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Dans le même numéro

Le corps à l’épreuve du risque. Les expressions minoritaires sur l’internet gay

mars/avril 2009

#Divers

Les expressions minoritaires sur l’internet gay

Les expressions minoritaires sur l’internet gay. Alain Léobon Les rencontres faites en ligne sont-elles plus susceptibles que les autres de donner lieu à des prises de risque ? Une étude sur différents types de sites de rencontres gay montre que le rapport au risque mais aussi les questions sur la santé apparaissent bien spécifiques. C’est pourquoi des stratégies de préventions différenciées peuvent se révéler utiles.

Si la rencontre en face à face fut très longtemps le moyen de développer des relations interpersonnelles, dans nos cités, désormais câblées, les citoyens sont raccordés pour un prix modique à un réseau leur permettant, non seulement d’obtenir des services couvrant leurs besoins, mais d’entrer en relation les uns avec les autres selon un principe de téléprésence. Le réseau permet aux internautes d’accéder à n’importe quels individus, ressources ou bases de données d’usagers, situés à distance. Cette situation d’interaction sociale nouvelle impose une réflexion sur la manière de médiatiser ses contacts ou de se rallier à des communautés en ligne. Elle laisse aussi entendre que le réseau peut sérieusement modifier la manière de se mettre en scène, de percevoir l’autre et de se rencontrer. Ainsi, envisager le cyberespace comme « lieu d’interaction » entre groupes ou individus nous conduit à poser un raisonnement à la fois centré sur l’individu (qui va gérer ses besoins d’interaction selon ses ressources) et territorial puisque s’intéressant aux champs sociaux produits dans un espace.

Une géographie sociale des homosexualités ne peut donc ignorer le nouveau territoire constitué par le contenu des services distribués par l’internet. Le paysage des ressources en ligne est diversifié et le réseau devient un lieu d’expressions de nouvelles sociabilités, parfois réactionnelles1, facilitant la réalisation de projets pour des groupes ou des communautés labiles définies par ce qu’elles ont en commun : la convergence de points de vue dans le regard des autres. Ainsi, la forte réactivité des internautes à s’approprier des communautés en ligne permet, comme nous le verrons plus loin, de consolider l’identité de groupes parfois marginalisés ou invisibilisés dans l’espace traditionnel lesbien, gay, bisexuel et transgenre (Lgbt). Environnement libre et non contraint, le réseau, fréquenté le plus souvent à partir de son domicile, est ainsi perçu comme plus sûr par ses utilisateurs dans la mesure où le regard social environnant n’est pas susceptible de juger leurs intentions (en particulier sexuelles). Ainsi, le réseau facilite l’accès à la sphère des rencontres dans le cyberespace (que A. Cooper décrit comme « triple A », pour Anonyme, Abordable et Accessible) et conduit à un paysage d’actions2 fort différent de celui des territoires traditionnels favorisant les rencontres en face à face3. Il facilite notamment le cybersexe, les processus de double jeu et ceux de retraduction identitaire. De fait, la gestion d’une identité ou d’un comportement perçus comme déviants et discréditables est facilitée dans le cyberespace par la séparation entre ce qui compose l’identité cachée et l’identité publique. L’internaute gay peut, d’une certaine façon, choisir quel personnage il joue en fonction de l’espace traversé et ne pas se dévoiler immédiatement. La possibilité de garder dans l’ombre de l’invisible, de l’intime ou du privé sa cyber-identité permet à la fois une recomposition progressive de soi et l’acquisition de nouvelles perceptions de l’autre.

