Les images chrétiennes : inspirations et survivances
Vous venez de publier, après quinze années de préparation, un « Dictionnaire illustré des images chrétiennes occidentales et orientales », intitulé le Musée chrétien1. La possibilité même de faire un dictionnaire des images chrétiennes rappelle une originalité du christianisme parmi les religions : son iconophilie (partagée avec l’hindouisme). Au terme de votre parcours, comment comprenez-vous cette iconophilie ? Est-elle liée au contexte, c’est-à-dire l’aire géographique gréco-romaine dans laquelle le premier christianisme se développe, ou relève-t-elle de raisons internes au message chrétien ?
L’hindouisme présente effectivement aussi une profusion d’images mais c’est pour exprimer le sentiment de la vanité des choses. Le Mahâbhârata commence par le récit d’une bataille. Avant de lancer son armée contre ses adversaires, Arjuna médite sur l’absurdité de ce conflit. Et toute l’épopée développe le récit de cette vanité, liée à l’illusion des apparences. Les images énoncent ce règne de l’illusion et la nécessité d’en sortir. Le christianisme propose l’inverse : il raconte une entrée du divin dans le temps. Pour lui, le temps est, de ce fait, porteur de sens. L’Incarnation rend possible la représentation divine sous des traits humains.
Une religion de l’image
Les images chrétiennes sont influencées dans les formes par le contexte gréco-romain de leur première diffusion : c’est l’image du Bon Pasteur, qui reprend l’image mythologique courante de Pâris, ou l’orante retrouvée dans les catacombes, dessinée dans la posture d’une prêtresse romaine.
Il existe cependant un débat interne au christianisme sur les images. On connaît le conflit qui oppose les calvinistes aux catholiques sur le deuxième commandement du Décalogue : « Tu ne feras pas de statues ni de représentations. » Les catholiques ont remplacé ce commandement par l’interdiction du blasphème. L’Église catholique a toujours encouragé la production d’images, d’abord pour des motifs pastoraux, pour toucher le plus grand nombre. Mais le risque de l’idolâtrie est toujours présent : l’image ne doit rester qu’un support pour la dévotion.
Les luthériens n’acceptent l’image qu’à titre pédagogique, mais non pour la dévotion. Luther lui-même n’était pas opposé aux images : au début de la Réforme, il s’est opposé aux furieux de sa « ville-cathédrale », Wittenberg, qui avaient commencé à les détruire et à les brûler en place publique. Il est aussi resté très fidèle à la piété mariale et aux images de la Vierge. C’est après sa mort que le luthéranisme, comme le calvinisme, devient iconophobe. À propos des calvinistes, justement, on considère que la destruction des images (peintures et statues de Marie et des saints) a caractérisé leur fureur pendant les guerres de religion en France, quand les catholiques s’attaquaient davantage aux personnes.
Comment s’opère la distinction du christianisme oriental par rapport à l’occidental sur ce sujet des images ?
Chez les orthodoxes, le refus des images a alimenté la querelle de l’iconoclasme qui a duré plus d’un siècle (730-787 puis 813-843). Cet iconoclasme orthodoxe a donné lieu à une création originale : l’icône. Celle-ci est une image extrêmement codée (la représentation d’animaux, par exemple, est prohibée à l’exception de ceux qui figurent dans l’Écriture). Elles ne sont d’ailleurs pas des créations mais des copies d’images. L’iconographe doit respecter scrupuleusement un modèle dont l’original n’est pas attribuable à la main de l’homme : le visage du Christ reprend l’image laissée sur le voile de Véronique ou les portraits de Marie sont issus de prototypes attribués à saint Luc. Dieu s’est incarné et Jésus a laissé des images de lui-même lors de sa vie terrestre, donc on peut faire des images. Mais on ne représente que l’éclat du divin, d’où l’usage de l’or sur les icônes, qui donne l’impression que la lumière sort de l’image.
L’iconographe oriental ne se considère pas comme un artiste : il n’est qu’un interprète, un traducteur. Les traités d’iconographie orthodoxe sont très courts, ils tiennent en une quarantaine de pages. À de très rares exceptions près (comme Notre-Dame de Grâce à Cambrai ou Notre-Dame du Perpétuel Secours), on ne vénère les icônes en Occident que depuis le xxe siècle, ce qui illustre la coupure réelle qui a longtemps prévalu entre ces deux univers visuels. Et en Occident, par ailleurs, les artistes ont une grande liberté de création.
