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Dans le même numéro

Globale, connectée ou transnationale : les échelles de l'histoire

décembre 2013

#Divers

Le décentrement de l’histoire a permis de s’éloigner du « grand récit » de la domination occidentale du monde et de prendre en compte des sujets dépassant les frontières nationales. Mais l’histoire globale tend parfois à réintroduire un biais téléologique, présentant la mondialisation comme un phénomène inévitable.

Depuis plus d’une décennie, l’histoire dite globale connaît un succès grandissant1. Né aux États-Unis, ce courant s’est développé en Grande-Bretagne, puis en Europe continentale. L’intérêt qu’il suscite en France, dans un contexte général d’interrogation sur la « mondialisation » contemporaine, ne va pourtant pas sans ambiguïtés, car si l’idée de rompre avec tout ethnocentrisme occidental fait facilement consensus, la notion d’histoire globale recouvre des approches bien différentes. Sa branche la plus féconde aujourd’hui est sans doute l’histoire connectée, par son caractère transnational revendiqué et par les jeux d’échelles qu’elle autorise.

Un « tournant global » des historiographies occidentales

Le récent « tournant global » des historiographies occidentales prend sa source dans les universités étatsuniennes. L’ouvrage pionnier de William McNeil, The Rise of the West. A History of the Human Community, publié en 1963, apparaît aujourd’hui comme les prémices du mouvement qui, dans les années 1980-1990, a pris le nom de World ou Global History2. Ses promoteurs entendaient opérer un triple déplacement. Ils voulaient tout d’abord promouvoir l’étude des régions et des sociétés délaissées en général par les historiens occidentaux ; ils souhaitaient ensuite donner toute leur place aux phénomènes qui enjambent, dépassent ou transcendent les découpages géographiques usuels, c’est-à-dire les États, pour prendre en considération des unités « civilisationnelles » plus larges ; il s’agissait enfin d’élargir le spectre chronologique séculaire pour prendre en compte les phénomènes de plus longue durée.

Pareil mouvement prend tout son sens quand on considère le contexte des études historiques aux États-Unis, marqué par un certain nationalisme. À rebours des tendances isolationnistes d’une partie de l’opinion, des auteurs comme Thomas Bender ont cherché à « internationaliser » l’histoire de la nation américaine, en montrant qu’elle ne pouvait se comprendre que dans un cadre plus large, que « l’Amérique » ne s’était pas faite toute seule. Ian Tyrrell, de son côté, appelait à remettre en cause l’idée d’un exceptionnalisme étatsunien3. L’enjeu était à la fois intellectuel, politique et pédagogique : que l’histoire du reste du monde soit pleinement intégrée au cursus scolaire. De la même façon, à l’université, il s’agissait de ne pas réduire à la seule « civilisation occidentale » les cours généraux d’initiation historique (ouverts aux étudiants de toutes disciplines, au titre de la culture générale4). L’appel de Dipesh Chakrabarty à « provincialiser l’Europe » était entendu comme une ferme volonté de rompre avec l’occidentalo-centrisme des études historiques5. L’enjeu était donc tout à la fois de briser le compartimentage mutilant des frontières nationales et de sortir du « grand récit » de l’occidentalisation de la planète : l’histoire du monde ne saurait être réduite à « l’ascension de l’Ouest et l’occidentalisation du reste ». Il s’agissait aussi d’échapper au déterminisme économiciste qui a pu peser sur les grandes synthèses d’histoire mondiale, pour au contraire faire toute leur place non seulement aux modes de vie, de travail et de consommation, mais aussi aux différences de genre, aux pratiques culturelles et religieuses, aux circulations des idées et des idéaux. De ce fait, l’histoire globale se veut globale non seulement par son objet, mais aussi par son refus de la fragmentation historiographique et des compartimentages disciplinaires.

Le mouvement s’est peu à peu institutionnalisé dans des chaires universitaires, des centres de recherche et des publications scientifiques. Née en 1982, la World History Association est forte de mille cinq cents adhérents et publie depuis 1990 le Journal of World History, aux Presses de l’université d’Hawaï. Parallèlement, en Grande-Bretagne, à la suite du succès du Global Economic History Network qu’elle a contribué à financer, la London School of Economics a lancé en 2006, aux Presses de l’université de Cambridge, un Journal of Global History qui couvre le même champ d’étude. En Allemagne, l’université de Leipzig est en pointe, avec la jeune revue Comparativ qui se définit désormais comme une « revue d’histoire globale et d’études comparées » et la création en 2002 de l’European Network in Universal and Global History (Eniugh).

En France, la situation est contrastée. Les publications récentes et leur succès d’estime, sinon toujours de librairie, attestent d’un réel engouement, pour ne pas dire d’un effet de mode. On ne peut certes que se réjouir de voir des éditeurs moins frileux qu’à l’accoutumée mettre à la disposition du public éclairé des traductions d’ouvrages étrangers importants, et publier des travaux majeurs comme ceux de Serge Gruzinski, Romain Bertrand ou Alessandro Stanziani. Mais tout cela ne va pas sans ambiguïtés. D’un côté, l’historiographie française peut s’appuyer sur une tradition ancienne prestigieuse, que symbolisent dans les années 1960 les figures de Fernand Braudel et de Pierre Chaunu : il est donc curieux de voir certains nouveaux convertis s’indigner du « retard » français, pour mieux se présenter comme de courageux pionniers. D’un autre côté, les universités françaises ne sauraient échapper à un nécessaire examen de conscience : l’ambition braudélienne et l’invitation de Chaunu à écrire « l’histoire du désenclavement planétaire des civilisations et des cultures, des contacts » n’ont guère eu de suites : il faut s’interroger sur les raisons institutionnelles et politiques qui ont conduit à une longue phase de resserrement hexagonal des études historiques après le milieu des années 1970. La pénurie de postes et de bourses de recherche a pesé, tout comme la faiblesse de l’enseignement des langues étrangères, et les cloisonnements thématiques et chronologiques qui correspondent mal aux réalités étrangères. On peut aussi invoquer les effets d’une certaine idée de « l’exception française » et une véritable obsession du national (que le projet de Maison de l’histoire de France a récemment ravivée). Les choses ont changé, certes. Mais aujourd’hui l’écart demeure grand entre, d’un côté, le souci d’internationalisation et la volonté affichée de s’inscrire dans la grande compétition universitaire mondiale, et de l’autre, la réalité quotidienne : le mode de gouvernance et d’allocation des ressources dans le système universitaire français demeure inapproprié et largement inégal. Or s’engager dans des travaux d’histoire globale suppose une mobilisation matérielle non négligeable (du temps, des déplacements dans des centres d’archives étrangers parfois lointains). De façon très matérialiste, c’est à cette aune qu’il faut juger les intentions proclamées.

Au-delà de ces questions d’intendance (qui, en l’occurrence, n’ont rien de trivial), il importe de lever un certain nombre d’ambiguïtés quant au sens même de la démarche « globale », qui recouvre des acceptions multiples et parfois peu compatibles.

Histoire « globale » ou histoire de la globalisation ?

Il ne faut sans doute pas exagérer l’homogénéité des travaux réunis sous l’étiquette ou la bannière de l’histoire globale, ni l’ampleur des ruptures historiographiques. Bien des travaux anglophones, en particulier, s’apparentent à des entreprises d’histoire générale qui n’ont rien de novateur. Certains ouvrages n’offrent qu’un collage d’études de cas dispersées, étalées dans la longue durée, embrassant certes tous les continents, mais sans grande cohérence : elles ne pourraient trouver une unité qu’en adoptant un point de vue unique, ce qu’interdit leur refus de toute forme d’ethno -centrisme. Inversement, tout en étant très attentifs aux géographies et aux temporalités différenciées des diverses parties du monde, d’autres travaux aboutissent à des macroreconstitutions historiques qui ne sont pas loin de retomber dans une sorte de « grand récit » de substitution, dont le seul avantage aura été de décentrer l’approche, en ne regardant plus le monde à la lumière des seules prouesses de l’Occident6. On retrouve le même type d’approche chez certains économistes ou historiens économistes qui sont en quête de clés de lecture assez générales : ils cherchent à compiler des séries, à évaluer des flux commerciaux, des rapports de force géo -stratégiques, dans une perspective macro-évolutionniste tentant d’isoler le rôle respectif d’une poignée de facteurs quantifiables qui permettront de valider telle ou telle hypothèse. Mais la volonté de modélisation et la recherche de critères englobants peuvent s’avérer parfois mutilantes d’un point de vue historique.

Le danger principal auquel s’exposent ces travaux réside dans la réintroduction implicite d’un biais téléologique, les auteurs se trouvant en quelque sorte piégés par la problématique de la global-mondialisation qui inspire leur démarche. Deux cas de figure se présentent, qui correspondent à deux lectures du processus historique de globalisation. Celle-ci est souvent vue comme un long procès d’intégration mondiale séculaire : l’histoire des sociétés humaines est alors celle d’une montée des interdépendances, dont les rythmes et les étapes varient selon les régions (et les historiens), la situation présente étant vue comme la dernière étape d’une série d’élargissements successifs, chacune de ces étapes ayant été plus englobante que la précédente. Il existe cependant une seconde vision de la mondialisation : l’étape actuelle marquerait non pas le point d’aboutissement d’un long procès continu, mais une rupture radicale, car dans le passé, les relations économiques et sociales seraient restées incluses dans le cadre des États-nations ou des empires, avec bien sûr des interactions entre ces unités, mais chacune jouissant d’une forte cohérence interne. Et c’est précisément cette cohérence qui disparaîtrait aujourd’hui avec l’avènement inédit d’un monde totalement globalisé. Ces deux visions présentent en fin de compte le même défaut, comme l’a fait observer Frederick Cooper : celui d’écrire l’histoire en remontant le temps à partir d’une vision plus ou moins idéalisée de notre présent « globalisé », soit pour montrer que tout y conduirait, soit au contraire pour insister sur le caractère absolument inédit de la rupture survenue à la fin du xxe siècle7. Dans les deux cas, c’est une vision assez univoque, et réductrice, des possibles historiques qui sous-tend l’analyse.

De fait, la mondialisation est ici prise comme objet d’étude : l’histoire globale est alors l’histoire de la globalisation des sociétés, entendue comme processus historique d’intégration supra-étatique des économies, des sociétés et des cultures, dont l’analyse se heurte aux difficultés de périodisations divergentes ou de choix des critères jugés pertinents. Mais plutôt que de prendre la globalisation comme objet d’étude, on peut envisager l’approche globale comme un mode d’étude des objets, en se situant cette fois sur un plan méthodologique : il s’agit alors de décloisonner le regard, en intégrant une approche contextuelle parfois élargie à l’échelle planétaire le cas échéant, et de faire resurgir tous les échanges, circulations, transferts et métissages que les œillères du cadre national-étatique ont pour effet d’occulter.

Décloisonnement et décentrement du regard

Entendue de cette manière, l’histoire globale retrouve les ambitions qui étaient celles de Marc Bloch en 1928 quand il plaidait pour la démarche comparative :

Cessons de causer éternellement, d’histoire nationale à histoire nationale, sans nous comprendre. Un dialogue entre les sourds […] n’est pas un exercice intellectuel bien recommandable8.

Le décentrement du regard constitue assurément la première vertu d’une approche globale, qui permet de saisir des phénomènes que peuvent masquer la grille de lecture nationale habituelle et les biais induits par la production nationale des archives – par nature territorialisées. L’enquête se fait transfrontalière, à la recherche des phénomènes irréductibles aux découpages territoriaux, ou rendus invisibles par ces découpages. Elle opère une manière de mise en tension critique du cadre national-étatique : sans nier aucunement le poids de ce dernier, il s’agit de regarder au-dessus, au-delà et aussi en deçà. La transversalité est substituée à l’orthogonalité, le trans-national à l’inter-national9.

L’efficacité et les bénéfices heuristiques de l’analyse comparative ne sont plus à prouver. Toutefois, comme le rappelle Roger Chartier, la démarche comparative demeure traversée par une forte tension entre deux modes d’approche : d’un côté, l’analyse morphologique dresse l’inventaire des parentés existant entre différentes formes (esthétiques, rituelles, idéologiques, etc.) – et ce en dehors de toute attestation de contacts culturels – et peut conduire à la reconnaissance d’invariants qui se trouvent alors décontextualisés ; tandis que d’un autre côté, l’approche diachronique s’efforce plutôt de repérer des circulations, des emprunts, des hybridations socialement situés dans le temps historique10. C’est pourquoi plusieurs propositions méthodologiques et épistémologiques ont été expérimentées depuis lors par les historiens héritiers de ce programme de recherche et soucieux d’en dépasser les limites. Le concept de « transfert culturel » permet de saisir la circulation des modèles et les mécanismes d’acculturation différenciée, plutôt que de postuler d’emblée une délimitation nationale des aires culturelles que l’on compare comme autant de systèmes clos et fixes. L’accent est mis sur les interactions et les processus (de différenciation ou de convergence). Les promoteurs de cette histoire des transferts entendant ainsi prendre en compte les chronologies des interférences possibles, les échanges, les médiations diverses, plutôt que d’envisager des blocs synchroniques figés et de réifier de supposés traits identitaires « nationaux » intangibles. La notion a été enrichie par la proposition plus large d’une « histoire croisée » qui invite à historiciser l’exercice de la comparaison, en restituant la dynamique des circulations et des interactions (pas uniquement culturelles cette fois), en faisant leur place aux modalités de co-construction possibles des faits sociaux11.

Rétablir les connexions

Apparue dans les années 1990, la notion d’« histoire connectée » relève de la même préoccupation : dépasser les compartimentages nationaux qui plongent dans l’invisibilité certains phénomènes majeurs ; restituer aux objets historiques la pluralité des contextes et des liens trans-étatiques ou inter-impériaux qui les constituent. Comment faire, par exemple, une histoire de l’Amérique latine en cloisonnant les univers portugais et espagnol ? La démarche est globale en ce sens qu’elle entend s’émanciper des découpages dictés par les frontières étatiques pour saisir les relations, passages, influences, transferts, parentés voire continuités longtemps ignorés ou minimisés. Sanjay Subrahmanyam qualifie cette approche d’« histoire connectée », l’historien jouant en quelque sorte, selon le mot de Serge Gruzinski, le rôle de l’électricien rétablissant les connexions continentales et intercontinentales que les historiographies nationales ont escamotées en imperméabilisant leurs frontières. L’entreprise ne vise pas à l’élaboration d’une nouvelle forme de synthèse ou de totalisation à partir d’une division du travail historique qui resterait inchangée, selon les découpages nationaux traditionnels. Il ne s’agit pas non plus d’une nouvelle forme de comparatisme planétaire. Le rétablissement de ces « histoires connectées » entend plutôt bousculer les compartimentages nationaux ou civilisationnels, pour faire émerger les modes d’interaction « entre le local et régional (ce qu’on pourrait appeler le micro) et le supra-régional, qui est quelquefois global (ce qu’on pourrait appeler le macro12) ». Selon Subrahmanyam, l’alternative au « grand récit de la modernisation » n’est pas dans l’émiettement parcellaire, comme le croient les postmodernistes, mais dans l’étude des interactions multiples, par-delà les découpages étatiques (nationaux ou impériaux), et à des échelles diverses. Une articulation multi-focale, entre les niveaux macro, micro et méso, devient alors possible. Il ne s’agit donc pas de simplement descendre à une autre échelle, mais de faire un pas de côté (moving laterally13), pour regarder autrement, et repérer les connexions plus ou moins masquées ou inaperçues.

L’histoire connectée retrouve ainsi la fécondité des effets de décentrement qui font la force de la méthode comparative ou de l’histoire croisée, soucieuses de toujours situer des acteurs, objets et pratiques effectivement comparables. La « globalité » ou l’interconnexion dont il est question ici recouvre à la fois les dimensions spatiales et temporelles, cherchant à situer les modes d’articulation des espaces mis en contact, mais aussi la rencontre de temporalités diverses, suivant chacune leur rythme. Tout cela n’est évidemment possible qu’en se plaçant à hauteur d’homme, au niveau des acteurs et de leurs logiques d’action.

Cette méthodologie s’avère particulièrement pertinente par exemple dans l’étude des migrations de populations, qui a trop souvent pâti d’un regard étroitement national (centré soit sur le pays de départ soit sur le pays d’accueil), quand au contraire les mouvements migratoires, par définition transnationaux, ne peuvent se comprendre qu’à une échelle globale, en examinant toutes les connexions qu’ils induisent, à travers les circulations multiples, humaines et financières, entre zones de départ et d’arrivée. Caroline Douki a ainsi montré que les flux d’hommes et de capitaux entre la zone de l’Apennin toscan et les migrants qui en sont issus, dispersés à travers le monde, dessinaient au tournant des xixe et xxe siècles le « territoire discontinu » d’une région d’émigration formant un tout par-delà les frontières14.

Cette démarche constitue également un antidote contre toute vision téléologique du « désenclavement » planétaire, vu comme un processus linéaire. Ainsi, Frederick Cooper a montré que les rivalités inter-impériales en Afrique au xixe siècle ont conduit à la désarticulation des réseaux commerciaux à longue distance pluriséculaires, du fait de l’imposition de nouvelles frontières territoriales : les monopoles coloniaux induisent une réorganisation forcée de l’espace, tronçonnant d’anciens systèmes commerciaux beaucoup plus articulés qui traversaient l’océan Indien et le Sahara ou longeaient les côtes de l’Afrique de l’Ouest. La prétendue « ouverture » de l’Afrique se traduit en fait par une dé-mondialisation partielle15.

Circulations, réciprocité et hybridations

Pour l’histoire connectée, le mot-clé est celui de circulations. Celles-ci sont considérées d’un double point de vue : celui des hommes et des objets, tout d’abord (objets matériels, formes, savoirs). Ainsi, prenant le cas du coton, Giorgio Riello dessine toutes les facettes de la production d’une marchandise qui s’est imposée comme un produit phare aux xviiie-xixe siècles, depuis l’esclavage sur les plantations jusqu’au travail harassant des manufactures, aux circuits du négoce et aux séductions culturelles de la mode, entre l’Inde, l’Amérique et l’Europe16. Les épopées du sucre ou du café sont d’autres exemples de circulations de produits « globaux ». En second lieu, les circulations doivent être interrogées comme processus, car c’est quelquefois le processus relationnel lui-même qui est créateur. Autrement dit, il ne s’agit pas simplement d’examiner ce que les circulations font aux objets qui circulent, mais aussi ce que les circulations font aux sociétés, du fait même de leur existence.

De tout cela, il ressort deux idées essentielles. La réciprocité, tout d’abord. À l’encontre des théories diffusionnistes qui ont fait de l’Occident le foyer unique d’invention des modernités de tous ordres, l’histoire connectée se veut une histoire « à parts égales », comme l’écrit Romain Bertrand : étudiant la rencontre entre Hollandais et Javanais à la fin du xvie siècle, l’historien « navigue » entre les deux univers et s’efforce de documenter autant l’un et l’autre, leur conférant une égale dignité, pour maintenir la part égale entre leurs points de vue, sans téléologie ni ethnocentrisme17. De son côté, étudiant la circulation des savoirs entre l’Europe et l’Inde colonisée, Kapil Raj montre combien les intermédiaires et passeurs d’informations participent à une co-construction négociée des savoirs. L’attention portée à la sociologie culturelle des agents du contact permet de saisir le travail pratique de mise en équivalence qui rend le contact et les échanges possibles18. La méthode est proche de celle de la « comparaison réciproque » telle que l’a définie Kenneth Pomeranz, pour qui il est tout aussi légitime de se demander « pourquoi l’Angleterre n’a pas connu le même destin que la Chine » que l’inverse, quand on pose l’Angleterre en étalon de mesure et qu’on demande « pourquoi la Chine n’a pas suivi le même chemin que l’Angleterre19 ». Il n’y a aucune raison de poser a priori l’un des éléments comparés comme la référence à l’aune duquel on évaluera l’autre. Ce regard neutre, Pomeranz entreprend de l’appliquer aux diverses régions du monde les plus avancées au milieu du xviiie siècle, en s’efforçant d’oublier qu’il connaît la fin de l’histoire (la révolution industrielle a eu lieu en Angleterre, et pas en Chine) : à ses yeux, l’Angleterre, les Pays-Bas, la plaine de Kanto au Japon, le Gujarat en Inde, ou le delta du Yangzi en Chine dessinent un monde polycentrique de régions aux caractéristiques commensurables, et dont on doit se demander pourquoi leurs trajectoires ont divergé, à la fin du xviiie siècle.

Seconde notion essentielle : l’hybridation. Sanjay Subrahmanyam récuse les barrières érigées par les rhétoriques de l’altérité, qui montent en épingle les différences pour mieux conclure à l’incommensurabilité ou à l’incompatibilité des cultures, supposées imperméables au métissage20. Dans son grand livre sur le Carrefour javanais, Denys Lombard a analysé la société javanaise en restituant les diverses strates culturelles qui l’ont façonnée : d’abord la présence occidentale, avec les premiers contacts au xvie siècle ; puis en creusant un peu plus, les réseaux asiatiques islamiques et chinois, dont la présence concurrente dans les ports commerçants est attestée dès le ixe siècle ; enfin l’histoire des très anciens royaumes agraires, marqués par les cultures de l’Inde et saisis par l’épigraphie dès le viiie siècle. Java est faite de tout cela à la fois, travaillée par des dynamiques de longue durée aux éléments constamment révisés, dans un processus d’hybridation perpétuellement réactualisé21. De même, en analysant la vision des notables métis du Mexique au début du xviie siècle, Serge Gruzinski montre qu’ils n’étaient pas les relais passifs de la domination européenne, mais des acteurs à part entière de ce qu’il appelle « les mondes mêlés » de l’empire espagnol22.

En prenant ainsi le vent du large, ces approches globales ont bousculé le conformisme des historiographies nationales. L’histoire connectée, en particulier, montre tout le bénéfice que l’on peut tirer des allers-retours entre plusieurs échelles d’analyse, les effets de discordance ayant une fonction de révélateur. L’étude intensive de configurations socialement et historiquement situées, telle que la micro-histoire la pratique, permet précisément de faire émerger les connexions, et de restituer à la fois l’épaisseur du jeu social et la globalité des échanges, économiques, politiques ou culturels, qui l’animent. L’heuristique des variations d’échelle joue ici à plein23. Définie ainsi, la démarche « globale » n’est pas celle d’une nouvelle histoire universelle ; elle vise bien plutôt à mettre au jour tous les phénomènes transnationaux que les compartimentages étatiques des histoires nationales tendent à masquer, pour rétablir le sens et la portée des circulations et interactions qui tissent le social à de multiples échelles. L’ici se définit aussi par rapport à un là-bas, et les frontières sont toujours perméables, même si la simultanéité n’est jamais garantie de contemporanéité.

Brèves indications bibliographiques complémentaires

Actuel Marx, 53, 2013 : « Histoire globale ».

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Jean-Paul Zuniga (sous la dir. de), Pratiques du transnational. Terrains, preuves, limites, Paris, Centre de recherches historiques-Ehess, 2012.

  • *.

    Professeur à l’université Paris-VIII (Idhe- Umr 8533) et directeur d’études à l’Ehess.

  • 1.

    Cet article s’appuie notamment sur une communication à deux voix présentée le 28 janvier 2013 à l’Institut d’études avancées de Nantes, avec Caroline Douki, que je remercie pour ses suggestions stimulantes. Voir aussi Caroline Douki, Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54-4 bis, supplément 2007, p. 7-22.

  • 2.

    Voir les présentations engagées et parfois partiales de Chloé Maurel, « La World/Global History. Questions et débats », Vingtième siècle. Revue d’histoire, juillet-septembre 2009, 104, p. 153-166 et de Pierre Grosser, « L’histoire mondiale/globale, une jeunesse exubérante mais difficile », Vingtième siècle. Revue d’histoire, avril-juin 2011, 110, p. 3-18.

  • 3.

    Thomas Bender, A Nation Among Nations: America’s Place in World History, New York, Hill & Wang, 2006 ; Ian Tyrrell, “American Exceptionalism in an Age of International History”, American Historical Review, octobre 1991, 96-4, p. 1031-1055.

  • 4.

    Patrick Manning, Navigating World History: Historians Create a Global Past, New York, Palgrave Macmillan, 2003.

  • 5.

    Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, éditions Amsterdam, 2009.

  • 6.

    Anthony G. Hopkins (sous la dir. de), Globalization in World History, New York, Norton & Co., 2002.

  • 7.

    Frederick Cooper, « Le concept de mondialisation sert-il à quelque chose ? Un point de vue d’historien », Critique internationale, janvier 2001, 10, p. 101-124.

  • 8.

    Marc Bloch, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », Revue de synthèse historique, 1928, no 46, p. 49-50.

  • 9.

    Jean-Paul Zuniga (sous la dir. de), Pratiques du transnational. Terrains, preuves, limites, Paris, Centre de recherches historiques-Ehess, 2012.

  • 10.

    Roger Chartier, « La conscience de la globalité », Annales. Histoire, sciences sociales, 2001, 56-1, p. 120.

  • 11.

    Michel Espagne, Michael Werner (sous la dir. de), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand, Paris, Éditions Recherche sur les civilisations, 1988, et Michael Werner, Bénédicte Zimmermann, « De la comparaison à l’histoire croisée », Le Genre humain, avril 2004, 42.

  • 12.

    Sanjay Subrahmanyam, Explorations in Connected History. From the Tagus to the Ganges, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 11.

  • 13.

    Ibid.

  • 14.

    Caroline Douki, « Le territoire économique d’une région d’émigration, du milieu du xixe siècle à 1914 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-septembre 2001, 48-2/3, p. 192-244.

  • 15.

    Frederick Cooper, Colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire, Paris, Payot, 2010, chap. IV.

  • 16.

    Giorgio Riello, Cotton: The Fabric that Made the Modern World, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.

  • 17.

    Romain Bertrand, l’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (xvie-xviie siècle), Paris, Le Seuil, 2011. Voir son article dans ce numéro, p. 33.

  • 18.

    Kapil Raj, Relocating Modern Science. Circulation and the Construction of Scientific Knowledge in South Asia and Europe, 17th to 19th centuries, Delhi, Permanent Black, 2006 et Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.

  • 19.

    Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010.

  • 20.

    Sanjay Subrahmanyam, « Par-delà l’incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps modernes », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54-4 bis, supplément 2007, p. 34-53.

  • 21.

    Denys Lombard, le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, Paris, Éditions de l’Ehess, 1990.

  • 22.

    Serge Gruzinski, les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004, rééd. Le Seuil, coll. « Points histoire », 2006.

  • 23.

    Ce qu’Olivier Pétré-Grenouilleau persiste à ne pas vouloir comprendre : « Les historiens français et les mondialisations », dans Pascal Cauchy, Jean-François Sininelli, Claude Gauvard (sous la dir. de), les Historiens français à l’œuvre, 1995-2010, Paris, Puf, 2010, p. 293.