
Le sexe après sa révolution | Le destin de l'anatomie
L’historien américain de la sexualité explique que le corps naturel change selon les différentes manières de le décrire : c’est le destin qui fait l’anatomie. La période contemporaine est marquée par l’idéal d’un corps sur mesure pour chacun selon son identité sexuelle.
The American historian of sexuality explains that the natural body changes under different descriptions: fate makes anatomy. In contemporary times, the ideal is that of a body tailored for each one according to one’s sexual identity.
Dans votre livre, la Fabrique du sexe, vous proposez une généalogie de la distinction entre le sexe et le genre1, dans le cadre d’un projet de recherche commencé par la Fabrique du corps moderne2. Le concept de « corps » permet-il une manière neutre de parler de la distinction entre le genre et le sexe ? Pourquoi le corps et non la chair ? Quelle est la contribution du christianisme à la fabrique du corps moderne ?
Je considère que le terme de « chair » fait référence à la substance dont nous sommes faits, tandis que le « corps » renvoie à la chair organisée anatomiquement et morphologiquement, c’est-à-dire à la forme matérielle dans laquelle nous vivons – et avons vécu – dans ce monde depuis environ 200 000 ans.
Le « corps » n’est peut-être pas un terme neutre parce qu’il charrie tout un bagage métaphysique. Depuis Descartes, il est difficile de considérer le corps comme autre chose que ce qui se tient dans une relation déconcertante avec l’« esprit » ou, pour revenir aux commencements du dualisme chez Platon, le soma (« corps ») avec la psyché (« âme » ou « esprit »). Ensuite, si la signification du corps varie selon les époques, si le corps a une histoire et si nous acceptons qu’un objet change selon les différentes manières de le décrire, alors l’idée d’un corps neutre et stable ne va pas de soi. Enfin, le mot « corps » s’accompagne souvent d’un qualificatif : « le corps de l’esclave », « le corps de l’indigène », « le corps du héros », etc. Il est donc difficile de considérer ce terme comme complètement neutre.
Cela étant, on ne peut pas étudier l’histoire du corps sans croire qu’il y a quelque chose dans le monde que nous pouvons appeler « un » ou « le » corps, plus ou moins invariant –ou « neutre », comme vous dites. Il y a bien une manière pour le corps d’être plus ou moins ce qu’il a toujours été et ce qu’il est partout. Je suis, en ce sens, un réaliste. Si le corps a réellement changé – si, par aventure, on ouvrait le corps d’une nonne pieuse, pour découvrir un Christ en croix dans son cœur ; ou bien si le corps était radicalement différent dans d’autres cultures, de telle sorte que, par exemple, les cadavres des moines tibétains qui, après avoir médité toute leur vie, ne se décomposent pas – alors je n’aurais pas grand-chose à dire en tant qu’historien. Je ne pourrais pas expliquer comment une croix s’est retrouvée là, ni comment les cadavres des moines résistent à la décomposition. Un miracle ? De la physiologie paranormale ? Ce n’est pas mon rayon. Mais je peux expliquer dans quelles circonstances et peut-être pour quelles raisons les gens ont pu croire que de telles choses ont eu lieu.
Dans la vie quotidienne, le choix du mot « corps » ou du mot « chair » n’est sans doute pas déterminant ; les termes sont interchangeables : « l’esprit est ardent mais la chair est faible » veut dire à peu près la même chose que « l’esprit est ardent mais le corps est faible ». Mais le mot « chair », entendu au sens de « la matière dont le corps est fait », est pour moi et, je pense, pour la plupart des lecteurs occidentaux, intimement lié au christianisme. Il est bien plus chargé de métaphysique que le terme de « corps ». Et incarnatus est de Spiritu Sancto ex Maria Virgine, et homo factus est (« Par l’Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie, et s’est fait homme »), dit le symbole de Nicée : le fils de Dieu est fait, d’une façon extraordinaire, de la même matière que les êtres humains ordinaires. Mais il est humain comme nous : non pas en raison de la morphologie ou de l’anatomie, c’est-à-dire de la forme contingente du corps, mais en raison de sa substance. Au début de son Évangile, Jean donne à cette idée une tournure plus philosophique : et verbum caro factum est (« le Verbe s’est fait chair »).