Parmi toute la diversité de la production d’images chrétiennes, la crucifixion ne résume-t-elle pas à elle seule la singularité chrétienne ?
Ce n’est qu’une seule phrase du Credo. Elle ne résume donc pas tout. Pourtant, on la trouve très rapidement comme un résumé de la foi. La première image du crucifié est une caricature, retrouvée à Rome dans une école des pages du mont Palatin : un crucifié à tête d’âne, pour tourner en dérision la croyance d’un chrétien. Même les calvinistes, qui refusent les images, ont gardé la croix (mais sans le corps du crucifié). On trouve le crucifix partout : sur les tombes, les autels, dans les maisons, les chemins de procession… Théologiquement, c’est cependant la Nativité de Jésus qui représente la première singularité chrétienne : Dieu incarné devient visible dans l’histoire des hommes. Mais la crucifixion est l’aboutissement de l’Incarnation. Elle lui donne son aspect tragique. Elle oriente le temps et l’histoire. Et elle est suivie de la Résurrection, qui est plus difficile à représenter, puisqu’on se confronte alors à l’invisible, à ce qui advient au-delà et qu’on ne peut qu’imaginer.
En Orient, c’est une croix glorieuse, le Christ y a les yeux ouverts, il n’est pas mort. Ce sont les primitifs italiens qui ont commencé à représenter, de façon hiératique, un homme souffrant. Le crucifié roman est souvent un Christ glorieux : c’est le Saint Voult de Lucques. Mais, dans la sculpture gothique, il apparaît tragique, c’est la marque de son humanité : voyez le Dévot Christ de Perpignan.
Est-ce que cette production, qui devient considérable vers le milieu du Moyen Âge, est contrôlée par l’Église ?
Dans l’ensemble, l’Église catholique n’a pas été très restrictive dans l’utilisation des images : elle a exercé un contrôle strict sur le dogme et la liturgie, mais elle a laissé une grande autonomie aux artistes et aux imagiers, ou plutôt à leurs commanditaires. On connaît les papes mécènes, auxquels on doit les peintures du Vatican, par exemple. Les polémiques ont toujours été limitées et temporaires, comme avec Véronèse et les nus de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine. Grégoire le Grand, en l’an 600, est à l’origine de l’expression qui sera toujours reprise : l’image est la « Bible des illettrés ».
Aux débuts de l’imprimerie, on voit se répandre une « Bible des pauvres » qui utilise largement la xylographie. Le livre présente une série de triptyques : l’image centrale, tirée du Nouveau Testament, est encadrée, à gauche et à droite, par des scènes tirées de l’Ancien Testament, qui présentent ce qu’on a appelé des « figures de la Bible ». Au-dessus et au-dessous, on lit de longues citations de la Bible. Ces triptyques ont servi de modèles à de nombreuses autres représentations, par exemple dans les tapisseries de La Chaise-Dieu. De son côté, Luther, dont la traduction de la Bible va considérablement s’appuyer sur l’imprimerie en Allemagne puis dans les pays qui la traduisent à leur tour, bénéficie toujours des illustrations de Cranach l’Ancien, un ami personnel qui s’est installé à Wittenberg. En 1544, deux ans avant sa mort donc, il publie un pamphlet contre le pape (Contre la papauté de Rome, instituée par le Diable), illustré de caricatures particulièrement grossières : ce qui montre que l’image occidentale n’a pas seulement servi à l’édification, mais aussi aux combats et aux stigmatisations les plus divers (là encore contrairement à l’icône).
N’y a-t-il pas une tension dans l’histoire, au moins occidentale, des images entre la dynamique artistique, qui pousse sans doute à un perfectionnement, voire à un raffinement des images, et la logique catéchétique ou cléricale, qui valorise plutôt la piété, et donc plutôt l’imagerie ?
