Qui sont les « nouveaux philosophes » analytiques? Quand la philosophie fricote avec le monde de l'ingénierie
Controverse
Qui sont les « nouveaux philosophes » analytiques ?
Quand la philosophie fricote avec le monde de l’ingénierie
Encore un certain nombre de personnalités du monde de l’éducation, de l’édition, de l’information, des médias – et ipso facto le grand public – ignorent qu’il existe une profonde division entre deux courants antagonistes de la philosophie contemporaine : le courant de la philosophie analytique et celui de la philosophie dite « continentale1 ». Bien plus que des questions de géographie (la philosophie analytique n’est pas strictement anglo-saxonne, de même que la philosophie dite « continentale » se pratique aussi outre-Atlantique), ce sont des questions de méthode et, plus profondément, des questions concernant la nature même de l’activité philosophique, qui opposent ces deux écoles2.
Mais combien savent qu’il existe encore une scission radicale au sein même de la tradition analytique ? ? scission qui dépasse de loin les oppositions doctrinales traditionnelles : réalisme, idéalisme, scepticisme, etc. Alors même qu’ils s’entendent cette fois sur la méthodologie de leur discipline (argumentation, rigueur, utilisation de la logique, analyse du langage), certains philosophes analytiques reprochent en effet à leurs confrères de voir dans la philosophie une pratique nécessairement aporétique ou ne pouvant prétendre qu’à des résultats négatifs, ou leur reprochent encore de croire que le but de la philosophie n’est pas théorique mais seulement pratique.
La philosophie analytique est apparue au début du xxe siècle à partir du constat fait par G. E. Moore et B. Russell selon lequel la grammaire du langage ordinaire serait philosophiquement trompeuse. Il serait au contraire possible de se débarrasser de la plupart des grandes questions de la philosophie, questions tout simplement dénuées de sens, en traduisant les propositions du langage ordinaire dans le langage formel idéal de la logique symbolique (Carnap, Moore, Russell, Wittgenstein I) ou en faisant le partage entre des contextes d’usage linguistique appropriés ou non (Wittgenstein II). Dans tous les cas, la philosophie analytique se présente à ses origines non pas comme une doctrine, mais comme une activité de clarification des pensées et de critique du langage. Elle se veut donc essentiellement anti-théorétique.
Or, au milieu des multiples oppositions qui coexistent au sein de cette tradition, des philosophes analytiques dissidents affirment aujourd’hui, à la suite de R. Chisholm, D. Davidson, D. Armstrong, H. Putnam, S. Kripke ou J. Searle3, que la philosophie est une entreprise théorétique (theoretical enterprise) à part entière, qu’elle peut prétendre au statut de « science » et approvisionner le stock de connaissance positive humaine (add to the stock of positive human knowledge4). L’utilisation de la logique et l’analyse du langage ordinaire auraient ainsi une fonction non plus seulement négative ou critique mais bien positive dans la mesure où elles nous permettraient d’obtenir des connaissances objectives sur le monde, de produire un savoir – le respect de la méthodologie des sciences exactes permettant de faire le partage entre le vrai et le faux d’un côté, et l’absurde de l’autre. En d’autres termes, ces philosophes défendent, selon le mot même de R. Rorty5, une version « scientiste » de la philosophie. Ils prennent au sérieux cette phrase de Bertrand Russell :
La vraie méthode, en philosophie comme en science, sera inductive, méticuleuse, et n’ira pas supposer qu’il est du devoir de tout philosophe de résoudre chaque problème par lui-même. C’est là la méthode qui inspire le réalisme analytique et c’est la seule méthode, si je ne me trompe pas, qui permettra à la philosophie d’obtenir des résultats aussi solides que ceux de la science6.
Or, cette tendance scientiste de la philosophie analytique se développe de manière significative, notamment à travers le succès grandissant que remportent aujourd’hui les champs de la métaphysique analytique et de l’ontologie formelle dans le cadre de la recherche universitaire. La raison de ce succès est la suivante : les résultats de la philosophie analytique scientiste sont directement applicables dans les domaines de l’informatique et de l’ingénierie. Ainsi, Kevin Mulligan peut blâmer ses confrères analytiques d’avoir mésestimé l’intérêt philosophique que représentent les questions posées par la bio-informatique, l’intelligence artificielle ou les réseaux sémantiques au profit de puzzles philosophiques sans aucun rapport avec le monde réel7. Mais plus grave peut-être, les nouveaux philosophes analytiques se font aussi de plus en plus présents dans les publications philosophiques de vulgarisation, la presse et les médias de masse8. En raison de l’ignorance des journalistes et des chroniqueurs, le grand public considère comme autant de « philosophes » traditionnels, avec tout le prestige qui peut se rattacher à ce titre, des chercheurs ou des universitaires qui s’en éloignent tant par leur style que par l’idéologie dont ils sont les porteurs. Faut-il craindre alors ces philosophes d’un genre nouveau ? Faut-il voir dans leur idéal de fusion entre la science et la philosophie, de même que dans leur projet de tirer un trait définitif sur toute philosophie davantage tournée vers l’âme humaine, le monde vécu, les contextes sociopolitiques et plus généralement la vie, une forme d’impérialisme intellectuel ? Mais surtout, faut-il encore réserver l’appellation même de « philosophe » à ces chercheurs dont le travail se fait généralement au seul bénéfice du complexe techno-industriel ?
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Faisons le pari de prendre au sérieux Kevin Mulligan lorsqu’il piège et discrédite la moitié de ses homologues analytiques, arguant que leur refus de faire de la philosophie une activité théorique est en complète contradiction avec leur idéal méthodologique, en tout point identique à celui de la science. La seule philosophie analytique cohérente serait donc celle prônée par les nouveaux philosophes analytiques. Il leur suffit ensuite, pour pouvoir jouir exclusivement du titre de « philosophe », de se débarrasser des philosophes dits « continentaux ».
L’idéal méthodologique des nouveaux philosophes analytiques est celui de l’exactitude. Ainsi, sont élevés au rang de « vertus » philosophiques l’argumentation, la précision, l’attitude problématique, l’analyse, la description, l’utilisation d’exemples et de contre-exemples, le désintérêt pour l’histoire et la méta-philosophie, la démonstration logique, etc.9. Le succès effectif de la science positive, difficilement discutable, intervient ici en guise de preuve ad hoc de la réussite de ces exigences méthodologique. La philosophie dite « continentale », qui n’en respecterait aucune, est dès lors rejetée comme simple « bavardage », « mauvaise philosophie », « pathologie », « maladie », « mélodrame », « logorrhée », etc.10. De telle sorte que les nouveaux philosophes analytiques, lorsqu’ils évoquent cette tradition philosophique
dont les héros sont Heidegger, Adorno, Bachelard, Kojève, Gadamer, Sartre, Merleau-Ponty, Lacan, Levinas, Althusser, Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Apel and Habermas et leurs grands-parents Marx, Nietzsche, Dilthey, le deuxième Husserl et Bergson11,
parlent de « spectacle désemparé », de « tradition agonisante », de « défaite » de la pensée, de « décadence ». La philosophie analytique scientiste se présente au contraire comme le bon candidat pour redonner ses lettres de noblesse à la discipline et, forte de ses succès et de ses résultats effectifs, sortir la pensée du climat de nihilisme ambiant qui caractérise notre époque – et dont la responsabilité incombe finalement peut-être à la philosophie dite « continentale » elle-même12.
Car les nouveaux philosophes analytiques reprochent à la philosophie dite « continentale » de s’être exclusivement préoccupée de questions dites « vitales ».
Pour une bonne part, ce qui a été considéré comme vital dans la philosophie continentale relevait d’une philosophie de la vie, de l’anthropologie philosophique et d’une philosophie, ou en fait d’une conception, de l’histoire et de la politique. [ …] Ce qui passe pour avoir une importance vitale, c’est en fait tout un continuum de questions. À un extrême, il y a des questions auxquelles sont censées répondre des remarques édifiantes sur notre situation historique, dans le cadre du capitalisme, dans des sociétés technologiques avancées, en tant que membres de minorités, etc. Plus loin sur le continuum, il y a des réflexions qui peuvent passer pour appartenir à la philosophie de l’histoire et de la politique. Beaucoup plus loin, il y a des questions autrefois décrites comme appartenant à l’anthropologie philosophique. Cette étiquette, et des questions telles que : « Qu’est-ce que la vie ? (De quoi parle-t-elle ?) », « Qu’est-ce que l’homme ? » font seulement monter un sourire aux lèvres du postmoderne sophistiqué, mais c’est seulement parce qu’il les confond avec un ensemble de réponses qu’il rejette. La question « Qu’est-ce que la vie ? » est bien sûr étroitement liée à l’une des questions les plus importantes de la philosophie : « Comment devrions-nous vivre ? », quoique de nombreux philosophes continentaux essayent d’éviter un vocabulaire explicitement évaluatif13.
Or, les nouveaux philosophes analytiques se félicitent au contraire de l’absence totale d’intérêt dont a fait preuve jusqu’à ce jour la philosophie analytique, au champ de préoccupation pourtant extrêmement large, pour ce type de questions – cet intérêt représentant le tournant à partir duquel la philosophie sombre dans la pathologie et le déclin. Au contraire, ils n’ont de cesse d’exiger des philosophes qu’ils se conduisent en tous points « comme des scientifiques » (like scientists) et s’occupent uniquement du monde réel, à savoir celui de la physique et de la biologie – abandonnant du même coup le monde irrationnel des affaires humaines à la littérature ou la poésie.
Mais si les nouveaux philosophes analytiques contribuent à ravitailler le stock de connaissance positive, encore faut-il savoir de quel type de connaissance il s’agit.
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Les nouveaux philosophes analytiques, spécialisés dans les domaines de la philosophie du langage, de l’épistémologie, de la métaphysique analytique et de l’ontologie formelle travaillent en étroite collaboration avec des chercheurs en sciences cognitives, des neuroscientifiques, des linguistes. Ils essaient de répondre à des questions du type : qu’est-ce qu’une propriété, une frontière, une surface, un trou, un accident, un désignateur rigide ? Y a-t-il des mondes possibles, des universaux, des objets non existants ? Qu’est-ce que l’identité temporelle, la structure méréologique d’un objet ? Qu’est-ce qu’une relation de dépendance, un fait, un événement, un état de choses, une proposition ? Y a-t-il du vague, des particuliers nus, des tropes14 ? Sans chercher à dénoncer l’impertinence de ces « problèmes », il est intéressant de noter que les philosophes analytiques s’efforcent toujours de les résoudre au moyen de la logique symbolique (ou d’autres systèmes formels comme la théorie des ensembles, la méréologie, la topologie, voire la méréotopologie). Leur souci constant est celui de la formalisation. Prenons ainsi un extrait d’un article de Roberto Casati et Achille Varzi sur l’ontologie spatiale :
Nous pouvons à présent définir à partir des lignes précédentes une relation supplémentaire, celle de co-localisation exacte, que nous avons utilisée jusqu’ici de manière intuitive. Elle peut être obtenue en supprimant simplement le modificateur ‘S’ de DL11 :
DL12 RL(x, y) = df L(x, r(y)).
Le lien avec TL59-TL66 est obtenu par le fait que l’identité (sameness) de localisation équivaut à l’identité (identity) des régions correspondantes :
TL67 RL(x, y) ? r(x) = r(y).
Il s’agit d’une notion qui est intéressante par elle-même, et qui se comporte plutôt bien :
TL68 RL(x, x)
TL69 RL(x, y) ? RL(y, x)
TL70 RL(x, y) ? RL(y, z) ? RL(x, z).
C’est-à-dire que RL est réflexive, symétrique et transitive (une relation d’équivalence). De plus, nous avons immédiatement les analogues de DL1-DL3 :
TL71 RWL(x, y) ?
? z(P(z, y) ? RL(x, z))
TL72 RPL(x, y) ? ? z(P(z, x) ? RL(z, y))
TL73 RGL(x, y) ?
?z?w(P(z, x) ? P(w, y) ? RL(z, w))
de même que de AL2-AL3 :
TL74 RL(x, y) ? P(z, x) ? WL(z, y))
TL75 RL(x, y) ? P(z, y) ? PL(x, z))15.
La métaphysique analytique essaie ainsi de décrire formellement les différentes entités (et les relations qu’elles entretiennent les unes par rapport aux autres) qui peuplent le monde du sens commun – dans lequel on trouve tout à la fois des objets, des trous, des frontières, des surfaces, des couleurs, etc.16. Elle s’attache donc à décrire l’univers dit « mésoscopique », celui qui est situé à mi-chemin entre l’univers de la microphysique et celui de l’astrophysique, en fait l’univers tel que nous l’expérimentons dans notre vie de tous les jours. C’est seulement en ce sens que la philosophie analytique peut prétendre avoir affaire au monde réel (encore que le monde réel n’a sans doute rien à voir avec le monde vécu) et prendre ses distances avec la physique. Mais pourquoi faudrait-il nécessairement en passer par la logique et les langages formels pour le décrire ? Achille Varzi nous donne un élément de réponse lorsqu’il essaie de montrer en quoi une description ontologique du monde microphysique serait dénuée d’intérêt pour la philosophie.