Pour ce qui concerne le sexe et la sexualité, la distinction opérée par Augustin entre le corps et la chair est décisive à mes yeux. Augustin considère en effet qu’il y a eu rapport sexuel au paradis, c’est-à-dire que les corps font exactement la même chose avant et après la chute. Néanmoins, le monde pré-lapsaire ne connaît pas la concupiscence, le désir véhément : avoir un rapport sexuel est comme lever son bras. Dans le monde post-lapsaire, en revanche, la concupiscence est la condition permanente de notre chair, un signe que notre âme s’est éloignée de Dieu. Les corps font tout comme avant, mais sont désormais fondamentalement marqués par le péché. Nous sommes sans doute capables d’arrêter d’avoir des rapports sexuels, par volonté d’abstinence ou par mortification de la chair – en l’affamant, par exemple – de telle manière que le désir disparaisse. Autrement dit, nous pouvons empêcher le corps d’avoir des rapports sexuels, mais la chair reste incorrigible. C’est rendu manifeste par les pollutions nocturnes et les érections intempestives des moines, mais aussi par l’incapacité d’avoir une érection à volonté. Quand Augustin, à la fin de sa vie, revient sur cette question dans une lettre à Paulin de Nole, il affirme qu’il n’est plus question pour lui d’avoir des rapports sexuels, mais que son impuissance est, tout comme son ardent désir d’antan, un signe de l’aliénation de l’âme et du pouvoir du péché sur la chair.
Dans la mesure où j’ai écrit presque exclusivement à propos du sexe et non pas à propos de la sexualité dans la Fabrique du sexe, le christianisme avait peu d’importance pour mon propos. Les écrivains chrétiens ont plus ou moins repris les conceptions païennes de la physiologie et de l’anatomie du corps. Mais la contribution du christianisme à l’histoire de la sexualité est décisive3.
Votre livre se termine au temps de Freud et de la réhabilitation ambivalente du modèle du corps unisexe. Pourriez-vous dessiner les tendances principales qui permettent de comprendre les aspects plus contemporains du sexe et du genre ? Comment expliquer la puissance du sentiment de l’identité de genre révélé, par exemple, dans les revendications des personnes transsexuelles ? Comment comprenez-vous le rôle de la science des hormones (ce que vous appelez l’« économie des fluides » pour l’Antiquité) et celui, plus récent, des neurosciences dans la formation des conceptions naturalistes du sexe ?
Je vois bien pourquoi vous pensez qu’il y a un lien entre, d’un côté, ce que je décris comme une économie de fluides essentiellement fongibles et ordonnés hiérarchiquement dans le modèle unisexe – le sang et le lait, les sécrétions masculines et féminines, le sang menstruel et le sang du saignement de nez – et, de l’autre, une théorie moderne, les explications des hormones par les deux sexes, par exemple le fait que l’enzyme aromatase catalyse la biosynthèse des œstrogènes à partir des androgènes (l’œstradiol à partir de la testostérone). Autrement dit, les hormones des deux sexes, masculines et féminines, sont en réalité une seule et même hormone. On ne peut donc pas comprendre le rapport d’un sexe à l’autre à partir de la nature : on peut lire le corps de différentes manières.
Freud soutient qu’une explication naturaliste est insuffisante pour expliquer les manières dont les corps s’accordent avec les exigences de la culture : un important travail culturel est requis pour que l’anatomie devienne un destin. Dans mon chapitre sur Freud, j’ai inversé les termes : c’est le destin qui fait l’anatomie, en particulier pour les femmes, dont le corps et les plaisirs doivent être modelés afin qu’elles remplissent leur rôle dans l’ordre hétérosexuel.