Sans aucun doute lorsqu’on compare les œuvres romantiques aux productions sulpiciennes qui leur sont contemporaines : l’ange gardien des chromolithographies n’est pas l’ange de Delacroix qui lutte avec Jacob. Dans ces relations entre l’Église et l’artiste, on néglige trop souvent le rôle du commanditaire. Car les œuvres étaient commandées autrefois par des évêques, des abbés ou des seigneurs. Les conditions des contrats passés étaient liées aux volontés des donateurs et elles concernaient assez peu les questions théologiques. Il s’agissait plutôt de valoriser les armes de la famille, une situation locale… Il y avait par ailleurs suffisamment de matière à imaginer pour que les artistes ne se sentent pas trop contraints par leurs commanditaires.
Icônes, stéréotypes, caricatures
Votre projet n’est pas consacré exclusivement, loin de là même, aux beaux-arts, mais il concerne toutes les images. Pourquoi élargir votre dictionnaire au-delà de la création artistique ?
Le xxe siècle a valorisé la signature de l’artiste et sa valeur marchande. Les arts plastiques sont devenus inaccessibles aux églises, à part quelques commandes célèbres, comme Notre-Dame-de-Toute-Grâce au plateau d’Assy. Elles se sont donc tournées vers les arts nouveaux, ou mineurs, en développement, comme la photographie, le cinéma, la bande dessinée, le magazine… Il faut rendre compte de cette profusion des images. En français, il existait déjà des inventaires de l’iconographie chrétienne mais, précisément, limités aux arts plastiques. Au xixe siècle, Didron avait publié un Manuel d’iconographie chrétienne (1845), très lié aux découvertes de l’archéologie. Ensuite, Mgr Barbier de Montault a publié un Traité d’iconographie chrétienne qui précisait les symboles, les attributs, etc. Louis Réau, dans les années 1950, présente un catalogue des thèmes (scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, vies de saints…) d’œuvres présentées dans les musées et les églises2.
Parmi les usages populaires de l’image, les représentations chrétiennes ne sont-elles pas responsables d’un antisémitisme ancien, qui est passé par des caricatures ?
L’antijudaïsme théologique a eu des effets pendant longtemps. L’image a été un relais puissant des préjugés les plus stigmatisants : notamment le stéréotype de la manipulation de l’argent et de l’usure. Il y a aussi les thèmes du Juif errant ou de la Synagogue aux yeux bandés. Il faut reconnaître ici une violence du premier degré de l’image. Elle rejoint ce que nous avons dit de l’usage polémique des images, dont l’efficacité dévastatrice peut dépasser de loin celle des textes, à la fois par le public qu’elles sont capables d’atteindre et par les « types » visuels qu’elles sont capables de créer. Cela dit, l’image est une forme de langage : elle montre ce qui est déjà là, et en le montrant, elle peut donner l’impression de faire exister des représentations qui étaient à l’état latent. L’image peut aussi alourdir dans la mesure où elle est reproduite, et multiplier ses effets : elle finit par blesser comme les mots.
Vous avez choisi des entrées qui concernent des objets, des attributs, des saints, des notions, des figures…
Les entrées d’un dictionnaire sont par nature hétérogènes, mais j’ai privilégié le fait de pouvoir toujours faire le lien avec le sensible. Les entrées sur les attributs sont indispensables pour comprendre des représentations que nous ne connaissons plus : pourquoi saint Jérôme est-il représenté avec une coloquinte, les dominicains avec un chien dalmatien ? Il y a une dynamique dans les images qui sont toujours vivantes dans nos mentalités. Il ne s’agit pas de décoder simplement des signes. La volonté d’expliquer avec précision, jusque dans le détail, a contraint à définir des mots, à présenter des choses et leur évolution (les croix, l’entrelacs, le labyrinthe, les vases sacrés, les vêtements des moines, des prêtres, des évêques et des popes, les couleurs, la botanique, le bestiaire, les attributs des saints, etc.) qui font aussi de l’ouvrage ce que les Allemands appellent un Reallexikon.
Les images chrétiennes sont en effet aujourd’hui moins présentes ou moins signifiantes. Et pourtant, ne serait-ce qu’à travers la dérision ou la caricature, les images religieuses restent présentes aujourd’hui. Entre la patrimonialisation officielle, la dérision liée à la grande circulation des images ou la fétichisation, l’image chrétienne peut-elle garder un sens ?