Il ne s’agit pas du genre de description que nous utilisons dans nos actions quotidiennes. Ni de la description du monde dont nous avons besoin pour expliquer le comportement des chats et des chiens ou pour apprendre à une machine – comme un robot avec des modules sensoriels appropriés – à se déplacer et interagir de manière autonome avec son environnement17.
Ailleurs, Barry Smith :
L’idée de fournir une théorie adéquate du monde du sens commun a surtout été prise au sérieux dernièrement par ceux qui, comme Patrick Hayes ou Kenneth Forbus, voient dans la théorie de ce qu’ils appellent la « physique naïve » ou « qualitative » les fondations pour les succès pratiques à venir dans le domaine de la robotique.
Le travail des gestaltistes et de Gibson, associé à celui de la physique naïve et de l’ontologie formelle dans la tradition des premiers phénoménologues, a l’occasion d’offrir un cadre « théorique » unifiant pour le développement d’une explication réaliste des structures impliquées ici, selon des manières qui peuvent aussi, comme nous le suggérons, avoir une valeur dans l’amélioration des théories du type de celles qui sont exigées par les chercheurs en physique naïve dans le champ de l’intelligence artificielle18.
Encore :
Le cadre de la méréotopologie n’est sûrement pas suffisant pour offrir une expression formelle cohérente de toutes les distinctions qui ont une importance pour la théorie générale des conceptualisations et des catégorisations. Il peut cependant fournir un point de départ exceptionnellement fertile pour les buts que se fixent le chercheur en sciences cognitives et l’ingénieur ontologue19.
Ainsi, l’analyse et la description des prétendues structures formelles objectives qui composent la réalité permettent la modélisation des catégories et des structures cognitives qui interviennent dans l’exercice de l’action humaine, leur intégration dans des bases de données et leur implémentation dans des programmes d’intelligence artificielle. Ceux-ci visent ensuite à recréer informatiquement ou techniquement les différentes facultés de perception, d’action et de raisonnement ainsi que les différents types de comportements physiques ou mentaux que nous empruntons dans la vie quotidienne. Pouvoir reconnaître un objet, pouvoir se déplacer, pouvoir faire un choix, pouvoir mémoriser des informations utiles en temps réel : voilà ce que l’on attend aujourd’hui des machines dans des domaines de plus en plus nombreux de la science appliquée.
Dans cette perspective, les projets les plus ambitieux intègrent le mouvement et la manipulation. Il s’agit de plates-formes mobiles équipées de bras manipulateurs et instrumentées de divers capteurs (caméras, proximètres à ultrasons, télémètres lasers, radars, odomètres, positionnement inertiel ou par satellite, etc.) et des moyens de communication. On distingue des projets en robotique d’intervention et en robotique de service. En robotique d’intervention (exploration de sites hostiles : planètes, fonds d’océans, Antarctique), l’environnement est non structuré, peu connu et grossièrement modélisé. [ …] En robotique de service (manutention, maintenance, surveillance), l’environnement est bien structuré (ateliers, hôpitaux, ports) et l’on dispose de beaucoup de connaissances20.
De cette manière, les recherches de B. Smith en ontologie formelle profitent tout à la fois au domaine médical (analyse automatique des radiographies, diagnostics informatiques, etc.21), au domaine de l’économie, au domaine des systèmes de localisation géographique et militaire, à la théorie des réseaux de sécurité (theory of network security22), etc. Plus généralement l’ontologie formelle a des applications directes dans le domaine de l’ingénierie (modélisation conceptuelle et constitution de bases de données) et surtout de l’intelligence artificielle23. Comment reproduire artificiellement des comportements humains ? Comment décrire, catégoriser et formaliser la perception que les humains se font du monde pour l’implanter ensuite dans des robots, des machines à café, des drones, des disques durs, des lecteurs Dvd, des caméras de vidéosurveillance ? Telles sont les questions aveugles qui commandent la pratique de la philosophie analytique scientiste.
Dès lors, on peut se poser la question de savoir à qui s’adressent véritablement les nouveaux philosophes analytiques. Nous avons vu que, du point de vue des nouveaux philosophes analytiques eux-mêmes, les philosophes dits « continentaux » parlent aux hommes et parlent des hommes, de leurs histoires individuelles et collectives, du monde auquel ils se rapportent, de l’absurdité de leur existence et du sens qu’ils peuvent (ou doivent) lui donner, plus généralement de la vie. À l’opposé, l’utilisation quasi compulsive de la logique est un bon guide pour nous laisser deviner à qui s’adressent les nouveaux philosophes analytiques. Car qui parle le langage de la logique, qui fonctionne à partir d’axiomes et de règles de dérivation, qui pense avec des 1 et des 0 sinon les machines, ou plus précisément les programmes informatiques qui en assurent le fonctionnement ? Le monde que les Npa décrivent est le monde anonyme des nouvelles technologies. C’est uniquement aux machines et aux robots que les Npa s’adressent, jamais aux êtres humains – à moins qu’ils ne soient eux-mêmes philosophes analytiques, logiciens, informaticiens, donc que leur travail soit voué de près ou de loin à la construction de machines et de robots. Dans cette perspective, le projet de décrédibiliser et délégitimer la philosophie dite « continentale » revient à défendre la position suivant laquelle travailler en vue de créer des programmes informatiques et des machines intelligentes est une tâche plus noble pour la philosophie, plus digne d’être poursuivie, donc axiologiquement supérieure, à celle qui consiste à aider les hommes à vivre mieux24.
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Les critiques qui ont été adressées par les philosophes dits « continentaux » à la philosophie analytique ne datent pas d’hier25. Mais dès qu’on reproche aux nouveaux philosophes analytiques de faire de la philosophie pour les ingénieurs, et donc de la philosophie pour les grandes entreprises, quand on leur reproche de flirter aveuglément avec l’idéologie capitaliste, voici généralement quelle est leur réponse :
Supposons que la majorité des philosophes analytiques travaillent secrètement pour opprimer les masses et soutenir l’avancée du techno-capitalisme. Aurait-on pourtant le droit de penser que ces faits sont pertinents quand il s’agit d’évaluer leurs arguments26 ?
Autrement dit, invoquer l’utilisation qui peut être faite des résultats de la philosophie analytique ainsi que le contexte socio-politique de leur production n’est pas pertinent pour en discuter la légitimité en matière de vrai ou de faux. Les nouveaux philosophes analytiques nous font ici l’honneur d’une belle lapalissade. Albert Einstein aurait tout aussi bien pu éluder la question de l’utilisation de la bombe atomique contre le Japon en prétextant que cela ne remettait pas en cause l’exactitude de ses théories. Kevin Mulligan écrit lui-même :
L’invocation de l’origine, de la genèse ou du contexte d’une affirmation à la place d’une évaluation de son contenu porte le nom de « sophisme génétique ». Mais le sophisme génétique n’est pas un vice cognitif comme les autres – l’inconsistance, l’indifférence aux justifications ou aux distinctions, l’inexactitude, le bavardage. Il n’est même pas un sophisme comme les autres. La présence généralisée du sophisme génétique constitue un rejet en bloc de la rationalité, de l’entreprise cognitive (présence qui n’est pas à confondre avec un rejet argumenté de la rationalité27).
Mais reprocher aux nouveaux philosophes analytiques d’être en étroite relation avec le monde de l’informatique et le complexe militaro-industriel ne revient en aucune manière à vouloir discuter l’exactitude de leurs résultats. Les philosophes dits « continentaux » qui avancent ce genre d’argument à portée politique n’ont en général aucune compétence technique pour évaluer une démonstration de logique. Ils veulent seulement attirer l’attention sur le fait que la Recherche, fondamentale ou appliquée, n’est pas une activité neutre. Qu’elle est même profondément enracinée dans tout un contexte socio-économique qui la rend possible et tout en même temps la conditionne. De telle sorte que bien souvent, tout « philosophes » qu’ils sont, les Npa évoluent dans un système où c’est le monde de l’économie qui influence, sous la forme de bourses, de financements, de partenariats, de colloques, etc., les grandes orientations de leur pratique.
R. Casati et A. Varzi ont publié en 1994 un ouvrage d’ontologie formelle sur les trous28. Or le thème qui a été choisi, de même que la méthode d’investigation qu’ils ont décidé de suivre, ont bien dû faire, à un moment ou un autre, l’objet d’un processus de décision de leur part. Car tous les thèmes de recherche ne présentent pas le même intérêt. R. Casati et A. Varzi ont estimé, ou quelqu’un les a convaincus, que ce thème méritait davantage d’être étudié qu’un autre, qu’il était donc plus important. Mais cela signifie alors que l’on est tout à fait autorisé à discuter la légitimité de ces soi-disant mérites, de cette soi-disant importance ; que l’on est tout à fait autorisé à discuter les raisons qui ont conduit à choisir tel thème et pas un autre, raisons qui sont donc bien à l’origine de ce projet de recherche, et donc des résultats auxquels il va aboutir ; raisons qu’on ne peut pas dissocier du contexte socio-politico-économique de leur apparition. L’invocation du sophisme génétique par les nouveaux philosophes analytiques tombe purement et simplement à l’eau puisqu’ils se défendent en invoquant la virginité d’une sphère (celle de l’évaluation des arguments) qui n’est pas celle qui a été attaquée (celle du contexte socio-économique de leur pratique) ; comme s’il fallait toujours qu’on s’en prenne aux résultats ! Les nouveaux philosophes analytiques ne sont pourtant pas sans savoir que la Recherche est une activité sociale, que les fonds qui lui sont accordés relèvent de décisions politiques, que ses objets d’études sont scrupuleusement choisis en fonction de certains intérêts ; qu’elle est donc prise, qu’on le veuille ou non, dans un contexte général fortement influencé par l’économie de marché.
La question qu’il faut se poser est donc celle de savoir si le travail des nouveaux philosophes analytiques relève encore de la « philosophie » ? Il faudrait pour ce faire reprendre l’histoire de la discipline à ses origines et dresser un profil type du « philosophe ». Cela prendrait du temps. Il s’agit simplement ici de semer le doute et de sensibiliser à l’existence, à côté des philosophes traditionnels, de « techniciens conceptuels », d’« ingénieurs de la philosophie » qui sont en définitive des ingénieurs « tout court » dans la mesure où ils parlent le langage de l’ingénierie, travaillent en collaboration avec des ingénieurs et produisent des résultats utilisés par le monde de l’ingénierie. Le fait qu’ils soient préoccupés par des problèmes de fond et d’un grand degré abstraction (Qu’est-ce qu’un objet quelconque ? Qu’est-ce qu’un processus ? Qu’est-ce qu’un désignateur rigide ?), le fait aussi qu’ils travaillent en retrait des chaînes de montage et des théâtres d’opération peuvent sans doute faire croire aux nouveaux philosophes analytiques qu’ils se rattachent encore aux derniers rameaux de l’arbre de la philosophie. Peut-être. Mais rien n’y fait. Les nouveaux philosophes analytiques remplissent, grâce aux conclusions de leurs raisonnements logiques, les pages des programmes informatiques visant à assurer le fonctionnement des machines, des appareils multimédias aux systèmes de géolocalisation en passant par les caméras de vidéosurveillance. Les étudiants ingénieurs (en informatique, agronomie, aéronautique, génomique fonctionnelle) se voient proposer aujourd’hui des séminaires d’« ontologie » au cours desquels on leur apprend à catégoriser les différents objets et phénomènes qui interviennent dans certaines sphères de leurs disciplines pour constituer ensuite des bases de données informatiques permettant l’intégration de données hétérogènes et utilisables par les laboratoires de recherche au niveau mondial. Ce qui n’a plus rien à voir, il faut bien l’admettre, avec de la « philosophie » – quelle que soit la portée que l’on donne à ce terme.
Il est donc plus que jamais urgent de sensibiliser le public et les médias quant à l’existence de ces pseudo-philosophes qui non seulement biaisent le débat public, mais qui s’immiscent aussi progressivement dans les départements de philosophie – aux dépens toujours de la philosophie dite « continentale », davantage préoccupée par les questions « vitales ». Il faut insister sur le fait que le travail de ces philosophes-ingénieurs est tout entier dédié, directement ou indirectement, à la fabrication et l’amélioration de machines, de drones, de robots, d’automates : certains rendant service à l’homme, d’autres lui portant les plus grands préjudices ; insister aussi sur le fait que les aspects éthiques et politiques de la philosophie y sont occultés au profit d’un normativisme aveugle fondé sur l’idéal méthodologique des sciences positives comme seul voie d’accès au Vrai.
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Lorsqu’il a fallu, à l’issue des élections qui opposaient G. W. Bush à Al Gore en l’an 2000 aux États-Unis, recompter les bulletins de vote de l’État de Floride, le philosophe et ontologue Achille Varzi a été sollicité par la chaîne de télévision Cnn. L’émission Making the Moost of it, présentée par Jeanne Moos et intitulée pour l’occasion “The Hole Story”, était diffusée le 18 novembre 2000. « Qu’est-ce qu’un trou ? ; à quoi ressemble un trou ? ; comment reconnaître un trou ? », voilà les questions sur lesquelles il a été demandé au « philosophe » de s’exprimer.