Cependant, les neurosciences et l’endocrinologie – les deux disciplines sont intimement liées – jouent un rôle dans l’explication de ce que vous appelez « le sentiment de l’identité de genre », de comportements qui sont codés en termes de genre ou de choix d’objet sexuel. Nous ne sommes pas infiniment plastiques. Les efforts du psychologue de l’université Johns Hopkins, John Money, de la fin des années 1960 à la fin des années 1980, pour faire du garçon John, dont le pénis avait été amputé lors d’une circoncision ratée, une fille, Joan, en lui retirant ses testicules, en lui donnant des œstrogènes et en l’élevant comme une fille, ont tourné au désastre4. Certaines personnes, nées dans le corps d’un certain sexe, affirment qu’elles se sentent de l’autre sexe ; elles ont le sentiment d’être dans le mauvais corps. Je ne suis pas en mesure d’en fournir une explication naturelle, mais il ne me semble pas qu’il y en ait à ce jour. On pourrait en dire de même pour ce qu’on appelle l’homosexualité. Les modèles animaux, avec des mouches et des rats, ne nous ont pratiquement rien appris sur les êtres humains.
Il est très difficile de bien saisir les aspects contemporains du sexe et du genre qui émergent de l’acceptation récente de la transsexualité et des identités transgenres. En un sens, il semble y avoir un rejet des idées queer et d’une fluidité du sexe/genre et un engouement pour l’essentialisme : « les femmes trans sont aussi de vraies femmes » a constitué un slogan pour protester contre le refus de femmes, nées dans des corps de femmes, d’accueillir des transsexuelles dans leurs réunions non mixtes. On a le sentiment que le corps doit correspondre à une identité : un corps sur mesure pour chacun, selon une sorte de néolibéralisme corporel. Les avancées des neurosciences et de l’endocrinologie permettront sans doute d’expliquer l’augmentation spectaculaire des demandes de changement de sexe, par opération chirurgicale et traitement hormonal.
D’un autre côté, on peut observer une nouvelle attitude queer : certaines personnes refusent toute relation figée entre le sexe et le genre dans leur style vestimentaire et leur comportement, mais aussi dans des transformations physiques et anatomiques (elles altèrent seulement certaines parties de leur corps). On constate également une nouvelle androgénie, des personnes refusent de se penser comme ayant un genre sexuel et rejettent les pôles depuis lesquels on peut changer de sexe. Enfin, on assiste à l’émergence d’un tout nouveau monde d’énergie érotique autour des diverses subjectivités transgenres et transsexuelles. Je me sens comme un physicien classique après la révolution quantique : intéressé mais perplexe.
Je ne pense pas que nous soyons plus près d’une explication naturaliste, c’est-à-dire complètement réductionniste, du sexe et du désir que d’une explication naturaliste de l’esprit ou de la conscience. Nous parviendrons à rapprocher le cerveau et l’esprit, le sexe et le corps, mais je doute que nous traduisions jamais ce que vous appelez « le sentiment de l’identité de genre » en termes d’hormones et de neurones. Mais je m’éloigne de mon domaine de compétence.
Dans votre livre sur le Sexe en solitaire5, vous proposez une histoire culturelle de la masturbation qui est aussi la généalogie de cette « nouvelle éthique du moi », fondée sur la nature, qui émerge à l’époque des Lumières. Le reproche principal qui est alors fait à la masturbation tient à ce qu’elle trouve son origine dans une imagination dévoyée. Comment interprétez-vous ce reproche à l’heure d’Internet et d’un accès facile à des images pornographiques ? La masturbation est-elle toujours la manifestation pathologique de la culture marchande – l’intérêt privé est satisfait en l’absence de tout échange ?