À mesure que le christianisme est devenu minoritaire en Europe et que les cultures chrétiennes, au sens large, et plus généralement les cultures classiques tombent dans l’oubli, nous nous trouvons devant des traces que nous avons quelque difficulté à déchiffrer.
Et simultanément, il reste une présence diffuse, en profondeur, des images chrétiennes grâce à la conservation, à la grande diffusion et à la circulation de ces images, qui entretiennent notre sensibilité.
Dans ce contexte, les productions de l’art contemporain, pour moins nombreuses qu’elles sont (Gérard Garouste, Andres Serrano…), mais aussi les productions de la publicité, qui détournent à leurs propres fins des référents religieux, ont fait éclater des querelles et des scandales. Cela étant, l’art contemporain est profane. Est-il profanateur ? Il ne joue pas la provocation seulement contre le religieux. Autrefois, la caricature s’attaquait au sacré : Luther utilisait l’image pour dénoncer le pape et les moines. Aujourd’hui, dans un monde laïcisé, il n’y a plus de sacré ; il n’y a donc pas lieu, en droit, de considérer le blasphème (parole injurieuse ou méprisante envers Dieu) comme sacrilège. Si certains catholiques traditionalistes rêvent de ressusciter ce délit quand ils portent plainte, les tribunaux s’en tiennent à l’examen d’un éventuel trouble à l’ordre public ou d’une offense à la conscience des croyants (injure ou diffamation religieuse, voire provocation à la haine religieuse).
En bref, on peut considérer que l’ignorance du contenu chrétien de l’Écriture ou de la Légende dorée de l’histoire ou du folklore est partagée par les caricaturistes ou par les artistes contemporains, par beaucoup de conservateurs et de collectionneurs ; l’image traditionnelle garde tout son sens et le temps est venu de la débarrasser de ses housses : voyez le chemin de croix de François-Xavier Legenne à Amiens composé de matériaux limpides réduits à quelques éléments ; pour garder son sens, l’image demande une participation active du spectateur. Encore faut-il qu’il en ait les outils.
Peut-on revenir pour finir sur le « genre littéraire » de votre travail et son sous-titre : Dictionnaire illustré des images chrétiennes occidentales et orientales. Ce n’est donc pas un « beau livre » : même s’il comporte des cahiers avec de très belles reproductions d’œuvres classiques, ailleurs ce sont de multiples images et dessins en noir et blanc, pleine page, en général pas du tout connus, qui illustrent les nombreuses entrées du dictionnaire. Pouvez-vous expliciter votre travail de recueil des images pendant des années et les choix éditoriaux qui ont dû être faits pour une œuvre aussi considérable ?
Les trois tomes publiés ne constituent pas un catalogue brut des œuvres d’art produites par le christianisme : une tâche d’ailleurs impossible. Ils sont plutôt une lecture des thèmes représentés, une explicitation de leurs contenus latents et manifestes en les reliant : une Nativité est différente et n’a pas le même sens sur une icône, sur un chapiteau roman ou sur un Botticelli. Et les personnalités des artistes ne sont pas les seules en cause. J’ai été intéressé entre autres par la génétique des thèmes et leur évolution. Par exemple pour les lignages bibliques : l’arbre de Jessé, la parenté de Jésus, la Sainte Famille ; et aussi les patriarches, les Maccabées et les Hérode.
Quant aux illustrations, je ne leur ai pas demandé d’abord d’enjoliver le dictionnaire mais de le compléter. Dans le va-et-vient organisé entre le texte du livre et les images qui l’illustrent comme exemples, ces exemples sont eux-mêmes légendés par du texte. Mes préférences esthétiques et idéologiques personnelles comptaient moins que le souci de l’information documentaire à fournir au lecteur des images. La récolte de ces images a fourni une moisson immense, parce qu’il ne fallait exclure aucune trace laissée par les christianismes, par leur histoire, leurs doctrines, leurs pratiques, etc. Dans ce domaine culturel davantage que cultuel, les critères de choix se sont imposés eux-mêmes… Limités seulement par la nécessité de demeurer dans un prix de vente supportable : quelques sacrifices ont été douloureux…
- 1.
Jean-Pie Lapierre, le Musée chrétien, 3 tomes, Paris, Le Seuil, 2014.
- 2.
Louis Réau, Iconographie de l’art chrétien, 6 tomes, Paris, Puf, 1955-1959.