Le réseau internet est ainsi perçu comme un territoire supplémentaire ou alternatif à l’espace géographique traditionnel4. Il est peuplé de communautés en ligne que nous pouvons qualifier d’identitaires puisque fréquentées par diverses tribus5. Le qualificatif de « virtuelles », souvent associé à ces communautés, ne semble pas adéquat, puisqu’il ne reflète pas la réalité des interactions qui aboutissent à des rencontres en « face à face » et qui permettent de consolider l’identité des acteurs. Le réseau semble donc propice à l’expression de la diversité des sexualités entre hommes comme à la découverte de nouvelles pratiques ou corporalités en jouant, pour la population homosexuelle, un rôle émancipateur, éducatif, facilitant la rencontre de pairs.

L’internet : « Le lieu à fréquenter » pour les hommes gay

Pour la population homosexuelle, la médiation de la sexualité par ordinateur n’est pas nouvelle et fut marquée historiquement, en France, par une étape préalable : celle du minitel. En effet, du milieu des années 1980 à l’année 2000, les messageries/dialogues sont de véritables lieux de rencontres fréquentés par divers groupes d’hommes gay. Par exemple, le groupe de presse Gai-Pied édite trois services distincts : 3615 Luc visant des relations amicales et amoureuses, 3615 Gph pour des rencontres plus sexuelles et 3615 Nic s’adressant aux adeptes des pratiques sadomasochistes et non protégées. Il peut donc sembler surprenant de ne trouver, alors, aucune réflexion scientifique majeure sur l’impact des chambres de discussions perçues comme des espaces alternatifs aux lieux de rencontres chez les hommes gay. Tant en Europe qu’en Amérique du Nord, c’est donc à la fin des années 1990 (voire au tout début des années 2000) que le réseau internet est devenu très populaire dans la population homosexuelle masculine, transformant, au niveau mondial, la manière dont ses membres communiquent, se réunissent et interagissent. Ces nouvelles formes de sociabilités développées dans des communautés en ligne souvent éloignées de toutes pressions normatives ont conduit les chercheurs en sciences sociales à questionner en termes de risques les interactions sexuelles en ligne. En effet, la toile est devenue aujourd’hui « le lieu à fréquenter » pour les hommes gay cherchant des partenaires ou, plus simplement, à naviguer à la recherche d’excitation sexuelle. Des études récentes ont montré qu’entre 25 % et 50 % des hommes gay résidant en Europe, en Amérique du Nord ou en Australie ont utilisé l’internet pour rechercher des relations sexuelles. Une récente méta-analyse du comportement sexuel à risque des hommes gay a souligné qu’en moyenne 40 % de ces hommes avaient utilisé l’internet à des fins de rencontres6. Ce chiffre varie considérablement selon les terrains des enquêtes, les sondages en ligne dévoilant que jusqu’à 97 % des répondants fréquentent le réseau pour recruter des partenaires7.

Face aux habitus d’usage d’une géographie des espaces de rencontre en face à face, ce contexte communicationnel semble pouvoir remettre en cause la loi fondamentale régissant les rapports humains dans l’espace : celle de la proxémique. Dans l’espace géographique traditionnel, la distance séparant l’individu d’un pôle d’attraction fait perdre à ce dernier une partie de son intérêt, le coût d’accès pour un face-à-face étant assujetti au déplacement physique nécessaire pour entrer en relation.

