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Dans le même numéro

L'écoute anonyme, une attention particulière

janvier 2014

#Divers

Dans une société qui valorise la mise en avant de soi, la communication plutôt que l’échange, qu’advient-il de ceux auxquels on ne prête pas attention ? L’association Sos Amitié a pour vocation de créer cette attention à travers l’écoute anonyme, une aide à distance dont le développement donne à voir un sentiment d’isolement croissant.

Une des caractéristiques de la vie en société est bien la communication et on confond souvent communication et relation. De plus, aujourd’hui, la communication est souvent à sens unique, comme c’est le cas dans les médias modernes et même dans les réseaux sociaux : je parle, je m’expose, j’espère une réaction de mes amis mais je n’accorde pas vraiment d’attention particulière à l’un d’entre eux. Le monde actuel favorise l’inattention. On va tellement vite dans la vie d’aujourd’hui qu’il n’est plus possible de regarder autre chose que l’horizon lointain1. On zappe de l’un à l’autre, puis d’un sujet à l’autre, cherchant l’inattendu au milieu de l’accumulation du disparate2. Ainsi tous ceux qui « sont sur le côté » ne sont pas vus, abandonnés à leur solitude. C’est pourquoi nombre d’associations se sont donné pour objectif de porter attention à ceux-là. Sos Amitié le fait par le biais de l’écoute téléphonique anonyme (et depuis peu l’écoute par l’internet).

Se rendre disponible

Écouter pour Sos Amitié, c’est prêter une attention particulière à l’autre, être totalement disponible pour lui. L’écoutant s’oublie lui-même et se concentre sur les messages (dits ou non dits) formulés par son interlocuteur. Cette écoute active, empathique, « centrée sur la personne », a été théorisée par Carl Rogers :

L’individu (l’appelant) possède en lui-même des ressources considérables pour se comprendre, se percevoir différemment, changer ses attitudes fondamentales et son comportement vis-à-vis de lui-même3.

Faire tout pour qu’il utilise ces ressources, c’est pratiquer une écoute centrée sur la personne qui appelle.

« Sos Amitié bonjour » : les conversations commencent presque toujours ainsi, et les premières secondes sont particulièrement importantes : pour l’appelant qui « jauge » l’attention que lui porte l’écoutant ; pour l’écoutant qui doit prendre de la distance par rapport à sa première impression, surtout si elle est désagréable.

C’est à ce moment d’accueil que se crée (pas toujours, hélas…) la relation de confiance qui fait que tout peut être dit, dans l’anonymat et la confidentialité. L’écoute que pratiquent nos bénévoles4 a pour objectif premier de desserrer l’angoisse et de permettre l’expression sans contrainte des sentiments ou émotions dont on a du mal à faire part en face à face. De déposer une partie du fardeau en le partageant. L’appelant doit comprendre et croire qu’il est écouté avec bienveillance et sans jugement, et que sa parole ne sera pas mise en doute. « Si je ne peux vous parler, à qui pourrais-je dire tout ça ? » Nos interlocuteurs demandent de l’écoute car plus personne ne prête attention à eux. « Qu’attendez-vous de nous ? – Une présence… » Ils cherchent du lien plus que de la communication.

L’écoute pratiquée par Sos Amitié ne peut en aucun cas être assimilée à une thérapie, même si certains appelants le demandent, et même si certains psychothérapeutes, au moment de partir en vacances, disent à leur patient : « Si vous avez besoin de parler, vous pouvez appeler Sos Amitié. » Cette écoute n’est pas naturelle ; elle est même difficile, car elle va à contresens des habitudes de notre société hyper communicante, qui valorise plutôt ceux qui parlent fort et qui ont le dernier mot. Il faut accepter les frustrations qui en résultent : lorsqu’on raccroche, c’est vraiment fini. Chaque écoute correspond à un instant donné et on n’a aucun moyen de savoir ce qui va se passer après. Cela laisse parfois une impression de trop peu et c’est vrai : parfois le regard manque…

L’écoute est une rencontre entre deux personnes ; l’écoutant, qui a su se rendre disponible à l’autre, en évacuant toutes ses préoccupations personnelles, et qui se focalise sur la personne de son interlocuteur, peut recevoir et prendre en charge une partie du fardeau de l’autre, son angoisse, sa souffrance ou sa solitude, le libérant ainsi d’un peu de ce poids insupportable. L’écoute est un geste de solidarité et de fraternité : on fait un bout de chemin (très court, trop court !) ensemble. Chacun avec sa personnalité. On a déjà dit que l’écoute est bienveillante et sans jugement ni a priori. L’écoutant reçoit et accepte ce que dit l’autre, même si parfois il s’aperçoit (pendant ou après l’écoute) qu’il s’agit d’un fantasme ou d’un scénario, même s’il n’est pas d’accord, voire choqué.

Cette rencontre se veut empathique : l’empathie désigne la « compréhension » des sentiments et des émotions d’un autre individu, voire, dans un sens plus général, de ses états non émotionnels, comme ses croyances. En langage courant, ce phénomène est souvent rendu par l’expression « se mettre à la place de » l’autre. Souvent l’écoutant est appelé à répondre : « Je comprends votre souffrance » mais il doit se garder de la ressentir, car alors c’est lui qui s’effondrerait…

Témoignage5

Deux heures du matin : la radio se met en marche, je sors lentement du sommeil. Hier soir j’étais contracté à l’idée de ce réveil au milieu de la nuit, et j’ai eu du mal à m’endormir… J’ai l’impression que c’était il y a quelques minutes. Maintenant les choses sont claires, il n’y a plus à tergiverser : se lever, s’habiller, faire chauffer la cafetière, vérifier que mon sac est prêt : une pomme, une tablette de chocolat, un livre ou une revue, mon cahier. Après le café je remonte dans la chambre embrasser ma femme qui ne s’est pas réveillée. « À tout à l’heure. » Elle se rendort, confiante.

S’habiller chaudement pour la moto : hélas, il pleut souvent à Paris en hiver. Ce n’est pas un encouragement à la joie de vivre, mais je me force à penser aux trois choses importantes dans la vie : confiance, joie, espérance, dans cet ordre ou un autre, peu importe. Partir dans la nuit et le froid, arriver au poste d’écoute, avec sa chaleur réconfortante. Échange de quelques mots d’amitié avec l’écoutant qui part et qui a très sommeil, qui parfois a été remué par un ou plusieurs appels. S’installer confortablement et mettre le téléphone en ligne. Heureusement il y a le petit bouton « Dnd » (do not disturb), sur lequel il suffit d’appuyer pour s’isoler un instant ; sans inquiétude, car il est rare qu’il n’y ait qu’un écoutant en ligne en Île-de-France : on sait que les autres sont là pour répondre. C’est tout l’intérêt de la mise en réseau.

La sonnerie ne tarde pas, en général moins d’une minute : « Sos Amitié, bonjour… » Tout est dans la première phrase de l’appelant : angoisse, mal-être, solitude, délire… La nuit c’est particulier : presque tout le monde dort, et ceux qui ne dorment pas, hors les travailleurs de la nuit, sont souvent mal dans leur peau. Il n’y a pas beaucoup de numéros qu’on peut ainsi appeler, entre deux et cinq heures du matin… « Je vous appelle car je ne peux pas appeler mes amis à cette heure » ; « J’ai appelé d’autres lignes mais aucune ne répond » ; « Le Samu m’a donné votre numéro car ils ne peuvent rien pour moi ». En effet, les services d’urgence réorientent parfois certains de leurs appels vers nous quand ils ne pensent pas pouvoir répondre au besoin de l’appelant et/ou qu’ils comprennent que leur interlocuteur a surtout besoin de parler. Les appels sont souvent plus longs que de jour. Il y a les appels d’urgence, de désespoir, de colère, d’angoisse. Il y a les appels d’ennui, de solitude. Il y a les appels silencieux, agressifs, désespérés, les appels délirants…

Souvent la conversation commence sur un sujet anodin, pour aborder progressivement, une fois que la confiance est établie, les vraies causes du mal-être, ce qu’on n’a jamais osé dire à personne mais que l’anonymat permet d’exprimer. Parfois cela ne « marche pas » : le courant ne passe pas. Ce peut être ma voix, une parole maladroite, une attention pas suffisante du point de vue de l’appelant. Il faut alors essayer de « remonter la pente », regagner la confiance, se recentrer sur la personne de l’appelant. Parfois on n’y arrive pas… C’est ainsi qu’on peut se faire violemment critiquer voire carrément insulter, et qu’on raccroche frustré, conscient de son impuissance… Il faut accepter cela aussi, reprendre son souffle, retrouver la confiance, l’espérance et la joie. C’est là que le bouton Dnd est bien utile !

Sept heures moins dix, un bruit dans la pièce à côté ; le relais arrive et fait un signe par la porte : « Je suis là. » Ça fait chaud au cœur. Il est temps de raccrocher… Puis un bref échange chaleureux permet de passer le relais. C’est aussi ça Sos Amitié : la chaîne des écoutants, tous différents mais tous bienveillants. Durant ces quatre heures je n’ai pas eu le loisir de lire plus de quelques lignes de mon bouquin…

Retour à la maison après avoir acheté des croissants à la boulangerie du coin de la rue : j’arrive juste à temps pour préparer le petit-déjeuner et profiter de ce moment si précieux de convivialité familiale. Malgré tout la journée sera difficile, car le souvenir des écoutes et le manque de sommeil sont bien là. Ce n’est que le lendemain matin, après une vraie bonne nuit, que je serai de nouveau d’attaque…

Écouter les silences

Une difficulté pour l’écoutant qui débute est de faire face au silence. Il crée un vide entre l’écoutant et l’appelant, une sorte de sas dans lequel on aurait tendance à s’engouffrer afin de le remplir de bruits, car le silence de l’appelant est proprement insupportable. Les questions se bousculent : pourquoi l’appelant appelle-t-il s’il ne dit rien ? La « fonction » de l’écoutant n’est-elle pas entre autres de parler, de répondre à des questions, de déchiffrer un discours et d’aider à le débrouiller ? Et que devient la « légitimité » de l’écoutant s’il n’y a rien au bout du fil, juste une respiration où les mots ne viennent pas ? Que fait-on ?

Tous les écoutants ont du mal avec les silences. Il y a le silence du début de l’entretien, lorsque l’appelant ne trouve pas ses mots ou que l’émotion et/ou l’angoisse sont trop fortes, il y a la « boule dans la gorge », qui souvent se termine par un sanglot.

Il y a aussi le silence en fin d’appel, beaucoup plus angoissant pour l’écoutant, surtout lorsqu’il a été question de suicide.

Témoignage

Cela m’est arrivé une fois : mon interlocuteur m’avait dit plusieurs fois : « J’ai ce qu’il faut pour en finir », sans être plus précis. À un moment le silence est arrivé : j’entendais uniquement la musique qu’il avait mise en fond sonore. J’ai attendu dix minutes, avec des relances du style : « Je vous écoute toujours » ou « Vous êtes encore là ? », pour finir par « Je vais être obligé de raccrocher »…

Raccrocher sans savoir ce qui se passe à l’autre bout du fil… Accepter cette impuissance et cette ignorance. On ne se remet pas facilement de tels appels. Heureusement les réunions de partage entre écoutants sont là ! L’écoute entre écoutants est aussi très importante.

Mais il y a également les appelants qui ont simplement besoin d’une présence, d’une attention au bout de la ligne, pas forcément de paroles. Quelle difficulté de vivre seul, sans contact, sans échange ! Ça fait souvent mal d’écouter le silence…

Écouter la violence et/ou la colère

Violence et colère ne sont pas systématiquement associées. La violence se caractérise par le déchaînement, en général mal contrôlé, d’une grande quantité d’énergie sous forme d’agressivité et même d’agression, en paroles et/ou en actes. La colère résulte généralement d’une insatisfaction ou d’un sentiment d’injustice. Elle peut déborder, s’exprimer violemment ou être canalisée de manière à utiliser l’énergie mise en œuvre pour franchir l’obstacle qui se présente à nous.

Les écoutants sont très souvent confrontés à la colère, parfois à la violence. Il y a la violence subie, c’est le cas le plus fréquent ; une personne est ou a été victime d’actes ou de paroles violents : la femme battue, l’enfant qui a été violé, celui ou celle qui s’est fait agresser dans la rue ou le métro (physiquement ou en paroles racistes, sexistes, méprisantes), la victime d’un accident. Il y a également la violence exercée, qu’on rencontre face à des appelants pervers, qui prennent plaisir à raconter les violences qu’ils ont commises, et parfois en éprouvent du remords.

Face à un appelant agressif ou violent, notre attitude instinctive est le rejet : nous avons du mal à accepter des paroles violentes (insultes, récits d’actes violents) et nous cherchons à nous protéger. Il n’est pas rare dans ce cas d’avoir envie de raccrocher…

Témoignage

Légitimement il m’est arrivé de sentir la moutarde me monter au nez. Par exemple face à cette femme qui évoquait avec colère le comportement de l’ami de sa meilleure amie, cancéreuse, qui lui avait imposé un traitement « non conventionnel », lequel avait eu pour seul résultat d’aggraver la maladie, et qui n’intervenait pas. Ou encore face à cette femme, obsédée par des chicaneries juridiques et la peur de perdre de l’argent, enfermée dans son problème…

Il est difficile dans de telles situations de rester calme et d’accepter l’autre tel qu’il est, sans jugement, même si on a envie de le mettre dans une case…

Mais il y a d’autres réactions possibles : évoquer l’émotion que déclenche chez moi cette agression ou le récit de ces violences ; évoquer la loi lorsqu’il s’agit d’actes délictueux ou criminels.

Mais il peut s’agir également d’un scénario élaboré par un pervers pour déstabiliser l’écoutant(e)… Comment savoir, sinon en prolongeant la conversation, pour amener l’appelant à parler de la souffrance qui le tient ?

Pour la colère, c’est différent : on a besoin de l’exprimer et l’écoutant est là pour la recevoir et en attester l’existence. Cette colère est en général suscitée par un sentiment d’injustice, très souvent fondé : face à un comportement égoïste ou à une attitude indifférente, face à un drame qu’on n’attendait pas ; notre rôle est alors de constater cette colère et d’en accepter l’expression, parfois violente…

Écouter les discours délirants

À côté de la violence et de la colère intentionnelle, il y a des propos non rationnels, qui peuvent s’en rapprocher car ils sont parfois très violents. Combien d’écoutants n’ont-ils pas été la cible d’insultes et d’injures sans queue ni tête ni raison apparente ? Ou encore de discours parfois très calmes sur des sujets complètement virtuels et irréels ? Les uns entendent des voix, les autres ont des certitudes difficiles à admettre. Dans ce cas, l’écoutant doit réagir avec prudence, en évitant surtout le premier degré car l’appelant ne comprendra pas une interpellation mettant en doute ses certitudes. Là également la patience et la distance sont bien utiles…

Qui appelle ? Qui écoute ?

Il n’y a pas de profil type de l’appelant : l’Observatoire des souffrances psychiques6 permet de distinguer des catégories, mais on sait bien que chaque appel est unique, et c’est ce qui en fait la richesse. Il y a les nouveaux et les rappelants, ceux qui viennent de recevoir le ciel sur la tête (deuil, perte d’emploi…) et ceux qui essayent de surmonter une situation difficile (maladie, séparation). Il y a également les habitués, souvent les plus seuls, qui ont « besoin » d’appeler et de communiquer : celui qui appelle tous les matins, avant de partir au boulot, « pour se donner du courage », celle qui appelle toutes les nuits car elle n’arrive pas à s’endormir ou fait des cauchemars. Il y a enfin les « excessifs », heureusement en nombre limité, qui sont accros à la ligne et parfois la polluent en empêchant les autres d’être écoutés.

Tout le monde ne peut pas être écoutant à Sos Amitié. L’écoute ne s’improvise pas. Il faut pouvoir : offrir bénévolement sa présence, son temps, sa patience, sa tolérance ; accueillir le mal-être et la souffrance de l’autre, respecter son rythme, son volume sonore, son discours ; se décentrer de soi, pour se centrer sur lui, être là, simplement ; chercher à desserrer l’angoisse de l’appelant en lui permettant de retrouver sa propre initiative ; être non directif, selon les concepts élaborés par Carl Rogers : empathie, neutralité bienveillante, préjugé favorable et inconditionnel ; préserver l’anonymat appelant/écoutant.

Cette compétence requiert un état d’être et nécessite un apprentissage. On ne devient écoutant qu’après une sélection rigoureuse et une longue formation. Être écoutant à Sos Amitié est certes difficile, parfois frustrant, mais surtout très enrichissant.

Témoignages

Les appels de détresse, les crises d’angoisse, nous les connaissons bien à SOS Amitié. Mais ce que je voudrais évoquer, ce sont ces fantastiques moments où, entre l’appelant et l’écoutant, s’établit un pont, au-delà du temps, de l’espace. En quelques minutes, un lien d’une profondeur inouïe se crée entre deux êtres qui ne se connaissaient pas. Compréhension, complicité, sympathie, amour… tout est passé. Un appel au départ douloureux peut évoluer vers une détente, même un rire partagé. Bien sûr, l’anonymat aide l’appelant bien souvent à se livrer mais cela ne suffit pas ; c’est ce que j’appelle « la magie de l’écoute ». Ils sont bien sûr trop rares ces moments-là…

Cette écoute que nous développons à SOS Amitié est bien celle que recherchent les appelants, car, acceptés tels qu’ils sont, ils peuvent enfin « tomber le masque ». Cette authenticité, cette sincérité réciproque dans la relation appelant-écoutant permet un véritable échange. Ce sont ces rencontres « vraies » qui sont la meilleure récompense de l’investissement personnel de l’écoutant.

Un silence plein, intense jusqu’à ces mots : « Je vais me suicider ce matin, j’ai installé la corde, je suis prête. » À 19 ans, elle veut passer à l’acte. Voilà le coup de fil que je redoute le plus, et en même temps celui pour lequel je suis devenu écoutant. Je me remémore les conseils du psy. Éviter les encouragements ou les paroles d’espoir mais au contraire essayer de faire exprimer le projet de mort, et ce que ça représente pour l’appelant. La fin de souffrances insupportables, le désir d’une autre vie ?

[…] Le coup de fil s’est terminé en disant qu’elle allait ranger cette corde qui n’avait plus de sens, s’habiller, prendre son petit-déjeuner, bref vivre. Voilà, je suis moi aussi rentré prendre un café, avec un sentiment de plénitude, et en même temps de frustration : je ne saurai jamais ce que vous êtes devenue, mademoiselle.

Un regard sur la société

L’écoute offre aux bénévoles un regard sur la société, au travers du contact avec les gens qui souffrent. Porter attention à ces personnes, c’est déjà créer du lien. Par exemple, les dispositifs d’aide aux plus démunis sont parfois mis en place sans vraiment tenir compte des besoins réels des bénéficiaires. Xavier Emmanuelli, fondateur du Samu social de Paris, pointait ainsi lors de la troisième Journée nationale de l’écoute en novembre 2012 que les sans domicile fixe, marchant toute la journée dans la ville, avaient avant tout besoin de bonnes chaussures et de soins pour leurs pieds… Du fait de la complexité des procédures, on en arrive souvent à des non-recours aux aides, car il y a trop de conditions à remplir, trop de papiers, trop de suspicion, et toujours la peur de conséquences dommageables.

Par ailleurs, la nuit est la période des plus fortes angoisses, et de moins en moins de services d’écoute et/ou d’aide fonctionnent de nuit. Même les émissions de radio de nuit en direct, qui permettaient aux insomniaques et aux travailleurs de la nuit de s’exprimer, sont en train de disparaître7. Les écoutants « professionnels » (médecins en consultation, psychiatres, psychothérapeutes, assistantes sociales…), souvent débordés, ont de moins en moins de temps à consacrer à leurs interlocuteurs. Les écoutants de Sos Amitié se rendent souvent compte qu’ils représentent une dernière chance de communication : « Avec vous j’ai l’impression d’être une personne importante. »

Or la connexion/communication dans notre société ne crée pas du lien : dans un réseau social, comme Twitter ou Facebook, chacun s’expose, s’exhibe, mais on sait bien que cela ne diminue pas la solitude ressentie par les « connectés » ! Trop de communication nuit à la communication et appauvrit le lien social. Au contraire, on diagnostique maintenant des phénomènes d’addiction qui se traduisent par des troubles comportementaux parfois graves8. Un jeune qui ne vit que par sa connexion perd le contact avec le monde réel. L’attention à l’autre se perd, car on zappe de plus en plus vite, alors que la vie en société nécessite des liens forts entre les personnes qui la constituent. Recréer le lien social passe par la relation directe entre personnes. C’est ce qui manque le plus souvent à nos appelants, qui ont perdu le contact avec leurs proches (famille, amis…) souvent suite à un traumatisme ou à un accident qui a changé leur vie. Le téléphone, et maintenant le chat, même avec un inconnu, peut être sinon un début de reconstruction, du moins un frein dans la dégringolade vers le fond. Et l’écoute, une manière de prêter attention à ceux que la société de la communication laisse de côté. Ayons donc le courage d’écouter.

L’association Sos Amitié

L’association, laïque et apolitique, a été créée en 1960 par le pasteur Jean Casalis, avec l’aide de quelques bénévoles, très souvent des étudiants en théologie. Elle avait pour objectif initial la prévention du suicide sur le modèle des Samaritans de Grande-Bretagne. L’association Samaritans, créée par Chad Varah, a démarré en 1953 avec une petite annonce dans un journal local : « Si vous avez envie de vous suicider, appelez-nous d’abord » ; elle compte aujourd’hui vingt mille bénévoles…

Après plus de cinquante ans d’existence, SOS Amitié s’est beaucoup développée : c’est aujourd’hui une fédération de cinquante associations régionales qui compte environ 1 700 bénévoles originaires de tous les secteurs de la société. C’est la seule association d’aide par téléphone qui fonctionne 24 heures sur 24, 365 jours par an, uniquement avec des bénévoles.

Depuis cinq ans s’est développée une écoute sur l’internet, par messagerie (réponse sous 48 heures aux courriels) et par chat (tous les jours en direct de 19 à 23 heures).

En 2012, les écoutants de SOS Amitié ont répondu à 700 000 appels, qui durent en moyenne 13 minutes : le taux de réponse au téléphone est actuellement de 25 %, et de 7% pour le chat. C’est dire que le besoin existe !

L’écoute à SOS Amitié a ses principes directeurs, qui sont rassemblés dans une charte :

respect absolu de l’anonymat et de la confidentialité des échanges : l’écoutant est seul face à l’appelant au cours de ses permanences ;

l’écoute est centrée sur la personne de l’appelant, non directive et sans jugement, avec comme objectif premier d’aider l’appelant à desserrer son angoisse, à clarifier sa situation et à reprendre l’initiative ;

une formation complète est procurée au candidat écoutant, tant sur le plan théorique que pratique, ainsi qu’un accompagnement et un soutien, notamment au cours de réunions régulières de supervision auxquelles participent des psychologues.

Les évolutions prévues à court et moyen terme concernent :

la mutualisation des appels, aujourd’hui opérationnelle en Île-de-France, qui devrait progressivement s’étendre à toute la France, et permettra d’augmenter significativement le taux de réponse, surtout si de nouveaux bénévoles intègrent l’association ;

le développement de l’écoute sur l’internet (surtout le chat), qui touche mieux les jeunes que le téléphone. L’objectif est de former un nombre important d’écoutants internet et polyvalents, pour pouvoir progressivement ouvrir de nouveaux créneaux horaires ;

en parallèle, la présence de l’association sur l’internet se développe, notamment avec la rénovation des sites fédéraux et régionaux, et au travers de partenariats avec Google et Facebook, qui font apparaître SOS Amitié si des allusions au suicide sont détectées dans les requêtes ou les pages personnelles.

Depuis trois ans a été mis en place un Observatoire des souffrances psychiques, qui élabore une analyse statistique des données recueillies par les écoutants lors de leurs écoutes (sexe, âge, situations évoquées…). Cet observatoire donne une image de l’état de la société, au travers des souffrances évoquées par certains des plus malheureux d’entre nous.

Parmi les appels reçus en 2012, on peut observer quelques grandes tendances. Les tranches d’âge concernées sont majoritairement celles des personnes en âge de travailler, avec une augmentation ces dernières années du nombre des « jeunes actifs » (25 à 45 ans). Les personnes qui téléphonent sont à 40 % de nouveaux appelants, à 60 % des personnes qui ont déjà contacté SOS Amitié par le passé. Les situations les plus fréquemment évoquées au cours des appels sont : la souffrance psychique dans 42 % des cas (dépression, maladie psychique, psychothérapie…) ; la solitude dans 36 % des cas. Le suicide apparaît dans 2% des appels (11 000 appels en 2012).

Les hommes et les femmes appellent en proportions équivalentes mais les hommes évoquent plus souvent la sexualité ou la solitude, les femmes plutôt les problèmes familiaux ou relationnels.

Pour finir, il est important de signaler qu’une structure comme SOS Amitié est un véritable service public solidaire qu’il serait impossible de maintenir dans un cadre professionnel pour des raisons de normes (travail de nuit, implication des employés…) et de coût. C’est un organisme qui fonctionne sur l’engagement de bénévoles souvent âgés et qui savent se remettre en cause, innover et rechercher de nouveaux partenaires.

On peut trouver plus d’informations sur l’association et l’Observatoire des souffrances psychiques aux adresses suivantes : http://www.sosamitieidf.asso.fr/ (association Île-de-France) ; http://www.sos-amitie.org/ (fédération des associations).

Alain Mathiot
  • *.

    Responsable de l’Observatoire des souffrances psychiques à l’association Sos Amitié.

  • 1.

    Voir Olivier Mongin, la Ville des flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris, Fayard, 2013.

  • 2.

    Voir Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Éditions le Pommier, 2012.

  • 3.

    Carl Rogers, l’Approche centrée sur la personne, Lausanne, Éditions Randin, 2001.

  • 4.

    Voir l’encadré p. 64 pour une présentation plus précise de l’association.

  • 5.

    Tous les témoignages anonymes cités dans cet article m’ont été communiqués par des bénévoles écoutants de Sos Amitié ; qu’ils en soient ici remerciés.

  • 6.

    Voir l’encadré p. 64.

  • 7.

    Voir Michaël Fœssel, « Quand la nuit s’éteint », Esprit, mars-avril 2013.

  • 8.

    Par exemple au Japon, une étude menée par un institut rattaché au ministère japonais de la Santé alerte sur l’étendue du problème, estimant que l’internet est une drogue pour près d’un adolescent japonais sur dix (8, 1 %). Voir « Cyberdépendance : le Japon lance des camps spéciaux pour les ados accros à Internet », Huffington Post, 27 août 2013.