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Dans le même numéro

Trois pèlerins à La Mecque. Mutation des formes de l'échange au cœur des lieux saints de l'Islam

janvier 2008

#Divers

Mutation des formes de l’échange au cœur des lieux saints de l’Islam

Lieu de rencontre des musulmans du monde entier, le pèlerinage constitue un moment privilégié d’échange. La comparaison de trois récits de pèlerinage – au Moyen Âge, durant la période coloniale et aujourd’hui – montre la permanence de l’économie du bazar mais aussi les limites du contrôle idéologique sur un moment où se vit l’unité des musulmans.

Qu’il soit volonté d’ascèse individuelle, rupture avec le quotidien ou encore expérience unique d’une rencontre avec le sacré, le pèlerinage n’en reste pas moins un fait collectif1. À ce titre, le pèlerinage à La Mecque ou hajj ne fait pas exception à la règle. En même temps qu’il constitue une obligation pour chaque pèlerin, il est un lieu de rencontre privilégié pour les musulmans du monde entier, un espace propice aux échanges de toutes sortes, qu’ils soient économiques, culturels ou spirituels. À la lecture de l’historien Bernard Lewis, il semblerait toutefois qu’étudier les conséquences du hajj sur les communications et le commerce soit une tentative vaine du fait d’une information lacunaire2. Les récits de pèlerinage n’en constituent pas moins « l’une des sources les plus sûres pour saisir l’expérience qui se joue dans cette sortie hors de soi que représente le pèlerinage3 » et par conséquent l’un des moyens privilégiés d’approcher cette dimension de l’échange. Trois récits seront présentés dans cette contribution. Chacun d’entre eux s’inscrit dans une époque spécifique : la période médiévale grâce au célèbre récit de l’Andalou Ibn Jubayr écrit à la fin du xiie siècle4 ; l’âge colonial quand, au début du xxe siècle, le caïd algérien Mohammed Ben Chérif décide de se rendre dans les villes saintes de l’Islam5 ; enfin la période actuelle de mondialisation des échanges au travers du récit de pèlerinage publié en 2005 par l’anthropologue marocain Abdellah Hammoudi6. À défaut d’être proches dans le temps, ces récits sont tous le fait de pèlerins originaires de l’Occident de l’Islam – Maghreb et Al Andalus – et dont l’éloignement géographique des lieux saints a contribué, sinon à la création, du moins à l’enrichissement du genre littéraire du récit de voyage de pèlerinage appelé rihla. Cependant, si chacune de ces expériences de pèlerinage a sa logique propre, toutes ne s’inscrivent pas moins dans une tendance de massification du hajj : dix mille pèlerins environ à l’époque d’Ibn Jubayr contre deux cent mille pèlerins au tournant du xxe siècle et près de deux millions aujourd’hui7. Cet accroissement continu de la fréquentation, ainsi que la volonté des puissances organisatrices de mieux la maîtriser, n’ont pas été sans conséquence sur l’évolution des échanges à l’intérieur des lieux saints. Comme a pu l’être un contexte économique et politique marqué par la permanence des contacts avec l’Occident chrétien.

Le pèlerinage d’Ibn Jubayr (1183-1185) ou l’échange compensatoire

La rihla d’Ibn Jubayr est considérée par certains auteurs comme le modèle du genre8. Intitulé Relation des péripéties qui surviennent pendant les voyages, ce récit relate le pèlerinage effectué entre février 1183 et avril 1185 par Ibn Jubayr, un lettré andalou – contemporain d’Ibn Arabi, Averroès et Maimonides – qui fut secrétaire auprès du gouverneur de Grenade à l’époque de la domination almohade. Son pèlerinage, à l’instar de nombreux pèlerinages chrétiens de la période médiévale9, est entrepris dans une démarche d’expiation, après qu’il a été contraint de boire du vin. Le départ vers les lieux saints s’impose à lui avec d’autant plus d’évidence qu’Ibn Jubayr est issu de la région de Valence qui concentre à elle seule la majorité des départs d’Al Andalus vers les lieux saints10 en même temps qu’elle est en contact permanent avec l’Occident chrétien. Ibn Jubayr embarque à l’aller sur un navire génois et effectue son voyage de retour en compagnie de pèlerins chrétiens, avant de trouver refuge au royaume normand de Sicile. De manière significative, la chronologie de son récit se réfère aux calendriers lunaire et julien.

Le pèlerinage d’Ibn Jubayr est placé sous le signe de la reconquête. Son voyage prend place entre les raids de Renaud de Châtillon et ses troupes contre les ports de la mer Rouge en 1183 et la proclamation du djihad par Saladin qui conduira à la prise de Jérusalem en 1187, prélude à la troisième croisade. Dans ce texte aux allures de panégyrique, le sultan victorieux y est présenté comme le modèle du prince juste qui protège les pèlerins contre les aléas du voyage. En effet, dès son arrivée à Alexandrie, et alors qu’il vient d’être la victime de l’avidité des douaniers, Ibn Jubayr vante l’existence de legs pieux constitués par Saladin afin d’éloigner du besoin les pèlerins maghrébins. Tandis que les pèlerins sont contraints d’éviter la route du Sinaï pour échapper aux Francs, Saladin a facilité la circulation des caravanes de pèlerinage en abolissant les droits de péage jusqu’à Aydâb. Le sultan est enfin celui qui garantit la sécurité et la liberté de circulation des pèlerins dans les lieux saints en versant une redevance à l’émir hasanide de La Mecque en compensation des taxes dues par les pèlerins. L’historien pourra objecter que ces pratiques ont surtout été effectives sous les successeurs de Saladin11 ou encore que les taxes de pèlerinage constituent une constante du récit de pèlerinage12, cette mention n’en sert pas moins à introniser Saladin comme le protecteur des pèlerins, au même titre que les califes almohades sont présentés comme les vrais réformateurs de la foi dans un Hedjaz décrit comme la terre des « sectes égarées et schismes13 ».

Son récit s’apparente à un inventaire ethnographique dans lequel seuls trouvent grâce à ses yeux les Mecquois et les Yéménites. Il accompagne les premiers lors de la umra de rajab et décrit avec émotion leurs usages, comme cette coutume qui consiste, à chaque nouvelle lune, à se prendre par la main et à échanger des invocations en guise de pardon. Quant aux seconds, ils sont des « Arabes de pure race », impétueux mais braves, courageux et possédant une foi sincère. Leur rôle économique est déterminant pour la région puisqu’ils approvisionnent en denrées les Mecquois contre « des pièces d’étoffes, des manteaux et des grandes voiles14 ». C’est à la richesse de son bazar qu’Ibn Jubayr évalue l’importance de chaque ville traversée. Non seulement le marché permet à chaque pèlerin de subvenir à ses besoins mais le hajj lui-même devient prétexte à commercer à l’occasion de la foire annuelle de La Mecque. Ibn Jubayr y décrit les marchés de la Ville sainte « au titre des mérites et des bénédictions que Dieu a octroyés tout particulièrement à La Mecque ». Aux dires des pèlerins dont il recueille les témoignages, jamais la Ville sainte n’a été plus sûre ni plus opulente. La description qu’il en fait contribue à développer cette image du « nombril du monde », de « Mère des cités » en vogue chez les géographes et mystiques arabes de l’époque :

En effet c’est la ville où se trouvent le plus de denrées, de fruits, d’avantages, de commodités et de commerces. La ville n’aurait-elle que les marchés dont elle bénéficie pendant le pèlerinage ! C’est là que les pèlerins venus de l’Orient et de l’Occident se réunissent. En un seul jour, on y vend tant de marchandises que si elles étaient réparties dans tout le monde, on pourrait y achalander tous ses marchés et ils seraient tous bénéficiaires : on y vend des joyaux précieux, des perles, des hyacinthes, d’autres pierres, tous les parfums : musc, camphre, ambre, aloès, simples indiens, d’autres produits importés de l’Inde et de l’Abyssinie, marchandises venues d’Irak et du Yémen, denrées amenées du Khurâsân et du Maghreb, articles qui ne peuvent être dénombrés, ni précisés.

Après l’austérité de la description de la grande mosquée de La Mecque, l’évocation de ses marchés est un festival pour les sens où trouve à s’exercer cette « école du regard15 » souvent associée au voyageur andalou. On y trouve des pâtisseries à forme humaine ; les légumes et les fruits y ont plus de saveur qu’ailleurs ; la viande de mouton y est fondante et la pastèque a des saveurs de sucre et de miel pur. Quant aux dattes fraîches qu’il découvre, « elles sont excellentes et savoureuses et on ne s’en lasse pas16 ». Cependant l’usage de l’hyperbole cache, non sans difficultés, une autre réalité qui est celle d’une centralité commerciale perdue depuis longtemps au sein du dar al-Islam17. Bien plus, l’opulence évoquée ici a une fonction évidente de compensation à l’heure où le pouvoir économique bascule progressivement du sud vers le nord de la Méditerranée.

Mais il n’y a pas seulement coïncidence dans le temps entre pèlerinage et foire – qui rappelle à sa façon la distinction établie entre le temps de l’Église et le temps du marchand18 –, on constate également une fusion des espaces marchand et sacré. À la fin de son récit mecquois, Ibn Jubayr dresse le constat suivant :

pendant les fêtes de pèlerinage, le saint sanctuaire – que Dieu le purifie et l’anoblisse ! – était devenu un énorme marché : on y vendait de tout !

avant d’ajouter plus loin

pourtant les interdictions légales à ce sujet sont bien connues19 !

Ce processus de contagion par l’échange est observable jusque dans la description des comportements religieux. La plupart des actions y sont en effet envisagées sous l’angle de la contrepartie. Avant le début du pèlerinage, l’auteur estime que le jeûne du ramadan lui ouvrira rétribution et récompense « au jour du Retour ». De même, il estime au cours de son hajj que la station d’Arafat fait naître de grandes espérances de récompenses chez les pèlerins car « on ne connut aucun jour où tant de larmes furent versées20 ». Plus largement, c’est la logique même du pèlerinage d’expiation qui a des accents d’utilitarisme sacrificiel21 puisque tout effort est accompli en vue d’une récompense spirituelle. En poussant plus loin le raisonnement, la description méthodique des lieux saints et des rites de pèlerinage que nous a transmis Ibn Jubayr s’apparente à un procès-verbal dont l’une des fonctions serait d’attester de la réalité de la présence du pèlerin et de lui permettre ainsi de s’acquitter de sa dette initiale, voire de s’ouvrir un droit à rétribution au prorata de ses mérites22.

Le hajj du caïd Ben Chérif (1912-1913) ou l’échange censuré

D’un style bien différent est le récit du caïd Mohammed Ben Chérif publié en 1919, avec l’intitulé Aux villes saintes de l’Islam. Il relate le hajj effectué en 1912-1913 par un officier algérien, représentatif d’une certaine élite coloniale. De manière significative, son récit est dédicacé au gouverneur général de l’Algérie Jonnart. Effectué dans un but purement religieux, ce récit se veut pourtant dépourvu de toute ambition politique ou personnelle quand bien même son auteur ne cache pas sa volonté de décrocher le titre de « hadji », signe de notabilité aux yeux de ses coreligionnaires.

Après avoir enduré à l’aller toutes les affres de la traversée à bord d’un navire à vapeur, Ben Chérif pense, comme nombre de ses contemporains, toucher à un Orient idéal23. Le choc d’arrivée n’en est que plus rude et le pèlerin est vite confronté à la dégénérescence des deux institutions qui favorisaient traditionnellement l’échange à l’intérieur de la communauté : le sultan et le bazar. L’Empire ottoman y est représenté par une administration – douane et services médicaux – inefficace et corrompue, incapable de protéger les pèlerins face aux épidémies et aux exactions des Bédouins. Le rôle politique grandissant des chérifs hachémites n’en est que davantage mis en valeur. Par ailleurs, les bazars n’occupent plus qu’une place secondaire et la description du marché de La Mecque semble décentrée à l’intérieur même du récit. Les changeurs sont assimilés à des voleurs, les prix sont prohibitifs et les marchandises – vraisemblablement du made in Germany – sont importées de Djeddah. Par ailleurs, l’auteur n’a de cesse de dénoncer les pratiques simoniaques à l’intérieur du haram : marchands d’eau sacrée, imams vendant leurs consultations, mendiants organisés en associations professionnelles, représentatifs « des milliers et des milliers de voleurs venus de tous les pays du monde » et qui « se donnent rendez-vous dans la Ville sainte pour exploiter les fidèles24 ». Il n’est pas jusqu’au pèlerin lui-même qui ne devienne une marchandise entre les mains des mutawwafs, ces guides de pèlerinages censés leur fournir logement et conseils spirituels tout au long du hajj. Pire, les pratiques d’échanges spécifiques à l’économie du pèlerinage semblent ici renvoyées dans leur dimension d’ethnographie coloniale. Ainsi en est-il du pacte consistant pour les Bédouins à placer en otages certains des leurs auprès du chérif de La Mecque comme garantie de la sûreté des routes et contrepartie du droit à location des chameaux. Que l’on songe également à la description d’un marché d’esclaves destinée à susciter la désapprobation des lecteurs occidentaux. Toutes ces évocations désenchantées font écho aux multiples correspondances des consuls européens montrant que toute activité économique étant nulle au Hedjaz, la seule ressource y est constituée par le pèlerin dont l’exploitation abusive justifie à elle seule la protection des puissances européennes25.

Or les pouvoirs coloniaux craignent par-dessus tout les contacts entre musulmans. À lire les rapports annuels de pèlerinage, ces possibilités d’échanges qui s’accroissent inévitablement avec le développement des moyens de transport et la baisse des droits de passage, ne manqueraient pas de constituer un terreau fertile pour la propagation du choléra, de renforcer le fanatisme religieux de leurs sujets et donc d’encourager le panislamisme26. Alors même que l’émergence d’une opinion publique musulmane à l’occasion de ces pèlerinages soit plus que discutable27 – tout du moins difficilement vérifiable –, les gouvernements européens sont persuadés qu’un séjour prolongé dans les lieux saints représente une menace pour la stabilité de leur ordre. Cette volonté de limiter les échanges entre coreligionnaires se traduit, pour le cas français, par la réduction du temps de séjour dans les lieux saints au seul accomplissement des obligations religieuses. Elle est également marquée par une politique malthusienne d’autorisation préalable qui perdure jusqu’en 1914 ainsi que par un souci, partagé par toutes les puissances coloniales, de contingenter leurs pèlerins par nationalité. De nouveaux itinéraires de pèlerinages sont même instaurés entre La Mecque et Médine afin de protéger les pèlerins des Bédouins et de la politique de taxation du chérif. Progressivement, l’ensemble des puissances vont se rallier à ces modalités d’organisation qui privilégient la segmentarité entre musulmans et la répartition par nationalités. L’organisation des pèlerinages fait désormais l’objet d’une véritable émulation entre les puissances, à commencer par la France et l’Angleterre. Rien d’étonnant par conséquent à ce que le caïd Ben Chérif relève que les pèlerins tunisiens ne cherchent pas à nouer contact avec les Indiens à l’occasion des cérémonies du hajj.

Sans se l’avouer, Ben Chérif participe de ce projet colonial sur les lieux saints. Il dresse un portrait sans concession de la province du Hedjaz sous administration ottomane afin de dissuader ses compatriotes de choisir la voie de l’exil. Mais son intention n’est pas pour autant de dévaloriser l’institution du pèlerinage. À la différence de celui d’Ibn Jubayr, le récit de Ben Chérif, écrit à la première personne, se veut le reflet d’une expérience intérieure, celle du refuge dans un islam mythique où temps et espace sont abolis. La seule vue de la Kaaba entraîne chez lui une résurrection intégrale de ce passé de l’islam. Mais l’apogée du pèlerinage reste pour Ben Chérif la cérémonie de la réconciliation à Arafat qui manifeste, avec ses milliers de pèlerins réunis, la réalité de l’umma. On pourrait objecter qu’il ne s’agit en l’occurrence que d’un rite de participation et non d’une forme quelconque de commerce avec le divin. Il reste que ce phénomène de « déphasage spatial et temporel » est symptomatique des rilhat contemporaines28. Il témoigne, à l’heure des réformismes, d’une primauté du pèlerinage vécu et du sentiment individuel, attitude évidente quand Ben Chérif déclare ne pas vouloir se conformer aux prescriptions de l’école malékite. Il manifeste également un devoir de mémoire de la part de ce musulman confronté, comme nombre de ses contemporains, aux « ébranlements décisifs des équilibres traditionnels29 ». En dernière approche, on peut se demander si cette subjectivation du pèlerinage n’agit pas dans l’intérêt du pouvoir colonial qui, rétif à toute participation politique de ses sujets musulmans, fait le choix de les confiner dans leur identité religieuse, comme c’est le cas, par exemple, en Algérie, depuis l’instauration du statut personnel30.

Le pèlerinage d’Abdellah Hammoudi (1999) ou l’échange retrouvé

Le dernier récit est plus proche de nous dans le temps : publié en 2005 sous le titre Une saison à La Mecque, il relate le pèlerinage effectué en 1999 par l’anthropologue marocain, Abdellah Hammoudi. À la différence des deux précédents, ce pèlerinage n’est pas accompli dans un but religieux mais dans une intention de connaissance. Il prend soin de préciser dans un propos introductif qu’il aborde le hajj comme il le ferait du rituel d’une autre religion afin d’en rechercher le sens à travers la description fidèle de ses manifestations symboliques.

À l’heure de la mondialisation et du tout échange, la dimension marchande revêt une importance particulière dans ce récit. À peine arrivé à l’aéroport de Djeddah, le narrateur, accompagné d’un groupe de pèlerins marocains, est recueilli par un autocar à destination de Médine où, avant même le début de leur pèlerinage, on l’invite à acquérir des souvenirs31. D’où cet étrange malaise d’être

livré au marché du pèlerinage, jeté sur la route pour éviter les frais d’une nuit à Djeddah, suivant la loi d’un capitalisme sans limite autre que celle dictée par « Le Livre de Dieu » – selon l’interprétation wahhabite32.

Mais à la place de la « Médine l’Illuminée » évoquée dans les récits de pèlerinage, se découvre à lui une Médine mondialisée, sillonnée de self-services et de galeries marchandes climatisées où se succèdent des « amoncellements sans fin de marchandises ». Les codes marchands semblent eux-mêmes devenus exogènes à la communauté musulmane. Certes, comme par le passé, certains pèlerins continuent à entretenir des relations régulières avec les commerçants médinois. Mais pour le plus grand nombre, ces échanges tiennent plus au processus anonyme du marché néo-classique qu’à l’économie du bazar où la relation personnelle et la compétence d’échange prédominent33. Ainsi, à propos de l’achat d’un irham34, les marchands saoudiens et pakistanais refusent de se livrer au marchandage que les pèlerins marocains estiment universel et leur tournent ostensiblement le dos. Comme l’écrit l’auteur :

Je prenais ainsi conscience du style de rapport que je devais entretenir avec les gens d’ici durant mon séjour : court, pragmatique, n’allant pas au-delà des questions de transport, de logement, de sécurité et d’achats35.

À la vue de ce spectacle, la réaction de l’anthropologue est double. Il comprend tout d’abord qu’il est inutile d’opposer la mosquée au marché et que, en pleine saison de pèlerinage, ces deux institutions ont une fonction de régulation des conflits à l’intérieur de l’umma. Différente est son attitude qui consiste à rechercher avec obstination derrière la Médine « américano-wahhabite », l’antique Yathrib, « la ville qui avait précédé l’invention du temps36 », avant de retrouver cette sensation de refuge dans un marché aux dattes dont la saveur réveille en lui un lien charnel avec la tradition.

Une autre dimension de ce pèlerinage vécu est celle de son organisation qui, à bien des égards, s’inscrit dans le prolongement des méthodes décrites par Ben Chérif au début du siècle : contingentement par nationalité, interdiction des manifestations à caractère politique, séparation strictement observée des hommes et des femmes, dépersonnification du pèlerin privé de ses papiers d’identité confiés aux compagnies saoudiennes… Alors que certaines brochures officielles mentionnent comme l’un des avantages du hajj la possibilité d’échanger des points de vue afin de renforcer le sentiment d’unité37, Hammoudi préfère insister sur ce qu’il appelle « les impasses de la circulation ». Les pèlerins se mélangent rarement et semblent même ignorer l’existence des autres groupes, les controverses théologiques entre sunnites et chiites – pourtant fréquentes dans les rihlat38 – tournent à vide. Si l’on reprend la définition d’Arlette Farge selon laquelle :

L’échange n’est pas fusion, ni abolition des écarts, mais la nécessaire reconnaissance de l’étrangeté et de la familiarité de l’autre sans laquelle il n’y a point de questionnement intelligent et donc efficace. L’échange exige la confrontation39,

il convient alors de reconnaître que les rencontres entre croyants peuvent faire l’économie de cette dimension interpersonnelle. Comme l’écrit Hammoudi à propos d’une prière à la mosquée de Médine :

À la mosquée, nous psalmodions le Coran dans l’édition officielle des services religieux saoudiens. Nous savions d’avance ce que nous étions venus dire en ce lieu saint, et nous communiquions par d’autres voies que la voie ordinaire. […] On progressait alors vers la certitude, vers Dieu, la foi, l’islam, sans discussion. On pouvait ainsi se croiser sans se mélanger, s’accorder sans être d’accord40.

Dans ces conditions, l’auteur est dans l’incapacité de faire partager à ses compatriotes les motivations de son pèlerinage. Son projet d’écriture passe toutefois inaperçu aux yeux de la police politique en raison même de cette tradition de la littérature de voyage, « archive indésirable ». Cette série d’impasses le conduit symboliquement à rompre avec son groupe en cours de pèlerinage.

La véritable rupture intervient en réalité lors du franchissement du périmètre sacré, peu avant La Mecque. En revêtant l’ihram le pèlerin s’interdit tout type de commerce avec la nature, les femmes ou les marchands et se retrouve comme investi d’une identité nouvelle. Il entre alors dans l’univers du rite et des symboles qui l’accompagnent. Ici, la modernité wahhabite des nouveaux prêcheurs n’a plus cours, au même titre que ces aumônes publicitaires pratiquées au nom des grandes compagnies. À rebours du temps, le pèlerinage est envisagé comme la répétition d’un voyage plus ancien, le reflet d’un ordre inversé. La priorité est désormais à la « description épaisse41 » des étapes du pèlerinage : les retrouvailles avec Kaaba, le départ pour Mina, la station d’Arafat, la lapidation des trois colonnes et enfin le sacrifice qui représente comme un point d’arrêt dans l’enchaînement rituel. Hammoudi semble ici prendre acte du faible traitement anthropologique du sacrifice musulman42 et, pourrait-on ajouter, de sa place paradoxalement très limitée dans les récits de pèlerinage. À l’occasion de l’Aïd el Kébir – dans lequel les puissances coloniales voyaient la marque d’une violence primitive et un danger hygiénique, et que le pouvoir saoudien a transformé en mise à mort industrielle – le narrateur ne cache pas sa répulsion pour toute mise à mort. Il fait malgré tout le choix de se rendre auprès des sacrificateurs pour éprouver la signification de cet acte : imitation de la violence originelle du sacrifice d’Ibrahim, en même temps que « puissance de vie » – cette « transmutation de l’avoir en être » pour reprendre l’expression de Georges Gusdorf43 –, rebelle à toute forme d’interprétation. En effet, loin de se réduire à la seule communication avec le divin, cette centralité du sacrifice participe d’une double dimension expiatoire – dette à l’égard de la communauté et volonté de l’expier – et confirmatoire en tant qu’il est refondation symbolique de la communauté de l’islam44. Il devient, par son simple accomplissement rituel, une figure de langage partagée par l’ensemble des croyants. Au final, c’est donc sous l’angle de la réappropriation d’une identité collective, défi jeté aux autoritarismes coloniaux et postcoloniaux, que le hajj est envisagé et qu’il donne aux musulmans

le pouvoir de manifester une insertion dans le monde contemporain tout en étant « absent » à la domination des puissances qui dirigent, par la force militaire, la circulation des matières premières, du travail, de la technologie, de la marchandise, des idées et des images45.

Inégalement présents selon les époques et les récits, les différents niveaux d’échange sont le reflet des mutations qui traversent la société pèlerine ainsi que de ses rapports complexes avec les pouvoirs en place. Au terme de cette confrontation entre ces trois rihlat, il apparaît que la dimension de l’échange fait l’objet, à l’époque médiévale, d’un surinvestissement symbolisé par la Foire de La Mecque suivi, pendant la colonisation, d’un retrait – pour ne pas dire une censure – avant de réapparaître dans une logique du tout-échange mondialisé qui à bien des égards constitue sa négation même. Il serait pourtant bien hasardeux de conclure, au terme de cette étude aussi succincte, à un appauvrissement progressif des fonctions de l’échange au cœur des lieux saints de l’islam. Certes l’encadrement croissant du pèlerinage conduit inévitablement à une intensification du contrôle politique. Quant à l’irruption de la modernité technicienne liée à l’introduction du capitalisme marchand ou encore des nouveaux modes de transports et de communication, elle a pu contribuer, en abrégeant les souffrances du voyage comme du séjour, à diminuer la valeur intrinsèque de l’effort pèlerin, gage de béatitudes célestes. En effet, écrit Alphonse Dupront :

Le développement des chemins de fer a sûrement dilaté l’espace sacré, tout en l’affaiblissant passablement, du moins en transformant dans ses humeurs, ses attentes, ses valeurs pénitentielles, la quête pèlerine, peut-être aussi en en atteignant l’énergétique, donc la réception de grâces46.

Ce serait oublier que le processus d’échange est inscrit au cœur même du récit de pèlerinage. Pourquoi en effet faire le choix de consigner par écrit les étapes du hajj, si ce n’est pour manifester la nécessité fonctionnelle de la rilha depuis plus de huit siècles et qui est à la fois consignation d’une expérience individuelle et transmission d’un héritage collectif ? Comme si, à travers la commémoration du rite abrahamique et les retrouvailles de la communauté des croyants, il ne s’agissait en fin de compte que d’une simple « histoire de famille47 ».

Références complémentaires

Jean Chelini, Henry Brantome, Histoire des pèlerinages non chrétiens, Paris, Hachette, 1987.

Norman Daniel, Islam et Occident, Paris, Le Cerf, 1993.

Clifford Geertz, Observer l’Islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie, Paris, La Découverte, 1999.

Hubert Mauss, Essai sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, Puf, 2004 (11e éd.).

Olivier Petre-Grenouileau, les Traites négrières, Paris, Gallimard, 2004.

Alain Testart, Des dons et des dieux. Anthropologie religieuse et sociologique comparative, Paris, Errance, 2006.

Prina Werbner, « Langar : pèlerinage, échanges sacrés et sacrifice permanent autour d’un saint soufi au Pakistan », dans Sacrifices en Islam. Espaces et temps d’un rituel, Paris, Cnrs Éditions, 1999.

  • *.

    Enseigne l’histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Paris.

  • 1.

    Voir Alphonse Dupront, Du sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987.

  • 2.

    Bernard Lewis, « Hadjdj », dans Encyclopédie de l’Islam, Paris, Maisonneuve & Larose, 1971.

  • 3.

    Dominique Julia, « Aveux de pèlerins », dans Philippe Boutry, Pierre-Antoine Fabre, Dominique Julia (sous la dir. de), Rendre ses vœux. Les identités pèlerines dans l’Europe moderne (xvie-xviiie siècle), Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2000, p. 440.

  • 4.

    Ibn Jubayr, « Relation de voyages », dans Voyageurs arabes, trad. et annoté par Charles-Dominique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995.

  • 5.

    Mohammed Ben Si Ahmed Ben Chérif, Aux villes saintes de l’Islam, Paris, Hachette, 1919.

  • 6.

    Abdellah Hammoudi, Une saison à La Mecque, Paris, Le Seuil, 2005.

  • 7.

    Pour mesurer l’évolution récente des effectifs du pèlerinage à La Mecque, on se reportera utilement à l’ouvrage de Robert Bianchi, Guests of God. Pilgrimage and Politics in the Islamic World, Oxford University Press, 2004.

  • 8.

    Voir l’article de Charles Pellat, « Ibn Jubayr », dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.

  • 9.

    Pour illustrer ce propos, on pourra citer l’ouverture du récit de pèlerinage de l’Allemand Thietmar écrit au début du xiiie siècle : « Moi, Thietmar, pour le pardon de mes péchés, je me suis armé du signe de la croix et ai quitté ma maison, en pèlerin, avec mes compagnons », dans Danielle Régnier-Bohler (sous la dir. de), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en terre sainte xiie-xvie siècle, Paris, Robert Laffont, 1997.

  • 10.

    Dominique Urvoy, « Effet pervers du hajj, d’après le cas d’Al Andalus », dans Ian Richard Netton, Golden Roads, Migration, Pilgrimage and Travel in Mediaeval and Modern Islam, Curzon Press, 1993.

  • 11.

    Voir F. E. Peters, The Hajj. The Muslim Pilgrimage to Mecca and the Holy Places, Princeton, Princeton University Press, 1994.

  • 12.

    Voir Michael Wolfe, One Thousand Roads to Mecca, New York, Grove Press, 1997.

  • 13.

    Ibn Jubayr, « Relation de voyages », art. cité, p. 111. Il s’agit d’une tendance fréquente chez les voyageurs maghrébins de rite malékite de s’ériger en gardiens de l’orthodoxie. Voir la contribution d’Abdellatif Ghouirgate, « Les lieux sacrés de l’Islam vus à travers le prisme des voyageurs maghrébins au Moyen Âge », dans François Clément, John Tolan et Jérôme Wilgaux (sous la dir. de), Espaces d’échanges en Méditerranée. Antiquité et Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

  • 14.

    Ibn Jubayr, « Relation de voyages », art. cité, p. 162-163.

  • 15.

    Voir Houari Touati, Islam et voyage au Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 2000.

  • 16.

    Ibn Jubayr, « Relation de voyages », art. cité, p. 149-152.

  • 17.

    Voir Maurice Lombard, l’Islam dans sa première grandeur (viiie-xie siècle), Paris, Flammarion, 1971.

  • 18.

    Voir Jacques Le Goff, « Temps de l’Église et temps du marchand », dans Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1977.

  • 19.

    Ibn Jubayr, « Relation de voyages », art. cité, p. 209.

  • 20.

    Ibid., p. 202.

  • 21.

    Voir Alain Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.

  • 22.

    Telle est du moins l’hypothèse avancée par Ian Richard Netton dans son article “Basic structures and signs of alienation in the Rihla of Ibn Jubay”, dans Ian Richard Netton, Golden Roads, op. cit.

  • 23.

    Voir Edward W. Said, l’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, rééd. 2005.

  • 24.

    M. Ben Chérif, Aux villes saintes de l’Islam, op. cit., p. 69.

  • 25.

    À titre d’exemple, on pourra lire le rapport du consul Guès sur le pèlerinage de 1899, Centre des archives diplomatiques de Nantes (Cadn), Unions internationales, premier versement, 528.

  • 26.

    Voir William R. Roff, “Sanitation and security: The Imperial powers and the Nineteenth Century Hajj”, dans Arabian Studies VI, Londres, Scorpion Comm and the Middle East Centre, University of Cambridge, 1982.

  • 27.

    Voir Sylvia Chiffoleau, « Le pèlerinage de La Mecque à l’époque coloniale : matrice d’une opinion publique musulmane ? », dans Sylvia Chiffoleau et Anna Mardœuf (sous la dir. de), les Pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient, Beyrouth, Ifpo, 2005.

  • 28.

    Voir Abdel Magid Turki et Hadj Rabah Souami, Récits de pèlerinage à La Mecque, Paris, Maisonneuve & Larose, 1979.

  • 29.

    L’expression est de Pierre Nora « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », dans les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, rééd. 1997, p. 33.

  • 30.

    Voir Pierre-Jean Luizard (sous la dir. de), le Choc colonial et l’Islam, Paris, La Découverte, 2006.

  • 31.

    Alphonse Dupront note à ce sujet que « le pèlerin ne saurait revenir chez lui les mains vides après avoir vécu la tension d’une marche à la puissance sacrale », dans Du sacré. Croisades et pèlerinages…, op. cit., p. 404.

  • 32.

    A. Hammoudi, Une saison à La Mecque, op. cit., p. 73.

  • 33.

    Voir Clifford Geertz, le Souk de Sefrou. Sur l’économie du bazar, Paris, Bouchene, 2003.

  • 34.

    Il s’agit d’un vêtement sacré composé de deux bandes d’étoffe blanches que revêtent les pèlerins en signe de purification.

  • 35.

    A. Hammoudi, Une saison à La Mecque, op. cit., p. 86.

  • 36.

    Ibid., p. 83.

  • 37.

    Cette anecdote est mentionnée dans l’ouvrage de Slimane Zeghidour, la Vie quotidienne à La Mecque de Mahomet à nos jours, Paris, Hachette, 1989.

  • 38.

    Voir Ali Chenoufi, Un savant tunisien du xixe : Muhammad As-Sansi, sa vie et son œuvre, Tunis, Université de Tunis, 1977.

  • 39.

    Arlette Farge, le Goût de l’archive, Paris, Le Seuil, 1989, p. 90.

  • 40.

    A. Hammoudi, Une saison à La Mecque, op. cit., p. 102.

  • 41.

    Voir C. Geertz, Bali, interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 1983.

  • 42.

    Tel est du moins le constat que dresse Pierre Bonte, dans Pierre Bonte, Anne-Marie Brisebarre, Altan Gokalp (sous la dir. de), Sacrifices en Islam. Espaces et temps d’un rituel, Paris, Cnrs Éditions, 1999.

  • 43.

    Voir Georges Gusdorf, l’Expérience humaine du sacrifice, Paris, Puf, 1948.

  • 44.

    On trouve cette hypothèse dans un précédent ouvrage d’Abdellah Hammoudi, la Victime et ses masques, Paris, Le Seuil, 1988.

  • 45.

    A. Hammoudi, Une saison à La Mecque, op. cit., p. 291.

  • 46.

    A. Dupront, « La religion. Anthropologie religieuse », dans Jacques Le Goff et Pierre Nora (sous la dir. de), Faire de l’Histoire, t. II, Paris, Gallimard, 1974, p. 153.

  • 47.

    A. Hammoudi, Une saison à La Mecque, op. cit., p. 301.