Ouvrir une session de webcam avec un usager dans un salon de discussion amène à un nouveau registre de rencontres construit sur une situation de téléprésence largement favorisée par les performances techniques des outils et d’un réseau à haut débit. Cette forme d’interaction peut aider à maintenir ou servir de précurseur à des rencontres en face à face qui restent une finalité pour nombre d’usagers qui donnent (encore) beaucoup de crédit à la réalité physique de la rencontre, donc à la proximité. Les moyens utilisés pour renforcer en ligne son degré de téléprésence sont nombreux, allant de la création de profils avec photos, à la mise en œuvre de sessions de discussion en ligne, d’échanges vocaux ou vidéo. Ces mises en scène de sa personnalité et de son corps sont assujetties à un désir de dévoilement dans des univers plus ou moins anonymes. Les individus sont leurs propres acteurs : ils mettent en scène, dans les sites de rencontres ou les blogs, leur vie comme leurs fantasmes en usant de descriptions de plus en plus convaincantes. Notons que l’accès médiatisé à des banques de milliers d’usagers, se présentant sur des pages personnelles et pouvant être rejoints en direct, favorise considérablement le renouvellement et les possibilités de rencontres, leurs prémices s’élaborant en ligne. Cette idée d’opulence communicationnelle8 ne doit pas être sous-estimée, nombre d’internautes désertant les moyens de rencontres plus traditionnels. Elle peut soutenir la sensation d’infini renouvellement des interactions sociosexuelles et amener à des habitudes entraînant désinvestissement relationnel et, finalement, isolement. Par contre, selon nos sondages, si les internautes utilisent fréquemment les sites de rencontres, ils semblent fréquenter plus rarement les sites pornographiques dont la fiction renvoie, en général, une image moins motivante de la sexualité puisque éloignée d’enjeux personnels. En fait, la téléprésence, associée à une forte probabilité de rencontre, conduit à aborder le cybersexe de manière plus subtile et interactive chez les hommes gay, par exemple en faisant croire que l’on est enclin à mettre en œuvre des situations érotiques avec un tiers impliqué dans l’échange communicationnel. Le fantasme est ainsi abordé de manière détournée mais plus opérante que par la consultation de fictions pornographiques. Cette manière de « jouer avec le fantasme » et ses interdits peut modifier la perception des normes relationnelles en laissant entendre l’acceptation de pratiques parfois peu morales ou difficilement négociables en face à face.

Les trajectoires de séduction en ligne (au regard de celles des lieux de rencontrse en face à face) montrent aussi de fortes similitudes et des complémentarités. Le réseau internet, souvent perçu comme un espace « de plus », faciliterait, pour qui y trouve du plaisir, une recomposition entre sexualité et convivialité tout en restant le miroir de la culture gay, de ses habitus et de ses modèles dominants à l’œuvre dans l’espace géographique traditionnel. Un facteur essentiel distingue le cyberespace des espaces de rencontres habituels : il se présente comme un environnement libre et non contraint. L’usager le fréquente, l’aménage, l’organise et le visite à sa guise. L’opulence des ressources en ligne, leur diversité, leur accès abordable et accessible les éloignent des processus subis dans la géographie traditionnelle. L’abolition de la distance entre soi et les autres n’impose plus de se contenter d’une scène locale aux ressources Lgbt souvent pauvre, dès lors que l’on ne réside pas dans la capitale ou les grandes villes. Enfin, une autre situation de contrainte est déjouée : l’internaute y accède le plus souvent à partir de son domicile, espace privé échappant en partie au regard social. L’accessibilité aux ressources en ligne est donc plus aisée. Par exemple, si le passant ordinaire déjoue les regards ou emploie certains détours pour aborder à des fins sexuelles une personne (ou entrer dans un établissement), la pression normative visant à la régulation sociale de la sexualité est moins efficiente dans le cyberespace, créant des enjeux de territorialisation fort différents. Le réseau permet donc de rejoindre avec plus d’aisance des communautés en ligne spécifiques qui peuvent alors devenir un foyer, un centre, un espace fortement identitaire et chaleureux facilitant le lien social pour ceux qui se sentent mal à l’aise dans les interactions en face à face ou pour des populations invisibilisées (comme les hommes séropositifs ou les aînés9).