Martin Mongin
Coup de sonde
Le traitement scolaire du fait religieux en Europe29
La question de la relation école/religion a suscité dès la fin des années 1980 des analyses novatrices et approfondies30. Le livre dirigé par Jean-Paul Willaime, en collaboration avec Séverine Mathieu, s’inscrit dans ce champ d’études, en lui donnant une ampleur géographique inédite. Réunissant une vingtaine de contributions, rédigées pour la plupart par des spécialistes étrangers, il dessine un tableau global de la situation européenne, dans ses permanences et peut-être surtout dans ses évolutions. Huit pays de l’Union se trouvent soumis à l’investigation, auxquels s’ajoutent, à fin de comparaison, la Suisse et la Turquie, la Russie et les États-Unis. Constitué principalement d’études de cas, qu’encadrent des réflexions plus larges, l’ouvrage répond à une cohérence d’ensemble. Il ambitionne non point seulement de décrire les modèles particuliers de traitement du fait religieux à l’école publique, mais d’expliquer leurs origines (et leurs mutations) en les rapportant aux itinéraires (et aux imaginaires politiques) des États-nations qui les ont produits. La ligne, qui n’est pas sans évoquer la méthode des « diachronies rétrospectives » chère à Stein Rokkan, est ainsi rappelée par Jean-Paul Willaime dans son introduction : c’est à partir « de la construction historique de la nation [dont] l’identité se projette dans un idéal de formation et de socialisation » qu’il convient d’aborder le problème du rapport entre univers scolaire et univers religieux.
Quatre modèles
La lecture des différentes contributions nous confronte d’abord au spectacle d’une Europe mosaïque. Les pays, en raison précisément de leurs trajectoires singulières, n’accueillent pas de la même manière la religion dans leurs dispositifs d’enseignement. Les auteurs repèrent quatre modèles d’organisation qu’il est possible – on prendra cette liberté – de rassembler autour de deux grands pôles. Le premier réunit les pays où, traditionnellement, l’enseignement religieux figure comme matière ordinaire dans les cursus scolaires, indépendamment de tout enseignement alternatif de type laïque. Il peut s’agir tantôt, comme en Grèce, au Danemark ou en Italie, de systèmes monopolistes : l’enseignement religieux, même s’il ne se dit pas « confessionnel », valorise ici la religion socialement dominante (l’orthodoxie en Grèce, le luthéranisme au Danemark, le catholicisme en Italie). Il peut s’agir tantôt de systèmes pluralistes organisés, comme en Allemagne (où l’éducation religieuse est imposée par le texte constitutionnel lui-même), sous une forme « segmentée » (les cours regroupent les élèves d’une même confession), ou comme en Grande-Bretagne sous une forme « intégrée » (les cours de religion accueillent ensemble tous les élèves d’un même niveau, quelle que soit leur religion d’appartenance). Un deuxième pôle réunit les pays qui admettent des cours de morale « laïque », sous forme de cours d’« éthique » ou d’« instruction civique ». Dans certains cas, ces cours sont offerts en concurrence avec les enseignements religieux, comme en Belgique. Dans d’autres cas, en France, aux États-Unis, ou hier dans les pays de l’Est, ils sont seuls proposés aux élèves, l’instruction religieuse devant se dérouler en dehors de l’enceinte de l’école publique. Ces modèles, on le signalait plus haut, ne sont pas nés du hasard : ils traduisent, sur le terrain scolaire, la prégnance d’un imaginaire sociopolitique lié lui-même au processus de constitution de l’État-nation. Le premier pôle, dans ses démembrements monopolistes et pluralistes, a pris corps là où la religion s’est imposée comme élément central de l’identité nationale. C’est le cas en Grèce par exemple où l’orthodoxie, du fait de l’action de l’Église sous la domination turque, a longtemps été identifiée, et continue de l’être en partie, à l’hellénité. C’est le cas en Allemagne aussi où l’État démocratique, institué en 1949, a clairement reconnu sa dette à l’égard des deux confessions dominantes, conservatoires pendant la période nazie d’une éthique de la résistance. Le second pôle agrège les pays dans lesquels la nation a fait l’objet d’une lutte de définition entre les tenants d’une conception universaliste et les partisans d’une approche substantialiste de l’être ensemble. En France, mais aussi dans les pays de l’Est (selon une politique autrement plus radicale il est vrai), ce sont les premiers, qui entendent dissocier identité nationale et identité religieuse, qui l’ont emporté. En Belgique, l’équilibre des forces a conduit à un « accommodement raisonnable », d’où résulte la segmentation actuelle des enseignements à l’école politique. L’« exception » américaine échappe à ce schéma d’explication : aux États-Unis, on a voulu exclure de l’espace étatique et donc de l’espace scolaire toute expression d’une foi particulière non point comme en France dans l’espoir d’arracher les consciences à l’empire de la superstition, mais dans le dessein de préserver la liberté religieuse contre la domination d’un système spécifique de croyances31.
Une fragilisation commune
On nous rappelle très vite cependant que ces régulations traditionnelles sont aujourd’hui fragilisées. Deux grands défis viennent les questionner. Le défi d’abord de la pluralisation. Partout en Europe, les sociétés se diversifient, soit par intégration de groupes immigrés, d’origine musulmane le plus souvent, qui revendiquent auprès des pouvoirs publics une plus grande « reconnaissance », soit par dissociation interne des populations d’origine à la suite d’un processus lourd de « désecclésialisation » lui-même accompagné d’un réenracinement dans des « identités choisies ». Le défi ensuite de la désaxiologisation : il ne s’agit pas là simplement de pointer l’inculture religieuse des jeunes générations, mais de constater que, travaillées par le subjectivisme, les sociétés occidentales sont confrontées, de l’aveu même de leurs gouvernants, à une crise du lien et du sens qu’il devient urgent de réduire. Dans son rapport de 2002 sur l’Enseignement du fait religieux à l’école publique, Régis Debray a décrit d’une formule cette inquiétude qui vaut à l’échelle du continent tout entier : « La question du sens est bien une réalité sociale dont l’Éducation nationale ne peut faire litière32. » Nos auteurs relèvent que cette modification contextuelle n’est pas sans conséquence institutionnelle : elle génère, dans l’espace occidental, des adaptations juridiques qui ouvrent sur une certaine convergence des systèmes nationaux d’enseignement. D’un côté, dans les pays qui ne connaissaient jusqu’alors que l’enseignement religieux sans alternative laïque, les cours de religion tendent à s’évider de leur substance apologétique. Considérés, dans cette situation de dépression normative, comme nécessaires à la formation de la conscience commune, ils demeurent bien sûr, parfois confiés encore, comme en Allemagne, à des professeurs agréés par les Églises. Ils s’organisent de plus en plus cependant sous la forme d’une présentation ordonnée des différents systèmes symboliques présents dans la société de référence. L’exemple de la Grande-Bretagne est, sur ce terrain, très significatif. L’éducation religieuse était jusqu’à la fin de l’ère thatchérienne centrée autour de la foi chrétienne. Elle est devenue, sous le gouvernement de Tony Blair, une multifaith education, intégrant de plus en plus volontiers l’étude des religions musulmane, sikh, hindouiste, bouddhiste et même, demain, celle des morales humanistes. L’Allemagne évolue de même : certains länder ont ajouté dans les programmes officiels, aux côtés des cours « segmentés » de religion (qui s’ouvrent eux-mêmes du reste à une approche objectivée et compréhensive des différents systèmes de sens), des cours d’éthique non religieuse. À l’inverse, l’enseignement du fait religieux tend à s’introduire là où il n’existait pas encore. C’est le cas notamment dans les pays baltes ou en République tchèque où, dans le respect toutefois de la liberté de choix des élèves (ou de leurs parents), il s’organise selon le principe confessionnel ; c’est le cas même en France où les programmes de lettres et d’histoire des collèges et lycées comportent, depuis le milieu des années 1990, des éléments significatifs de culture religieuse, et où la formation des futurs maîtres de l’école publique, le rapport Debray ayant produit son effet, intègre de plus en plus fréquemment des modules d’initiation à la connaissance de la « laïcité et du fait religieux ».
Préserver des ressources de culture
Émile Poulat écrivait, au début des années 1990 : « L’Europe des religions n’existe pas. » Il voulait signifier par là que les rapports États/univers religieux restaient dominés par la prégnance des modèles nationaux, constitués eux-mêmes dans la longue durée de l’histoire33. L’excellent livre de Jean-Paul Willaime permet quinze ans plus tard de nuancer cette affirmation, juste en son temps. Il indique clairement qu’en dépit de phénomènes de path dependence (on pourrait montrer par exemple qu’en France, tendanciellement, l’enseignement du fait religieux s’appuie moins sur l’analyse des systèmes de croyances que sur l’étude de l’action historique, politique ou artistique, des religions considérées34), s’affirme un peu partout en Europe une façon commune d’articuler les univers religieux et les univers scolaires, reflet elle-même d’une recomposition plus large des rapports entre les États et les Églises. Des contributions qui nous sont données, on peut extraire l’idée que ce modèle partagé, qui vient répondre certes aux mutations sociales envisagées plus haut, mais qui résulte également de la diffusion transnationale des normes et des valeurs élaborées par les institutions européennes (Conseil de l’Europe, Union européenne), prend corps autour de deux grands principes. Il fait fond, d’une part, sur le principe d’autonomie. Le processus d’unchurching, de « sortie d’Église », fait son œuvre à l’échelle du continent. Les États, même ceux qu’on dit les plus traditionnels en la matière (Grèce, Italie, Espagne …), n’imposent plus aux élèves l’obligation de suivre les enseignements de la religion dominante ; ils tiennent compte désormais, suivant des formules diverses, de la pluralisation des appartenances dans la population qu’ils administrent. Il fait fond, d’autre part, sur le principe de reconnaissance. On aurait pu s’attendre, eu égard au phénomène de désaffiliation ecclésiale repérable dans tous les pays de l’Union, à un effacement de la référence religieuse dans les programmes d’enseignement. Il n’en a rien été. Partout en Europe, et même en France désormais, les dispositifs d’éducation à la citoyenneté réservent une place significative à l’étude des différentes traditions religieuses. Ce n’est pas là, bien sûr, faire allégeance à une politique de l’hétéronomie. Pour les États, il s’agit bien plutôt, comme le soulignait il y a peu Jürgen Habermas, d’adopter, face à une « modernité qui déraille », « un comportement de préservation de toutes les sources de culture dont se nourrissent la conscience des normes et la solidarité des citoyens35 ».
Philippe Portier36
Librairie
Alain Dewerpe, CHARONNE, 8 FÉVRIER 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Histoire inédit », 2006, 897 p., 10 €
Le 8 février 1962, aux portes du métro Charonne, neuf personnes payèrent de leur vie leur participation à une manifestation organisée pour défendre la République menacée par les attentats de l’Oas. L’émotion dans le pays est immense, à l’image de la foule silencieuse et recueillie accompagnant jusqu’au cimetière du Père-Lachaise le cortège des victimes à travers les rues du Paris populaire, au point de faire de ces obsèques, le 13 février 1962, un événement majeur dans la socialisation politique de toute une génération et un souvenir marquant de la mémoire nationale. Au point aussi d’effacer le souvenir d’une autre manifestation meurtrière, celle du 17 octobre 1961, au cours de laquelle plusieurs dizaines de manifestants algériens, réunis à l’initiative de la fédération de France du Fln furent assassinés et, pour certains, jetés à la Seine.
Événement familier, que la seule évocation du lieu résume et rappelle – « Charonne ! » –, trop familier peut-être, ce moment marquant de l’histoire de la décolonisation n’avait pourtant fait à ce jour l’objet d’aucun travail historique. L’événement a désormais « son » historien et, disons-le d’emblée, le livre qu’Alain Dewerpe consacre à la manifestation du 8 février 1962 et à sa répression, est un livre essentiel, amené sans aucun doute à devenir un classique de l’écriture historique, tant par ses apports méthodologiques que par l’éclairage nouveau jeté sur l’« événement » lui-même. De ce fait, on doit se féliciter de voir ce travail mis à la disposition du plus grand nombre par le biais d’une parution inédite en collection de poche.
Il faut évacuer d’entrée la question potentiellement épineuse du rapport de l’auteur à son sujet. Car l’événement Charonne n’est pas pour Alain Dewerpe un objet d’étude comme un autre, mais bien une donnée essentielle de son destin et de sa vie. Ce lien, suggéré par la dédicace à « Fanny Dewerpe (29 mai 1931-8 février 1962) », est explicité dans la dernière phrase de l’introduction de l’ouvrage, sous la forme d’un bref rappel, dont l’intense sobriété et la douloureuse retenue n’ont d’égales que l’impact qu’elles suscitent immédiatement chez le lecteur :
Si être le fils d’une martyre de Charonne ne donne aucune lucidité, il n’interdit pas de faire son métier d’historien.