La masturbation est toujours largement indicible, même si ce n’est plus pour les mêmes raisons que pour ceux qui se préoccupaient du rapport entre sexualité et ordre social au xviiie siècle. Personne ne se soucie du type de consumérisme autarcique qu’Internet rend possible. Il y a vingt ans auparavant, quand les internautes étaient majoritairement des jeunes hommes, 40 % des recherches concernaient la pornographie, qui existe en grande partie comme incitation à la masturbation. Aujourd’hui, la part est probablement autour de 10 %, ce qui représente toujours une part importante. Mais que la pornographie incite à la violence sexuelle, la pédérastie, l’adultère, etc., que la masturbation soit une sorte de drogue douce qui mène vers des choses plus dangereuses, c’est beaucoup plus contestable. Dans les milieux conservateurs, Internet est considéré comme un grand danger précisément parce qu’il imprègne la culture marchande et que la masturbation, en particulier, constitue également une sorte de danger.
Votre dernier livre étudie la signification sociale du cadavre, notamment à travers les rituels, les reliques, les cimetières et les représentations culturelles6. Le thème relève clairement de votre projet d’une histoire culturelle du corps, mais il laisse de côté les questions de sexe et de sexualité. Pourtant, l’ouverture de la Fabrique du sexe relate une scène ambiguë qui peut être comprise comme une scène de nécrophilie. Pourrait-il y avoir une histoire culturelle de la nécrophilie ?
Mes trois livres, la Fabrique du sexe, le Sexe en solitaire et le Travail des morts traitent tous de la manière dont nous élaborons de la culture à partir de ce que nous tenons pour l’histoire naturelle de nos corps. Les êtres humains, supposons-nous, se sont masturbés depuis la nuit des temps ; même les animaux le font. Et pourtant la signification du plaisir sexuel que l’on se procure tout seul a énormément varié. L’acte de la masturbation peut avoir une histoire, mais nous ne pouvons pas savoir à quelle fréquence les gens la pratiquaient dans le passé, ni pourquoi. En revanche, l’acte de la masturbation dans la culture a manifestement une histoire : il en est venu à signifier quelque chose de radicalement nouveau au début du xviiie siècle.
Le même type d’argument s’applique au sexe. Autant que les archives nous permettent de l’affirmer, les différences et les similitudes entre les hommes et les femmes sont connues depuis toujours. Les corps n’ont pas changé pendant des dizaines de milliers d’années. Mais ce que nous faisons de ces différences et de ces similitudes et, plus spécifiquement, de leur accouplement dans une grande variété d’actes que nous avons appris à considérer comme sexuels, est d’une importance considérable pour l’histoire culturelle de notre espèce.
Pour finir, les êtres humains et les créatures qui leur ressemblent ont toujours été mortels. Le moment où nous avons commencé à nous soucier des morts est ce moment liminaire où nous émergeons de la nature pour entrer dans la culture. Si la mort est le fondement d’un moment liminaire, le sexe est le fondement de l’autre moment liminaire de notre entrée dans la culture – le tabou de l’inceste, l’avènement de la parenté, le moment où les règles qui portent sur le sexe créent un ordre social. Il y a, par extension, une histoire culturelle de la nécrophilie et, plus généralement, de l’éros de la mort.
- 1.
Thomas Laqueur, la Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident [1990], traduit par Michel Gautier, Paris, Gallimard, 1992 (rééd. « Folio essais », 2013).
- 2.
Catherine Gallagher et T. Laqueur (sous la dir. de), The Making of the Modern Body. Sexuality and Society in the Nineteenth Century, Oakland, University of California Press, 1987.
- 3.
Voir Peter Brown, le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat et Christian Jacob, Paris, Gallimard, 1995. Nous étions voisins à l’université de Californie (Berkeley) quand il écrivait ce livre et que j’écrivais la Fabrique du sexe.
- 4.
John Colapinto, Bruce, Brenda et David. L’histoire du garçon que l’on transforma en fille, traduit par Elsa Maggion, Paris, Denoël, 2014.
- 5.
T. Laqueur, le Sexe en solitaire. Contribution à une histoire culturelle de la sexualité, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2005. Voir le compte rendu de Fabien Lamouche dans Esprit, octobre 2005.
- 6.
Id., The Work of the Dead. A Cultural History of Mortal Remains, Princeton, Princeton University Press, 2015 (traduction de Hélène Borraz, à paraître chez Gallimard).