Recomposer la relation entre rencontres et risques

Si de nombreux sites proposent les outils techniques semblables pour favoriser les rencontres (annuaires de profils, salles de discussions, petites annonces, webcams ou forums de discussions, etc.), ils se distinguent par l’identité de groupe de leurs utilisateurs qui partagent des intérêts communs ou des cultures particulières, basés, par exemple, sur les représentations du corps, de sa virilité, de ses origines ou de ses pratiques. Citons les communautés en ligne s’adressant aux hommes ayant un certain poids (les bears), à ceux qui recherchent des « beurs », aux adeptes du sadomasochisme ou de certains fétichismes, mais aussi à ceux dont les échanges sexuels s’opposent ouvertement à certaines règles du sexe sûr : le courant bareback. Nos analyses qualitatives du paysage des ressources en ligne montrent qu’elles sont aussi diversifiées que celles que propose l’univers des rencontres en face à face : les associations, les clubs, les bars, les sexe-clubs, les saunas ou encore les lieux de rencontres extérieurs. Cependant les frontières des communautés en ligne sont nettement plus poreuses que celles des lieux traditionnels. Par exemple, les internautes fréquentant les sites de rencontres peuvent, au même moment, se trouver dans une chambre de discussion orientée sur la socialisation et sur une autre aux intérêts nettement plus sexuels. Ces glissements d’un univers à l’autre sont favorisés par le relatif anonymat et la logique de double jeu associée au cyberespace. Enfin, si les commerces traditionnels permettent toujours aux hommes gay de faire des rencontres, le réseau internet, pratiqué de manière alternative ou complémentaire, offre, lui aussi, des opportunités de rencontres sexuelles nombreuses et effectives dans un contexte de recomposition du risque.

Si la diversité des cultures et la liberté octroyées par le réseau peuvent permettre à certains groupes marginalisés de se retrouver entre pairs, elles peuvent amener certains internautes fragilisés ou influençables à s’engager dans de nouvelles pratiques corporelles dont ils maîtrisent mal les conséquences. En effet, il est facile de se projeter dans des fantasmes indicibles, de percevoir comme possible leur réalisation effective et d’aborder finalement de nouvelles cultures de sexe dont certaines peuvent favoriser l’accès à des prises de risque que l’institutionnalisation de l’homosexualité et la pression communautaire contrôlent habituellement (telle l’épidémie de sida).

Certains travaux avancent donc que l’établissement de relations en ligne procurerait de multiples bénéfices, tels l’exploration sexuelle, la découverte de soi, le partage d’information, le soutien social ou le développement identitaire alors que d’autres recherches10 associent clairement risques et nouvelles technologies. Il a donc semblé essentiel de développer un sondage biannuel Net gay baromètre questionnant des sites bien représentatifs de la toile gay et permettant d’évaluer la réalité des prises de risques de ces hommes dont certains sont décrits comme déviants ou irresponsables. Nous verrons qu’ils développent en ligne des intérêts visant à satisfaire un registre sexuel engagé dans le risque tout en cherchant paradoxalement à maintenir leur santé dans le cadre d’une responsabilité partagée.

Homosexualités et stratégies alternatives de maintien de la santé

Notre enquête biannuelle Net gay baromètre11 vise à mieux circonscrire les usages sociosexuels de l’internet chez les hommes gay en questionnant l’évolution des pratiques amenées par les nouvelles technologies et l’influence des cultures de sexe développées dans certaines communautés en ligne sur les prises de risques face au Ist et au Vih.sida.

Nous rendrons compte ici du baromètre 2004 (4 358 répondants), le sondage suivant (2006) ayant touché plus de 15 000 internautes. Les analyses12 concernent un échantillon retenu de 4 358 hommes ayant répondu à l’intégralité du questionnaire en ligne. Leur participation a été sollicitée par l’intermédiaire de bannières et des courriels types (mailings) qui furent proposés aux éditeurs d’une dizaine de sites de rencontres ou d’information gay français. Parmi ces sites, on retrouve un site orienté sur des sexualités « bondage domination et sadomasochisme » (Bdsm), un autre s’adressant à la population gay recherchant des rapports non protégés (barebacking), les sept autres étant des sites de rencontres gay d’intérêt général (Gig). Si certains médias ont signalé que ces hommes pouvaient être en rupture avec les règles du safer-sex (compris comme norme sociale fondamentale pour la population gay), nous verrons qu’ils sont loin d’ignorer le risque induit par certaines pratiques et mettent en place des stratégies alternatives visant à sa réduction.

