Lettre d'un jeune algérien (20 juillet 1956)
Ce document inédit livre le témoignage d’un jeune algérien écrivant à une famille française qui l’a accueilli en 1955. Il y présente sa vision du conflit algérien, d’une étonnante maturité, affirmant son soutien aux combattants du FLN sans renier son attachement à la France qu’il a connue.
Cette lettre manuscrite d’une belle calligraphie de 28 pages, très bien écrite dans un français d’un niveau supérieur à celui de la moyenne des bacheliers de la France métropolitaine, est à elle seule l’expression de la réussite et de l’échec de la politique coloniale française autant que sa condamnation.
Son auteur, Lakhdar Ben Mokhtar, étudiant de 18 ans au lycée d’Aumal de Constantine, faisait partie d’un groupe invité pour un séjour en France par une association familiale au printemps 1955. Pendant plus d’un mois, il a partagé la vie d’une famille nombreuse de la moyenne bourgeoisie catholique de province. À l’image de beaucoup d’autres, cette famille n’avait pas la politique comme préoccupation dominante et les événements du 1er novembre 1954, devenus la guerre d’Algérie, n’avaient pas été de nature à troubler sa quiétude. Tout juste était-on satisfait que la guerre d’Indochine ait pris fin.
Ce jeune musulman s’est naturellement lié d’amitié avec l’un des fils de son âge, élève d’un collège catholique. Une fois rentré en Algérie, il a eu avec lui une correspondance épisodique. La lettre du 20 juillet 1956 publiée ici, la seule connue, a été retrouvée récemment par hasard dans les archives de la famille. La lettre était adressée aux parents, mais son principal destinataire (Bis dans la lettre) dit que son père a exigé que la réponse se limite à donner des nouvelles familiales. Dans une réponse qui n’a pas été retrouvée, Lakhdar aurait souhaité ne pas poursuivre cette correspondance.
La maturité de ce jeune algérien qui venait de passer le baccalauréat est frappante. Outre son style de haut niveau, on est frappé par son attachement à la France : il l’écrit et le répète. Il distingue clairement les Français de France de ceux vivant en Algérie qu’il nomme abusivement « féodaux ». Il distingue le peuple français de la politique menée par le pays. Sa culture politique et ses analyses se situent très au-delà de ceux auxquels il s’adresse. On peut penser qu’à travers les destinataires immédiats de la lettre, il s’adressait plus largement au peuple français et lui envoyait un message. Il lit les journaux et les hebdomadaires français qu’il n’était pourtant pas aisé de se procurer en 1956 à Constantine : Le Monde, L’Express, France Observateur. Il analyse ce qui se passe en France, les changements de gouvernement bien sûr, le congrès de la Sfio. Il a une grande foi en Mendès France. S’il est représentatif des jeunes lycéens algériens de l’époque, la conclusion que l’on peut tirer aujourd’hui est évidemment terrible pour la France.
Pourtant, au début de son courrier, Lakhdar ne semble pas croire à l’indépendance de l’Algérie ni même la souhaiter. C’est bien l’une des contradictions de ce texte qui oblige à la réflexion.
[ …] La violence initiale des Algériens, qui était un simple moyen et qui n’avait aucune raison de durer une fois les aspirations reconnues, trouva, au lieu d’essai de conciliation, la violence du gouvernement [ …].
Néanmoins, en juillet 1956, la revendication de droits égaux entre Français et Algériens était largement dépassée. Toutefois, au début, il écrit :
[ …] tout le peuple Algérien se révolte [ …] La situation en Algérie ! Elle est pour les uns une vague de morts très facile à subir, pour les autres un deuil atroce, mais pour d’autres, hélas, une simple actualité vivante à laquelle ils s’intéressent parce que beaucoup s’y intéressent [ …].
La réflexion de son auteur, voire son positionnement, évolue au cours des lignes, ce qui permet de penser que la lettre n’a pas été rédigée d’un seul jet. Il est solidaire de ceux qui sont partis dans les maquis. Se poset-il la question en ce qui le concerne ? Incontestablement nationaliste, il n’en manifeste pas moins jusqu’aux dernières phrases son attachement à la France. En même temps il est révolté par la terrible répression qu’il subit dans le Constantinois. Il analyse avec lucidité la situation du colonisé et du colonisateur au moment où les combats s’amplifiaient et où les positions se radicalisaient.
Cet écrit atteste de grandes qualités morales et intellectuelles. C’est le témoignage bouleversant d’un jeune homme formé à l’école française, intelligent, curieux, évidemment nationaliste mais pas (encore ?) engagé dans la lutte de libération.
Depuis la découverte de cette lettre, le signataire de cette introduction a enquêté en vain avec des amis algériens et français pour tenter de retrouver Lakhdar Ben Mokhtar ou au moins savoir ce que fut son parcours jusqu’en 1962 et dans l’Algérie indépendante.
Au-delà de son auteur, ce témoignage nous amène, Français comme Algériens, à une réflexion qui sorte des attitudes binaires habituelles. Ceux qui ne savent de cette période que ce qu’en disent opportunément les uns et les autres des deux côtés de la Méditerranée ne vont pas manquer de s’étonner. Quelle fut l’alternative pour un jeune algérien baigné de culture française, séduit dès son premier séjour par la France et sa population ? Comment les gouvernements français ont-ils pu être aveuglés si longtemps par une idéologie perpétuant l’assujettissement d’un peuple auquel la France prétendait en même temps transmettre ses propres valeurs ?
De son côté, la révolution algérienne ne fut pas exempte de soubresauts internes ni de règlements de compte personnels et de clans, fruits de divergences stratégiques ou idéologiques. Les conditions mêmes des négociations avec la France en ont été empreintes. Leur permanence a conditionné la politique des gouvernements algériens successifs. À l’actif, il y eut bien sûr l’indépendance chèrement payée. Mais ne peut-on pas regretter, au passif, la défection de nombreux intellectuels et cadres algériens pendant la guerre de libération et après 1962, jusqu’à aujourd’hui ? Sans parler de l’exode d’un million de pieds-noirs ou du sacrifice de plusieurs centaines de milliers de harkis et de leurs enfants. Quels furent en fin de compte le parcours et le sort d’un jeune homme aussi doué et clairvoyant que l’auteur de cette lettre ?
« L’affaire algérienne » n’appartient pas encore au passé, loin s’en faut. Les relations entre la France et l’Algérie ne sont pas apaisées et restent marquées par cent trente ans de colonisation de peuplement, sept ans de guerre, des milliers de morts et de blessés. Les Français ne voient pas encore un Algérien du même œil qu’un autre étranger, américain ou citoyen d’une Allemagne qui a pourtant occupé notre territoire. Peu de Français connaissent le peuple algérien et l’Algérie.
De leur côté, les Algériens sont-ils débarrassés du ressentiment ? Les jeunes algériens qui n’ont pas connu la colonisation ni la guerre et la répression savent peu de chose du passé, si ce n’est que les générations précédentes étaient soumises à un État étranger vers lequel pourtant beaucoup de regards se tournent maintenant avec envie. En France, nombreux sont ceux qui regrettent encore « la perte » de l’Algérie. Beaucoup de ceux qui ont participé à la guerre d’Algérie en sont revenus traumatisés par ce qu’ils ont fait ou vu. Ce document permet un autre regard et invite à la réflexion. Il est une invitation à méditer sur les errements permanents de la politique française.
Bernard Riguet*

M’Sila le 20 juillet 1956
Mes Chers,
Combien de fois j’ai senti la vérité de ces vers de Musset, ou plutôt combien de fois vous m’avez permis de la sentir! … Votre lettre qui venait en agréable tonique me secouer avec la douce force de l’affection et de l’intimité, m’apportait à la fois réconfort dans le monde où je vis et transport dans un monde où j’ai vécu, celui que vous formez pour moi. S’il vous paraît abstrait de me voir souvent exprimer et souhaiter ma gratitude, si par générosité vous dites que vous m’avez peu servi, il est bien concret et assez significatif de vous rappeler que je vous dois, au moins, … un nom ! « Lak » se doit au Lac, n’est-ce pas ?