Malgré la fermeté de ce propos et de ce programme, le risque est grand pour Alain Dewerpe, par ce dévoilement au lecteur de sa propre situation, de créer une inévitable attente, à la limite du voyeurisme, ou de s’exposer à la critique d’une trop grande proximité, d’une trop grande subjectivité. Mais l’on doit aussi plaider à la lecture pour l’hypothèse inverse, qui témoigne de la réussite intégrale de la démarche, d’une attention détournée qui, de la sympathie première, se transforme rapidement en sentiment d’admiration. Et de fait, on ne peut être qu’admiratif et impressionné par la force du travail de mise à distance et du travail sur soi dont on devine aisément qu’ils constituent les fondations implicites du livre, sans pourtant jamais intervenir de manière biographique au-delà de l’introduction et de quelques rares passages de la dernière partie. Allons plus loin encore dans le renversement qu’opère la lecture en réponse à cette éternelle question du parti pris et de l’absence potentielle de « neutralité » : il semble au final que cette position singulière a justement obligé l’auteur à un « surcroît de rigueur », et qu’il s’expose au contraire au reproche inverse, non de la « passion », mais de la « froideur », auquel répondront peut-être des interventions dans d’autres contextes, voire un autre ouvrage, dans un registre plus personnel, plus « biographique ». Nul doute en tout cas que l’ouvrage oblige à relativiser, à nuancer voire à réviser les certitudes trop rapides et trop souvent ressassées. Si le livre d’Alain Dewerpe est un grand livre d’histoire, ce n’est pas en dépit mais largement grâce à cette proximité « de l’auteur à son objet » qu’on le doit.
Comment dès lors présenter ce livre précis, riche et, partant, volumineux ? D’un point de vue formel, le propos se décline en trois grands temps, consacré chacun à une étape dans la construction de l’événement en tant qu’événement. Problématique et chronologie se rejoignent ainsi globalement, puisqu’Alain Dewerpe revient dans un premier temps sur les « faits bruts », sur le déroulement précis de la manifestation, de sa préparation à sa dissolution, avant de considérer et de disséquer littéralement les suites immédiates de la manifestation, à travers le constat du scandale et du désordre provoqués, dévoilant l’enjeu d’une « mise en récit » susceptible de répondre au scandale, de le masquer ou de l’entretenir – c’est le temps de la controverse37. Le troisième temps témoigne de l’intégration indispensable de la problématique mémorielle dans le travail historique, et c’est là encore avec une précision clinique d’entomologiste qu’Alain Dewerpe revient sur les chemins divers et tourmentés d’une construction de la mémoire de Charonne.
Car de Charonne, on se souvient, directement ou indirectement, malgré les tentatives de mise en récit visant à oublier l’événement, à l’enterrer ou à en interdire la visibilité au nom de son caractère accidentel présumé, notamment. Le nom même suscite aujourd’hui encore la réaction, réveille le souvenir, ou renvoie, pour une génération qui n’a pas connu directement l’événement à une évocation « en second degré », véhiculée régulièrement par la mention et la référence, aussi bien dans le roman, la bande dessinée, le cinéma ou la chanson. Mais Charonne, objet de scandale, objet de justice, puis objet de mémoire, n’avait jusqu’à présent jamais vraiment été objet d’histoire.
Notons ici d’expérience que, même du côté d’une position de sympathie à l’égard de l’événement, la mémoire a justement peut-être fait écran à la démarche historique. C’est d’ailleurs l’un des grands mérites et l’une des leçons les plus fortes qu’apporte le travail d’Alain Dewerpe, à travers le déplacement radical de la perspective et du regard porté sur Charonne auquel il nous oblige, quelle que puisse être l’appréciation que l’on se forme préalablement de l’événement. Car si le terme de « mensonge » doit être réservé à ceux qui le formulent explicitement, en conscience, et qui d’évidence se situent d’abord du côté d’un pouvoir qui, pris au piège du scandale, se révèle sans scrupule, l’erreur, l’approximation et l’à-peu-près caractérisent aussi souvent le récit favorable, ce récit qui voudrait pourtant entrer en sympathie avec les victimes.
Les récits jusqu’à présent disponibles de Charonne apparaissent ainsi tiraillés dans l’entre-deux d’un mensonge officiel tendant à l’oubli et d’un travail de mémoire tendant à la célébration, mais dont on voit bien qu’ils puisent finalement dans des registres assez comparables. D’un côté, le déni des faits pour établir le mensonge et contraindre à l’oubli ; de l’autre, l’oubli des faits, leur reconstruction ou leur considération comme « évidence » pour célébrer et ne pas oublier … Or, le récit reconstruit et transmis de Charonne en vue de la célébration du souvenir des victimes s’avère épouser, sinon rejoindre, en de nombreux points, le récit officiel mensonger, révélant la victoire provisoire du pouvoir et masquant ainsi l’un des enjeux centraux, l’une des interrogations essentielles qu’aurait dû susciter l’événement et qu’il doit susciter aujourd’hui : la question de la violence d’État et de sa légitimité.
Il convient dès lors de repartir de ce niveau et de revenir sur quelques-uns des « lieux communs » qui constituent cette évidence fausse et trompeuse de Charonne.
Le premier lieu commun qu’Alain Dewerpe nous contraint à réévaluer concerne le caractère « communiste » de la manifestation. On sait la part essentielle qu’a jouée l’anti-communisme dans la rhétorique du gaullisme, et cela dès la fondation du Rpf en 1947. On n’est, dès lors, guère étonné de voir le pouvoir jouer de cette corde, comme s’il considérait que les morts de Charonne, parce que communistes, pesaient finalement moins que d’autres, comme si le militantisme communiste constituait une justification, en forme de circonstances atténuantes, du crime d’État. Que la majorité des victimes aient été de fait « communistes » et que le Parti communiste ait entendu dès lors organiser le deuil et le souvenir ont donc autant été exploités par ce dernier que par le pouvoir lui-même. Mais il faut ici se défaire des récits et insister sur le fait que Charonne n’est pas le résultat d’une manifestation communiste dirigée contre le pouvoir, mais bien l’épilogue douloureux d’une initiative « plurielle » contre l’Oas. Ce qu’Alain Dewerpe restitue, c’est la diversité de cette constellation anti-Oas qui est aussi la diversité de l’anti-colonialisme français de cette époque, où l’on note par exemple le rôle majeur d’un militantisme d’origine catholique autour d’une Cftc en voie de déconfessionnalisation ou d’une nouvelle gauche refusant les compromissions coupables et les errements de la Sfio.
Tout l’objectif du pouvoir, qui laisse finalement au Pcf le soin d’enterrer « ses » victimes au cours d’une cérémonie dont le souvenir se confond parfois avec celui de la manifestation elle-même, est bien de suggérer en définitive que les victimes ont concouru volontairement à leur propre fin. L’insistance sur leur appartenance communiste, confirmée par l’engagement même du Pcf dans l’organisation des funérailles et dans la mise en place du souvenir, trouve son prolongement dans l’argumentaire gouvernemental qui met en avant l’interdiction de la manifestation, pour mieux justifier la violence de la répression et la mort de ceux qui ont refusé de se plier à cette interdiction, à « leurs risques et périls ». Singulière conception du droit, que viendront pourtant sanctionner par leurs décisions de nombreux juges et qui conduit à estimer que la mort est le risque normal pris par le manifestant – et que, partant, la responsabilité doit en être partagée, moitié pour la victime, moitié pour l’État ! Car, Dewerpe le rappelle, au-delà des règles juridiques venant encadrer le droit de manifester, la pratique commune est généralement à la souplesse, à la négociation, à l’encadrement parfois improvisé qui permet d’éviter l’accident, le désordre. Les hésitations du pouvoir en la matière, entre convocation des organisateurs aux fins de négociations et interdiction pure et simple de tout rassemblement, l’attestent d’ailleurs : avec la manifestation, on est toujours en présence d’une pratique que le droit encadre délicatement. La manifestation du 8 février 1962 elle-même le confirme, qui, éclatée parce qu’interdite, laisse entrevoir plusieurs scénarios, en fonction de l’attitude de la police elle-même. Ainsi, le rassemblement est-il toléré en certains points de convergence de la manifestation et, à la condition que les manifestants ne tentent pas de rejoindre le point de ralliement initialement prévu, des prises de parole sont même avalisées, avant que ne soient prononcés par les organisateurs eux-mêmes les appels à la dissolution de cortèges dont la formation était pourtant interdite. La répression autour de la station de métro Charonne n’est donc pas directement liée à l’interdiction formelle et à une volonté assurée de la faire respecter, deux éléments qui interviennent bien plutôt comme une justification venant a posteriori s’ajouter à l’arsenal argumentaire du gouvernement. Loin d’avoir tout tenté pour que la manifestation se déroulât normalement, ce dernier, au plus haut niveau, a en fait sciemment encouragé et toléré le développement d’une impunité policière dont les précédents se nomment par exemple « 17 octobre 1961 ». Le confirme d’ailleurs, quelques jours plus tard (13 février 1962), le déroulement des obsèques, autorisées quant à elles, alors même que cette deuxième manifestation, impressionnante tant par la foule que par le cérémonial, comportait à l’évidence autant, sinon plus, de risques pour l’« ordre public » tel qu’interprété par le pouvoir.
L’idée que Charonne fut un accident est, également, minutieusement défaite. Là encore, on notera à quel point les thèses officielles ont imprimé leur marque sur les autres mises en récit. Car, de Charonne, on retient la plupart du temps ce souvenir de victimes écrasées contre les grilles d’une station de métro fermée au public du fait même de la manifestation. L’objectif du pouvoir est clair : il s’agit là encore d’accréditer la thèse de son absence de responsabilité, tout en fortifiant la thèse de victimes « victimes d’elles-mêmes » si l’on peut dire, « victimes » d’avoir été trop nombreuses à tenter de se réfugier des assauts de la police dans l’escalier d’une station de métro. L’insistance du pouvoir sur l’étouffement, la bousculade, le piétinement, l’amas des corps en dit long sur cette tentative (réussie) de justification par une sorte de fatalité à laquelle auraient contribué elles-mêmes les victimes de Charonne. Or, toute cette version dont Alain Dewerpe, disséquant le scandale et les stratégies de « justification », nous montre l’élaboration et la publicité qui lui est donnée, tant par le pouvoir que par des médias complaisants ou silencieux, vient contredire la réalité décrite dans la première partie consacrée au déroulement des faits.
Sur la base d’archives souvent inédites et d’informations incontestables, Dewerpe nous apprend en effet d’emblée que les grilles de la station n’étaient pas fermées, qu’il n’y eut pas de provocation de la part des manifestants, mais réactions spontanées, éparses et désorganisées, face à des charges délibérées d’une violence extrême, et que, parmi les morts, nombreux sont les décès liés aux suites de coups donnés par les forces de l’ordre. Exit dès lors la fatalité, à laquelle doit bien succéder l’établissement des responsabilités, à propos desquelles Alain Dewerpe donne quelques pistes jamais vraiment explorées par la justice.
Une autre thèse, souvent articulée à la précédente, au point d’en constituer comme une sorte de redoublement, correspond encore à cette stratégie, dans la mesure où il s’agit toujours pour le pouvoir et les forces de l’ordre de se dédouaner, en attribuant cette fois à des éléments infiltrés de l’Oas la responsabilité tantôt des provocations, tantôt de leur répression sauvage, tantôt des deux à la fois. Là encore, Dewerpe met un terme définitif à la crédibilité de la thèse construite et encouragée par le pouvoir d’une « infiltration » des services de police par un commando de l’Oas. Non que la sympathie à l’égard du discours Algérie française soit complètement étrangère à la répression féroce de la manifestation. Mais l’articulation « Algérie française-répression de Charonne » n’est peut-être pas centrale. En ce sens, le livre d’Alain Dewerpe est aussi un livre sur le gaullisme, qui apparaît ici moins comme une doctrine politique dotée d’un fort contenu, que comme un certain rapport à l’ordre public – la fameuse évocation de la « chienlit », en mai 68, en constituant une autre version. Le refus de communication des notes du Conseil des ministres et de la présidence de la République confirme que l’auteur touche avec Charonne l’un des talons d’Achille de la mythologie et de la légende gaullienne. Peu importe en l’occurrence que la manifestation de Charonne n’ait pas été tournée directement contre la politique gaulliste, peu importe qu’elle eût pu même constituer un point d’appui à celle-ci, dans ce moment où se confirme définitivement le choix par le Général de la solution de l’indépendance : ce qui compte, c’est l’obsession d’une potentielle remise en cause de la légitimité exclusive du pouvoir personnel à s’occuper des « affaires de la France ».