La plupart des répondants fréquentent des espaces diversifiés pour rencontrer des partenaires sexuels. Cependant, les internautes des sites Bdsm et bareback fréquentent plus souvent des lieux chargés sur le plan sexuel comme les saunas, les sexe-clubs, les lieux extérieurs et les backrooms. Nous apprenons aussi que, si socialiser et maintenir des relations sont des motivations d’usage du réseau pour la plupart des répondants, la sexualité est le principal marqueur dans l’utilisation des deux sites adultes. Si, près de trois quarts des répondants ont fait au moins une rencontre en face à face avec un homme connu sur l’internet, les membres du site bareback rencontrent entre deux et trois fois plus de partenaires sexuels connus en ligne en six mois que les autres répondants. Par ailleurs, les répondants des sites Bdsm et bareback, comparativement aux répondants des sites généralistes, présentent une diversité plus grande de pratiques sexuelles et des pratiques corporelles communes dont la plupart peuvent être qualifiées de hard (adhérant par exemple au pattern sadomasochiste ou à l’échange de fluides).

Ces variations du registre de ces scénarios sexuels sont, pour le site bareback, clairement associées à des prises de risques sexuels, les membres de cette communauté étant six fois plus nombreux à développer des relations anales souvent ou systématiquement non protégées lors de relations sexuelles avec des partenaires occasionnels. D’autres analyses montrent que la quasi-totalité des usagers séropositifs (98, 6 %) du site bareback se trouve dans une logique de prise de risque épisodique, même si nous montrons aussi qu’ils ne recherchent pas des partenaires sérodifférents. Cette pratique d’un « sérochoix13 » vise à réduire le risque et la responsabilité de transmission du Vih.sida. Que nous nous situions dans le registre des pratiques corporelles développées par les membres du site Bdsm et, plus clairement encore, sur les pratiques non protégées adoptées par les membres du site bareback, la dualité risque/plaisir met ces hommes à l’épreuve du risque et questionne les chercheurs, comme les intervenants, sur la manière dont ils négocient et gèrent ces relations dans leurs interfaces de rencontres respectives.

En effet, le registre de l’intervention sur le plan du Vih.sida est central dans la communauté homo et bisexuelle masculine et ce depuis vingt ans. Il a pris ses marques dans la culture gay visant particulièrement les espaces traditionnels des rencontres conviviales et ceux qui se trouvent plus clairement orientés vers la sexualité. Son efficacité semble cependant, depuis la venue des multithérapies, se heurter à des phénomènes de résistance qui dévoilent des transformations profondes de la représentation du risque Vih chez les homosexuels, quels que soient les terrains d’enquête.

Alors que l’attitude des différentes associations de lutte contre le sida à l’égard de pratiques réputées marginales (pratiques sadomasochistes, ou hard), ou réprouvées (comme le bareback) s’est assouplie, les débats restent vifs entre associations (telles Aids et ActUp) sur les moyens et les discours à développer envers ces populations.

Paradoxalement, en les rendant visibles, les nouvelles technologies permettent d’accéder à ces populations qualifiées de vulnérables par les uns ou d’irresponsables par les autres. Pour combattre un discours assez pessimiste sur l’intervention en ligne14, l’expérience que nous avons développée avec les éditeurs des deux communautés Bdsm et bareback nous a permis de montrer qu’une zone Santé et sexualité proposée dans leur interface de rencontre pouvait se développer et s’enrichir par l’expérience et les questionnements de chacun.

Une rubrique de questions-réponses santé fut développée et mise en place, en partenariat avec l’association de prévention Sida info service, dans les sites de rencontre Bdsm et bareback dont l’enquête Net gay baromètre avait dégagé une plus grande exposition au risque. Les internautes peuvent poser des questions à partir de petits formulaires proposés dans diverses sections des sites et, en particulier, au stade de la rédaction d’un message dans le tchat. Cette manière d’interroger les besoins et demandes en matière de prévention et de santé des internautes fut accompagnée de publicités visant à organiser des groupes de paroles dans les locaux de Sida info service.