Votre lettre m’est encore particulière, non seulement de par le ton et le fond, mais aussi par le caractère familial qu’elle revêt : lorsque je vois plusieurs joindre leur plume, je sens, j’évoque plus que je ne lis. Bref, mon attente qui, je l’avoue, commença à être teintée d’une certaine anxiété – que je ne reproche qu’à moi, d’ailleurs – ne fut pas, à ma grande joie, sans détente …
…et c’est ainsi que je déborde de bonne volonté pour vous écrire aussitôt, comme j’ai dû déborder d’entrain pour vous lire. Il y avait de quoi : Bis, qui sait parfois donner des mots « bis-cuits », m’a donné assez de nouvelles. Il a été même égoïste en ne laissant que peu de place à son papa et à Gine. Mais excusons sa bonne volonté. Je me réjouis de voir la famille mener un bon train : fiançailles de Paul et de Christiane (à cet heureux événement, je leur présente mes sincères félicitations et mes meilleurs vœux d’union heureuse), bonnes dispositions pour les vacances pour tous, et peut-être surtout pour Bis. J’ai cependant été désolé de voir Maman Riguet souffrir, bien que Maurice m’eût assuré de son rétablissement.
Enfin j’espère maintenant que vous allez tous bien, aussi bien ceux qui sont en vacances que ceux qui s’y préparent.
Pour moi, qui avais terminé l’année scolaire le 25 mai, je ne crois pas encore aux vacances. C’est peut-être sous l’effet de la triste grève ou encore de la tragédie générale dont l’Algérie est le théâtre. Vous êtes naturellement bien loin pour la sentir ou pour en craindre les dangers et je n’ai fait, jusqu’à présent, que de vous en donner une vague idée. Je veux maintenant vous en parler avec moins de réserve, essayant, pensé-je, non de vous décevoir, mais de vous satisfaire. Je m’adresse à vous comme à des affectionnés et je crois qu’il ne vous est pas difficile d’écouter en moi un affectionné aussi, qui n’a pas la prétention d’avoir l’idée maîtresse, mais qui ne manque pas de bonne foi et de raison dans le peu qu’il peut dire.
La situation en Algérie ! Elle est pour les uns une vague de morts très facile à subir, pour les autres un deuil atroce, mais pour d’autres, hélas, une simple actualité vivante à laquelle ils s’intéressent parce que beaucoup s’y intéressent …
La question algérienne dépasse inévitablement le cadre national. Ses répercussions amènent le gouvernement à consulter les puissances pour en avoir un appui. Ses échos à la radio ou sur la presse préoccupent aussi bien les masses que des hommes d’État. Cela s’explique aisément lorsqu’on s’efforce moins de trouver une solution que de nier une réalité de plus en plus flagrante.
Bref entrons dans le concret.
Notre vie est plutôt un effort perpétuel pour éviter des risques toujours possibles. L’état de siège qui nous accable n’est pas à négliger même dans ses moindres formes.
Le couvre-feu va devenir pour nous une loi naturelle tant nous commençons par nous y habituer. A Alger (exceptionnellement, à cause de la grande activité et de la forte agglomération européenne), il est de minuit à 5 heures. Dans la plupart des villes, il est applicable à partir de la tombée de la nuit. A Constantine – qui est pourtant une grande ville – il commence à 21 heures. A M’Sila, c’est 20 h 30. A la campagne, dans certaines régions, il commence parfois à 16 heures ! Ajoutez à cela qu’on n’attend jamais l’heure pour rentrer, mais on le fait souvent une heure ou une demi-heure avant et les villes sont terriblement désertes à la tombée de la nuit.
Le couvre-feu signifie : mort dans la rue. Une minute d’attardement n’est pas pardonnée et les autorités ont le droit de tirer sans sommation, même sur les gens qu’ils connaissent. Imaginez-vous un peu la vie dans les régions où il commence au début de l’après midi : c’est simple, les gens ne sortent pas après le déjeuner. Le matin ils sont obligés de faire leurs emplettes ou pour un minimum de travail qui leur permette de subsister. Mais malgré cela le couvre-feu n’est guère une garantie de sécurité. Les maisons ne peuvent pas être fermées aux autorités. Il leur donne, aux gens, seulement plus d’arguments pour dévoiler des injustices et de montrer leur innocence … Si l’innocence est suffisante pour se défendre. Sachez ainsi qu’il y a bien des agglomérations qui, subsistant aux dangers, vivent dans l’emprisonnement.
Quant aux déplacements et les communications, ils sont de plus en plus difficiles ou au moins redoutables. Ceux qui se déplacent dans des voitures privées, craignent les « fellagha », s’ils sont des Européens, ou les autorités s’ils sont musulmans. Les cars sont aussi dangereux, car ils sont facilement arrêtés soit par les forces françaises, soit par les rebelles : les premiers pour « vérification de papiers » qui veut dire généralement choisir des musulmans pour en faire des suspects ou des « hors la loi arrêtés sans armes », les seconds pour prendre des personnes françaises pour des suites fréquemment tragiques. Le train qui est plus difficile à arrêter a aussi ses dangers : pour tous, Européens et Musulmans à la fois, quand parfois il essuye des rafales de fusils-mitrailleurs, et pour les Musulmans encore, quand ils sont fouillés et « appréhendés ». Les valises sont généralement déversées et souvent renversées et les bagages examinés minutieusement. Les habits sont dépliés, les livres feuilletés, les paquets déliés et les « patients » n’ont point à faire d’observations contre la brutalité. Au moindre mot et parfois aux réponses hésitantes répond la gifle ou le coup de pied. Mais, comme dit le proverbe « mieux [vaut] souffrir que mourir ».
A la sortie de la gare les passagers sont triés : les Européens passent d’un côté, les « Indigènes » d’un autre pour subir une vérification de papiers, un interrogatoire et facilement parfois une arrestation pour les va-nu-pieds, rendus méprisables par leur misère et fatalement « suspects ». Leur sort : la camionnette-balai de la police les attend pour des fins douteuses.
Aussi les trains subissent-ils parfois des déraillements redoutables – qui sont naturellement, ainsi que les rafales sur les wagons, l’œuvre des Rebelles.
Vous voyez maintenant où en sont réduites l’activité du pays et la liberté de déplacement. Il y a encore des régions où toute communication est coupée. Un camarade pour revenir de chez lui à Constantine doit d’abord marcher plus de 50 km à pied pour rencontrer une route où l’on circule encore. Cause de ce désolement absolu ? la crainte mutuelle.
Passons maintenant à ceux qu’on nomme « hors la loi », « rebelles », « fellagha », ceux qu’on voit comme des bandits et des criminels et à qui on colle les adjectifs les plus repoussants. C’est sans doute la question qui vous intrigue le plus.
Eh bien, ces hommes qui meurent chaque jour, qui se retirent à la montagne avec l’idée du sacrifice avant celle de tuer, ces hommes que le peuple fournit et qui tombent pour le peuple ne sont pas ce qu’on a l’habitude de vous faire dire, des « hors-la-loi », des tueurs d’enfants, de vieillards et de femmes. Qui sont ainsi ces fellaghas qui « agitent le pays » ? Ce sont ceux qui ont avec plus de vigueur le sens du sacrifice. Ce sont des jeunes surexcités par le régime imposé à l’Algérie, des gens qui en sont victimes d’une manière désespérante, des Algériens qui trouvent enfin le moyen de manifester leur nationalisme et leur révolte longtemps étouffés. L’on trouve parmi eux des gens de toutes les classes et de toutes les conditions : des riches et des pauvres, des jeunes et des pères de famille, des hommes et des femmes, des étudiants et des montagnards, des docteurs et des laboureurs. C’est en un mot tout le peuple algérien qui se révolte d’une manière décisive et contre un état qui ne lui est pas dû. Tout le peuple est « rebelle », « hors-la loi », « fellagha1 », si tels sont les mots pour désigner celui qui a le courage et le devoir de faire entendre une juste revendication. Ce ne sont pas des étrangers – comme on a commencé à avoir la drôlerie de le prétendre – ni des « tueurs à gage » comme on a eu la lâcheté de le crier. Ces hypothèses sont déjà périmées et il m’est inutile, pensé-je, de vous les décrire longuement. Parmi ces hommes qui se sont ainsi privés de leur famille, je connais personnellement des personnalités éminentes, et des amis – jeunes étudiants ou des pères de famille, qui sont aussi humains et aussi raisonnables que ceux qui leur reprochent leur geste.
Mais, vous demandez-vous, comment subsistent-ils et d’où se procurent-ils leurs armes ? Ils sont entretenus, ravitaillés, encouragés et acclamés par le peuple. Il leur suffit de prendre contact avec la population pour qu’ils reçoivent plus qu’ils n’en demandent de vivres, d’argent et de renseignements. D’ailleurs, ils sont toujours en contact avec la population au moins par l’intermédiaire d’émissaires qui assurent dans les villes quêtes et ravitaillement. A l’instar de l’administration qui pensionne les familles des Anciens combattants, ils aident celles dont les tuteurs sont face au feu.
Quant aux armes, les attaques et les accrochages avec les troupes françaises leur permettent souvent de s’emparer de munitions variées : armes légères et lourdes, stocks de cartouches, de grenades, de postes de radio etc. Cependant, bien que cette façon de se ravitailler en armes soit la plus directe et la plus immédiate, ils ont en outre des marchés européens à Genève, à Rome, en Belgique et en Hollande. C’est ainsi qu’on trouve parfois chez eux des armes de provenance diverses : italiennes, anglaises et même canadiennes. L’aide des Etat Arabes n’est pas à exclure mais elle est relativement insignifiante par rapport au trafic qui existe en Europe ou au butin des accrochages et des attaques locales. Si les frontières n’étaient pas surveillées, l’aide arabe serait naturellement intense. Toutefois le gouvernement rejette tout sur les Etats Arabes, les accusant en outre de racisme, mais ne se qualifie-til pas de ce qu’il leur reproche de par l’obstination étroite de ces accusations ? … On n’ose pas intervenir auprès des gouvernements européens qui ferment l’œil sur le trafic qui se déroule dans leur pays.
Enfin, ces hommes qu’on appelle rebelles forment maintenant une véritable armée, « L’Armée de Libération Nationale », avec son étatmajor, ses officiers et ses zones. Ses grands chefs (parmi lesquels Benbella) sont actuellement au Caire et préfèrent ce retrait pour avoir une action beaucoup plus large et plus libre. L’A.L.N. est divisée en deux armées : le F.L.N. (Front de Libération Nationale) et le M.N.A. (Mouvement National Algérien). Mais c’est le F.L.N. qui fait la puissance et l’âme de l’A.L.N. C’est un front organisé particulièrement par et pour la Révolution. Quant au M.N.A. (dont le chef est Messali) il est formé par quelques petits groupes isolés qui souvent se rallient au F.L.N. Son existence en somme n’est due qu’au respect de la personnalité de Messali. C’est un peu regrettable de voir ainsi en pleine Révolution des gens qui conservent l’esprit de parti, mais cette division insignifiante par l’insignifiance et la disparition progressive du M.N.A., bien que cultivée et grossie par l’information administrative pour décourager la population algérienne et l’A.L.N. elle-même, n’entrave en rien l’action de celle-ci. Les deux groupes luttent pour un même but et acceptent de s’unir en une Armée de Libération Nationale.
A côté de l’armée, il y a le Comité de Libération qui s’occupe, lui, de l’action diplomatique et qui proposerait des interlocuteurs en cas d’une ouverture éventuelle des négociations. Dans ce comité, on peut distinguer un homme politique déjà connu, Ferhat Abbas, ancien leader de l’U.D.M.A. (Union Démocratique du Manifeste Algérien).
Il y a enfin le Bureau du Maghreb qui s’occupe de la Révolution de toute l’Afrique du Nord, et qui a des sièges au Caire et à Genève.
Passons maintenant à l’action des « Rebelles ». Ce qualificatif pouvant être applicable à toute la population algérienne musulmane, il y a une double action consistant, en campagne et en montagne, en de véritables combats quotidiens et dans les villes en ce qu’on appelle le « terrorisme urbain ».
Les « montagnards », dont les rangs grossissent et se renforcent continuellement, procèdent à des attaques de patrouilles et convois militaires, à des « sabotages » de lignes téléphoniques ou de routes pour entraver encore l’action de ceux-ci et enfin à la surveillance des déplacements sur routes, qui leur permet l’arrestation de personnes recherchées. Déjà plusieurs régions – au relief montagneux – vivent exclusivement sous leur autorité et sont effectivement occupées. Les hommes de l’A.L.N. y assurent défense, justice et ravitaillement.
Disons enfin que l’aviation française, dernier atout de la politique actuelle, n’est pas toujours efficace, car d’une part elle est fréquemment vulnérable aux objectifs de l’A.L.N. et d’autre part, à la surprise de tous, les autorités ont été ces derniers temps plus d’une fois alertées par le passage à basse altitude d’avions à réaction étrangers, survolant essentiellement les bases militaires. Peut-on mettre en rapport avec ceci la demande du Comité de Libération d’Afrique du Nord aux Américains de techniciens d’aviation et de pilotes ? (cette demande a été même publiée, il n’y a pas longtemps par le Monde).
Quant au terrorisme urbain, il consiste en agressions contre des personnalités connues pour leur esprit colonialiste, françaises ou musulmanes (qui collaborent par zèle) ou encore en des attaques contre des milieux qui servent de lieux de réunions pour de tels gens. Ce sont des attentats individuels contre des personnes bien visées, ou à la grenade ou à la bombe, jetée dans casinos, cabarets et lieux de spectacles européens. Je regrette naturellement cette sorte d’action mais vous allez encore regretter d’autres activités …
… Celles des « forces de Pacification »
« Forces de l’ordre » « Forces de pacification », expressions, hélas, cachant bien des déceptions. Sous les prétextes spirituels de « rétablir l’ordre », de « pacifier », de « riposter contre les attaques des rebelles », « d’épurer des foyers fellaghas », ils s’exercent à des activités, à des exactions dont les métropolitains ont à rougir, croyez-moi. Leur loi de pacification étant plutôt : « pour un œil, les deux yeux, pour une dent toute la gueule » ou encore plus exactement : « Tout Arabe est suspect, tout suspect est à abattre, tout abattu est rebelle », ils se font une renommée, non de « bandits » ou de criminels de droit commun mais de Tartares, mais de Huns !
Dans les villes, les Musulmans sont toujours sujets à être appréhendés. A Constantine, par exemple, l’on est fouillé à chaque pas. Presque personne, des grands aux petits de 6 ans, n’échappe à la loi. Gare à ceux qui par malheur retrouvent assez de sang-froid pour demander moins de brutalité, leur sort serait vite « classé ». Une petite scène exemple : c’était à Constantine, je marchais inconsciemment, lorsque je fus surpris par les autorités : – Tes papiers, et où vas-tu par là, imbécile ? A peine sortis-je mon portefeuille que :
– Donne ce paquetage ! » et le tout sauta en l’air : papier, photos, etc. Il me fallait patienter pour n’oser qu’après ramasser mes effets, avec l’humiliation la plus cruelle, aux regards sarcastiques des européens …
Mais, oh ! Si ce n’était que cela. Vous raconté-je les scènes tragiques du 12 mai à Constantine.
Ce jour-ci nous étions en congé à l’occasion de la fête musulmane de l’Aïd-Séghir. Vers 11 h 30 un attentat à la bombe fut perpétré sur un bar européen. L’auteur en était inconnu, mais quelles furent les réactions des autorités ? A l’aide des sirènes l’alerte fut donnée à la population afin qu’elle se repliât à domicile. On voyait ainsi des enfants, des vieillards, des femmes courir et crier, car à peine l’alerte fut-elle donnée que troupes et chars commencèrent à balayer les rues. Pensez-vous qu’on a dû laisser aux gens le temps suffisant pour regagner leurs demeures ? Pas même le temps de quitter les grandes rues de la ville. Aux premières fuites des musulmans qui étaient conscients qu’ils étaient des proies, les Européens qui étaient encore dans les rues tirèrent leurs armes (même les femmes avaient leur revolver dans leur sac). Quant à ceux qui avaient déjà regagné leur maison, ils apparurent aux fenêtres, aux balcons, aux terrasses, avec fusils de guerre ou mitraillettes. Qu’allait-on faire ? L’on ne savait rien. Surveillant fenêtres et balcons européens d’un côté, épiant l’arrivée des troupes d’un autre, je courais comme tous les Musulmans, en direction du Lycée. Je n’en étais heureusement pas loin. Mais pensez un peu à ceux qui se trouvaient loin de chez eux … Les forces motorisées qui trouvaient une belle occasion pour ouvrir une chasse chaude les rejoignirent inévitablement et, pour activer le vide des rues, supprimaient à la mitrailleuse les premiers rejoints. Ne pouvant ouvrir les fenêtres pour voir ce qui se passait dehors, on se crispait seulement aux cris, aux pleurs et à la fureur des chars. C’était une Apocalypse … Une fusillade folle et ininterrompue qui dura jusqu’à 16 heures ! Sur quoi tirait-on ? Sur, naturellement, le premier musulman rencontré ! A la fin de l’après midi j’ai eu le courage de sortir pour satisfaire ma curiosité et ma soif des réalités : Dans toutes les rues, dans tous les coins, gisaient des civils musulmans, jeunes, vieux, femmes et enfants, tous reconnus de la ville. Autour des victimes, on rencontrait parfois parents et amis.
Mais c’était une victoire pour les autorités car ils avaient pu aisément profiter de l’alerte pour procéder à un massacre. Et comment l’information officielle relata-t-elle ces scènes sanglantes ? « Plus de 50 rebelles abattus à Constantine » !
Voici comment on informe et trompe l’opinion publique. Un de nos journaux (ils servent tous le régime féodal) disait que « grâce à leur rapidité d’action et leur bravoure, nos soldats infligèrent aux hors-la-loi, qui voulaient attaquer la ville, de lourdes pertes … »
Ce n’est pas seulement abuser de tout un peuple en Algérie, mais aussi de tout un peuple en France qui espère chaque jour une réelle pacification et une initiative d’entente.
Mais revenons encore à la triste journée du 12 mai. J’avais pu, moi, avec d’autres camarades, regagner le Lycée. Seulement il y en avait plusieurs qui se promenaient loin. Ils ne purent échapper aux « forces de l’ordre » et à leur loi. Certains avaient subi de cruelles scènes. Ils furent arrêtés, l’un d’eux encaissa même un coup de crosse à la face. Ils eurent beau prouver qu’ils n’étaient que de simples étudiants n’ayant pu regagner le Lycée, ils reçurent les réponses les plus humiliantes. Les « braves » répondaient à chacun d’eux : « Tais- toi, espèce d’em … », les « sages » leur répliquaient cyniquement : « Justement ce sont les étudiants qu’on cherche ! ». Après avoir passé par divers commissariats et gendarmeries, ils furent relâchés comme des chiens battus, à la fin de la journée. Pacifie-t-on ainsi ou irrite-t-on ? Cherche-t-on à calmer les esprits ou à détruire les derniers restes de confiance entre Français et Musulmans ? Vous ne serez pas étonnés si je vous dis que des camarades qui avaient été humiliés et violentés ne tardèrent pas à regagner le maquis.
C’est en ville et avec « ceux qui peuvent parler » qu’on se permet cette brutalité dont on ne voit aucun but si ce n’est celui de surexciter. Quant à ceux qui ne savent pas parler français ou « ceux qui ne savent pas parler » tout court, quant aux pauvres misérables et aux montagnards dont la misère est criante, ceux-ci, on ne leur demande rien, on leur parle avec des casse-têtes, et s’il faut les jeter dans des camions-balais, on les prend par le collet ou par le derrière. Ils ne devraient pas être à la fois arabes, pauvres et ne sachant pas parler français.
Voilà ce que les autorisé se permettent en ville aux yeux de tous. Quant à la campagne, Dieu sait quelles monstruosités y sont souvent commises. Là, la légalité est une exception. Combien de personnes, combien de familles, combien de villages, furent martyrisés sans autres témoins que leurs bourreaux ! La vie rurale est, dans beaucoup de régions, pratiquement disparue. Là, l’armée ne demande pas les papiers, ne juge pas, mais condamne, quand elle se montre indulgente, et extermine quand elle se montre normale. Sachez qu’il y a des familles qui se sont complètement éteintes parce qu’un des leurs a pu rejoindre un maquis. Sachez qu’il y a des hameaux, des villages entiers qui ont été incendiés, bombardés, rasés, sous le prétexte d’être des foyers rebelles. Malheur aux Musulmans que les troupes rencontrent isolés, ils sont abattus de loin par une décharge de mitrailleuse. Malheur aux Indigènes lorsque surtout l’Armée les rencontre après avoir subi des revers contre les « rebelles », ils « payent » tout simplement. Je n’ai pas fort heureusement encore connu des « scènes de campagne », mais je n’ignore pas les exactions quotidiennes dont les campagnards sont victimes. J’arrive difficilement à croire les atrocités qu’on rapporte chaque jour, chaque heure, mais tous les Musulmans « savent » maintenant lire ou écouter les informations officielles qui relatent les événements avec quelle traîtrise – je parle notamment des journaux algériens qui sont au service du Gouvernement, de l’Armée et des féodaux, et ce sont les seuls journaux permis en Algérie. La liberté d’expression, la vérité d’information qu’on croyait établies depuis longtemps par l’histoire, deviennent hélas un rêve pour nous. On bombarde une région sans guère se soucier de la population musulmane, des innocents, des impuissants, mais l’information officielle déclare qu’« une région est épurée des rebelles » – épurée des Arabes ! On rase un village et l’on dit : un foyer de hors-la-loi anéanti. On tue, on extermine et l’on annonce hautement : 50, 60, 100 ou 200 Rebelles abattus. On tue rarement de vrais maquisards qui sont avantagés par leur refuge étudié, leur attaque préméditée, et leur connaissance du pays, mais la population musulmane, l’impuissante, celle qui n’a pu gagner le maquis, est là pour donner les chiffres énormes que la politique trompeuse demande.
C’est ainsi que l’information masque les exactions de l’armée et rend scandaleuses, barbares celles des dits hors-la-loi. Oui l’administration accuse, avec la plus grande indignation, les Rebelles d’être des barbares lorsqu’ils attaquent des colons, lorsqu’ils tuent 2, 3, 4, 10 Européens, mais elle ne s’indigne guère lorsque l’armée mutile ostensiblement la population indigène, lorsqu’elle en tue par familles, lorsqu’elle en supprime par villages. Elle s’émeut, elle crie vengeance quand un dit hors-la-loi, faute d’arme, utilise un couteau pour s’attaquer à une personne européenne connue pour ses idées rétrogrades et son idéal colonialiste, mais elle ne s’émeut guère lorsque les chars ravagent la population musulmane, lorsque l’aviation l’écrase, lorsque la mitrailleuse la déchire. Ces actes ne sont pas sauvages, parce qu’ils sont l’œuvre de « civilisés » ayant « la pacification » pour mission ! Ils ne sont pas barbares, ces « civilisés » qui montrent la tombe aux vieillards, qui savent molester les faibles, qui sèvrent les bébés par des balles en pleine bouche, qui, sous prétexte de craindre un déguisement, vérifient les sexe des femmes … (Excusez-moi, la vérité n’est pas toujours pudique). Tout cela n’est pas barbare, tout cela est raisonnable parce que « la raison du plus fort est toujours la meilleure ».
Un ami, fouillé en train, avait été trouvé porteur d’un livre intitulé « le problème Algérien ». Il fut immédiatement arrêté et conduit par la suite dans une gendarmerie, pour être, croyez-moi, sans explication, piétiné comme un linge sale, des pieds jusqu’au visage, et subir à la fin en pleine face – oh ! quelle honte ! – des crachats ! Un camarade avait ses deux petites sœurs qui jouaient innocemment dehors devant leur porte. Venant à passer et comme toujours prenant les arabes comme d’agréables cibles, les troupes les mitraillèrent … Le lendemain, en précisant l’endroit, la presse déclarait deux rebelles abattus à l’entrée du village.
Voilà comme on « pacifie », et c’est ainsi qu’on informe.
Certains Français disent que « ce sont les Musulmans qui avaient voulu cette situation dont nous sommes maintenant tous victimes ; s’ils n’avaient pas pris les armes pour se révolter, on aurait continué à vivre comme avant ». Quelle opinion féodale, quelle morale à sens unique !
Premièrement, les Algériens furent obligés à prendre les armes pour se révolter. On l’admet facilement si on connaît et répète franchement l’histoire de l’Algérie depuis l’occupation française. Le régime féodal imposé aux Musulmans d’Algérie depuis l’arrivée des Français n’a jamais cessé de susciter en eux une indignation étouffée par leur misère et leur infériorité sociale qu’on a su leur infliger. Depuis 1830, des révoltes locales éclataient de temps en temps. Depuis l’arrivée de nouveaux maîtres les Algériens ont souffert et ne se sont pas tus. Ils demandaient continuellement des réformes (maintenant ils veulent une forme), ils dénonçaient auprès du gouvernement les injustices et la répression qu’on leur faisait digérer. Il y avait des partis politiques, des représentants du peuple Algérien, qui exprimaient leur mécontentement et revendiquaient, au moins au nom du respect de la personne humaine, les droits qui leur sont dûs. Mais toutes les revendications, hélas, étaient vaines et l’administration s’en moquait. Au lieu d’essayer d’éviter une révolution qui a été toujours latente, le gouvernement l’a cherchée et l’a provoquée aux dépens de deux peuples. Des mesures de représailles répondaient aux demandes de réformes. La réaction la moins lointaine et la plus cruelle, fut, comme vous le savez, celle de 45. Durant la guerre le gouvernement promettait aux Algériens de sérieuses réformes qui pourraient les approcher de leur concitoyens européens. Une fois la guerre terminée, les armes qui étaient contre les Allemands [se] tournèrent contre les Musulmans d’Algérie, et les colons couronnèrent la victoire française (le 8 mai) par des massacres dont on se souvient encore. C’est ainsi que depuis 45, le 8 mai est une date remarquable pour Français et Musulmans : un joyeux anniversaire pour les uns et un deuil national pour les autres. Depuis cette date surtout, les Algériens comprirent qu’on les trompe, qu’ils sont destinés à une infériorité allant à l’esclavage. Ils commencèrent à se reprocher individuellement et mutuellement la confiance qu’ils avaient en la France, pour édifier leur progrès et aboutir à leur liberté. Cet événement qui réveilla le bas-peuple ne tarda pas à être suivi par un autre fait qui excita les hommes politiques : en 47 le gouvernement accorda à l’Algérie un certain statut, des lois-aumône en somme qui assuraient aux Algériens une certaine citoyenneté à côté des Européens « leurs aînés de droits », sans même all[er] d’ailleurs à la suppression du double collège électoral. Ce statut ? Il n’avait jamais été appliqué, et maintenant on en parle plus, il est largement dépassé.
Les revendications des Algériens furent ainsi méprisées en face de tout un peuple, susceptible de réveil violent comme tous les peuples longtemps opprimés. 125 ans de présence française n’ont pas « suffi » aux dirigeants français [pour] connaître une masse musulmane dont ils se prétendent les représentants, pour céder des droits à un peuple dont ils se disent les civilisateurs. 125 ans de colonialisme – pourquoi ne pas avouer le mot ? – ont largement suffi aux Algériens pour se détromper et secouer un joug de plus en plus révoltant. 125 ans de simples revendications, de soumission et d’espoir ne sont que trop pour déterminer un peuple et avertir des exploitants. Les Algériens ont trop demandé, trop attendu pour attendre encore en cette deuxième moitié du 20e siècle où tout colonialisme est périmé et où le temps joue beaucoup pour faire avancer ou attarder le progrès idéologique, technique, économique et social d’un peuple. La totalité est maintenant convaincue que l’essor que « la tutelle » (en faisant grâce du vrai mot colonialisme) n’a voulu ou n’a su donner, la souveraineté nationale le donnera. Il y a maintenant – comme ont pu le constater ceux qui sont venus en Algérie – des millions de musulmans, notamment dans la campagne, qu’on oublie en tous les domaines, sauf en ceux du fisc et du recrutement. Dans l’avenir qu’on commence à espérer avec optimisme, ces millions ne seront pas oubliés. Ils seront plus servis et serviront davantage …
Pour conclure, cette révolte armée dont nous subissons maintenant tous, les dangers, la politique française traditionnelle, seule, en a la responsabilité historique.
Deuxièmement, la politique traditionnelle des dirigeants Français est encore responsable de l’aggravation des événements. On a mal répondu, ou plutôt on a voulu mal répondre aux premières manifestations de cette révolte. L’on savait bien que c’étaient des troubles d’ordre politique qui sont en eux-mêmes de simples moyens de se faire entendre, après la conviction de l’inutilité des revendications froides. Au lieu d’essayer de comprendre les origines et le but de ce soulèvement, le gouvernement a préféré répondre par la violence, criant « ratissage » des régions troublées et « mort aux bandits et criminels de droit commun ». Au lieu d’agir immédiatement sur le plan des réformes et des concessions, non seulement attendues, mais encore promises, il crut ou voulut faire croire efficace l’action militaire et la réaction violente. Pourtant la leçon d’Indochine était encore récente et les premières promesses pour la Tunisie avouaient l’aspect politique d’une révolte semblable. Beaucoup comprenaient à la première alerte que l’heure sonnait pour l’Algérie aussi, mais personne n’osait le reconnaître alors. Les dirigeants politiques s’engagèrent dans la politique du pire qui n’est profitable qu’à ceux qu’elle combat, cette politique qui devient – avec regret – classique pour la France, celle en somme de vouloir, en dépit de toutes les réalités, tout gagner pour tout perdre. Au lieu d’étouffer un soulèvement, qui n’avait guère de caractère criminel, par la concession de droits qu’il revendiquait à juste raison, le gouvernement – qui aurait pu d’ailleurs gagner ainsi beaucoup au profit des Français et à notre dépens – préféra la violence, la répression aveugle, les dures représailles. Rapidement et par les autorités elles-mêmes, la population algérienne fut touchée, éveillée et déterminée pour une lutte qu’elle espérait ; rapidement un fossé commença à se creuser entre Musulmans et Français d’Algérie. Sans penser à l’issue, vite on demanda des renforts, puis encore et toujours des renforts. La violence initiale des Algériens, qui était un simple moyen et qui n’avait aucune raison de durer une fois les aspirations reconnues, trouva, au lieu d’un essai de conciliation, la violence du gouvernement. Celle-ci qui était non seulement inutile mais encore dangereuse, entraîna, nourrit et nourrit encore celle de la révolte musulmane, qui s’avère maintenant croissante et sûre. L’on tombe ainsi dans « le cercle infernal de la violence » dont Mendès-France dit un jour dans l’Express : « Seuls y gagnent ceux qui font la politique du pire, qui sont hostiles à toute réconciliation, ceux qui savent qu’ainsi ils ont une chance de nous faire perdre le cœur des Algériens, l’âme des Algériens, c’est-à-dire l’Algérie tout entière ! ». Quelle que soit l’action des dits hors-la-loi, quelles que soient l’interprétation lâche de l’information officielle et même, si l’on s’obstine à la croire, les exactions des rebelles, la solution dépend du gouvernement seul qui peut obtenir un cessez-le feu ou faire durer la guerre jusqu’à des catastrophes regrettables. Si les Algériens qui combattent obtiennent ce qu’ils revendiquent au titre de droit et voient, au profit de tous, leurs aspirations satisfaites, ils n’auront naturellement plus intérêt à mourir. Les gouvernements qui se sont succédés et même celui qui est encore en place ne paraissent pas le savoir. Après Soustelle qui gouverna en seigneur voici encore Lacoste qui dirige en maître en Algérie2 et qui voudrait aussi en chef diriger le ministère. Il obtint assez vite les 400 000 hommes qu’il réclamait comme condition première de sa réussite dans la « pacification » Il en a maintenant plus de 700 000 (d’après des « fuites ») bien que l’information officielle n’avoue qu’un nombre voisin de 400 000. Il demande toujours des renforts, prenant peut-être les masses humaines pour des marchandises. Mais quelle a été l’efficacité de ces effectifs ? Lacoste a non seulement perdu la partie qu’il croyait pouvoir gagner, mais la situation maintenant s’avère de plus en plus défavorable pour l’espoir de tant de Français trompés par une politique douteuse. Qu’ont ajouté les 400 000 hommes ? Ils ont renforcé la résistance des Algériens, excité par diverses injustices nombre de musulmans à regagner le maquis ou au moins à s’y réfugier, creusé à grands coups le fossé qui venait de se faire voir entre Musulmans et Européens, activé par leur violence impatiente celle des Résistants. Fatalement, ceux-ci apprêtent contre une armée au moins d’un demi-million de combattants des moyens proportionnels. L’action militaire est inefficace. Ceux qui ne croyaient pas à l’histoire pour admettre ce principe, le croient maintenant en face de l’expérience. Beaucoup de Français ont beau crier depuis longtemps : « On ne résout pas un problème politique par des moyens militaires », « On ne lutte pas avec des tanks contre des états d’esprit » (comme on disait une fois dans France Observateur), ces sentences, de fort réalisme cependant, avaient été et restent encore pratiquement vaines … Et vaines se révèlent maintenant les opérations militaires. Devant cet échec dont Lacoste est en grande partie responsable, l’information essaie follement de trouver des subtilités pour parler plutôt de l’échec des « hors-la-loi ». L’administration arme les civils musulmans – avec des fusils de chasse et sous le commandement de chefs français sanguinaires, et elle publie des photos … de musulmans volontaires pour combattre les hors-la-loi. Après le bombardement d’une région, les autorités vont retrouver les survivants pour prendre des photographies (qu’on publie par la suite sur la presse) montrant un chef militaire donnant des bonbons à un enfant (resté sans parents) ou distribuant de la farine à quelques survivants qu’on veut rallier après une barbare razzia, et prouver avec ceux-ci … l’humanité et la paternité des dirigeants français. Tout cela est tragique parce qu’inhumain d’une part et lâche d’une autre. Que de dessous nous avalons chaque jour !
Toutefois tous les dirigeants français commencent à reconnaître que la solution est politique, après l’avoir affirmée et jurée uniquement économique et sociale. Ils commencent, après l’échec militaire surtout, à avouer des fautes effectivement commises en Algérie. Même Lacoste le dit ces derniers moments. Mais cela n’arrête guère l’action de nos Résistants, tant qu’à côté de ce fléchissement verbal passent quotidiennement des renforts et se poursuivent les opérations militaires avec une brutalité encore aveugle.
Mais avons[-nous] ou veut-on aboutir ?
Bien que le gouvernement actuel de M. Guy Mollet, ou plutôt M. Guy Mollet, semble animé d’un désir sincère de conciliation et d’un aboutissement à une solution honnête et durable, il n’ajoute pas beaucoup à la situation, tant qu’il se contente de rester à la remorque et suivre pratiquement la politique de ses prédécesseurs. Oui, il semble se soumettre à certains colonialistes qui ne cessent de crier : « Il faut garder l’Algérie », comme si l’Algérie est une terre de chasse à acquérir et un pays sans peuple. Il paraît se soumettre surtout à ceux qui aliènent l’esprit de tous ceux qui viennent représenter le gouvernement à Alger, aux féodaux, aux grands maîtres qui ont toujours dicté et fait appliquer leur loi. Monsieur Guy Mollet était venu le 6 février peut-être avec une intention sincère et honnête de commencer la conciliation en disant halte aux ultras, mais malheureusement, il subit lui-même leur loi et l’observa fort longtemps. Après avoir dit comme eux : « La France se battra pour rester en Algérie », il commence à déclarer maintenant qu’il faut faire des contacts avec les dits Rebelles et préparer un cessez-le feu en vue d’une négociation qui déterminera le sort de l’Algérie.
Après le Congrès Socialiste, la motion qui fut définitivement votée fait naître l’espoir d’une entente dans beaucoup de cœurs de Musulmans d’Algérie et sans doute aussi chez beaucoup de métropolitains. Seulement l’on craint qu’elle soit, non une décision de gouvernement, mais une simple motion de parti, bien qu’elle soit ratifiée par le ministère et particulièrement par le Président du Conseil.
Elle [la motion] demande au gouvernement de « lutter sur deux fronts : contre les rebelles et contre les ultras du colonialisme qui s’opposent à la réconciliation franco-musulmane et la création d’une Algérie nouvelle », de « rompre de façon nette et définitive avec ceux qui ont régné dans le passé par la puissance de leur fortune, de leur influence et de leur presse, sur la politique de la France en Algérie. », « prendre des mesures sévères, allant jusqu’à l’interdiction contre la presse qui a toujours servi les intérêts des maîtres d’Algérie » … enfin je suppose que vous connaissez la motion socialiste votée à une majorité écrasante au Congrès de Lille.
Mais l’on craint, dis-je, qu’elle reste valable seulement pour le parti et qu’elle ne sera pas observée au sein du gouvernement.
Juste après la clôture du Congrès et encore en France, Lacoste avouait déjà à un journaliste : « Les motions de congrès vues d’Alger, ce n’est pas bien grave. Ils peuvent bien voter tout ce qu’ils veulent. Moi, j’applique une politique sur place ». Plus ouvertement encore il se déclarait « impuissant de lutter sur deux fronts », c’est-à-dire refusant de combattre les féodaux qu’il avait encouragés. Ces déclarations ne sont pas négligeables, mais de portée effective. « La politique sur place » du ministre résident est réelle. Comme il avait été promis on s’attendait le quatorze juillet à la libération d’au moins la majorité des détenus dans les camps de concentration, où pourtant ne vivent que des suspects de tous âges arrêtés sans aucune preuve d’action politique. Mais, par exemple, dans le camp de M’Sila où sont enfermés plus de 800 [suspects], 45 seulement vont être libérés choisis parmi les vieux de plus de 68 ans et de jeunes de moins de 18 ans ! Voilà la réalité de la libération de détenus dont se vante l’administration.
Enfin la solution ? L’impasse actuelle est de plus en plus étroite, mais l’issue est espérée de plus en plus proche. Le gouvernement veut une conciliation mais propose des principes contradictoires. En vue d’une libre discussion Guy Mollet a toujours envisagé des élections libres et loyales, mais de telles élections pour choisir « les interlocuteurs valables » qu’on désire, pourront-elles se faire libres et loyales, quand les camps de concentration retiennent des milliers d’hommes politiques et de citoyens musulmans, quand le monopole de l’expression et de la souveraineté n’appartient qu’aux Européens et à l’administration, quand enfin autorités et féodaux détiennent toutes ou presque toutes les directions et restent encore capables des intrigues les plus bouleversantes ?
Le gouvernement pose encore comme condition préalable un cessez-le feu, mais aussi d’une manière qui prête à l’équivoque. Il tait toute promesse, toute garantie qui puissent convaincre toute une armée révolutionnaire et gagner la confiance de tout un peuple décidé à souffrir par suite de ses souffrances-mêmes.
C’est ainsi que, se souvenant encore de la leçon du désarmement des fellaghas tunisiens par P. Mendès-France pour n’aboutir à la fin qu’à une fictive autonomie interne, l’A.L.N. pose en réponse à l’appel de M. Guy Mollet, des conditions préalables, qui sont raisonnables, si je ne me trompe. Avant de décider un cessez-le feu, les Résistants exigent des garanties. Avant de procéder à des élections, le Comité de Libération demande la libération des détenus politiques et de tous les internés algériens, pour qu’elles puissent se faire libres et loyales. Aussi, vu la détention par les Européens de la quasi-totalité des pouvoirs et de la limitation des libertés de suffrage, le Comité demande l’intervention d’une commission internationale envoyée par l’O.N.U. Enfin toute négociation, toute libre discussion doit être entre des parties égales, ou elle n’est pas telle. C’est ainsi que le Comité exige avant toute négociation éventuelle la constitution d’un gouvernement provisoire présenté par ceux qui luttent. Ainsi toute équivoque est écartée et un minimum de confiance est assuré.
Mais si le gouvernement ne tient plus à la fiction, ou du moins à la difficulté, « d’élections libres et loyales », il peut immédiatement engager des conversations déterminantes avec les représentants de la Résistance. Ils sont non seulement des représentants authentiques du peuple algérien et des interlocuteurs valables, mais encore ses héros qui ont fait entendre ses aspirations et sont toujours capables de les faire entendre encore.
Mais le gouvernement semble espérer discuter avec des représentants peut-être préfabriqués et s’entendre non avec ceux qui cherchaient la discussion, mais avec des « étrangers » à la Révolution Algérienne. Pour obtenir un cessez-le feu il faut s’adresser à ceux qui portent les armes, pour satisfaire un peuple il faut avoir le réalisme de discuter avec ses vrais dirigeants.
Mais le gouvernement hésite, tergiverse et n’ose pas encore reconnaître la vérité où il se trouve inéluctablement acculé. Reconnaître les aspirations nationales de l’Algérie, qui est un devoir envers un droit, lui paraît une énormité. Pourtant …
Pourtant qu’y-a-t-il « d’impensable », comme disaient plusieurs dirigeants français ? Qu’y-a-t-il d’étonnant de voir un peuple réclamer un droit et manifester un devoir, vouloir enfin, comme tous les autres peuples, la condition première de toute prospérité nationale et de toute existence internationale ? Si les dirigeants Français prétendent mener l’Algérie vers son progrès et sa liberté, pourquoi combattent-ils maintenant l’idéal des Algériens, idéal cependant conforme aux principes théoriques des uns et nécessaires à la prospérité des autres ? Ils ne cherchent pas en réalité à sauvegarder les droits des Français qui sont en Algérie, ils sont en train de les détruire en s’obstinant à défendre non des droits, mais des privilèges. On n’assure pas par les armes l’existence d’une minorité historiquement étrangère à côté d’une majorité autochtone, mais par une confiance mutuelle, confiance que ne peut faire naître que la concession des droits et leur respect. Le monopole de la minorité européenne dans tous les domaines s’avoue à une disparition rapide et définitive. Ils ont assez régné en maîtres, trop exploité en seigneurs, mais le régime qu’ils imposaient en dépit de [toutes] les conditions défavorables a craqué pour jamais. Après avoir été coupables, ou du moins accepté pour eux-mêmes une carence coupable, ils essayent maintenant de conserver par la violence un statu quo indigne. C’est dans la paix et dans le respect mutuel des droits de l’homme que peuvent être sauvegardés leurs biens et leur vie. Ce n’est pas parce que la féodalité où ils vivaient en seigneurs leur devint une habitude, qu’elle doit être considérée comme un droit. A leur sujet l’A.L.N. a répondu au gouvernement qu’ils choisiraient pour vivre en Algérie ou bien la citoyenneté française qui serait alors en quelque sorte étrangère, ou bien la citoyenneté algérienne et ils auraient alors les mêmes droits et les mêmes devoirs que leurs concitoyens algériens. Qu’y-a-t-il d’extrémiste dans cette conception ? Elle est extrémiste pour les ultras du colonialisme qui entendent par droits l’éternité des privilèges et par devoir une supériorité raciste sur toute une masse musulmane consciente.
Je ne voudrais pas surtout, pour le profit même de ceux qu’on défend, que l’on aboutisse à une situation indochinoise. Elle n’est pas impossible vu l’évolution effrayante des événements et de la haine entre les deux communautés. Comme maintenant pour l’Algérie, on déclarait pour l’Indochine, quelques années avant le désastre final, « on ne discute pas avec des bandits, avec des criminels de droit commun », « il faut mater les rebelles et assurer la présence française », etc… et l’on continua ainsi pour finir par une conférence internationale. L’Algérie, plus rapidement que l’Indochine, est susceptible d’internationalisation. Déjà beaucoup de chefs d’Etats donnent leur opinion sur une solution politique. L’Algérie n’est pas différente du Maroc et de la Tunisie mais peut encore au malheur de tous finir comme l’Indochine. Que la politique française ne soit pas celle souvent suivie, celle de perdre en ennemis ceux que la France a toutes les chances de conserver en amis.
Je voudrais vous rappeler enfin certaines déclarations de Mendès-France du grand article publié dans un numéro spécial de l’Express au mois de Juin :
« Loin de rallier des adversaires, nous avons perdu des amis. Les milieux intellectuels modérés, les anciens combattants traditionnellement orientés vers nous ont été trop souvent blessés par les erreurs de notre politique, indignés par la violence raciste de la presse, par les brimades que certaines administrations et certaines polices leur ont fait subir et par l’obstination bornée des intérêts égoïstes qui veulent maintenir un état de choses périmé. »
« Allons-nous de nouveau, comme en Indochine et comme au Maroc, comprimer le ressort jusqu’à ce qu’il fasse tout sauter ? »
« Si la population algérienne ne connaît plus la France que sous la forme de son armée ou de sa police, nous n’avons aucune chance de la reconquérir – et cela est vrai quelle que soit la politique que nous aurons finalement adoptée …
Une chose est sûre : la force sera impuissante, et la négociation sera perdue d’avance, si nous avons contre nous tout un peuple profondément persuadé que nous sommes ses ennemis et que son salut ne peut venir que de notre départ. »
Ces déclarations sont appréciables pour beaucoup, non parce qu’elles sont charitables pour les Algériens (il n’y a pas de charité dans les combats politiques) mais parce qu’elles dénotent un réalisme politique plus profitable aux Français qu’aux Musulmans d’Algérie. Ces derniers souffrent mais gagnent davantage de la politique du pire, ils le savent.
Pour le profit donc de la France et pour exiger naturellement moins de sang des Algériens, entendons-nous tous pour faire croire à tous, et persuader le gouvernement, que la politique basée sur l’armée ne durera même pas avec l’armée (« Il n’y a pas, comme disait encore Mendès-France, un exemple dans l’histoire d’une armée régulière triomphant d’une rébellion nationale »). La politique durable et la seule qui puisse être efficace et humaine est celle de la compréhension et de la concession audacieuse devant des réalités éternelles. Le nationalisme algérien, la Révolution algérienne et son armée de Libération sont des réalités toujours plus flagrantes. L’action croissante des dits « horsla-loi » impose sa détermination et sa régularité. La grève des Etudiants Musulmans prouve encore que cette révolution nationale est consciente. Et encore la Grève Générale de tous les travailleurs et employés musulmans la journée du 5 juillet est un plébiscite convaincant de cette Révolution.
Hier fut le début des journées solennelles de la grande fête musulmane de l’Aïd-El-Kébir, mais loin d’être une fête elle est un deuil national. L’âme révolutionnaire s’est ancrée en chaque Algérien, lui dictant le désir du sacrifice ou du moins le partage des souffrances dont se caractérise l’Algérie actuelle.
Puissent les bonnes volontés épargner pertes regrets et répression !
Je voudrais maintenant m’adresser à mon frère Bis. Tu disais que je laissais comprendre3 « un certain mépris pour la France ». C’est une réflexion un peu vague dont il faut distinguer les sens et les vérités. Je pense, mon frère Bis, que tu m’as assez connu, assez lu pour me comprendre ainsi et connaître au minimum les erreurs ou les lucidités dont je peux être capable. Un mépris pour la France en tant que politique, oui, mais en tant que pays et peuple, jamais. Je pense que vous êtes facilement d’accord avec moi pour condamner une politique fragile et préjudiciable dont s’est distinguée la France, ces dix dernières années en particulier, et plus ou moins volontairement depuis les lendemains de 89, dans les pays coloniaux. En rapport avec cela, encore une citation de Mendès-France : « N’oublions pas qu’il y a 450 millions de musulmans à travers le monde et que 400 Millions d’entre eux, c’est-à-dire les neuf dixièmes, au lendemain de la guerre, se voyaient octroyer l’indépendance – au moins en paroles. Les seuls qui restaient liés à une métropole, à une puissance anciennement coloniale, anciennement colonisatrice, c’étaient justement ceux qui dépendaient de nous. »
Nous devons tous, Bis, Musulmans et Français, qui connaissent réellement leur intérêt national, désapprouver et condamner une politique « indochinoise ». Ne parlons même pas de « mépris », voilà ce que je désapprouve et condamne comme tant de gens, comme beaucoup de Français sans doute. Servan-Schreiber écrivait un jour dans l’Express : « Nous avions dit « attention à ne pas casser la France ! » Des centaines de nos lecteurs, surtout les jeunes, nous répondent : « Quelle France ? Si c’est la nôtre, celle que nous aimons et que nous respectons, nous ne reconnaissons pas que ce « gouvernement », que ce « système » la représentent, ni que leur politique la serve, si c’est la leur, la France officielle, qu’ils ne comptent pas sur nous … » …
Quant à la France, en tant que peuple et pays, je n’ose pas, mon cher Bis, comprendre de ta réflexion que tu oses comprendre en moi un « mépris » pour elle. C’est impensable, j’ai le droit de le dire parce que j’ai le devoir de le croire. Mon voyage de l’an dernier m’a fait connaître à la fois un pays admirable et un peuple qui m’a ravi par sa tolérance, sa compréhension et son humanité. Je n’oublierai jamais ce que j’ai trouvé en France : générosité sans réserve, intimité heureuse, inattendue, enfin un enchantement qui grava ma reconnaissance envers ceux que j’ai connus et mon respect pour ceux que je n’avais pas connus mais que je comprenais capables de compréhension, de bonne et généreuse volonté. C’est ainsi que j’ai gardé encore une nostalgie pour la France et je ne manquerai pas de revenir et connaître peut-être davantage le peuple et le pays, dès que je trouverai des possibilités.
Mes chers,
j’ai parlé un peu longuement, franchement surtout, de la situation, parce [que] non seulement il est de mon devoir d’informer des affectionnés d’une manière non traditionnelle, mais parce que vous le voulez encore. Je me suis toujours considéré en fils pour les uns et frère pour les autres, je me suis exprimé librement, mais comme tels, je vous prie donc de ne pas voir en moi d’autre esprit que celui d’un fils ou d’un frère. Si vous avez à prendre certaines réserves et me reprocher des erreurs, n’hésitez pas à le faire plus franchement que moi. Les uns verront un fils, les autres un frère.
J’aurais voulu vous parler davantage car j’ai passé sous silence beaucoup de faits et d’idées. La longueur de la lettre, l’impatience dans un traité douloureux, l’insuffisance de capacités encore, m’obligent à m’interrompre. Si vous voulez continuer la discussion, vous avec plus de questions précises – et je pense vous en donner maintenant plus de possibilités –, je continuerai, moi aussi avec plus de précision, plus de patience et moins d’omissions. J’ai toujours craint de vous choquer mais désormais peut-être il vous est possible de souffrir ma franchise.
Aussi, ai-je affronté par ces propos la censure administrative qui les déclarerait scandaleux et atteignant à la sûreté extérieure de l’Etat, et des suites fâcheuses me seraient réservées. Il ne serait pas inutile de m’accuser réception au moins par une simple carte.
Je m’adresse encore à Bis : si tu trouves le temps et la possibilité, tu seras bien aimable de voir les Tavernier et les Bergeret pour leur dire bonjour de ma part, leur rappeler le bon souvenir que je garde pour eux et leur présenter mes excuses si je ne leur écris pas fréquemment.
Mon bonjour et mon affection à tous, tout en attendant une prochaine lettre,
Lakhdar
- *.
Militant anticolonialiste membre des réseaux d’aide au Fln algérien. Membre de la famille d’accueil bien que n’ayant pas connu Lakhdar Ben Mokhtar.
- 1.
Le mot « fellagha » ou simplement fellaga est le pluriel de « fellag » qui veut dire en arabe, bûcheron. On a appelé ainsi les premiers révoltés en Tunisie parce qu’ils se réfugiaient d’abord dans la forêt et on les pris d’abord pour des bûcherons s’exerçant au banditisme. Le mot s’étend ensuite aux rebelles d’Afrique du nord, mais si original que vous paraisse le mot, l’usage a voulu qu’il soit simplement synonyme de rebelle et de hors-la-loi, en Afrique du Nord.
- 2.
Jacques Soustelle et Robert Lacoste furent tous deux gouverneurs généraux d’Algérie, de 1955 à 1956 pour le premier, et de 1956 au putsch d’Alger du 13 mai 1958 pour le second. Ils firent également partie des fondateurs, en 1959, du Rassemblement pour l’Algérie Française (Raf). [ndr]
- 3.
Bis, qu’on retrouve à plusieurs reprises dans la lettre, est le pseudonyme donné parfois à l’un des fils de la famille qui a reçu Lakhdar et qui été son correspondant. À la suite de cette lettre « Bis » a répondu, sur les conseils de son père, en ne donnant que des nouvelles de la famille, sans aborder le fond de la lettre de Lakhdar qui lui a demandé plus tard de cesser toute correspondance (note de Bernard Riguet).