Au-delà même du gaullisme, ce qui est en cause, à propos de Charonne, dépasse donc le seul cadre historique précisément délimité de la décolonisation et c’est en cela que le propos d’Alain Dewerpe opère une montée en généralité bienvenue et indispensable. Ce qui est en cause ici, c’est en effet bien plus largement l’utilisation de la violence par un État démocratique. Autant qu’un livre sur la difficile décolonisation française, le livre d’Alain Dewerpe ouvre le débat sur l’ordre et le maintien de l’ordre en démocratie. C’est ainsi qu’il faut lire notamment les développements extrêmement techniques et précis consacrés par Dewerpe à la question de l’équipement des policiers, les pages consacrées à la question du vocabulaire utilisé de manière souvent euphémisée pour faire passer les consignes, mais aussi la remise en perspective de l’attitude des juges, qui opèrent, dans une étroite dépendance au pouvoir, aux mises en forme juridiques indispensables au maintien d’une vision limitée et conservatrice de la liberté de manifestation.
En ce sens, autant qu’un magnifique livre d’histoire, il est une œuvre de salubrité publique, parce que les questions qu’il soulève sont encore d’actualité et qu’il est des principes qu’il est toujours salutaire de réaffirmer, dans un contexte où certains continuent à considérer qu’en matière de maintien de l’ordre, on ne peut « faire d’omelettes sans casser quelques œufs38 », dans une époque où d’autres continuent à légitimer, en recourant aux mêmes stratégies mensongères, la violence et la brutalité policière, au nom d’une certaine conception de l’ordre public.
Goulven Boudic
Pierre Rosanvallon, LA CONTRE-DÉMOCRATIE. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil, 2006, 346 p., 21€
Dans les années 1960, un colloque fameux de la revue France-Forum avait placé le thème de « la démocratie à refaire39 » au c œur du débat. Quarante ans plus tard, le renouveau serait en cours. Telle est, du moins, la conviction de Pierre Rosanvallon dans ce nouveau volet de sa vaste fresque de l’histoire de la souveraineté du peuple. Son projet : « Élaborer une théorie renouvelée des formes de la démocratie à partir de l’observation minutieuse de l’univers contre-démocratique. »
Autant dire que l’auteur se refuse au confort d’une posture normative conduisant généralement au constat nostalgique de la « crise » du modèle de citoyenneté et de représentation hérité des temps glorieux de la Révolution. L’heure n’est pas aux larmes, encore moins au dépit résigné. Elle est à l’intelligence de la situation présente et à l’identification du potentiel de renouveau capable d’instiller un sang neuf à un modèle manifestement en panne. Non que la démocratie représentative ait dit son dernier mot. Simplement, la consistance inédite d’une société civile plus sûre de son identité propre impose une reconfiguration de l’exercice démocratique déjà largement à l’ œuvre dans les faits. Bref, « c’est le cadre même de la démocratie que l’on est amené à redessiner en le compliquant ».
Le fait dominant de la nouvelle conjoncture tient au passage d’une conception de la démocratie dans les termes du « tout politique » à une vision et une pratique remettant en cause ce monisme politique au profit d’un pluralisme structurel dans lequel la société se reconnaît, en tant que telle, une légitimité … politique. Autrement dit, ce n’est plus seulement en tant que nation qu’elle revendique ce statut politique mais, à l’état natif, en tant qu’ensemble sociologique se pensant de plus en plus contre le politique, bien que dans ses catégories. C’est là tout le paradoxe et la difficulté issue de la disjonction entre le « peuple principe » et un peuple société désormais majeur.
À la lumière de ce divorce s’éclaire le titre de l’ouvrage et se dissipe toute ambiguïté : la « contre-démocratie » n’est en rien une antidémocratie. Elle est au contraire la manifestation presque explosive d’une démocratie généralisée en voie d’émergence sur un mode alternatif empreint de défiance à l’égard de son « autre », la démocratie représentative. Non que la légitimité de celle-ci soit révoquée en doute. On continue de la tenir pour fonctionnelle mais à titre de mal nécessaire dont il convient de s’accommoder sans lui donner quitus. D’où l’écart croissant entre « démocratie de la défiance organisée » d’un côté et « démocratie de la légitimité électorale » de l’autre, entre l’espace sociétal qui aspire à se penser politiquement … sans politique et les appareils chargés de sa représentation.
Mais cet accès à un « nouvel âge des démocraties » constitue-t-il une nouveauté radicale ? L’auteur est trop historien du politique pour céder aux facilités d’une telle présentation. Et c’est tout l’intérêt de son analyse que de resituer le présent dans une longue durée qui fait de la mutation en cours moins une rupture franche qu’un moment paroxystique de la tension structurelle inhérente à toute démocratie, tension entre les trois dimensions organisatrices de son fonctionnement (le gouvernement électoral-représentatif, l’activité contre-démocratique de la société et le travail du politique). Entre le peuple et ses pouvoirs, entre l’instituant de la démocratie et son institué, toujours se révèlent une distance et un rapport de vigilance critique exercée selon les trois canaux de la surveillance, de l’empêchement et du contrôle juridictionnel.
Il suffit de remonter jusqu’au moment fondateur de la démocratie française, en 1792, pour mesurer à quel point le contrôle auquel le politique entend soumettre la société a pour symétrique sa surveillance par une société peu encline à la confiance aveugle. Robespierre en fait d’ailleurs l’une des grandes garanties de conformité à sa mission. « La défiance, quoi que vous puissiez dire, est la gardienne des droits du peuple. » Au cours des deux siècles suivants, cette conviction ne cessera d’alimenter discours et pratiques selon des modalités très variées oscillant entre le soupçon méthodique d’un Alain en appelant au Citoyen contre les pouvoirs, et une dénonciation vindicative, à l’occasion haineuse, ravageuse des réputations dont Marat restera la figure éponyme. Elle donnera d’ailleurs lieu à quelques tentatives d’institutionnalisation, le Tribunat de l’an VIII en étant la figure la plus aboutie, toutes demeurées sans lendemain.
Sous ce rapport, la particularité du temps présent tient donc moins au souci de placer les politiques sous contrôle qu’à la généralisation d’une surveillance désormais dotée de techniques aussi efficaces que les sondages d’opinion, baromètres de l’état d’esprit sociétal, l’évaluation des politiques publiques, la notation par des agences spécialisées et, bien entendu, Internet et son interactivité sous l’horizon du rêve de télé-démocratie. Cette adaptation aux fonctions de vigilance et de contrôle coïncide avec l’apparition d’un nouveau type de militantisme moins tourné vers la défense d’intérêts sociaux particuliers (modèle syndical), que vers la mise en effervescence socio-politique sur des problèmes et enjeux d’avenir selon une démarche de tonalité morale. L’important n’est plus pour ces nouveaux militants de défendre les membres de la chapelle mais d’ouvrir le débat et de contraindre les politiques à prendre position sur l’exclusion, l’écologie, la situation des minorités … en s’attribuant une légitimité substantielle dérivée de la nature même de la cause défendue. C’est la société en tant que telle qui s’arroge la défense de l’intérêt commun contre « l’aveuglement des politiques » et ceci change tout, par rapport au passé, quant à la nature d’une intervention pensée sur un mode immédiatement politique. Ce que le monisme républicain dominant a longtemps répudié au nom d’une sage distribution des rôles cède sous la pression d’une société qui, par inversion de la célèbre formule de Duverger40, impose la démocratie avec le peuple.
Une telle auto-institution du « peuple-juge » conduit naturellement à se poser la question de la surveillance du politique par les voies plus institutionnelles du contrôle juridictionnel. À ce propos, Rosanvallon attire l’attention sur la centralité de la figure du magistrat dès l’Athènes antique. Il faut prendre ce mot, omniprésent dans la Politique d’Aristote, dans son acception la plus rigoureuse, celle de juge et principalement de juge du politique. Car, souligne-t-il, « l’essentiel de l’activité judiciaire concerne le contrôle et la sanction des activités proprement politiques » et « l’activité de jugement des citoyens tirés au sort précédait même en importance celle de la participation à l’assemblée de la cité ». La même intuition se retrouvera par la suite aussi bien dans le droit anglais puis dans le droit américain qui feront la belle part aux techniques, d’usage fréquent, de l’impeachment et du recall, visant à sanctionner les responsables politiques infidèles à leur mission. Pour des raisons tenant précisément aux interventions jugées intempestives du judiciaire dans le champ politique sous l’Ancien Régime, la France se montrera réticente à introduire ce type de procédure tout en s’attachant néanmoins à assurer une représentation du peuple pour la justice sous la forme du jury d’assises. Mais, précisément, il n’en est que plus intéressant de suivre l’auteur dans des développements qui montrent comment, dans la période récente, le judiciaire va se trouver investi de la mission de pallier, par la voie pénale, les insuffisances du contrôle proprement politique de l’appareil d’État. Rosanvallon y voit la « sanction d’un déclin de la réactivité du politique face aux citoyens » dans une démocratie qui, faute de confrontation suffisante, vire à la « démocratie d’imputation ». Une évolution qu’il rattache directement à la prise de consistance de la société, l’acte de juger n’étant principalement ni un contrepoids, ni un pouvoir indépendant mais « une forme parmi d’autres de l’action de la société sur elle-même ». Et une manière de redécouverte du droit dans sa fonction politique de sanction, de limitation et d’empêchement par des voies tantôt sinueuses, tantôt plus directes via le contrôle de constitutionnalité exercé par les « sages ».
Mais si l’empêchement juridiquement organisé est d’apparition récente, l’empêchement sociologique peut se prévaloir quant à lui d’une tradition déjà ancienne d’exercice d’une « souveraineté critique » empruntant les voies de la grève, et spécialement de la grève générale comme levier de transformation socio-politique, celles de l’opposition politique progressivement reconnue dans sa fonctionnalité propre ou encore de la rébellion d’individus qui, au nom du droit de résistance à l’oppression, se dressent face aux pouvoirs pour leur opposer, à l’instar de Thorau, De Gaulle, Bollardière, Soljenitsyne ou Havel, un non possumus abrupt. Entre le présent et l’histoire prévaudrait ici encore la continuité si la résistance de la société civile n’avait connu, selon l’auteur, dans les temps récents une métamorphose décisive. Le trait propre des pratiques anciennes était, en effet, de s’inscrire sous un horizon politique qui lui conférait leur cohérence et leur offensivité. Armée de projets alternatifs, la « souveraineté critique » relevait pleinement du champ politique. Il n’en va plus de même à l’heure actuelle et c’est là que se situe le point de rupture que l’on pourrait résumer en disant qu’on est passé du monisme au nonisme, d’une contestation porteuse de projets politiques à une obstruction systématique s’épuisant dans sa passion sanctionnatrice en dehors de tout programme, de tout projet constructif. On est « contre » sans trop savoir pourquoi sur le mode de la bouderie teigneuse et de la râlerie de principe dès lors que l’initiative vient du politique et, de surcroît, engendre quelque remise en cause des situations acquises. La souveraineté critique cède le pas à une « souveraineté négative », « appauvrie », « régressive » à l’origine de l’extrême ambiguïté de la situation actuelle dans laquelle les « mécontents », les « gens en colère » forts de leur « pouvoir d’obstruction » ont remplacé les contestataires organisés et les rebelles conséquents. « Tout se passe comme si les citoyens se limitaient à jouer le rôle de purs censeurs, en même temps que de surveillants. » D’où une perversion du sens de l’élection dont la fonction est moins de choix du « bon candidat » par un partage de conviction, d’adhésion à un programme, que de rejet faiblement rationalisé des candidats répudiés. Il est tellement plus simple de s’allier sur le « non » que sur le « oui », sur le rejet du passé que sur le choix d’un avenir. Rosanvallon a, à ce propos, des mots forts lorsqu’il n’hésite pas à parler de « désélection » au terme de « campagnes négatives ».
Tout ceci révèle le vrai problème de notre démocratie. Il tient à la crise concomitante du statut d’acteur et de l’espace politique. Le premier tend à faire place au spectateur acrimonieux et au censeur en embuscade. Le second se désagrège dans l’illusion d’immédiateté du politique et dans la croyance à une possible auto-institution de la société sans le moment fondateur de la médiation, de la mise à distance, bref de l’extériorisation politique indissociable d’une opération d’arrachement et de dépassement des particularités concrètes des individus et des groupes. L’idée même d’un champ politique, donnant consistance au monde social, s’estompe dans le brouillard d’une rêverie très confuse sur la « fin du politique ». C’est au point de confluence de ces deux crises que se profilent les deux menaces majeures du temps présent : d’une part, le populisme comme figure de la bouc-émissarisation du politique ; d’autre part, un libéralisme effréné réduisant le politique à la portion congrue et érigeant l’opinion publique en régulateur de la gestion collective à l’instar des choix de consommation dans le cadre du marché. En sorte que la « démocratie impolitique » en vient à rejoindre clandestinement la logique de l’« économie impolitique » à laquelle l’auteur consacre de belles pages.
Un diagnostic aussi implacablement lucide doit-il conduire à douter de l’avenir de notre démocratie ? Rosanvallon s’y refuse bien que nombre de ses remarques traduisent une réelle perplexité relativement en particulier à la crise de la citoyenneté41. Il veut croire, et on est tout prêt à le suivre, que l’ébranlement actuel s’analyse en une crise de transition entre un modèle en profond délitement et une configuration émergente qui n’a pas encore trouvé ses marques. L’évolution probable devrait aller dans le sens de la constitution d’un « régime mixte » alliant l’incontournable fonctionnalité de la démocratie représentative et la créativité d’une société entrée dans l’âge de ce que Jean Lacroix nommait déjà en 1946 la « démocratie de masse42 ». L’urgence est à la réimbrication, selon une configuration inédite, du politique et du sociétal.
L’auteur ouvre, sous cet horizon, quelques pistes de recherche que ses travaux à venir devraient préciser. La première concerne l’articulation à repenser entre démocratie représentative et démocratie participative. Méfiant à l’égard d’une vision habermassienne « un peu trop enchantée des vertus intrinsèques de la discussion », il plaide avec ardeur pour une intégration dans nos pratiques des expériences menées ailleurs, celle de Porto Alegre ayant valeur d’emblème, et un approfondissement de la logique impulsée par le projet de Constitution européenne43. Ce qui l’amène à explorer, seconde piste, les moyens de nature à structurer la contre-démocratie dans l’espace jointif entre « le pouvoir informel de l’opinion ou de l’intervention militante, et les dispositifs constitutionnels ». Il est hors de question, par définition, de prétendre vouloir enclore le foisonnement des initiatives dans des cadres prescrits. Le propos est plutôt de jeter des passerelles entre le politique et le sociétal en vue d’un nouveau compromis fondé sur le postulat que « si nul ne peut prétendre incarner la volonté du peuple ou parler de façon définitivement autorisée en son nom, nul ne peut prétendre symétriquement seul l’exprimer de façon adéquate dans sa figure critique : nul, c’est-à-dire, aucune institution, ni aucun groupe ». Une telle suggestion suppose reconnaissance, de part et d’autre, des limites inhérentes à chaque type d’intervention. Au point d’articulation pourraient trouver place à la fois de nouveaux modes de structuration intermédiaires de nature à donner un visage renouvelé à la surveillance des pouvoirs sur une base experte, i.e. non partisane : agences citoyennes de notation, observatoires citoyens chargés d’une double fonction de suivi de l’action gouvernementale, et d’alerte sur des problèmes émergents ; de nouvelles contraintes d’argumentation obligeant les pouvoirs publics à introduire, par leur motivation, plus de transparence dans leurs initiatives ; et enfin des jurys populaires chargés d’apprécier juridictionnellement certaines atteintes graves au fonctionnement démocratique telles que les pratiques de corruption ou les abus de biens publics. On sait le succès immédiat de cette idée reprise par tel ou telle sur un mode aussi flou qu’euphémisé. Mais tout ceci ne prend sens que sur fond de réhabilitation du politique, de repolitisation de la société par reconstitution de la vision d’un monde commun par-delà la tendance forte à l’éclatement et à l’émiettement. Ce qui ne va pas sans un immense travail de resymbolisation du politique, clef essentielle de sortie de la crise de la représentation comme vient de le souligner avec force D. Bougnoux44.
Avec cette « théorie réaliste de la démocratie » dont il esquisse les contours, P. Rosanvallon « entrouvre une porte » dans le souci courageux de sortir de l’« impasse » actuelle. On peut regretter que son maître-livre ne fasse pas sa part au conflit des temporalités largement à l’origine du divorce entre politiques et société, qu’il ne s’attarde pas aux moyens de reconstitution du collectif sur un mode social en synergie avec le politique, qu’il ne s’interroge pas sur l’espèce de passion conservatrice qui a saisi la société française et que dénonçait à juste titre Jacques Julliard dans son dernier essai45. Mais c’est si peu au regard du remarquable apport théorique et, souhaitons-le, pratique de cet ouvrage déjà devenu le viatique de nombre de politiques à la veille de scrutins importants dont on peut espérer qu’ils seront, enfin, autre chose que des « désélections ».
Jacques Le Goff
Jared Diamond, EFFONDREMENT. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2006, 648 p
Les atteintes infligées à la biosphère par la prolifération sans frein des activités économiques menacent chaque jour davantage les conditions mêmes d’existence de la vie humaine sur Terre. Serions-nous donc condamnés à être les spectateurs impuissants de cette nouvelle chronique d’une mort annoncée ? Telle n’est pas la conclusion qui ressort de la lecture du dernier livre de Jared Diamond.
Étudiant l’effondrement de sociétés passées (île de Pâques, Mayas, Vikings …) ou présentes (Rwanda, Haïti …) impliquant un facteur écologique, il met en évidence que l’on ne trouve pas de cas où une telle disparition serait exclusivement imputable à un problème d’environnement. Cinq facteurs entrent toujours potentiellement en jeu dans ce type d’implosion : les dommages environnementaux, les changements climatiques (périodes de sécheresse …), les voisins hostiles, les partenaires commerciaux (dont la disparition peut causer votre ruine) et, last but not least, les réponses apportées par une société à ses problèmes d’environnement.
Récuser tout déterminisme environnemental oblige à conclure que les hommes sont, en partie au moins, responsables des dommages « écologiques » qu’ils subissent. De fait, l’histoire abonde d’exemples de groupes humains ayant pris des décisions catastrophiques pour leur survie. Il convient donc d’étudier ces échecs (dans l’anticipation, la perception, la tentative de résolution … du danger) « afin de s’armer de connaissances pour mieux orienter les groupes à prendre de judicieuses décisions », « judicieuses décisions » d’autant plus indispensables que les problèmes d’environnement que nous devons régler sont, comme le prouve le cas chinois, très largement devenus planétaires. L’interconnexion généralisée entre les territoires faisant peser un risque d’effondrement global, la « société » dont il faut prévenir la disparition n’est plus un groupe humain en particulier mais l’humanité dans son ensemble. Usant d’une métaphore empruntée à l’exemple des Pays-Bas, l’auteur explique que nous vivons désormais dans un « polder » dont il est impératif d’assurer la bonne gestion. Un tel défi oblige, selon lui, à élaborer des plans à long terme et à posséder la volonté de reconsidérer certaines de nos « valeurs » (telles que la consommation).
Outre l’extraordinaire documentation qu’il recèle, l’intérêt de ce livre est (au moins) double. Il est tout d’abord de montrer que la destruction de l’habitat naturel est loin d’être le propre des sociétés occidentales. Il est, ensuite, de proposer des grilles de lecture mettant en évidence que n’existe aucune fatalité en matière de destruction de la biosphère, autrement dit que c’est aux êtres humains, individuellement ou par le biais de leurs représentants, d’acquérir la hauteur de vue susceptible de trouver une issue favorable à tous au dilemme du prisonnier planétaire dans lequel ils se sont eux-mêmes piégés.
Jean-Paul Maréchal
SUR LES CLASSES MOYENNES, Genève (Suisse), Carnets de bord46, décembre 2005, no 10, 130 p
Animée par des jeunes chercheurs en Suisse romande (sociologues, historiens, politologues, anthropologues), Carnets de bord impose son originalité éditoriale depuis dix numéros. Outre un bel article hors dossier de Thomas Bujon sur la culture de la boxe en milieu défavorisé (« Devenir boxeur : travail au corps, travail du corps »), la livraison de décembre 2005 aborde un sujet crucial en ce qui concerne l’histoire et l’actualité politiques de la démocratie et de l’État-providence en crise, les classes moyennes que pensent quinze chercheurs (sociologues, politologues, anthropologues). Pour le libéralisme, Tocqueville a montré combien le dynamisme prometteur de la démocratie américaine condensait la puissance sociale de la « multitude d’hommes presque pareils, ni trop riches, ni trop pauvres » (De la Démocratie en Amérique, 1835-1840), soit les classes moyennes que tentent de définir Marx, Weber, Maurice Halbwachs (« genres de vie ») et Pierre Bourdieu (voir les articles de Jacques Coenen-Huther et André Ducret). Estimant impératif de continuer à penser aujourd’hui le monde dérégulé et mondialisé en termes de classes sociales (Cristina Ferreira), cette réflexion collective pense la notion de « classes moyennes » comme concept historique et sociologique d’analyse de la culture et de l’imaginaire politiques d’hier (« petit-bourgeois » honni par l’extrémisme politique rouge et noir des années 1930), puis d’aujourd’hui. Cette enquête est la bienvenue, car le concept de « classes moyennes » devient le slogan fourre-tout des partis politiques contemporains qui parient sur le déficit de « conscience de classe » de ce groupe social – notamment à l’extrême droite, à l’instar aujourd’hui en Suisse de l’Union démocratique du centre. La « visibilité du discours » politique sur les classes moyennes est un enjeu électoraliste qui vise depuis longtemps la troisième voie entre la « bourgeoisie » et le « prolétariat », soit une sorte de rempart social contre le capitalisme sauvage et le communisme niveleur. L’échec du référendum européen en France (juin 2005) proviendrait, selon certains politologues, de la crainte viscérale des classes moyennes menacées par le libéralisme économique qui mine impitoyablement l’État-providence. Fragilisé dès les années 1990 (ponction fiscale notamment), l’espace social moyen (intermédiaire) situé entre les classes supérieures et les classes inférieures structure un imaginaire politique complexe : celui de la « modération », de la « tempérance », de l’« effort », de la « respectabilité », de l’« épargne » voire de la « méritocratie ». En termes de valeurs politiques, la classe moyenne est celle du consensus autour de la démocratie favorable aux individus moyens et salariés, aux employés (État, secteur privé), aux intellectuels, aux ouvriers qualifiés, aux cadres moyens, aux petits patrons, finalement aux groupes sociaux devenus dominants dans le tertiaire en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Ce dossier, qui ouvre en outre des perspectives de recherche sur les « salariés de la finance » comme classe d’avant-garde du prolétariat (?), sur l’encadrement scolaire et moral étatique des familles populaires, ainsi que sur la régulation publique de la maltraitance dans la perspective de la construction du style de vie « convenable », aide à penser la notion de classe moyenne jusque dans l’Égypte contemporaine et le Liban d’aujourd’hui. Sans vraiment le dire, ce dossier important contribue, in fine, au débat critique sur le modèle politique dominant en Europe : la social-démocratie, son précieux héritage, ses rapports avec l’avenir de l’État-providence. Cet État-providence qui a pacifié l’Europe depuis 1945 tout en en faisant la richesse sociale et culturelle. À cette sociologie des classes moyennes manque un essai d’anthropologie culturelle sur leur mode de vie urbain (loisir, consommation, sociabilité, souci sécuritaire, culture du corps, etc.) qui constitue, peut-être, le caractère original de l’objet étudié ici.
Michel Porret
Karl Marx, SUR LA QUESTION JUIVE, Présentation et commentaires de Daniel Bensaïd, La Fabrique, 2006, 188 p
Ce texte (en allemand, Zur Judenfrage) est un des textes les plus célèbres, et surtout les plus controversés de ce qu’il est convenu d’appeler le « jeune Marx ». Cet article, paru originellement en 1844, a souvent été considéré comme une preuve des tendances « antisémites » de son auteur, ce que contestent la plupart des spécialistes. Pour d’autres, il constitue une charnière dans l’évolution du « noir gaillard de Trêves », du libéralisme radical au « communisme », et donc un document précieux pour s’y retrouver dans la préhistoire du « marxisme ». Aussi ne faut-il pas s’étonner que Sur la question juive, flanquée ou non d’un texte de Bruno Bauer portant le même titre – et auquel répond celui de Marx – ait été rééditée, traduite et commentée dans de nombreuses langues depuis une quarantaine d’années (date à laquelle la discussion sur le statut du « jeune Marx », que des auteurs comme Althusser rejetaient dans l’enfer de l’« idéologie », a pris son essor). En France, ont circulé de nombreuses traductions, en particulier dans la collection « Connaissance de Marx » que dirigeait dans les années 1970 François Châtelet et chez 10/18. Aujourd’hui, nous avons une nouvelle traduction due à Jean-François Poirier des textes respectifs de Marx et de Bauer, avec présentation et postface de Daniel Bensaïd, plus quelques annexes.
Daniel Bensaïd vise deux cibles : ceux qui accusent Marx de faire preuve de judéophobie, voire d’« antisémitisme » ; et secondairement ceux qui contestent le caractère … marxiste du même texte. Disons tout de suite que dans ce dernier cas, il s’agit d’une querelle de famille, très embrouillée qui concerne précisément la grande famille des marxologues. L’embrouille consiste en ceci que les enjeux de la controverse sont à la fois philologiques (y at-il eu plusieurs Marx ou un seul ?) et politiques (lequel est éventuellement le « bon », et selon quels critères ?). Les clivages sont ici transversaux, on le sait, aux choix organisationnels. Althusser, qui popularisa l’idée d’une coupure épistémologique entre « jeune Marx » et Marx de la maturité, était combattu sur ce point par les Garaudy, Besse, et autres Lucien Sève. De même Bensaïd polémique-t-il avec le politologue Enzo Traverso47, qui appartient à la même famille de l’extrême gauche que lui, mais qui ne partage pas son enthousiasme pour les textes de jeunesse dudit jeune Marx, ceci tenant à une méthode plus philologique de lecture. Sans doute serait-il plus judicieux d’avoir une vision moins téléologique des différents stades d’une pensée. On peut évoquer ici les recherches du philosophe du droit Mikhaïl Xifaras48. Selon cet auteur, Marx aurait d’abord pensé qu’il fallait se servir de la « science du Droit » qui pour toute la tradition, encore vivante dans l’Université allemande, restait la « vraie philosophie » comme d’une arme pour l’émancipation de la plèbe. Ce serait donc un Marx à la recherche de l’« esprit des lois » qu’il s’agirait en 1844 plutôt que d’un penseur de la « détermination en dernière instance » par la base économique. Marx au début de 1844, qui n’a pas encore pris contact avec les ouvriers « communistes » parisiens, est encore à la recherche d’une « théorie » révolutionnaire. Il est encore « républicain », un républicain déjà très avancé, mais comme la plupart de ses amis dans le sillage de Feuerbach.
S’il s’agit de « laver » Marx du procès en antisémitisme, l’argumentation de Bensaïd, dont on connaît la pugnacité, a beaucoup en commun avec celle développée par beaucoup d’autres, en particulier par le germaniste Lionel Richard tout récemment49. L’écrit de Bauer (1843) se prononçait contre l’émancipation politique des Juifs, au motif que l’archaïsme et la volonté isolationniste consubstantielle au judaïsme comme système religieux empêchaient à tout jamais les Juifs (comme communauté) d’être citoyens. Ce pavé dans la mare provoqua un furieux débat en Allemagne, auquel l’intelligentsia juive de l’époque (Philippson, S. Hirsch, Riesser) prit brillamment part. Ce n’est pas à ce titre que le jeune Marx, baptisé luthérien par son père à l’âge de six ans, se lança dans la mêlée, mais pour avancer ses propres billes sur la question des droits de l’homme et du citoyen, véritable enjeu, à ses yeux, de la querelle. Et c’est aussi ce que pensent des auteurs qui ne se croient pas obligés, parce qu’ils ont rompu avec le marxisme, de dire n’importe quoi ; ni du reste de partager l’hystérie qui consiste à voir, sans souci des anachronismes et du contexte, de l’antisémitisme trente ans avant la lettre. Aussi bien Claude Lefort que François Furet, pour ne citer qu’eux, ont considéré qu’il n’y avait pas chez Marx d’antijudaïsme systématique. « Ce sont des imprudents ou des sots » a écrit sans ambages Lefort de ceux qui soutiennent le contraire. Bien entendu cela n’empêche nullement de constater que Marx, dans le privé, ou dans le cadre de son activité journalistique, se « lâche » souvent, laissant libre cours à des remarques indignes sur Lassalle et bien d’autres. Mais ces préjugés lui sont communs avec beaucoup de ses contemporains, y compris de nombreux intellectuels juifs. Il n’est que de lire la correspondance d’Heinrich Heine pour s’en convaincre. Mais Marx est heureusement très inconséquent, à nos yeux d’aujourd’hui en tout cas. Il lit attentivement les écrits des partisans juifs de l’Émancipation, en particulier ceux du futur grand historien Heinrich Graetz, avec lequel il entretient des liens d’amitié. Et il ne faut pas oublier qu’en définitive, il se prononce, contrairement à Bauer, pour l’entrée des Juifs dans la Cité, sans illusions, parce que cela représenterait une victoire sur le régime tyrannique et bigot de Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse.
Mais en Allemagne, philosophie et religion ne sont pas des sphères séparées. Peu importe à cet égard que l’on soit conservateur, libéral ou révolutionnaire. Le philosophe italien Giuseppe Marramao nous met sans doute sur la bonne voie en montrant que les enjeux du débat sont beaucoup plus théologico-politiques que directement liés à l’actualité50. Pour Marx, il s’agit, en bon feuerbachien, de faire redescendre l’« esprit du christianisme », comme disait le jeune Hegel, du ciel sur la Terre. À certains égards, Zur Judenfrage sent le bon élève de l’université de Bonn. Car d’où viennent ces formules – « L’argent est le véritable dieu du Juif », « l’égoïsme » comme essence du judaïsme, et bien d’autres du même acabit – qui sonnent si désagréablement à nos oreilles sinon de la grande philosophie allemande, dont le jeune docteur de Bonn est imprégné jusqu’à la moelle, et qui le dispensent de toute réflexion « théorique » qui partirait des Juifs réels de son temps ? Les thèmes de l’égoïsme consubstantiel et du Dieu-Argent viennent en droite ligne de Kant, et surtout de Feuerbach, le Maître révéré quand Marx compose cet article fatal. Tout cela appartient à l’histoire des idées mortes. Mais que dans son combat acharné contre le judéocentrisme obscurantiste, qui est sa motivation la plus respectable dans cette affaire, Bensaïd ne manque pas de rompre des lances, avec les « nouveaux théologiens », terme de son cru qui vise, ceux-là mêmes que Jacob Rogozinski ou François Noudelmann voient comme tentés par un enfermement identitaire, voire un « retour au ghetto51 », voilà qui ne peut que recueillir l’approbation de tous ceux qui sont attachés à défendre la liberté de pensée52 contre tous les fanatismes. Cette dernière ne saurait s’arrêter en effet au seuil des « questions juives » d’hier et d’aujourd’hui.
Daniel Lindenberg
Michel Estève et Jean A. Gili (sous la dir. de), MANOEL DE OLIVEIRA, Caen, Lettres modernes Minard, coll. « Études cinématographiques », 2006 (vol. 70)
Manoel de Oliveira a été et demeure la figure de proue du cinéma portugais. Au point que certains prétendent que son aura et son audience à l’étranger ont conduit de nombreux cinéphiles à négliger d’autres grands cinéastes portugais comme António Reis, Paulo Rocha, Ricardo Costa, João César Monteiro autrefois et, aujourd’hui, Pedro Costa ou João Pedro Rodrigues53. La réalité, en France, est un peu moins flatteuse, puisque nous ne disposions, jusqu’à cette heureuse parution, que de publications spécialisées (un numéro de L’Avant-scène cinéma coordonné par René Prédal en 1999 et l’ouvrage de Jacques Parsi, Manoel de Oliveira, édité par le centre culturel Gulbenkian en 2002) et d’un livre d’entretiens réalisé par Antoine de Baecque et Jacques Parsi (Paris, Cahiers du Cinéma, 1996). En somme, il manquait une étude à la fois complète et abordable de l’œuvre de Oliveira. La longévité exceptionnelle du cinéaste et la richesse de son œuvre auraient-elles effrayé les candidats à la synthèse ? L’ouvrage qu’éditent Michel Estève et Jean A. Gili fait la preuve que cette œuvre totale, monumentale, se prête pourtant joliment à une lecture globale ; qui relève davantage de la critique d’art (au sens noble du terme) que de l’analyse de film universitaire.
L’étude systématique de l’ensemble de la filmographie de Oliveira impliquait de prendre en vue diverses époques de l’histoire du cinéma (du muet au parlant), de traverser des paysages cinématographiques très divers (documentaires, fictions, adaptations), sans compter les échos incessants entre la vie du cinéaste et l’histoire de son pays. Les empêchements induits par le Salazarisme expliquent par exemple qu’il réalise tant de documentaires de commande : films sur les dockers de Porto, sur Lisbonne, sur une boulangerie, sur Nice, sur la maison qu’il fit construire à Porto. Durant deux décennies (1980-2000), Oliveira tourne ensuite sans relâche, atteignant le sommet de son œuvre à soixante-dix ans passés. L’itinéraire de Oliveira est tel que les questions structurantes pour le cinéma en général se trouvent formulées de manière idiosyncrasique dans chacun de ses films : quel rapport du film à la peinture et à la musique ? Qu’est-ce qu’une adaptation cinématographique ? Le cinéma peut-il échapper au diktat du « modernisme » ? Peut-on rêver d’une esthétique classique pour le septième art ? En considérant ses films comme autant d’éléments d’un tout organique, les études qui composent cet ouvrage parviennent chaque fois à aller au bout d’une question. Au point que l’éclat homérique du cinéma de Oliveira semble parfois inspirer et investir le livre.
Dans l’œuvre de Oliveira, du muet (Douro Faina Fluvial, 1929) aux films les plus récents (Le cinquième empire, 2004), ce livre trace un double chemin. Parcours thématique d’abord, puisqu’il rassemble des études transversales sur ses documentaires (Jean A. Gili), sur le rire (René Marx), le temps (Philippe Roger), le théâtre (René Prédal) ou la musique (Philippe Roger) dans son cinéma, sur les « textes filmés » que sont Amour de perdition (1978), Le soulier de satin (1985) et La lettre (1999) (Jacinto Lageira). Puis, parcours analytique, centré sur onze films marquants du cinéaste (parmi lesquels La lettre, Val Abraham, Le jour du désespoir, Mon cas, Inquiétude, Non ou la vaine gloire de commander). Les analyses de films se concentrent donc sur la période la plus faste de la production de Oliveira (à partir de 1978), et font une large place aux liens noués avec les autres arts, en particulier la peinture, la littérature et la peinture. En recherchant une vision synoptique de l’œuvre, chaque auteur se met en position de traiter en profondeur les questions que l’artiste adresse à son médium. Le voyage est ambitieux mais, à l’image des voyages déceptifs omniprésents dans le cinéma de Oliveira, il ne fonde aucune vision de surplomb, aucune glorification. Il est plutôt l’occasion de mesurer ce qui nous éloigne de l’idéal, de donner voix à une nostalgie foncière ; nostalgie du muet, mais aussi nostalgie de la civilisation. Chacune des dix-sept traversées de l’œuvre du cinéaste invite à partager cet idéal du voyage cher à Oliveira, où la Méditerranée devient le champ d’exploration de l’idée même de civilisation. L’ouvrage se fait l’écho d’une quête autant que d’une déception. Car Oliveira ne cesse d’accuser, chemin faisant, les faillites de l’idéal civilisationnel, qui prit diverses formes dans l’histoire de la nation portugaise.
Ce volume est ouvert par une étude magistrale de Jean-Marie Samocki sur l’exigence de civilisation chez Oliveira, qui cadre le parcours du livre. Samocki développe un lien que revendiquait Raymond Bellour entre le mot civilisation et le nom Oliveira.
Le nom de Oliveira rappelle qu’à travers l’image, ce n’est pas seulement l’individu qui est concerné, dans la solitude de ses affects ou de son destin individuel ; est en jeu la communauté tout entière, et c’est le pays, la nation, la terre qui en ressortent redéfinis, rendus à eux-mêmes. Conjointe à ce sentiment d’appartenance à l’espèce humaine [ …] se réaffirme la nécessité que le cinéma se dépasse lui-même.
Oliveira poursuit une utopie de la civilisation, à travers des films qui sont autant de « projections nationales ». La force de ses évocations tient à leur ancrage dans un renoncement à la grandeur, qui dessine « une idée tourmentée de la civilisation ». Pour rendre compte du « devoir de civilisation » du cinéma, Samocki a puisé aux sources de la conception de l’art de Valéry et de Flaubert, analysant le rapport que les films de Oliveira entretiennent avec leurs textes (à commencer par Val Abraham et Madame Bovary). Le lecteur de la revue Esprit reconnaîtra sans doute ici un prolongement original du style de pensée du critique d’art de la revue, Michel Estève (spécialiste de Bernanos, de Kurosawa, de Tarkovski). En dirigeant ce volume, Michel Estève lui insuffle sa prédilection pour un cinéma qui médite sur « les rapports de l’homme avec l’histoire et avec son propre destin ». Un mérite du livre (outre sa valeur intrinsèque) est de redonner une actualité au projet qui animait Cinéma et condition humaine de Michel Estève en 1978 (Paris, Albatros), et d’inviter le lecteur à revenir à ce texte. L’influence d’Emmanuel Mounier était alors sensible à chaque page, derrière le désir du critique de trouver au cinéma une appréhension originale de l’existence humaine, comme existence historique. L’enquête portait sur les formes prises par un cinéma politique et sur les interrogations métaphysiques menées dans les films sur la foi, la mort, le temps, sur le destin de l’homme. Les deux axes, métaphysique et politique, structurent également cet ouvrage sur Oliveira. Ils permettent d’unifier une filmographie diverse et abondante, et de rechercher les moyens propres du cinéma pour exprimer le destin singulier des hommes.
Élise Domenach
Adrien Le Bihan, GEORGE SAND, CHOPIN ET LE CRIME DE LA CHARTREUSE, Espelette, Éditions Cherche-bruit, 16 €
On peut imaginer le voyage que George Sand entreprit avec Frédéric Chopin aux Baléares, du 8 novembre 1838 au 13 février 1839, comme un régal romanesque, qui rappelle celui fait à Venise avec Alfred de Musset. Or, en fait d’escapade amoureuse, Solange et Maurice, les enfants de George, flanquent le couple et des motifs médicaux, tant pour le fils, rhumatisant, que pour Frédéric, atteint de phtisie, expliquent cette villégiature dans une île que l’on espère salubre et propice aux convalescences.
Un hiver à Majorque est tiré en 1842 de leur saison majorquine. Parfois célébré comme un grand texte romantique, ce livre apparaît à Adrien Le Bihan comme des miscellanées : aperçus d’histoire picorés çà et là, notices d’architecture ou de géographie pour la gouverne des touristes, anecdotes sur de pieux personnages, bribes d’héraldique … Bref, on ne distingue pas toujours la différence entre les fragments guillemetés et l’ouvrage littéraire. Alternent avec ces remplissages les épisodes proprement personnels, les mésaventures domestiques, la santé de Chopin (duquel on occulte avec soin le patronyme), les descriptions pittoresques de l’île.
Le Bihan n’incrimine pas ce pot-pourri ; mais lui, qui connaît Majorque comme sa poche, débusque chaque inexactitude que Sand, hélas, prodigue sans s’émouvoir. Certaines s’avèrent vénielles, qu’un peu moins de suffisance eût évitées ; d’autres sérieuses, qu’un peu plus de savoir n’eût pas permises. D’autre part, elle insulte les insulaires, animée d’un mépris un peu bien étrange pour la future apôtre du paradis berrichon. Pourquoi se perdre dans ce désert de Majorque ? Balzac jubile :
Vous ne vous souvenez pas que je vous ai dit quand vous êtes partie pour les Baléares : – Vous en reviendrez promptement.
Surtout, Le Bihan fustige l’insolite antisémitisme que l’amie de Pierre Leroux, de Lamennais et de Fourier camoufle ou laisse percevoir sans y prendre garde. Elle procède en deux étapes. Tout d’abord, si elle ne marchande pas sa compassion pour les juifs convertis de force au xviie siècle, les conversos, surnommés xuetas (qu’elle traduit ridiculement par chouettes), c’est parce que cette bienveillance lui permet de flétrir l’Inquisition, symbole des tyrannies révolues ; mais, ensuite, elle s’échappe en invectives contre leurs descendants qui, devenus agioteurs, avec un « génie diabolique », s’emparent de l’île comme leurs coreligionnaires de France « ont fait chez nous ».
Cette imposture intellectuelle se combine, pour la prolifique romancière, à une incurie d’artiste. Pas une seconde, George Sand ne conçoit que l’œuvre d’art résulte du labeur sur la matière qui l’exprime. Elle déplore que Balzac « travaille trop et gâte souvent en corrigeant » ; elle hausse l’épaule à voir les affres que Flaubert s’inflige pour parfaire sa phrase et l’irritent les efforts de Chopin afin d’affranchir sa musique de toute effusion bavarde. Pour elle, de l’encrier à sa page, se déverse une prose coulante, sans ressac ni remous, que l’on oublie aussitôt lue. « Je suis arrivée à travailler sans être malade, treize heures de suite … » Sans être malade ! Comme le paraissaient sans doute, à ses yeux, Balzac et Flaubert convaincus, alors qu’elle ne raturait presque jamais, qu’en la rature gîte l’âme même de la littérature.
Serge Dieudonné
André Brink, L’AMOUR ET L’OUBLI, Arles, Actes Sud, 2006, 485 p., 24€
Mondialement reconnu pour une œuvre dont le titre le plus célèbre en France est sans doute Une Saison blanche et sèche (prix Médicis 1980), André Brink nous offre avec l’Amour et l’oubli la biographie fictive d’un certain Chris Minnaar, écrivain sud-africain blanc et militant anti-apartheid qui pourrait bien être son double. Parvenu au soir de sa vie, celui-ci revisite, à travers l’évocation des femmes qu’il a aimées et désirées, un demi-siècle de l’histoire de son pays.
L’idée même du livre, explique le narrateur, remonte à un séjour effectué, à la fin des années 1980, dans une cellule d’isolement de la police politique sud-africaine. Il a soixante-trois ans et vit alors depuis quelques semaines avec Allie, une jeune femme de couleur dont il a fait connaissance à l’occasion d’une interview. Il lui confie naturellement des secrets, cite des noms, indique des adresses, sans imaginer une seule seconde qu’une Noire puisse travailler pour un gouvernement qui défend l’apartheid et interdit toute relation charnelle entre membres des deux communautés. Face à un acte aussi incompréhensible, qui décourage toute tentative d’explication, il comprend, du fond de sa geôle, que la trahison fait partie de la trame de son époque et de son pays et qu’il n’est, de ce point de vue, que le « produit typique de l’histoire et de la géographie de [sa] terre ». Mais il lui apparaît également qu’à tous les « tours, bouleversements et frémissements de l’histoire » sud-africaine des dernières décennies est associé, dans son esprit, « le souvenir d’une femme particulière ». D’où le début d’un long travail de remémoration.
Ce n’est toutefois qu’une quinzaine d’années plus tard que ce dernier va prendre définitivement corps sous la forme d’une bouleversante lettre d’amour de cinq cents pages adressée à Rachel, la dernière femme qu’il a aimée et qui vient alors de succomber, après plusieurs jours de coma, des suites d’une terrible agression. Ils se connaissaient depuis un an et demi, elle avait trente-sept ans et lui soixante-dix-huit. Elle était l’amour ultime, dans les deux sens du terme, de sa vie. « Tu es morte à 9 h 43 ce matin. J’étais avec toi, bien sûr ; personne d’autre. » C’est par ces mots que Chris ouvre le témoignage d’une existence d’écrivain engagé, tout entière au service de la dignité humaine. De la campagne électorale de 1948 où fut lancée l’idée de l’apartheid et qui déboucha sur la victoire de l’extrême droite jusqu’aux premières élections libres de 1994 qui virent des files sans fin se constituer dès l’aurore devant des bureaux de vote de fortune, en passant par le massacre de Sharpeville de 1960 où la police, tirant dans le dos des manifestants, en tua plusieurs dizaines, ce sont les vicissitudes, les drames mais aussi les joies immenses de l’histoire sud-africaine des cinquante dernières années qui se déroulent sous nos yeux.
Mais un autre personnage hante cette narration qui se déploie, symboliquement, entre le premier et le dernier jour de la guerre en Irak : la propre mère de Chris. Celle-ci, à cent trois ans, décède un mois après Rachel des suites d’une maladie d’Alzheimer. C’est dire si la mémoire est au cœur de ce texte dont le titre originel, Before I Forget, exprime avec force l’angoisse du narrateur de voir ou, pire encore peut-être, de ne pas voir la nuit de l’oubli recouvrir ses souvenirs. « Je dois poursuivre mon travail, glisse-t-il, peaufiner mes notes. Avant que j’oublie. Avant que tout ça se perde. » André Brink cisèle alors des pages inoubliables sur la peur engendrée par la dégradation de l’autre – « il était intolérable de te voir dans cet état, à t’amenuiser constamment, à t’éloigner de plus en plus sans être vraiment partie » –, sur le refus d’admettre sa déchéance – « pourquoi est-ce si important de marquer un point face à cette pauvre vieille qui ne sait même plus ce qu’elle raconte ? » –, sur le désir éperdu d’échanger un ultime regard – « je voulais qu’elle ouvre les yeux, qu’elle montre qu’elle était consciente de ma présence ». Et puis, sur un tout autre registre, cette thèse de prime abord si étrange mais finalement si juste selon laquelle il y a des femmes avec lesquelles on reste « parce qu’on est fou. Parce qu’on a besoin de vivre avec sa folie » …
Émerge alors une conception de la littérature comme activité servant, pour celui qui s’y livre, non pas à s’« accrocher » mais à « lâcher prise », à « lâcher les rênes », à libérer la mémoire, à être soi-même.
Mais l’Amour et l’oubli nous rappelle qu’André Brink est aussi un auteur provocateur, un polémiste féroce, capable de faire remarquer, au détour d’un paragraphe, que si Caligula pouvait nommer son cheval consul d’empire, les Américains ont après tout bien le droit de placer à leur tête « un âne » comme George Bush. Si la guerre en Irak est stigmatisée, le propre pays de l’auteur n’est pas épargné. Le lâche assassinat de Rachel peut être vu comme la métaphore de la situation de violence et de corruption généralisée qui, selon André Brink, caractérise désormais sa patrie. Dans un article paru l’été dernier et significativement intitulé : « L’Afrique du Sud ou le rêve trahi » (Le Monde, 24 août 2006), où certains ministres en poste sont qualifiés de « monstres », il en appelait à un sursaut politique et moral afin de sauver « les valeurs humaines et africaines » qui, au cours des années 1990, avaient permis de façonner la « Nouvelle Afrique du Sud ».
Manifestement, pour André Brink, à soixante et onze ans, l’histoire continue …
Jean-Paul Maréchal
Brèves
Abdennour Bidar, SELF ISLAM, Paris, Le Seuil, coll. « Non conforme », 2006, 236 p., 12 €
C’est un singulier itinéraire spirituel que décrit ici à la première personne Abdennour Bidar : itinéraire d’un jeune français, élevé par sa mère dans la foi musulmane, partagé, parfois déchiré, dans son parcours personnel par un sentiment profond de double appartenance à l’islam et à l’Europe. À lire les difficultés de cet enfant de médecin, au parcours scolaire brillant, à faire accepter sa foi, on pressent combien, dans un autre contexte social, familial et intellectuel, l’appartenance à l’islam reste un problème quotidien dont le puissant déni est long à effacer. Mais au-delà du témoignage, ce parcours personnel est aussi exemplaire car il expose les étapes d’une interrogation sur les conditions de la rencontre de la conviction religieuse et de l’exigence moderne d’autonomie. Le « désenchantement » moderne peut nous laisser à mi-chemin : désabusé de la foi par la raison, mais déçu par la platitude de la modernité. L’auteur, à travers ses études de philosophie et l’engagement dans le soufisme en France, a tout d’abord le sentiment d’arriver à une double impasse : un islam « figé », un Occident « à l’agonie ». Pourtant, de cette double déception, qui conduit à un long passage à vide, il tire l’idée inverse : la modernité, par la relativisation des valeurs qu’elle implique, est paradoxalement une chance pour reformuler l’islam, un islam « de notre temps » (titre de son précédent ouvrage), un islam européen. Il ne s’agit pas seulement d’accorder profondément, comme dans la crise moderniste catholique, la foi à la démarche critique mais de découvrir une vie spirituelle non prescriptive, dans laquelle la multitude des choix de vie nous indiquerait la voie de la perfection.
M.-O. P.
Jacques Baumel, François Delpla, UN TRAGIQUE MALENTENDU. De Gaulle et l’Algérie, Paris, Plon, 2006, 251 p
Juste avant son décès, l’ancien maire de Rueil-Malmaison, résistant et fidèle compagnon de De Gaulle revient sur les relations entre le général et l’Algérie entre 1958 et 1962. Il apporte son témoignage et sa vision sur cette question, sans dissiper le « tragique malentendu » entre les Français d’Algérie et l’homme du 18 juin qui fit d’Alger la base de sa reconquête politique en 1958. À la suite du coup d’État du 13 mai, De Gaulle revint au pouvoir en assurant que la France resterait en Algérie avant de s’engager dans une autre politique en 1959 qui conduisit à l’indépendance en 1962, si bien que les Français d’Algérie et certains de ses plus proches compagnons de guerre lui reprochèrent de les avoir trahis. Jacques Baumel apporte sa vision très gaulliste sur les principaux points de discordes : l’autodétermination, le putsch, les négociations qui conduisirent aux accords d’Évian, l’Oas. Il montre un De Gaulle s’adaptant aux circonstances, n’ayant pas de politique définie à l’avance, même s’il estimait que l’Algérie ne pouvait pas rester à l’écart de la décolonisation, faisant passer l’intérêt supérieur de l’État avant des chimères d’officiers supérieurs et avant les intérêts des Français d’Algérie qu’il considérait, avec beaucoup d’excès, comme d’incorrigibles anti-musulmans, ayant tout fait avec l’Oas pour empêcher une solution préservant leur présence dans une Algérie indépendante. Ce qui est à voir. C’est assez juste sur le rétablissement de l’État de droit, la fin de la confusion entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire et sur l’incroyable difficulté à sortir la France du guêpier algérien, qui ne pouvait pas se faire sans casser des pots. C’est un peu moins juste sur l’Oas et sur les illusions que transporta De Gaulle auprès des Français d’Algérie depuis 1943.
J.-P. P.
Romain Bertrand, MÉMOIRES D’EMPIRE. La controverse autour du « fait colonial », Éditions du Croquant, coll. « Savoir/agir », 2006, 224 p., 18, 50 €
Auteur dans ce même numéro d’Esprit, avec Jean-François Bayart, d’un article sur le legs colonial, Romain Bertrand publie parallèlement un livre fort bien mis en scène sur les rapports de l’histoire, de la justice et de la politique. Mais, plutôt que de s’embarquer dans des pétitions de principe légitimes sur l’indépendance des historiens, il montre comment les débats autour de la loi du 23 février 2005 sur le rôle positif de la colonisation (mais aussi sur l’article 4 relatif à l’enseignement qui a été amendé, alors que l’on n’a guère parlé de l’article 13 portant sur l’indemnisation forfaitaire des condamnés de « l’Algérie française ») ne sont pas intervenus par hasard en raison de seuls dérapages (ceux de Georges Frêche à gauche par exemple) ni de la pression discrète des lobbies (rapatriés, anciens de l’Algérie française, amnistiés, harkis). