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Dans le même numéro

La mystique et l'institution : les ressources de la spiritualité jésuite

par

LU Jin

juin 2015

#Divers

Les références intellectuelles dont se revendique le pape François rassemblent la littérature et la mystique, notamment à travers l’œuvre de Michel de Certeau. Mais que nous disent-elles de sa manière de voir l’avenir de l’Église dont il a la charge ? Une pensée « ouverte » pour une Église « en chemin » : une telle ligne de conduite permettra-t-elle de surmonter des blocages actuels, comme ceux qui opposent la Chine au Vatican ?

Depuis son élection en mars 2013, le pape François a su inspirer de l’enthousiasme non seulement parmi les fidèles catholiques aux États-Unis, mais encore chez des gens de toutes les tendances idéologiques qui auparavant avaient accordé peu d’attention aux souverains pontifes. On se demande s’il est progressiste ou conservateur, s’il apportera des changements de fond ou simplement de style. Il est rare qu’une semaine passe sans qu’il y ait une couverture sur lui dans les médias. Mais la presse américaine tend à se concentrer sur les prétendus « sujets brûlants » au lieu d’analyser les principes spirituels profonds qui orientent ses positions. Pour ma part, ayant obtenu mon doctorat en littérature française à Boston College, une université jésuite, pour une thèse sur les Mémoires de Trévoux, un journal littéraire jésuite du xviiie siècle, et pour avoir ensuite fait quelques recherches sur les jésuites en France et en Chine, je m’intéresse beaucoup au premier pape jésuite et me demande ce que son pontificat signifiera pour la Chine.

Son long entretien avec Antonio Spadaro s.j., publié dans les revues culturelles jésuites à travers le monde1, m’a fait réfléchir. Il y reconnaît deux écrivains français comme les références principales de sa spiritualité : Michel de Certeau (1925-1986), un grand penseur jésuite contemporain qui se fit l’historien de la tradition mystique, et Joseph Malègue (1876-1940), un romancier surnommé le « Proust catholique » par certains critiques, mais qu’on avait oublié avant que les éloges réitérés du pape ne le tirent de l’obscurité. J’entends explorer la spiritualité du pape François telle qu’elle se révèle dans cet entretien, en le faisant à la lumière des écrits de Michel de Certeau et de Joseph Malègue. Selon Luce Giard, le pape connaît plusieurs ouvrages de Michel de Certeau, traduits et publiés en Amérique latine ; peut-être a-t-il aussi lu en français ou en italien d’autres textes de Certeau. J’espère pouvoir montrer comment la spiritualité du pape François pourrait inspirer des solutions neuves pour résoudre les problèmes entre le Vatican et la Chine.

Jésuites et mystiques

On considère souvent les jésuites comme des intellectuels, mais peu de gens se rendent compte que, depuis la création de leur ordre, ils ont été tout autant appelés à la vie mystique. Dans une conférence à Boston College en 2013, Lawrence Cunningham affirmait qu’il est possible d’être à la fois intellectuel et mystique2. Le pape François a clairement rappelé qu’Ignace fut un mystique, de même que Pierre Favre (1506-1546), canonisé en décembre dernier, associé à la fondation de la Compagnie de Jésus et dont Michel de Certeau est l’historien le plus éminent. Que signifie « être mystique » ? On ne peut mieux faire que d’en emprunter la définition à Certeau :

Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela3.

Selon le pape,

l’attitude correcte est celle de saint Augustin : chercher Dieu pour le trouver et le trouver pour le chercher toujours4.

Cette déclaration correspond parfaitement à la définition que Michel de Certeau donne d’un mystique. Comme pour lui, « marcher » est la métaphore préférée du pape lorsqu’il parle de la rencontre avec Dieu :

Dieu se rencontre sur la route, en marchant. […] Dieu est toujours une surprise. On ne sait jamais où ni comment on Le trouve5.

« Surprise » est exactement le mot qu’emploie Michel de Certeau pour se référer à la rencontre avec Dieu6. Une telle approche n’est rien moins que dogmatique.

Benoît Vermander, qui connaît aussi bien les ouvrages de Michel de Certeau que la spiritualité du pape François, explique ce qu’ils partagent :

Une profonde connaissance de la spiritualité ignatienne associée avec un désir de ne pas répéter le passé mais plutôt d’en être créativement inspiré ; une attention spéciale accordée aux ressources et aux manières de vivre des gens ordinaires ; un sens aigu de la crise qui affecte les institutions de l’Église ; et un amour de la diversité culturelle et de la sensibilité artistique7.

Être mystique consiste donc à trouver Dieu en tout contexte culturel, dans le temps présent et dans nos propres expressions créatrices. Il n’est pas étonnant que Michel de Certeau termine le premier tome de sa Fable mystique par un poème de Catherine Pozzi, « Très haut amour » (1929), un des plus beaux poèmes de la langue française. Les mystiques pensent qu’on ne garde pas la foi en retenant par cœur des documents historiques. En tout moment de notre vie, à partir de notre propre situation, nous avons besoin de créer de nouvelles expressions afin de traduire notre expérience. Son souci de la mystique explique la haute valeur que le pape accorde aux expressions littéraires et artistiques. Son style de parole provient de la même source : il est à la fois spontané et réfléchi, parce qu’au lieu de répéter des réponses toutes faites, il réfléchit réellement sur les questions en jeu, continue de penser et de réviser ses affirmations au moment de parler, tout en explorant et développant ses propres réponses. En fait, ce style de parole contraste tout à fait avec le genre de « discours institutionnel » qui déplaisait tant à Michel de Certeau, et qu’il a condamné dans le Christianisme éclaté, un discours

bien plus occupé par les fonctionnaires de l’institution, par le statut des prêtres, ou par le maintien de principes traditionnels, décor fictif détaché de l’expérience croyante et objet d’une gestion bureaucratique, que par la question de Dieu et par ses cheminements secrets dans l’existence8.

Pour la Chine en particulier, trouver Dieu par l’intermédiaire des rencontres avec d’autres contextes culturels serait un thème central à emprunter à la théologie mystique de Certeau. Les spécialistes des études religieuses connaissent bien l’histoire de la mission jésuite en Chine, mais je voudrais insister sur le fait que, de François Xavier et Matteo Ricci à notre temps, les jésuites et la Chine ont vécu un rapport privilégié et même existentiel, comme Benoît Vermander l’a souligné :

La Chine, telle que la vivent et la relatent les missionnaires qui s’y succèdent, parle aux jésuites de ce pour quoi ils furent créés et de ce qu’ils sont appelés à être9.

Cette déclaration met la Chine à l’avant et au centre de la spiritualité jésuite. François Xavier, l’un des premiers compagnons d’Ignace de Loyola, est mort en 1552 sur l’île chinoise de Shangchuan en attendant d’accéder au continent. Alors que la longue Querelle des rites chinois durant les xviie et xviiie siècles a contribué à la décision de Clément XIV de supprimer la Compagnie de Jésus en 1773, la position jésuite sur les rites chinois, soutenue par Pie XII en 1939, est devenue finalement, depuis le concile Vatican II (1962-1965), le principe général de l’Église catholique en matière de liturgies locales. Des générations de jésuites sont entrées dans la Compagnie avec le désir d’être envoyés en Chine – y compris Michel de Certeau à l’automne 1950, mais la Chine communiste avait déjà fermé ses portes au monde.

Comment expliquer la rencontre historique entre les jésuites et la Chine ? On manquerait le cœur du problème si on y voyait, comme le font bien des historiens savants, une « accommodation ». Au lieu de considérer la position jésuite vis-à-vis des rites chinois comme une concession pragmatique, je voudrais soutenir qu’elle vient de deux sources profondes. Tout d’abord, en raison de la formation rigoureuse d’humanistes que les jésuites recevaient, certains d’entre eux devenaient des érudits passionnés par une civilisation ancienne comme celle de la Chine et se révélèrent capables de la comprendre. Mais ce qui importe davantage, la spiritualité jésuite, qui entend chercher et trouver Dieu en toute chose, préparait les compagnons à devenir réceptifs à des ressources culturelles différentes et à reconnaître la manifestation de Dieu dans des contextes culturels particuliers. Dans l’Étranger ou l’Union dans la différence, Michel de Certeau médite sur l’entrée en contact d’un missionnaire avec un autre peuple : sa mission consiste à trouver Dieu là où Il semble absent ; mais pour convertir, le missionnaire a besoin d’être lui-même converti. Pour toucher un peuple qui vous est étranger dans un autre pays, il ne suffit pas de répéter un vocabulaire familier, il faut

respecter en eux ce qu’ils ont de plus sacré, leur sens religieux et la loi de leur conscience, car l’approfondissement de leur propre vie est pour eux le seul chemin vers la foi10.

Dans un rapport de réciprocité, la population locale et le missionnaire « se nourrissent et s’enrichissent mutuellement » ; si elle a lieu, la conversion se fait « sous le signe d’une vraie rencontre, dans l’amitié et la confiance réciproques », alors que les habitants « prennent conscience de leur propre mystère » qu’ils expriment avec leurs propres mots11. Leurs expressions s’avèrent tellement créatrices qu’elles permettent au missionnaire de percevoir la vérité sous un autre jour. Entre les jésuites et la Chine aux xviie et xviiie siècles, il y eut une rencontre de ce genre, rencontre mutuellement transformatrice qu’illustrent l’amitié et la collaboration étroite instaurées entre Matteo Ricci et Xu Guangqi12.

Par une affirmation typique d’un mystique, plutôt que de définir la Compagnie de Jésus de manière explicite, le pape a déclaré qu’elle « peut se dire seulement sous une forme narrative », parce que « nous pouvons discerner [ce qu’elle est] seulement dans la trame d’un récit et pas dans une explication philosophique ou théologique ». Selon lui, la forme narrative convient mieux pour évoquer « l’aura mystique », qui privilégie « la pensée ouverte13 ». En un mot, « un jésuite doit être créatif14 ». Pour lui, la beauté esthétique est spirituellement enrichissante :

À chaque époque, l’homme cherche à mieux se comprendre et à mieux s’exprimer. Avec le temps, l’homme change sa manière de se percevoir15.

Le pape définit l’Église comme « le peuple de Dieu cheminant dans l’histoire, avec joies et douleurs ». On ne se sauve pas tout seul, mais dans « la trame complexe des relations interpersonnelles qui se réalisent dans la communauté humaine16 ». C’est bien la forme narrative qui représente le mieux ce cheminement.

Jésuites et réformateurs

D’ailleurs c’est dans ce contexte que le pape mentionne Joseph Malègue, à qui il emprunte l’expression « la classe moyenne de la sainteté ». On ne sait pas s’il se réfère à la trilogie inachevée de Malègue, Pierres noires. Les classes moyennes du Salut, ou à son premier roman, Augustin ou Le maître est là, qui retrace la quête spirituelle d’un intellectuel français au tournant du dernier siècle, ou encore à l’ensemble de son œuvre, qui compte aussi plusieurs nouvelles. Il est certain que la référence à Malègue n’a pas été faite en passant, car le pape l’a mentionné à maintes reprises dans des occasions hautement visibles. On pourrait d’ailleurs ajouter que Malègue est, lui aussi, mystique. Comme Michel de Certeau, le père d’Augustin étudie le sentiment religieux et mystique entre la fin du xvie siècle et le début du xviie siècle17. Le théologien jésuite Karl Rahner a déclaré en 1971 que, dorénavant, les chrétiens devraient forcément être mystiques18, ce qui résume bien l’expérience du héros de Malègue. Au terme de toute une vie de combat entre la raison/l’intellect et la foi, Augustin accède à Dieu en tant que mystique. Je voudrais brièvement caractériser le monde narratif décrit par Malègue et le relier à l’idée de l’Église telle que le pape la voit, comme « la maison de tous, pas une petite chapelle qui peut contenir seulement un petit groupe de personnes choisies19 ».

Né dans une petite ville d’Auvergne, Augustin a grandi dans une famille traditionnelle à un moment où le catholicisme était profondément enraciné dans la vie quotidienne des Français. Brillant lycéen, il a eu sa première expérience mystique en lisant Pascal, mais à la différence de Pascal et d’une manière typique de la « classe moyenne de la sainteté », Augustin n’a pas pu renoncer à ses aspirations terrestres. Malègue décrit cette expérience dans un langage métaphoriquement créatif : une abondance de mots connotant la lumière sert à évoquer ses effets – clarté, s’éclairent, lumineux, plénitudes – et les consonnes dominantes [l] et [m] suggèrent la fluidité et la douceur des brises qui accompagnent les moments intermittents de grâce où Augustin ressent la présence de Dieu20. Remarquons que le pape se sert de la même métaphore : Dieu se présente « dans la brise légère ressentie par Élie21 ». À seize ans, Augustin a vécu sa première crise de foi sous l’influence du rationalisme moderne qui, au début du xxe siècle, mettait en doute le fondement historique du christianisme. Dans une large mesure, le même défi continue d’exister à notre époque, car les sociétés postindustrielles demeurent sous l’influence du positivisme.

Le pape François veut que l’Église développe la capacité de « soigner les blessures » et de « réchauffer le cœur », qu’elle dialogue et chemine avec le peuple22. Dans les romans de Malègue, nous voyons la souffrance des gens ordinaires emprisonnés dans leur condition sociale et leurs relations interpersonnelles, mais les saints vivent parmi eux et les consolent, pour emprunter les mots du pape, jugeant « au cas par cas » et « discern[ant] ce qu’il y a de mieux à faire23 » selon leur situation particulière. Dieu se présente dans « l’âme des Saints24 », dont deux sont allés en Chine : Suzanne, la sœur d’Augustin, et Félix Bernier, destiné à être une figure centrale dans la troisième partie de la trilogie inachevée de Malègue. Le saint, pour Augustin, est Largilier, un éminent scientifique et un mystique25 qui devient jésuite. Il accompagne Augustin durant ses années de quête et l’aide à retrouver la foi au moyen de dialogues où s’unissent intelligence et sensibilité. Largilier possède « la plus aiguë et la plus ferme intelligence », et sa « compagnie intellectuelle […] procurait à Augustin grande paix et repos moral26 ». Augustin remarque que Largilier « pense avec son cœur au lieu de penser avec son intelligence pure27 ». Ici, le « cœur » n’est pas associé uniquement au sentiment ; comme chez Pascal, il s’agit d’une intuition douée d’intelligence, qui peut sentir Dieu. Le pape François recommande précisément une telle approche :

Les sens qui perçoivent Dieu sont ceux que saint Ignace appelle les « sens spirituels ». Pour rencontrer Dieu, Ignace demande d’ouvrir sa sensibilité spirituelle plutôt que de mettre en œuvre une approche purement empirique28.

Le pape s’étend sur le sens de la maxime ignatienne sentire cum Ecclesia, en employant le mot sentire qui révèle profondément la spiritualité jésuite, et signifie à la fois sentir et penser, percevoir et comprendre en recourant à l’intuition et à l’intelligence.

Au pire moment de crise d’Augustin, dans son rapport avec la foi, Largilier est présent pour le rassurer : « Dieu ne laisse pas errer jusqu’à la fin ceux qui, le cherchant dans la bonne foi de leur cœur, ne l’ont pas trouvé29. » Le pape partage la même confiance : « J’ai une certitude dogmatique : Dieu est dans la vie de tout le monde30. » En tant que mystique, le pape François fait preuve d’une grande empathie pour ceux qui recherchent Dieu. La quête d’Augustin illustre la difficulté de garder la foi à l’époque moderne. Dans les œuvres de Malègue, on assiste à l’effondrement du vieux monde de son enfance avec ses certitudes et ses structures familières où le christianisme s’enracinait dans un lieu et fonctionnait comme une hiérarchie institutionnelle et disciplinaire. Chacun de ses personnages vit une situation particulière, avec des besoins différents. Les saints, y compris les prêtres tels que Largilier, mais aussi les gens ordinaires comme la mère d’Augustin ou sa sœur Christine qui appartiennent à « la classe moyenne de la sainteté », forment la nouvelle Église, une Église « éclatée » pour emprunter le terme de Michel de Certeau, ou le « peuple de Dieu » comme le pape définit l’Église d’une manière également décentralisée.

Il est presque révolutionnaire pour un pape de reconnaître l’influence spirituelle de Michel de Certeau, car ce dernier a voulu garder une certaine distance intellectuelle, géographique et spirituelle par rapport à la hiérarchie de l’Église, étant donné sa conception d’une institution chrétienne décentralisée telle qu’il l’a exposée dans le Christianisme éclaté. En fait, un mystique est nécessairement un réformateur puisqu’il n’entend pas se conformer au passé. Le pape François, lui aussi, condamne clairement toute approche passéiste :

Celui qui aujourd’hui ne cherche que des solutions disciplinaires, qui tend de manière exagérée à la « sûreté doctrinale », qui cherche obstinément à récupérer le passé perdu, celui-là a une vision statique et non évolutive. De cette manière, la foi devient une idéologie parmi d’autres31.

En d’autres termes, de tels chrétiens deviennent l’équivalent des Pharisiens, des fondamentalistes qui se cramponnent à leurs propres systèmes de doctrine et partagent un même dogmatisme intransigeant.

On peut trouver dans les propos du pape François bien des indications qui montrent son ouverture aux réformes. Je tiens à attirer l’attention sur le passage suivant :

Ainsi, la compréhension de l’homme change avec le temps et sa conscience s’approfondit aussi. Pensons à l’époque où l’esclavage ou la peine de mort étaient admis sans aucun problème. Les exégètes et les théologiens aident l’Église à faire mûrir son propre jugement. Les autres sciences et leur évolution aident l’Église dans cette croissance en compréhension. Il y a des normes et des préceptes secondaires de l’Église qui ont été efficaces en leur temps, mais qui, aujourd’hui, ont perdu leur valeur ou leur signification. Il est erroné de voir la doctrine de l’Église comme un monolithe qu’il faudrait défendre sans nuance32.

Ce message encourageant incite à croire peu probable que l’Église catholique, sous sa direction, prenne des positions contraires aux découvertes scientifiques modernes. On peut même espérer que l’Église puisse « mûrir » sa position morale selon l’évolution dans « la compréhension de l’homme ». Mais il se peut que les changements ne soient pas aussi immédiats que certains le souhaitent, le pape ayant souligné qu’« il y a toujours besoin de temps pour poser les bases d’un changement vrai et efficace33 ». Selon lui, les religieux, tels les jésuites, sont censés être prophètes. Bien qu’ils ne s’opposent pas à la part hiérarchique de l’Église, « la fonction prophétique et la structure hiérarchique ne coïncident pas », car la « prophétie fait du bruit » mais « annonce l’esprit de l’Évangile34 ». On peut considérer Michel de Certeau comme un « prophète » qui a certainement exprimé des idées controversées au sein de l’Église. En tant que jésuite et mystique qui partage le même lignage spirituel que Michel de Certeau, le pape tient aussi un rôle de prophète, mais il assume en même temps la responsabilité de diriger l’institution de l’Église entière. C’est à cette lumière que je voudrais m’interroger sur le genre de réformateur que le pape François sera probablement et sur la manière dont cela changera les rapports entre le Vatican et la Chine.

Voici comment le pape présente la question des réformes à entreprendre :

Pour saint Ignace les grands principes doivent être incarnés en prenant en compte les circonstances de lieu et de temps ainsi que les personnes. […] On peut avoir de grands projets et les réaliser en agissant sur des choses minimes. Ou on peut utiliser de faibles moyens qui s’avèrent plus efficaces que de plus forts35.

Nulle part cette approche ne conviendra mieux qu’à la Chine. Elle peut servir à désamorcer la lutte de pouvoir entre la Chine et le Vatican, qui se centre depuis de nombreuses années sur l’autorité de nommer et d’approuver les évêques. Les divisions qui en résultent entre les Églises « patriotique » et « clandestine » ont causé bien des difficultés politiques et spirituelles parmi les catholiques chinois, comme l’ont montré Benoît Vermander et Cécile Xie Hua, dans un article récent qui analyse les opinions des jeunes catholiques sur les problèmes actuels en Chine36, notamment sur la formation insuffisante du clergé et des laïcs. Peut-être les efforts précédents ont-ils échoué parce que les deux côtés, pour emprunter les termes du pape, cherchaient à « occuper des espaces de pouvoir » plutôt que de « privilégier les actions qui génèrent des dynamiques nouvelles37 ». L’approche jésuite qui prend en compte l’ambiguïté de la vie et les facteurs situationnels pourrait se révéler particulièrement pertinente en Chine, d’autant que le pape sait que « les moyens les plus opportuns […] ne s’identifient pas toujours avec ce qui semble grand ou fort38 ». Comme il y a peu de chance que, dans un proche avenir, le gouvernement chinois change sa position officielle et cela pour des raisons historiques et idéologiques, l’Église pourrait chercher une solution acceptable pour les fidèles chinois en trouvant un moyen pragmatique de contourner le problème de la nomination des évêques39. Dans le Christianisme éclaté, Michel de Certeau soulignait le déplacement d’un grand nombre de croyants catholiques quittant les institutions ecclésiales au profit d’engagements politiques et sociaux, précisément dans le but de mettre en pratique plus efficacement leur foi chrétienne. Tout en restant dans la Compagnie de Jésus, Certeau lui-même avait choisi d’agir surtout comme universitaire et comme intellectuel. En Chine actuellement, il y a aussi des jésuites qui, comme leurs illustres prédécesseurs aux xviie et xviiie siècles, occupent des postes dans des institutions laïques et œuvrent pour une transformation durable de la société chinoise.

Les nouvelles priorités du pape correspondent précisément à des besoins urgents en Chine. Il y a tant de blessures à soigner : les décennies de contrôle de la pensée et de dénuement économique sous le régime communiste ont fait place à une société prospère, mais rapace, en proie à des pratiques de corruption généralisées, d’où des inégalités criantes qui marginalisent un nombre croissant de groupes, à quoi s’ajoutent un grand sentiment d’injustice et un cynisme largement répandu. Il y a aussi des désastres écologiques sans précédent causés par une non-prise en compte du développement durable, par l’irresponsabilité des entreprises et par un consumérisme frénétiquement insatiable, tandis qu’on voit s’établir un profond déséquilibre démographique venu après des décennies d’une politique familiale ayant imposé l’enfant unique. L’Église catholique, qui est parmi les agents les plus actifs susceptibles de considérer ces problèmes sur une grande échelle, pourrait jouer à cet égard un rôle important et apprécié en Chine, à condition de prendre du recul quant à la lutte de pouvoir sur le choix des évêques. Peut-être saura-t-elle trouver avec Pékin une solution qui sauve la face des deux camps.

Avons-nous raison de placer tant d’espoir dans le pape François ? Regardons le portrait qu’il a dessiné de Pierre Favre, membre de fondation de l’ordre des jésuites, que Michel de Certeau présentait comme un mystique et un « prêtre réformé » :

Le dialogue avec tous, même avec les plus lointains et les adversaires de la Compagnie ; la piété simple, une certaine ingénuité peut-être, la disponibilité immédiate, son discernement intérieur attentif, le fait d’être un homme de grandes et fortes décisions, capable en même temps d’être si doux40.

Ceux qui admirent le pape François le reconnaissent dans cette description de Pierre Favre comme s’il s’agissait d’un autoportrait. Les changements exigent de la patience, il faut savoir attendre, mais nous espérons qu’un milliard de Chinois seront parmi les priorités du pape. Le processus en cours de béatification et de canonisation de Matteo Ricci est un signe encourageant quant à l’attention croissante que le Vatican porte à la Chine, rappelant au monde la profonde résonance spirituelle qui unit le premier pape jésuite de l’histoire, notre contemporain, au premier missionnaire jésuite invité à la cour de Pékin il y a quatre cents ans, lui qui, sans être appuyé par le pouvoir militaire occidental, a su transmettre le message chrétien et gagner la sympathie durable des Chinois en faisant preuve d’un respect authentique pour leurs traditions culturelles. Une idée brillante, soutenue par Anton Witwer, postulateur général de la Compagnie de Jésus et des Jésuites en Chine, comme par Benoît Vermander, suggère de béatifier Matteo Ricci et Xu Guangxi en même temps41. Ce serait non seulement un message immensément positif pour la Chine, mais aussi une reconnaissance ultime de la méthode d’évangélisation partagée par Matteo Ricci, Michel de Certeau et le pape François. L’absence d’un évêque à Shanghai présente certes une difficulté particulière, mais quand la périphérie est devenue le centre, et qu’un mystique est devenu le pape, on a toute raison d’espérer un miracle.

Jin Lu42

  • *.

    Purdue University Calumet, Indiana. Spécialiste de la littérature française des Lumières.

  • 1.

    Études, octobre 2013.

  • 2.

    Lawrence Cunningham, “Intellectual and Mystic Can Agree”, Boston College Magazine, été 2013, p. 39-40.

  • 3.

    Michel de Certeau, la Fable mystique, I, Paris, Gallimard, 1982, p. 411.

  • 4.

    « Interview du pape François aux revues culturelles jésuites ». Je me réfère au texte intégral de cet entretien disponible en Pdf sur le site de la revue Études, octobre 2013, dans la version française due à François Euvé s.j. et Hervé Nicq s.j., p. 22. Toutes les références à cet entretien renvoient à cette édition.

  • 5.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 22.

  • 6.

    M. de Certeau, « Toute expérience, celle que nous raconte l’Évangile ou celle que nous racontent tant de mystiques, comporte ces moments. “Extase” personnelle, si l’on veut, ou expérience collective d’un groupe surpris par ce qui se passe en lui-même », l’Étranger ou l’Union dans la différence [1969], Paris, Le Seuil, 2005, p. 5.

  • 7.

    Benoît Vermander, “Some Thoughts about Pope Francis, Michel de Certeau and the Jesuit Intellectual Apostolate”, dans eRenlai, 27 février 2014 (http://www.erenlai.com/index.php/en/home/item/5757-some-thoughts-about-pope-francis-the-jesuit-intellectual-apostolate-and-michel-de-certeau).

  • 8.

    Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach, le Christianisme éclaté, Paris, Le Seuil, 1974, p. 36.

  • 9.

    B. Vermander, les Jésuites et la Chine. De Matteo Ricci à nos jours, Bruxelles, Lessius, 2012, p. 9.

  • 10.

    M. de Certeau, l’Étranger ou l’Union dans la différence, op. cit., p. 80.

  • 11.

    Ibid., p. 81-82.

  • 12.

    Sur ce personnage remarquable, homme d’État et savant, voir B. Vermander, les Jésuites et la Chine, op. cit.

  • 13.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 8.

  • 14.

    Ibid., p. 26.

  • 15.

    Ibid., p. 28.

  • 16.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 11.

  • 17.

    Joseph Malègue, Augustin ou Le maître est là [1933], Paris, Spes, 1966, p. 90.

  • 18.

    Karl Rahner, “Christian Living Formerly and Today”, dans Theological Investigations VII, trad. David Bourke, New York, Herder and Herder, 1971, p. 15.

  • 19.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 13.

  • 20.

    J. Malègue, Augustin ou Le maître est là, op. cit., p. 117.

  • 21.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 21.

  • 22.

    Ibid., p. 14.

  • 23.

    Ibid., p. 16.

  • 24.

    J. Malègue, Augustin ou Le maître est là, op. cit., p. 309.

  • 25.

    Ibid., p. 787.

  • 26.

    Ibid., p. 227.

  • 27.

    Ibid., p. 309.

  • 28.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 21.

  • 29.

    J. Malègue, Augustin ou Le maître est là, op. cit., p. 327.

  • 30.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 22-23.

  • 31.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 22.

  • 32.

    Ibid., p. 28.

  • 33.

    Ibid., p. 6.

  • 34.

    Ibid., p. 17-18.

  • 35.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 6.

  • 36.

    B. Vermander, « Avec leurs voix propres, portrait par eux-mêmes et Cécile Xie Hua de jeunes catholiques des villes chinoises », Nunc, n° 31, octobre 2013, p. 25-28.

  • 37.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 21.

  • 38.

    Ibid., p. 7.

  • 39.

    Aloysius Jin Luxian s.j. offre dans ses Mémoires un précieux témoignage sur la perspective d’un évêque chinois. Voir Juechu fengshang : Huiyilu, shangjuan, 1916-1982, vol. I (« Délivré des situations désespérées »), Shanghai, Diocèse de Shanghai, 2009. Une édition plus accessible en chinois a paru à Hong Kong (Hong Kong University Press, 2013). Une traduction anglaise est disponible : The Memoirs of Jin Luxian, trad. William Hansbury-Tenison, Hong Kong, Hong Kong University Press, 2012.

  • 40.

    « Interview du pape François… », art. cité, p. 9.

  • 41.

    Voir B. Vermander, “Give Two Saints to China”, dans eRenlai, 26 mars 2014 (http://erenlai.com/en/home/item/5778-give-two-saints-to-china.html).

  • 42.

    Je remercie Benoît Vermander, dont les échanges ont été indispensables dans la genèse et la rédaction de ce texte, Luce Giard qui l’accueille dans le présent dossier et l’a revu avec soin, et Yang Fenggang, qui m’a invitée à en présenter une version anglaise au Centre sur la religion et la société chinoise de Purdue University le 9 avril 2014.