On retrouve dans le questionnement de ces hommes des préoccupations d’ordre thérapeutique, d’autres relatives au risque de transmission du Vih ou des Ist, celles qui concernent les Ist et leur traitement ainsi que la réduction des risques. Arrivent ensuite l’univers des pratiques sexuelles puis les questions relatives aux difficultés relationnelles et celles qui portent sur l’image corporelle. Enfin, on trouve des questions abordant la terminologie empruntée, les contextes entourant la sexualité tels les lieux de sexe ou la consommation de drogues. La question des pratiques qualifiées de bareback présente enfin un champ de préoccupations à part entière.

Les sujets recouvrent bien la question des Ist et du Vih.sida dans le continuum de pratiques anales et orales des internautes des deux communautés. Par contre, les préoccupations se distinguent dans les autres registres en fonction du site de référence.

Nous constatons donc que les demandes en santé consolident les univers distincts des pratiques et de parcours de vie de ces internautes affiliés à des cultures de sexe divergentes. Si, pour le site Bdsm, l’entrée principale porte sur la dualité risque/plaisir dans la mise en œuvre des pratiques sexuelles générales et sadomasochistes, les questions propres au site bareback sont nettement plus médicales et orientées sur la gestion du Vih et surtout des Ist, sur la sérologie, le sérochoix et sur les traitements. Comme les représentations du risque divergent selon la communauté en ligne et donc selon les cultures de sexe d’appartenance, la question de l’intervention en ligne doit donc renvoyer à des registres adéquats que ne couvrent pas les messages et les stratégies de prévention traditionnels.

Les normes sanitaires ébranlées par les utilisateurs de la toile gay

Face à un paysage des rencontres en ligne en constante évolution, il semble donc nécessaire de renouveler des sondages réguliers, sur des sites considérés comme majeurs et représentatifs des populations et des sous-cultures sexuelles gay. Au regard des espaces partagés, il semble aussi pertinent de confronter ces résultats avec des enquêtes placées traditionnellement dans les lieux de rencontres gay : c’est ce que nous avons initié en 2006, en France, en associant le Net gay baromètre 2006 au baromètre gay de l’Institut de veille sanitaire15.

Nos sondages plus récents ont confirmé la relative « résistance » des sites identitaires à la montée en force des portails de rencontres généralistes. Les répondants, selon les sites de recrutement, présentent des comportements distincts dans leurs usages de l’internet, leurs modes de rencontres et leurs pratiques corporelles. Nos résultats confirment que les prises de risques restent réelles et que les relations, finalisées en face à face, sont toujours aussi nombreuses, en particulier pour les hommes barebackers et les séropositifs.

Se différenciant du relaps, le bareback reste intentionnel et contextualisé par un ensemble d’espaces et de pratiques. De plus, la forte représentation des hommes séropositifs qui le revendiquent confirme la place centrale de ce statut dans le rapport au risque mais aussi le sentiment d’appartenance à une communauté de destin qui bouscule les normes sociales et sanitaires de la communauté, mais développe de fortes préoccupations de réductions des méfaits.

Si les cultures technologiques ont permis de mettre en exergue ces particularismes dans la prise de risque intentionnelle des hommes gay, ces dernières étaient déjà « instituées » dans certains lieux de sexe, mais peu verbalisées. Leur érotisation a pris corps sur la toile et se trouve illustrée par une production vidéographique bareback proposée récemment dans les vidéoclubs et les boutiques en ligne. Ceci dit, même si le nombre d’inscrits dans la communauté en ligne bareback peut sembler important (plus de 15 000 inscrits fin 2007), ces hommes restent clairement minoritaires face aux centaines de milliers d’usagers circulant sur la toile gay.

