord par le Christ « comme un homme » qu’elle accueille dans une sensualité toute féminine d’amante, d’épouse, de mère, c’est parce qu’elle se laisse saisir sans retenue par la Parole que Jésus tient sur Dieu. Thérèse entretient donc avec le Christ une relation sororale et cette relation est fondamentale et fondatrice. Tout à la fois père et mère dans son incomparable délicatesse, le dieu, dont Jésus raconte le dit et donne le nom, est l’Autre dans son absolue altérité. Sa Majesté, le Père ? Ou plutôt l’Esprit, la Toute Liaison en sa légèreté féminine ? Ou l’Un Trine en qui Trois se fait le Tiers ? Dans le discours sur le divin, dans le discours sur la relation du mystique au divin, le féminin et le masculin se composent singulièrement et sans cesse en des nouages infinis. Femme ou homme, le sujet mystique par son expérience d’ouverture à l’autre, a un devenir féminin. L’expérience mystique est éminemment transgressive comme la poétique évangélique et en déplaçant dans l’ordre symbolique les fantasmes d’inceste et d’auto-engendrement, elle en subvertit le sens.

L’originalité de Thérèse est de susciter dans l’écriture le mouvement de la pensée. Dans la ligne de l’imagination créatrice plutôt que de l’entendement, la pensée raisonnable et raisonneuse toujours en recherche de ce qui la rend possible et de ce qui la dépasse, donne forme à ce qu’on ne peut connaître, notamment le divin. Le plus étonnant peut-être est de penser le temps en termes de temporalités, en élaborant de nouveaux rapports entre le temps et l’espace. Chez Kristeva, où Proust reste l’intertexte privilégié, ainsi que chez Thérèse, plus d’unité de temps ni de lieu, ni au théâtre ni ailleurs ! Les temps sont ceux de l’expérience analytique, les mêmes peut-être que ceux de l’expérience mystique. Les successions coïncident avec les simultanéités. Les dialogues d’outre-tombe font venir sur la scène, auprès de la mourante et de ceux qui l’assistent, le fantôme de l’Impératrice, des mortes à venir, dont les décollées de Compiègne, et aussi la voix des morts, Leibniz et Spinoza (Éthique III), dont Julia Kristeva reprend les schèmes éthiques et métaphysiques pour penser, dans une superposition de rapports, le corps dont on ne sait pas tout ce qu’il peut, et la vie de l’esprit, les passions et les actions joyeuses qui nous rendent plus vastes jusqu’à rejoindre, en un point évanescent, l’infini.

Malgré des impatiences et des agacements, malgré des longueurs lassantes parfois, l’énorme livre de Julia Kristeva ne se lit pas sans plaisir. Il fait sourire, et même rire. Serait-il un texte de jouissance jusqu’à l’ennui ? Mais qui le lira ? Même les collègues analystes semblent pour beaucoup battre en retraite. Épaisseur ou sujet du livre qui provoque à lire ou à relire Thérèse, à la revisiter, chacun selon sa grâce ? Osez donc partir en voyage et lisez au moins la lettre à Diderot (trente-cinq pages) qui jette un défi au positivisme, au rationalisme, au sensualisme et proclame avec intrépidité que la question Dieu est incontournable, qu’on est condamné à la poser, c’est-à-dire à la penser sous peine de ne pas penser. Ceci en attendant qu’un jour peut-être la pièce de théâtre soit, mais est-ce possible, jouée. Qui mettrait en spectacle cette fin de partie ? Ariane Mnouchkine ? Affaire de femmes ! On comprend que la voix de Spinoza rédige pour la fin de partie de Thérèse un scolie qui montre que les passions tristes font obstacle à nos oraisons énamourées, parce que nos relations sont toujours « hainamourées » selon le néologisme de Julia Kristeva, parce que l’état de nature se réduit sans jamais pouvoir se supprimer. C’est fatigant ! On se croirait dans une société de psychanalystes. Thérèse n’y échappe pas. Mais le Dieu de Thérèse est l’Amour miséricordieux, Lui, le seul Amour énamouré, reçoit l’ultime quête du cœur amoureux de Thérèse, le métamorphose en parfum et l’enveloppe dans « l’infinitésimal ». Julia Kristeva opte pour l’immanence de l’amour, mais pourquoi alors réitère-t-elle si souvent sa déclaration d’athéisme au lieu de se dire, modestement, agnostique ? Certaines formulations pourraient fournir un recueil de prières, mais elles voisinent avec des soupçons parfois stéréotypés de la religion catholique. Si le lecteur est dérouté, Julia Kristeva a-t-elle peur qu’on s’y trompe ? C’est aujourd’hui la mode d’analyser le besoin de croire, mais à force d’interroger le croire ne risque-ton pas d’être pris pour quelqu’un qui pourrait se laisser aller à croire que ce qui en nous nous dépasse pourrait ne pas venir de nous ? Julia Kristeva va-t-elle se laisser surprendre par l’Inattendu Bien Aimé de Thérèse, le je-ne-sais-quoi qu’on trouve d’aventure de Jean de la Croix, le rien par excès qui est un rien d’excellence de Jean Scot Érigène ? Sort-on indemne de se poser la question Dieu ? Julia Kristeva ne fait-elle que développer et affiner la critique de la religion, entreprise par Freud dans l’Avenir d’une illusion ? Mais si la mystique comme la fiction de l’écriture, comme l’art, mais encore autrement, était voie et lieu de vérité ?

Le roman des Demeures ouvre les chemins de l’être : être-dans, être-vers, être-auprès, venir d’auprès, être-avec. Mais Julia Kristeva accorde à l’être-avec une place ténue. Or malgré le soupçon dont on n’a jamais fini d’accompagner la question, Jésus est notre frère, et la fraternité, être-seul-avec d’autres, pour le service des autres et la louange d’un Dieu, dont on ne devrait rien dire sans en demander aussitôt le pardon mais dont il est impossible de ne pas parler, est la grande invention du christianisme. C’est ensemble que dans l’espace de Thérèse, des femmes, des hommes, font deux fois par jour oraison, ensemble, trois quarts d’heure, comme dans une séance d’analyse, dans le silence où s’écoute l’Écriture qui est Parole. Et ils le font ensemble parce que le dernier mot des Demeures est un appel à l’humilité. Être-avec c’est renoncer à son moi, à ses moi, pour qu’advienne « je », dans le « Je » énigmatique du Christ présent dans les petits, les manquants, les désirants, en un mot pour devenir sujet, Je-autre. Thérèse est joueuse et son Dieu est lui-même comédien comme le pense Stanislas Breton. Il n’a jamais fini dans sa discrétion de se manifester en mille visages, tout être et « toute science transcendant ». Celle qui se tient en oraison dépose tout, n’a rien, n’est rien, peut en pensée tout devenir, reçoit tout. Julia Kristeva peut cesser d’en vouloir à Jean de la Croix d’avoir frustré Thérèse, avide de nourriture eucharistique, en ne lui donnant qu’une minuscule parcelle d’hostie ; au lieu de nous le faire seulement voir comme le « petit Sénèque », elle pourrait alors se rappeler qu’il est une des plus grandes figures de la poésie amoureuse !

Marie-Odile Métral

Angèle Christin, COMPARUTIONS IMMÉDIATES. Enquête sur une pratique judiciaire, Paris, La Découverte, 2008, 201 p., 20 €

De l’institution judiciaire, nous ne connaissons que les audiences publiques où, d’évidence, le dernier mot appartient au tribunal. Toutefois, comme le rappelle la préface de Rémi Lenoir au livre d’Angèle Christin : « Le tout de la vie judiciaire ne se ramène pas au procès. » Celui-ci est toujours, pour partie au moins, l’issue de procédures judiciaires que l’institution ne nous donne pas à voir.

C’est précisément le très grand intérêt du livre d’Angèle Christin que de nous faire pénétrer, en sociologue, dans ce qu’elle appelle les arrière-cuisines de l’institution, là où se fait le travail judiciaire proprement dit qui va faire passer un ensemble de faits confus en un dossier en état d’être jugé. Pour ce faire, elle a choisi de mener son enquête sur une pratique judiciaire très spécifique : les comparutions immédiates. Celles-ci offrent un exemple de procédure certes extrême mais, par là même, signifiant sur ce que le procès doit aux processus judiciaires situés en amont. Ils le conditionnent à tel point que l’on peut se demander si le procès est encore nécessaire, du moins juridiquement.

Cette « petite justice », comme l’appellent les professionnels, traite une délinquance bien précise – celle des émeutes et des violences urbaines, majoritairement celle des enfants et/ou petits-enfants d’émigrés qui habitent les banlieues – en clair celle des pauvres. Cela amène l’auteur à affirmer avec vigueur que « la comparution immédiate est une des procédures aux implications politiques les plus fortes du système judiciaire français ».

Bien que la comparution immédiate semble répondre à un type de délinquance très actuelle, la loi qui a initié son principe – et qui s’appelait alors les « flagrants délits » – a environ deux cents ans d’existence. Elle répondait à un nouveau fait de société : la migration vers les grandes villes d’une population d’origine rurale qui venait chercher du travail mieux payé que dans les campagnes. Il s’agissait de fait d’une « population flottante », coupable le plus souvent de petits délits que la justice de l’époque – au milieu du xixe siècle – avait du mal à saisir. De nombreuses modifications ont été apportées à la procédure des flagrants délits, à mesure que s’ancrait l’idée de « classes laborieuses, classes dangereuses » et, osons le saut dans le temps, à mesure que le thème de l’insécurité prenait de la vigueur sur la scène politique française. Au cours des années 1980, trois lois sur ce qui est devenu la comparution immédiate se succédèrent en moins de six ans ! Plus près de nous, on a assisté à la mise en place d’un ensemble de mesures procédurales et organisationnelles destinées à mieux contrôler la délinquance urbaine et, en même temps – mais cela se dit moins –, à désengorger les tribunaux pénaux !

Précisément, on a élargi le champ des comparutions immédiates jusqu’aux délits passibles de dix ans d’emprisonnement et créé de nouvelles procédures correctionnelles, mais aussi des procédures dites de « troisième voie » qui évitent les procès pour des infractions peu graves, telles que la « médiation pénale » par exemple. Enfin, sur le plan organisationnel, on a mis en place, entre 1990 et 2000, le traitement en temps réel (Ttr) dans tous les tribunaux de grande instance de France.

Exemple parfait de la mise en œuvre du Ttr, la comparution immédiate concentre le temps judiciaire à l’extrême : tel fait délictueux commis le matin est jugé dans l’après-midi même et la peine prononcée, s’il s’agit de prison ferme, reçoit un commencement d’exécution dès la fin de la journée.

Certes, pour être efficiente la punition ne doit pas suivre de trop loin l’infraction commise. Il reste que quiconque assiste à des audiences de comparution immédiate est choqué – le mot n’est pas trop fort – par la rapidité, voire la précipitation avec laquelle elles sont menées. À quoi s’ajoute le fait que cette procédure s’accompagne d’un taux d’emprisonnement presque deux fois plus élevé que le taux moyen des tribunaux correctionnels. Il faut toutefois préciser que la majeure partie des prévenus qui passent en comparution immédiate sont des récidivistes et que le casier judiciaire joue un rôle essentiel dans le choix de la peine. Si la procédure des flagrants délits était exceptionnelle, tout du moins dans son principe, celle des comparutions immédiates, depuis la crise des banlieues, fait l’ordinaire des chambres correctionnelles des tribunaux de grande instance, spécialisées dans cette « petite justice ». De telles chambres n’existent toutefois que dans les très grandes villes, Paris et Marseille essentiellement, et dans leurs banlieues immédiates. Il n’en existe pas en province… faute de clientèle !

Comment fonctionne donc cette pratique des comparutions immédiates ? Justice d’urgence, justice d’abattage : c’est ainsi qu’elle est généralement considérée et ce n’est pas ceux qui la mettent en œuvre qui diraient le contraire. Mais…il faut bien gérer les contentieux massifs issus de la délinquance urbaine. En place de personnels manquants, on fait vite, très vite. En l’occurrence, la rapidité de la punition par rapport à l’infraction commise ne fait ici qu’un avec la nécessité du bon fonctionnement de la justice pénale. À l’évidence, c’est ce dernier qui est privilégié !

Aux récits écrits des policiers sur les faits délictueux a été substitué le téléphone. La journée durant, les magistrats du parquet, les substituts, tiennent donc une permanence téléphonique dans les tribunaux concernés. Le substitut qui est en charge de répondre initie un dialogue avec le commissariat qui l’appelle. Durée : cinq bonnes minutes, mais déjà un autre commissariat appelle auquel il faut répondre. Reste que policiers et parquetiers se comprennent très vite, d’autant que, de part et d’autre, le système du « traitement en temps réel » a facilité les choses. Sans doute le substitut qui a décroché le téléphone prend quelques notes rapides, mais il y est aussi aidé par des formulaires où il n’a qu’à cocher la bonne case. Du côté du commissariat, où les officiers de police judiciaire (Opj) ne connaissent guère tous les articles du Code pénal, un code a été fabriqué pour faciliter le dialogue avec les substituts. Ce code attribue un numéro aux délits le plus souvent commis, c’est-à-dire aux articles du code qui les qualifie. De fait, les substituts finissent par connaître par cœur un grand nombre de numéros et – dans la précipitation constante où ils sont mais à laquelle ils sont fiers de faire face – ils font entrer, sous les numéros qu’ils connaissent, des faits qui pourraient bénéficier d’une qualification plus fine. Le code en question, sans l’avoir voulu, restreint le champ des possibles quant au choix de la procédure fait dans l’immédiat par le substitut de permanence au téléphone.

C’est ici le moment d’invoquer les relations entre policiers et parquetiers. En principe, elles sont bonnes et empreintes de confiance : « autour du même cœur de métier », ils se comprennent. Pour autant, elles ne sont pas exemptes de rapports de force. Hiérarchiquement, les substituts sont supérieurs aux policiers – et ne manquent pas de le leur rappeler, qu’il s’agisse seulement du ton qu’ils prennent avec eux ou, plus grave, de la cohérence de leurs récits. Mais les policiers ont, sur les parquetiers, l’avantage de la connaissance du terrain. Par conséquent, une légère torsion des faits leur permet d’orienter la décision du substitut sur la procédure qui, pour quelque raison, leur convient mieux (par exemple, déférer une affaire au tribunal est toujours bien vu car il accroît les statistiques liées à l’activité du commissariat, alors que cela ne s’impose pas toujours). On comprend l’importance de savoir quels sont les interlocuteurs parfaitement fiables, trop sévères ou bien laxistes et, en conséquence, pourquoi les bien connaître est l’une des caractéristiques les plus notables du bon parquetier de permanence (qui répond aux appels des commissariats).

Ajoutons enfin que l’on peut parler d’une culture propre aux parquetiers qui vivent ensemble toute la journée, tiennent à tour de rôle les différents emplois de la permanence et travaillent tous sur les mêmes dossiers, chacun selon le rôle qu’il tient ce jour-ci ou ce jour-là. « En ce sens, c’est l’indivisibilité du parquet en actes qui se construit à travers cette proximité », avec cette conséquence, dont l’on ne peut que se féliciter (et qui nous rassure compte tenu de l’urgence dans laquelle vit la permanence pénale, le matin, quand on y « fabrique » les dossiers) : « La plupart des orientations sont décidées en commun. »

Ces dossiers, une fois terminés, sont mis au rôle, c’est-à-dire inscrits sur ce qui va être jugé l’après-midi et envoyés aux juges (un président et deux assesseurs) et aux avocats, les uns et les autres travaillant également sous le signe de l’urgence la plus extrême.

Reste alors, le plus souvent pour le substitut d’audience, c’est-à-dire celui des substituts de la permanence qui a requis la peine, à aller voir le prévenu au dépôt du tribunal. C’est la notification, étape essentielle de la procédure de comparution immédiate, puisque c’est la première et la seule fois qu’il va y avoir un contact humain entre le prévenu et le substitut, représentant de la justice.

Le substitut d’audience va dire, voire expliquer (car le langage judiciaire est incompréhensible pour les prévenus) au prévenu ce qui lui est reproché et ce qui va lui arriver. Un dialogue se noue au cours duquel le substitut essaye d’en savoir le plus possible sur l’individu ou dossier vivant qu’il a en face de lui – tâche technique – en même temps qu’en fonction de la façon dont le prévenu agit et réagit, le parquetier d’audience commence à préparer ce qu’il dira pour justifier la peine qu’il requerra – tâche d’une tout autre nature que la précédente. La rencontre avec le prévenu peut modifier l’appréhension qu’en avait le substitut à la lecture du dossier papier : d’aucuns peuvent changer radicalement les réquisitions qu’ils prévoyaient et amoindrir la peine demandée. D’autres se contentent de « réquisitions nobles ».

L’atmosphère de l’audience des comparutions immédiates (qui se tient toujours l’après-midi – durant la matinée, juges et avocats prennent connaissance des dossiers) est à l’aune de celle qui règne à la permanence du parquet : continuellement sous pression, quel que soit l’acteur, les juges, l’avocat (généralement commis d’office), le substitut du procureur…et le prévenu, qui a souvent passé une nuit en garde à vue au commissariat, sans manger, sans avoir pu se laver…À quoi il faut ajouter la violence latente dans le public, composé majoritairement des « copains » des prévenus qui viennent les soutenir. Le président, en charge de policer l’audience, ne cesse de surveiller la salle où il pense que « ça peut dégénérer » en violence effective. Le rendu du jugement – pour lequel il reste si peu de temps (le traitement de chaque affaire prend une demi-heure au maximum) – fait que c’est à peine si les prévenus l’entendent :

Les prévenus ont à peine le temps de prendre place au bord du box, face au tribunal, que le jugement est déjà rendu et que des policiers les emmènent sans ménagement vers la porte de sortie pour laisser place au prévenu suivant.

Ce moment du rendu du jugement, s’il est pénible pour les prévenus, l’est aussi, d’une certaine façon, pour les juges, qui voudraient expliquer, faire comprendre la décision qu’ils ont prise. Faute d’avoir le temps de le faire, d’avoir, en somme, du répondant, ce pour quoi ils ont voulu être juge, c’est le sens de leur fonction qui est mis en péril.

À lire l’excellent livre d’Angèle Christin – parfaitement documenté : elle reproduit bon nombre de textes de ses enquêtes de terrain –, on ne peut que souhaiter que soit comprise cette « petite justice », mécanique judiciaire expéditive et brutale qui privilégie les impératifs d’une bonne gestion de l’institution (Ttr) aux dépens de la qualité de la justice.

Trop tard, depuis 150 ans qu’elle existe, répond Angèle Christin. Le véritable problème c’est que, devant l’ampleur des flux judiciaires, on utilise la comparution immédiate comme un instrument banal qui permet d’aller vite, encore plus vite, avec cette conséquence que, conçue à l’origine pour résoudre de petites affaires simples, des délits flagrants, à force d’avoir élargi son champ d’application, on y trouve maintenant maintes affaires trop graves pour être traitées à la va-vite, en sorte que la comparution immédiate, telle qu’actuellement utilisée, ne répond pas aux critères d’une bonne justice, telle que la souhaitent tous les professionnels de la justice qui n’ont pas choisi ce métier par hasard.

Solution : donner plus de moyens aux autres procédures correctionnelles plus complètes et plus respectueuses des droits des prévenus, afin que la comparution immédiate ne soit plus employée comme solution de secours, dernier recours pour venir à bout de la tâche énorme à laquelle est confrontée l’institution de la justice.

Ce ne semble pourtant pas vers quoi l’on va avec le système des peines planchers où, certes, les juges peuvent décider d’agir différemment, à condition de motiver leurs décisions qui, de toute façon, n’auront lieu qu’à titre exceptionnel.

Le système des peines planchers risque d’être massivement utilisé en comparution immédiate, rendant la procédure encore plus automatique et plus répressive

conclut, hélas, avec vraisemblance, Angèle Christin.

Monique Seyler

Denis Lacorne, DE LA RELIGION EN AMÉRIQUE. Essai d’histoire politique, Paris, Gallimard, coll. « L’esprit de la Cité », 2007, 246 p., 15 €

Au chapitre des malentendus rendant difficile sinon impossible la compréhension de la société américaine en France, la religion occupe une place de choix. En spécialiste de l’histoire politique, Denis Lacorne s’attache ici à retracer et à mieux faire comprendre « la place de la religion dans la vie politique américaine et, en particulier, son rôle dans la construction d’une identité nationale ». Pour cela, il procède en deux temps, cumulant deux approches distinctes. Les premiers chapitres, qui exposent ce que la religion aux États-Unis doit à l’héritage européen, insistent sur les regards croisés des deux côtés de l’Atlantique. Dans un premier temps, le sentiment religieux tel qu’il se développe sur les nouveaux territoires semble échapper aux pesanteurs et aux dogmatismes de l’Ancien Monde. Mais Denis Lacorne met en garde contre le mythe des minorités persécutées, tirant de leur expérience une volonté de tolérance, qui expliquerait le foisonnement actuel des dénominations aux États-Unis. Il souligne au contraire l’absence de liberté religieuse des premières communautés de colons et s’intéresse à la manière dont le conflit entre pacte religieux et pacte politique va longtemps structurer l’histoire politique américaine. Il entre alors dans un second temps du livre, où la relation fondatrice et conflictuelle à l’Europe laisse place aux luttes internes à la société américaine. À partir du xixe siècle, la référence à la religion se mêle inextricablement au statut social et aux vagues d’émigration : la naissance de la laïcité, dans un tel contexte, prend une allure endogène, notamment parce qu’elle associe la séparation à la défense de la pluralité des Églises, ce que Denis Lacorne propose d’appeler une « laïcité philocléricale ». Il peut ainsi relativiser l’impression, particulièrement prégnante en France, d’une régression de la laïcité, sous les coups de la vague pentecôtiste, récemment illustrée par G. W. Bush. Le « mur de séparation » n’a pas été abattu outre-Atlantique, même si la défense de la laïcité porte sur des enjeux spécifiques (où l’école néanmoins, comme ici, est centrale) et use d’une autre rhétorique que la nôtre. Ce livre offre donc un parcours dans l’histoire politique, mais aussi intellectuelle, du Nouveau Monde. Ce faisant, il fournit les clés de compréhension des évolutions qui vont concerner l’islam dans les années à venir.

Marc-Olivier Padis

Brèves

Patrick Artus et Marie-Paule Virard, GLOBALISATION. Le pire est à venir, Paris, La Découverte, 2008, 168 p., 12, 50 €. Le Cercle des économistes. Sous la dir. de Jean-Hervé Lorenzi, LA GUERRE DES CAPITALISMES AURA LIEU, Paris, Perrin, 2008, 228 p., 14, 80 €. Le Cercle des économistes et Erik Orsenna, UN MONDE DE RESSOURCES RARES, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2008, 224 p., 8 €

Auteurs de deux livres qui ont connu un certain succès (Le capitalisme est en train de s’autodétruire, Comment nous avons ruiné nos enfants), Artus et Virard reviennent à la charge en nous annonçant la fin de la mondialisation heureuse et les ravages à venir de la « seconde globalisation ». Toujours vifs et précis, ils mettent en avant les ressorts négatifs de la mondialisation (les titres de chapitres sont significatifs : « Le tropisme inégalitaire qui mine le tissu social et attise les tensions protectionnistes », « Le chaudron qui brûle les ressources rares », « Une machine à inonder le monde de liquidités », « Un casino où s’expriment tous les excès du capitalisme financier », « Une centrifugeuse qui peut tout faire exploser »). Le constat se passe de tout commentaire, mais il faudra bien se demander comment l’approche strictement économique, trop souvent réduite à l’ouverture du marché alors que le protectionnisme des grandes puissances n’a jamais cessé, n’a pas aveuglé sur les ruptures technologiques qui sont à l’origine de la globalisation financière, de ses prises de risque extrêmes et de son aveuglement sur les « fondamentaux » (voir leur analyse sur les subprimes). Dans le même sens, le Cercle des économistes, une institution qui réunit des spécialistes à des fins de vulgarisation des problèmes, publie coup sur coup un ouvrage collectif sur l’émergence des nouveaux capitalismes (le Bric, i.e. Brésil, Russie, Inde, Chine, mais aussi les pays de la rente pétrolière, et les fonds souverains) dont les tensions vont se multiplier, et un ouvrage sur la rareté de certains produits et matières premières, non sans rappeler que la tâche de l’économiste est de se confronter à la rareté en l’anticipant. Et si les économistes revenaient eux-mêmes à leurs fondamentaux et repensaient une économie essentiellement portée par les nouvelles technologies.

O. M.

Georg Simmel, LES GRANDES VILLES ET LA VIE DE L’ESPRIT, Paris, L’Herne, coll. « Carnets », 2007, 64 p., 9, 50 €. Michel Serres, L’ART DES PONTS. Homo Pontifex, Paris, Éditions Le Pommier, 2006, 215 p., 38 €

Simmel est un auteur dont on ne se lasse pas. Alors que l’on considère un peu vite que ses analyses se limitent aux villes industrielles, haussmanniennes ou non, ces deux courts textes sont d’une actualité et d’une force imaginative qui impressionnent. Le texte intitulé « Les grandes villes et la vie de l’esprit » rappelle que la ville n’est pas un « village » où tout est visible, et que la recherche de l’anonymat et de l’impersonnalité est l’un des vecteurs de la liberté urbaine. Ce que laisse entendre la célèbre expression : « L’air de la ville rend libre. » Alors que l’espace public est indissociable aujourd’hui de l’échange, de la fête et de la convivialité, il n’est pas inutile de rappeler – Emmanuel Levinas et Joseph Comblin partagent cette conviction – que l’impersonnalité (le masque va de pair avec la vie publique) est l’une des conditions de l’espace public avant même que celui-ci ne devienne délibératif, volontariste et politique. Le deuxième texte, « Pont et porte », est un bijou – une réflexion fort utile à un moment où architectes et urbanistes réfléchissent sur les coutures, les transitions, les sas, les seuils – qui porte successivement sur les ponts, les portes et les fenêtres, tous ces espaces qui séparent et mettent en relation à la fois. « Le pont est une ligne qui, tendue entre deux points, impose une sécurité et une direction inéluctable ; sur le seuil de la porte, au contraire, la vie se répand, quittant les bornes de l’isolement personnel pour s’ouvrir sur des routes en des directions illimitées. » Parallèlement à cette comparaison entre le pont et la porte, il distingue la porte et la fenêtre. Celle-ci ne renvoie pas l’intérieur à l’extérieur et l’extérieur à l’intérieur car elle est là « pour regarder à l’extérieur et non pour regarder à l’intérieur ». Question apparemment abstraite, les rapports du dedans et du dehors, de l’extérieur et de l’intérieur donnent lieu à des marques concrètes diverses. Michel Serres s’y est également risqué récemment en commentant des images de ponts, autant de belles œuvres techniques de plus en plus « légères » au fil du temps. Des aqueducs romains au pont de Millau, elles le conduisent dans les parages de l’échange sexuel et à une lecture des tableaux de Paul Klee.

O. M.

BANLIEUES. UNE ANTHOLOGIE, Préparée et présentée par Thierry Paquot, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008, 162 p.

Parler de la banlieue, ou plutôt des banlieues comme l’indique le titre, peut paraître étrange alors qu’on évoque, dans le cas de la région Île-de-France, les première, deuxième voire troisième couronnes. De même, les interrogations sur le périurbain font oublier que la banlieue a correspondu à la « mise au ban » du centre urbain, la périphérie étant coupée du centre historique. Alors que les scénarios du Grand Paris optent le plus souvent pour l’échelle régionale, cette anthologie composée et présentée par Thierry Paquot (textes inédits ou difficilement trouvables d’Hervé Vieillard-Baron, Paul Meuriot, Henri Sellier, Pierre George, Georges Chabot, J.-F Gravier, Olivier Guichard, Paul-Henry Chombart de Lauwe et Annie Fourcaut… auxquels s’ajoutent les luxuriantes bibliothèque et filmothèque de Paquot) rappelle à bon escient que l’histoire spécifique de la banlieue parisienne réside dans cette coupure historique entre le centre et ce qu’il repousse à l’extérieur. Faut-il le rappeler ? Les fortifications de Thiers datent de 1860 (elles n’ont rien d’haussmanniennes et sont strictement militaires) et ne disparaissent qu’au milieu du xxe siècle au profit du boulevard des Maréchaux et d’espaces sociaux ou sportifs qui font barrière avec les communes environnantes. Penser Paris en dehors du centre historique, c’est imaginer la fin d’une double méfiance : celle de la banlieue envers Paris et surtout celle de la Ville Capitale envers sa banlieue. Bien sûr, l’ouvrage ne porte pas que sur la banlieue parisienne (voir le texte de Jean-François Gravier). Mais l’esprit de cette anthologie est donné par le titre d’Annie Fourcaut, l’historienne par excellence de la banlieue, « Pour en finir avec la banlieue ? ». Paquot risque pour sa part une réponse nuancée à l’heure du Grand Paris : « Est-ce la fin des banlieues ? Oui et non. Oui, comme myriade de municipalités, chacune faisant au mieux dans son coin. Non, culturellement, car il existera un décalage temporel entre une réalité politico-administrative (le Grand Paris) et ses représentations, ses imaginaires, ses vécus ordinaires. L’habitant de telle ville de banlieue continuera à se sentir de cette commune, tout en étant persuadé d’appartenir à une entité plus large. Le Parisien du Grand Paris restera encore un peu banlieusard. »

O. M.

Benjamin Moignard, L’ÉCOLE ET LA RUE : FABRIQUES DE DÉLINQUANCE. Recherches comparatives en France et au Brésil, Paris, Presses universitaires de France, collection « Partage du savoir », 2008, 217 p., 26 €

Alors que l’école française se considère souvent comme un « sanctuaire » coupé des réalités sociales qui l’entourent, la délinquance juvénile contraint à considérer de manière plus précise les relations qui existent entre l’établissement et son quartier. Ce travail de comparaison décrit deux situations très dissemblables, en France et au Brésil, mais de ce fait révélatrices de la réponse apportée, dans les deux systèmes éducatifs, à la naissance de « bandes » de jeunes scolarisés. « En France, le collège peut être un facteur aggravant de l’entrée dans les processus délinquants, que ce soit en alimentant la construction des attitudes d’opposition à l’école par le biais de la mise en place d’une logique répressive, en réduisant considérablement les perspectives d’insertion sociale et d’accès aux savoirs scolaires d’un certain nombre d’adolescents, ou en favorisant les regroupements en bandes. » Dans le cas français, le partage des rôles entre adultes au sein de l’établissement ainsi que la question de ségrégations internes entre élèves ressortent comme les points d’attention à privilégier pour répondre au défi de la délinquance.

M.-O. P.

Mathieu Doat, Jacques Le Goff et Philippe Pédrot (sous la dir. de), DROIT ET COMPLEXITÉ. Pour une nouvelle intelligence du droit vivant, Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « L’univers des normes », 2007, 252 p., 18 €

Le droit peut être dit complexe en trois sens : tout d’abord en raison de l’inflation de la production législative et de l’insécurité juridique que l’abondance des textes risque de produire. Ce premier aspect est traité par Bernard Pignerol, qui donne une idée de l’accélération vertigineuse des interventions sur nos corpus de droit. Les déclarations d’intention n’y sont souvent suivies d’aucune des mesures concrètes initialement annoncées. À un tel degré d’incohérence ou de fuite en avant, on peut s’interroger sur l’efficacité du travail législatif, voir sur l’« abus » du droit dont témoigne notre culture administrative. Dans un deuxième sens, la complexité est issue des incertitudes de la matière même que le droit est appelé à traiter : ainsi, le vivant aujourd’hui, montre Philippe Pédrot, nous place devant une « frontière brouillée » en ce qui concerne la vie et la mort. Mais un troisième sens de la complexité est aussi exploré dans ces actes de colloque, inspiré par les travaux d’Edgar Morin. Le terme renvoie alors à une démarche intellectuelle qui entérine la fin d’une hiérarchie ordonnée et qui considère de manière positive le « foisonnement créateur de la réalité », comme le montre Jacques Le Goff à propos du droit social.

M.-O. P.

Jean-Pierre Chrétien (sous la dir. de), L’AFRIQUE DE SARKOZY. Un déni d’histoire, Paris, Karthala, coll. « Disputatio », 2008, 204 p.

Un texte polémique de l’enseignant sud-africain Achille Mbembe et une première réplique historique et anthropologique de Jean-Pierre Chrétien dans Esprit (« Qu’est-ce que le sarkozysme ? », novembre 2007) avaient quasiment autant attiré l’attention que l’allocution de Nicolas Sarkozy prononcée à l’Université de Dakar le 26 juillet 2007. Coordonné par Jean-Pierre Chrétien, cette disputatio qui réunit celui-ci, Achille Mbembe, Jean-François Bayart, Ibrahima Thioub et Pierre Boilley, fournit l’occasion d’une réponse ferme et argumentée aux propos et à la vision anthropologique du président français et de son conseiller Henri Guaino. Sont ainsi abordées la place de l’histoire africaine dans l’histoire mondiale, l’inexistence de l’Afrique dans l’enseignement de l’histoire en France, la qualité du débat et de la production historiographique en Afrique, la persistance des visions racistes et coloniales. On l’aura compris, ce livre porté par des historiens, des anthropologues et des politologues met en scène l’histoire africaine, celle-là même que la présidence française prétendait dénier de manière humiliante.

O. M.

Elie Barnavi et Krzysztof Pomian, LA RÉVOLUTION EUROPÉENNE. 1945-2007, Paris, Perrin, 2008, 276 p., 18 €. David Cosandey, LE SECRET DE L’OCCIDENT. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, Champs/Flammarion, 2007, 876 p.

La Révolution européenne est le livre, particulièrement limpide et pédagogique (pas une seule note, trois livres de référence en bibliographie), de deux historiens, respectivement conseiller scientifique (Elie Barnavi) et directeur du comité scientifique du musée de l’Europe à Bruxelles (K. Pomian), pour lesquels l’état de l’Europe ne résulte pas d’une histoire « dont il serait un aboutissement inéluctable », d’autant que « le projet pour une Europe unie » après la Seconde Guerre mondiale « ne pouvait qu’être tenu pour désespéré par un esprit rationnel ». Alors que K. Pomian avait mis précédemment en avant le rôle moteur des nations dans l’aventure européenne, l’ouvrage privilégie ici l’idée d’une « civilisation européenne » dont la réalisation a été rendue possible par des acteurs politiques exceptionnels et non pas en raison d’un retour de mémoire miraculeux. Dès lors, au moment où l’Europe traverse une phase de grande fatigue politique, liée à la rapidité de l’élargissement et à la faiblesse de l’approfondissement, il faut se demander si le succès de la « civilisation européenne » peut donner lieu à une nouvelle séquence politique. Dans le sillage des travaux d’un Fernand Braudel, l’ouvrage de David Cosandey, dense mais jamais réservé à des lecteurs savants, souligne les critiques géographiques de l’Europe pour expliquer, tout en multipliant les comparaisons avec la Chine, l’islam et l’Inde, pourquoi l’Europe a été un berceau du développement économique et scientifique. L’hypothèse avancée est celle d’une « thalassographie articulée » du continent qui repose sur un fait majeur : chacune des capitales importantes (Londres excepté) est installée dans un territoire d’où elle peut regrouper ses façades maritimes et les relier au cœur dense de l’Europe. Dans sa présentation, Christophe Brun montre comment la mondialisation contemporaine épouse à l’échelle planétaire ce caractère thalassographique.

O. M.

Claude Dagens, MÉDITATION SUR L’ÉGLISE CATHOLIQUE EN FRANCE : LIBRE ET PRÉSENTE, Paris, Cerf, 2008, 150 p., 15 €

Récemment élu à l’Académie française au siège de René Rémond, l’évêque d’Angoulême Claude Dagens défend, contre la tentation de repli sur soi de l’Église catholique, l’idée d’une Église de grand large, attentive aux signes des temps qui indiquent que l’Évangile est attendu pourvu qu’il y ait des témoins pour le porter. Il ne s’agit plus, en effet, pour le chrétien, d’adhérer seulement à une tradition, mais de faire le saut de la foi et de découvrir ainsi la capacité de s’affirmer en première personne, « situer la foi chrétienne et la proposition de la foi sur le terrain de l’existence humaine en quête de ses raisons ». Dans des pages où transparaît l’influence de l’importante méditation sur l’Église d’Henri de Lubac, Claude Dagens demande à l’Église d’être attentive à ce qui commence, à ces « commencements inespérés » dont témoignent les nouveaux croyants. Explorant avec lucidité les ressources que le christianisme offre à la vie spirituelle, il invite à cesser de croire que la vie spirituelle intense serait le monopole de quelques-uns.

G. C.

Lila Abu-Lughod, SENTIMENTS VOILÉS, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, trad. de l’anglais par Didier Gille, 2008, 410 p., 26 €

L’auteur est ethno-psychologue. Son livre (paru en 1999 sous le titre Veiled Sentiments: Honor and Poetry in a Bedouin Society) est né d’un séjour d’environ dix-huit mois dans une tribu de Bédouins du nord de l’Égypte (en 1978-1980). L’enquête, par choix et par nécessité, se concentre sur le monde des femmes, parmi lesquelles elle vit au quotidien. À cet univers en général inaccessible – celui des Bédouins et des femmes –, elle a pu accéder grâce à son père, lui-même Bédouin d’origine. Bien qu’ils ne vivent pas loin de la mer, la nostalgie des Bédouins est le désert ; l’organisation repose sur la généalogie et la lignée paternelle ; ils consomment les produits de la ville (montres-bracelets rutilants, chaussures en plastique, radios et cassettes, sans doute portables et internet maintenant…) ; leur code est celui de l’honneur et de la pudeur ; le principe d’unité de la vie sociale est la notion, large, complexe, multiple, de « sang ». La poésie joue un rôle essentiel de « mise en paroles », pour ainsi dire, de la vie, des émotions, des sentiments. L’enquête est particulièrement éclairante sur le sens du voile et de la pudeur, qui sont insérés dans un ensemble très complexe de positions naturelles, de déférences culturelles, mais aussi de résistances au masculin et au système du pouvoir, lui-même organisé dans une société hiérarchisée. Le voile (couleurs, formes, etc.) correspond à des fonctionnements compliqués liés à la pureté rituelle et, plus encore, à la dissimulation de la sexualité effectivement pratiquée. Ils n’empêchent pas la crudité des propos des femmes entre elles. Revenue quelques années plus tard sur les lieux de l’enquête, L. Abu-Lughod constate les progrès de l’islamisme et du voile porté pour raison de piété religieuse. En réalité, les « raisons du voile » sont multiples, obscures. La « culture » bédouine est devenue plus opaque. Mais le livre incite à dépasser, de toute façon, les interprétations rapides de la condition féminine musulmane en termes de pure soumission.

J.-L. S.

Dominique Avon, LA FRAGILITÉ DES CLERCS. Réponses à Samuel Huntington, Tariq Ramadan, Georges Corm, Alain Besançon, Alain Finkielkraut, Clichy, Éditions de Corlevour, 2008, 159 p., 14 €

Cinq critiques « sérieuses » d’intellectuels connus de notre temps, longuement argumentées, rationnelles, fondées sur des faits admis, avec des accords, des doutes et des refus : tel se présente ce livre qui veut échapper à la lecture rapide et binaire qu’en font les médias – lecture à laquelle, il faut bien le dire (et comme le montre justement Avon), ils prêtent facilement le flanc. Les cinq « clercs » concernés occupent des postures et des positions différentes dans l’espace public, l’enjeu et la portée de leurs ouvrages sont divers, et ils méritent des honneurs et des critiques différenciés. C’est la valeur de ce livre. Mais le titre annonce un réquisitoire globalement plus sévère. D. Avon est-il trop respectueux des interlocuteurs, concédant peut-être plus qu’il ne faudrait, au risque de s’enlever à lui-même du tranchant ? En fin de compte, sa présentation nuancée, très documentée, d’auteurs discutés et discutables l’emporte presque sur la partie critique.

J.-L. S.

Patrice Boudignon, PIERRE TEILHARD DE CHARDIN. Sa vie, son œuvre, sa réflexion, Paris, Cerf, coll. « Cerf histoire », 431 p., 45 €

Les anciennes biographies de Teilhard insistaient moins sur l’homme que sur la doctrine – pour faire journalistique : la réconciliation entre Darwin et la foi chrétienne –, sur sa vision simultanément cosmique et christique du devenir universel, sur ses difficultés avec l’Église et sa fidélité maintenue envers et contre tout, sur le maître spirituel. Sans laisser de côté ces aspects, le livre de P. Boudignon, plus conforme à l’esprit de notre époque, fait la part belle à l’homme, au périple de sa vie, au rôle de ses rencontres et à la place de ses amis, en particulier celle de Lucie Swan – une rencontre où l’amitié frôla l’amour – et celle d’autres femmes. On connaissait chez Teilhard le rôle du « féminin » ou de l’« éternel féminin » – mots d’une époque qui affirmait et dissimulait en même temps cette part secrète chez les amoureux pudiques et austères, ou chez les amants empêchés. L’importance de ces femmes bien réelles dans sa vie de chercheur et de religieux, documentées notamment par les correspondances, est moins connue. Au-delà de cet aspect intime, évoqué avec franchise et discrétion, cette biographie qui tient compte des nouvelles recherches est bien informée, vive, pertinente. Si elle contribuait à faire connaître Teilhard aux générations d’aujourd’hui, ce serait justice.

J.-L. S.

David Chandler, Christopher E. Goscha (sous la dir. de), PAUL MUS (1902-1969). L’espace d’un regard, Paris, Les Indes savantes, 2006, 335 p., 34 €

Chercheur reconnu sur l’Asie ancienne, spécialiste du bouddhisme vietnamien et javanais, professeur au Collège de France, méconnu en France, Paul Mus passe une partie de son enfance à Hanoï au début du xxe siècle. Mais le jeune savant au parcours classique d’enfant de la IIIe République rencontre la guerre : envoyé par la France libre en Afrique noire puis en Indochine, il commence à s’interroger sur le destin de l’Union française. Quittant le calme de son cabinet de travail, il mène durant ces années une vie romanesque entre commandos militaires de la résistance et services secrets (il assiste à la signature de la reddition du Japon aux côtés de Leclerc). Mais c’est après la guerre qu’il prend pleinement conscience de la question coloniale : après avoir constaté l’ampleur des promesses non tenues de la colonisation en Afrique noire au début de la guerre, il commence à changer de regard sur la présence française en Asie. Il écrit d’emblée contre la guerre d’Indochine au milieu d’une incompréhension à peu près générale qui le rapproche d’Esprit. Ce recueil collectif témoigne de l’influence de Paul Mus aux États-Unis, où il est reconnu aussi bien comme orientaliste érudit que comme intellectuel engagé contre le colonialisme.

M.-O. P.

En écho

STÉPHANE MOSÈS – Dans Les Temps modernes (n° 649, avril-juin 2008), on peut lire un dossier consacré à Stéphane Mosès, l’un des introducteurs en France de Franz Rosenzweig avec Emmanuel Levinas (voir dans le numéro de mars-avril 2008 d’Esprit, l’extrait de son livre d’entretiens). Cet ensemble comporte un texte de Mosès sur Paul Celan et un article de Marc Sagnol, grand connaisseur de Walter Benjamin comme Mosès, sur celui-ci. Accompagne ce dossier un article original d’Éric Marty sur les liens d’Emmanuel Levinas avec Shakespeare, Proust et Rimbaud.

LOS ANGELES – Symbole de la ville qui s’étend indéfiniment au sens de l’urban sprawl, Los Angeles, « The city of quartz » (Mike Davies), fait l’objet d’un ensemble de la revue Urbanisme (n° 361, juillet-août 2008) qui propose des articles fort variés sur les transports, la pollution de l’air, la question de l’eau, la conservation du patrimoine, les gated communities, mais aussi une approche littéraire qui souligne que la perception de cette ville, selon les uns, ou non-ville, selon les autres, oscille entre haine et passion. Parallèlement, non sans lien avec l’exposition sur les villes chinoises qui a lieu à la Cité de l’architecture et du patrimoine, la revue propose un second dossier sur les mutations urbaines en Chine.

RELATIONS INTERNATIONALES ET DÉMOCRATIE – Quelques articles et ensembles sur les thèmes abordés dans les dossiers de ce numéro d’Esprit. Raison présente (n° 166, 2e trimestre 2008) propose un recueil sur la démocratie titré : « La démocratie : une invention permanente » avec des articles de Bertrand Ogilvie, Alain Brossat, Geneviève Fraisse, Gil Delannoi… Politique étrangère (n° 12, Paris, Ifri/Armand Colin, 2008) publie un dossier sur la Chine des jeux Olympiques et des articles sur le Pakistan et l’Afghanistan. On se reportera également à l’article de Jean-Luc Domenach dans Le Meilleur des mondes (n° 8, Paris, Denoël, été 2008) qui propose par ailleurs un texte de Mario Vargas Losa sur Chavez qualifié de « grand déstabilisateur ». Mais Poutine n’est pas absent du sommaire des revues, en témoigne le texte de Zbigniew Brzezinski dans Commentaire (n° 122, été 2008) dont la conclusion est particulièrement éclairante : « Une leçon fondamentale se dégage de l’expérience qu’a faite l’Occident avec Poutine : il n’est pas aussi productif de faire la course pour courtiser l’ego du chef du Kremlin que de se coordonner afin de façonner un contexte géopolitique contraignant pour la Russie […] Il faut sciemment créer les conditions extérieures qui amènent les futurs dirigeants du Kremlin à conclure que la démocratie et l’adhésion à l’Occident sont dans l’intérêt de la Russie autant que du leur. Heureusement, comme on ne peut plus isoler le peuple russe, les chances qu’il parvienne à cette conclusion avant le Kremlin augmentent. » Voir aussi le dossier d’Istor (Revista de Historia Internacional) (n° 33, Cide, printemps 2008), une revue historique à laquelle collabore Jean Meyer (voir sa note sur le Mexique dans ce numéro d’Esprit) sur le triangle historique Mexique-Cuba-États-Unis.

DÉMOCRATISATION ? – La revue de géographie et de géopolitique Hérodote (n° 129, 2e trimestre) consacre son dernier numéro aux stratégies déployées par les États-Unis dans les anciennes marches de la Russie d’Europe orientale et d’Asie centrale pour y développer la démocratie, leur influence et étudie les réactions en retour qu’elles suscitent de la part de la Russie. Ces stratégies font en effet craindre à la Russie un encerclement à un moment où, sous Poutine et Medvedev, elle entend restaurer son rôle de puissance mondiale. Michel Guenec estime que le raidissement russe (indexé sur les prix des hydrocarbures) face aux États-Unis et à l’Union européenne au sujet du Missile Defence, de l’avenir du traité sur les forces nucléaires intermédiaires de 1987, du statut du Kosovo et de la réforme de l’Osce, est surtout générateur « d’images de puissance » nécessaires au maintien du régime autoritaire plutôt que de « puissance réelle ». Il aurait surtout un effet répulsif qui précipiterait les pays d’Europe orientale dans les bras américains.

Les Ong et les fondations américaines jouent un rôle essentiel dans la démocratisation : formation d’un nouveau personnel politique postsoviétique, règles électorales, essor d’une presse libre… Elles jouèrent un rôle central dans les révolutions colorées récentes s’inspirant des révolutions de velours qui ont apporté la paix dans certains pays d’Europe centrale à la fin des années 1980. Viatcheslav Avioutskii montre le rôle décisif joué lors de la révolution orange ukrainienne par une organisation étudiante, Pora, fondée en 2004 à Kiev et financée par des Ong américaines. La réorientation de la politique ukrainienne par Viktor Iouchtchenko en faveur des États-Unis en résulte pour une bonne part. Elle explique bien sûr les tensions entre l’Ukraine et la Russie. Le succès de Pora fait école. L’association est désormais membre d’une « Internationale de velours » comprenant douze mouvements impliqués, de la Croatie à l’Azerbaïdjan, dans la démocratisation de l’espace postsoviétique (« tout combat local et la démocratie constituent notre combat commun » affirme l’appel de Bakou du 7 juin 2005). L’auteur s’interroge : « S’agit-il d’un processus durable ou d’une reconfiguration géopolitique conjoncturelle due à l’affaiblissement de la Russie ? ». Salomé Zourabichvilii, la Franco-Géorgienne, ancienne ambassadrice de France devenue ministre des Affaires étrangères dans le premier gouvernement Saakachvilii et aujourd’hui dans l’opposition, estime que la fondation Soros fut le « berceau » de la Révolution des roses de 2003 mais que si Saakachvilii a le soutien inconditionnel des Américains, la Géorgie n’est pas une véritable démocratie pour autant. Les élites du régime de Chevardnadze exercent toujours le pouvoir. L’Azerbaïdjan, pays clé pour les Américains dans la région (proximité de l’Irak et de l’Afghanistan, question iranienne, pétrole azéri), est selon Raphaëlle Mathey révélateur de la dialectique entre le soft power s’appuyant sur des Ong mis à l’honneur à la fin des années 1990, et le hard power, appliqué après 2001, qui exige un soutien intégral de ce pays. Ces stratégies ont permis le « recul de l’influence soviétique » au profit des États-Unis. Mais l’abondance des devises, grâce à l’augmentation du prix du pétrole, permet désormais aux Azéris de financer eux-mêmes leurs projets de développement et de s’engager dans un rééquilibrage de leur diplomatie avec la Russie et l’Iran. C’est sans doute lors de la Révolution des tulipes de 2005 au Kirghizistan (analysée par Boris Petric) que le soft power américain s’est déployé avec le plus de succès. Il repose sur un dispositif à quatre branches : des Ong (la principale est Koalitsia, inspirée et financée par le National Democratic Institute (Nda), une fondation du Parti démocrate), une coalition de partis politiques démocratiques (Ata Jurt), un mouvement étudiant (Kel-Kel), et des médias privés, c’est-à-dire les ingrédients d’une société civile. Cette démocratisation par le soft power considéré comme une assistance démocratique, si elle sert jusqu’à un certain point les intérêts américains au détriment des Russes et rencontre un certain succès, c’est parce qu’elle représente un désir bien réel dans une partie suffisamment grande de la population. Ce qui différencie l’espace postsoviétique du Moyen-Orient…

Avis

Notre numéro de rentrée portera sur un cas particulier d’observation des interactions entre plusieurs échelles d’intervention publique, entre le local, le départemental, le régional et le national : la « région capitale ». Le débat qui s’ouvre sur l’avenir institutionnel, l’aménagement du territoire, l’urbanisme, la représentation, peut servir de révélateur des défis qui attendent l’action publique et des moyens de répondre aux reconfigurations des territoires dans les dynamiques actuelles. Le mois suivant, nous élargirons en quelque sorte la réflexion sur les modes d’action publique aujourd’hui en consacrant tout un ensemble à la manière dont l’État gouverne en s’appuyant sur de nouveaux outils de gouvernement. S’il s’agit en partie de comprendre l’acclimatation dans le contexte français de méthodes bien connues dans le reste de l’Europe sous le nom de New Public Management. Ce sera aussi l’occasion de prolonger notre dossier sur le « sarkozysme » (novembre 2007) en nous intéressant à l’orientation à long terme de la politique menée par l’État central.

  • 1.

    Gilbert Gatore, le Passé devant soi. Figures de la vie impossible, t. 1, Paris, Phébus, 2008.

  • 2.

    « Niko avait, à l’endroit qui ne se déploie que dans l’intimité, un atout sidérant. » On parlait de clichés…

  • 3.

    Philip Gourevitch, Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles. Chroniques rwandaises, trad. de l’américain par Philippe Delamare, Folio Documents, 2002, p. 229-230.

  • 4.

    Jean Cayrol, « Pour un romanesque lazaréen », dans Œuvre lazaréenne, Paris, Le Seuil, 2007, p. 799-823.

  • 5.

    « Ordinaires », mais plutôt au-dessus de la moyenne quand même, selon la représentation clichéïque en vigueur du bourreau cultivé, ce qui se vérifie dans ce roman : « À un âge où ses camarades peinaient encore à lire des syllabes, Niko découvrait les livres. »

  • 6.

    Hannah Arendt, dont on détourne souvent les propos sur la « banalité du mal », avait pour sa part démontré, à propos d’Eichmann, que les assassins ne cessent de s’aveugler et de se mentir à eux-mêmes pour pouvoir commettre leurs crimes dont ils n’ont guère d’intelligence.

  • 7.

    Primo Levi, les Naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », p. 48.

  • 8.

    Universités Paris VIII Saint-Denis et Paris X Nanterre.

  • 9.

    Montesquieu, Mes pensées, n° 398, cité par Vincent Descombes dans les Institutions du sens, Paris, Minuit, 1996, p. 288.

  • 10.

    Ces livres sont des recueils d’articles qui, en dépit de leur homogénéité, abordent des sujets divers. Le parti pris de lecture adopté dans cet article implique que nous laissions de côté un grand nombre d’analyses présentées par les auteurs. On trouvera, par exemple, dans l’Effectif et le rationnel toute une réflexion sur la démocratie moderne (avec une confrontation inattendue entre Hegel et Tocqueville) et, dans le Raisonnement de l’ours, une définition originale de la modernité, accordée à Baudelaire plus qu’aux Lumières.

  • 11.

    Voir le dossier d’Esprit du mois de juillet 2008.

  • 12.

    J.-F. Kervégan identifie, lui aussi, les institutions à la « syntaxe de l’esprit objectif » (p. 366). La métaphore grammaticale permet de comprendre que, dans la vie éthique, les structures objectives ont une priorité qui est comparable à celle de la syntaxe sur la sémantique. La liberté n’est pas l’autre des règles : au moyen des institutions, elle parle « le langage de la nécessité » (l’Effectif et le rationnel, Hegel et l’esprit objectif, op. cit.).

  • 13.

    Voir V. Descombes, le Complément de sujet, Paris, Gallimard, 2004.

  • 14.

    Voir Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 182-256, trad. J.-F. Kervégan, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2003, p. 279-332.

  • 15.

    Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l’esprit, § 544.

  • 16.

    Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 124, op. cit., p. 221.

  • 17.

    Voir V. Descombes, le Complément de sujet, op. cit., chap. 36-39.

  • 18.

    Stieg Larsson, Millenium, Paris, Actes Sud, t. 1, 2006 ; t. 2, 2006 ; t. 3, 2007.

  • 19.

    Henning Mankell, les Antilopes, Paris, Éditions de l’Arche, 2006.

  • 20.

    H. Mankell, Le chat qui aimait la pluie, Paris, Castor-Flammarion, 1995.

  • 21.

    Id., le Mystère du feu, Paris, Castor-Flammarion, 2003.

  • 22.

    Id., Comedia Infantil, Paris, Le Seuil, 2005.

  • 23.

    Id., Tea-Bag, Paris, Le Seuil, 2007.

  • 24.

    Id., Meurtriers sans visage, Paris, Bourgois, 2001.

  • 25.

    Id., les Morts de la Saint-Jean, Paris, Le Seuil, 2004.

  • 26.

    H. Mankell, Profondeurs, op. cit., p. 14.

  • 27.

    H. Mankell, Profondeurs, op. cit., p. 300.