Étant donné le rôle majeur du médium dans les scénarios de rencontre des hommes gay, la question de l’intervention sur l’internet devient un enjeu central pour les associations. Elle ne doit pas traiter l’internet comme un espace uniforme, mais, au contraire, s’adapter aux variations culturelles qu’il dévoile. Elle devrait donc proposer des messages en accord aux spécificités des pratiques des populations concernées. En effet, l’analyse des questions-réponses santé dans les sites de rencontres Bdsm et bareback a confirmé que les préoccupations de leurs utilisateurs se distinguent sur nombre de points. Leurs représentations du risque suivent celles de leurs cultures de sexe et l’intervention en ligne, visant à l’information ou à la réduction des méfaits, devrait donc tenir compte de ces variations.

Si le travail de Sida info service fut apprécié dans les deux communautés, il s’est trouvé amplement facilité par le médium. En effet, l’anonymat induit par le réseau a renforcé l’aisance de ces personnes à poser des questions intimes qu’elles n’auraient sans doute jamais formulées dans une relation de face à face avec un intervenant ou même sur une ligne téléphonique.

Finalement, avec l’arrivée de l’internet, les questionnements autour des prises de risques sont autant de figures visibles et médiatisées du clivage entre la culture de sexualité et celle de la prévention qui semble devoir réévaluer ses modèles d’intervention pour les adapter au cyberespace. Le réseau permet de rejoindre des individus dont les pratiques sexuelles sont ouvertement risquées mais dont les questionnements en matière de santé sont bien présents, montrant un souci de rationalisation et de réduction des méfaits. Si les corps sont ici exposés à l’épreuve du risque, ils déjouent les préjugés d’insouciance et d’irresponsabilité tout en posant un défi certain pour les intervenants communautaires.

  • *.

    Chargé de recherche au Cnrs, professeur à l’université du Québec à Montréal.

  • 1.

    Selon Abraham Moles, « une société réactionnelle est, à l’opposé d’une société réactionnaire […] une société dynamique où, à tout mouvement du pouvoir organisateur correspond un contre-mouvement, à tout Ordre correspond une Critique […] où l’individu exerce pleinement ses propres forces par une réactivité permanente au mouvement qui cherche à capter celles-ci pour les enrôler à son propre service […] ». A. Moles, « Vers une société réactionnelle », dans Michel Mathieu, Élisabeth Rohmer-Moles et Victor Schwach (sous la dir. de), Communication, espace et société. Actualité et perspectives des théories d’A. Moles, Strasbourg, Conseil de l’Europe, (1985) 1996, p. 305-308.

  • 2.

    A. Moles (en collab. avec Élisabeth Rohmer), Théorie des actes, Paris, Casterman, 1977.

  • 3.

    Alvin Cooper, Coralie R. Scherer, Sylvain C. Boies et Barry L. Gordon, “Sexuality on the Internet: From Sexual Exploration to Pathological Expression”, Professional Psychology: Research and Practice, n° 30, 1999, p. 154-164.

  • 4.

    Kim Engler, Louis-Robert Frigault, Alain Léobon et Joseph J. Lévy, “The Sexual Superhighway Revisited: A Qualitative Analysis of Gay Men’s Perceived Repercussion of Meeting in Cyberspace”, Journal of Gay and Lesbian Social Services, vol. 18, n° 2, 2005, p. 3-37.

  • 5.

    Michel Maffesoli, le Temps des tribus, Paris, La Table ronde, 2000.

  • 6.

    Adrian Liau, Gregorio Millett et Gary Marks, “Meta-Analytic Examination of Online Sex-Seeking and Sexual Risk Behavior Among Man who Have Sex With Men”, Sexually Transmitted Diseases, vol. 33, n° 5, septembre 2006, p. 576-584.

  • 7.

    Sheana Salyers Bull, Laura Lloyd, Cornelis Rietmeijer et Mary McFarlane, “Sample for an HIV Prevention Intervention: The Smart Sex Guest Project”, Aids Care, vol. 16, n° 8, 2004, p. 931-943.

  • 8.

    A. Moles, Théorie structurale de la communication et société, Paris, Masson, 1986.

  • 9.

    Alain Léobon et Louis-Robert Frigault, “Bareback Sex: From a Sexual Culture to the Reality of Risk-Tacking”, XVII World Congress of Sexology, Section III : Hiv and Sti Prevention and Care in Journal of Sex Research, vol. 43, n° 1, février 2006, p. 35.

  • 10.

    Harm J. Hospers, Gerjo Kok, Paul Harterink et Onno de Zwart, “A New Meeting Place: Chatting on the Internet, e-Dating and Sexual Risk Behaviour among Dutch Men Who Have Sex with Men”, Aids, vol. 19, n° 10, 2005, p. 1097-1101 ; P. Adam, J. De Wit et A. Alexandre, « Un nouveau regard sur la prise de risques parmi les gays et ses déterminants psychologiques. Résultats de l’enquête en ligne sur le désir au masculin », Rapport présenté au Sneg/I-Psr/Citégay, décembre 2004 (http://www.sneg.org/fr/prevention/sexdrive/sexdrive1.pdf [dernier accès 22 mai 2008]).

  • 11.

    Volet de recherche financé par le 2e appel d’offres 2003 de l’Anrs intitulé « Recomposition, dans le cyberespace, de la rencontre homosexuelle au risque du Vih.sida. Monographies comparatives dans deux dimensions urbaines et un contexte international francophone ».

  • 12.

    L’âge moyen des 4 358 répondants est de 34 ans et il varie entre 18 et 80 ans. Les répondants des sites « adultes » Bdsm (N = 1 160 pour le site Bdsm et N = 355 pour le site bareback) sont significativement plus âgés que les internautes répondant à partir des sites généralistes. Sur le plan du lieu de résidence, les utilisateurs du site bareback ont déclaré vivre plus nombreux à Paris et dans sa région que les utilisateurs des autres sites mieux répartis dans les différentes régions de France. Les hommes recrutés, à partir du site bareback, diffèrent des autres répondants sur le plan de leur orientation sexuelle, s’identifiant à plus de 95 % comme gays et se trouvant proportionnellement plus souvent séropositifs (63, 2 % versus 12, 4 % au regard de l’ensemble de l’échantillon). Veuillez consulter les détails à l’adresse suivante : http://www.gaystudies.org/analyses_esprit.pdf [dernier accès 22 mai 2008].

  • 13.

    Les pratiques qui consistent à choisir le partenaire sexuel en fonction de son statut sérologique peuvent être qualifiées, selon l’association Warning, de « sérochoix » : les rapports sexuels sont alors souhaités entre séropositifs ou entre séronégatifs. Il ne s’agit pas ici de parler de « séroadaptation » (serosorting), concept plus large qui inclut l’adaptation des pratiques sexuelles (protégées ou non) en fonction du statut sérologique de son partenaire.

  • 14.

    En effet, si bon nombre de sites gay favorisent l’accès à une information élémentaire sur le Vih.sida et préconisent le maintien d’une sexualité sûre, ils renvoient les demandes particulières vers des ressources externes où les usagers, confrontés à une trop grande diversité de sujets ainsi qu’à une mauvaise adéquation des messages aux pratiques ou cultures de sexe, rencontrent des difficultés majeures.

  • 15.

    A. Léobon et L.-R. Frigault, “Frequent and Systematic Unprotected Anal Intercourse (Fsuai) among Men Using the Internet to Meet Other Men for Sexual Purposes in France: Results from the ‘Gay Net Barometer 2006’ Survey”, Aids Care, vol. 20, n° 4, p. 478-484.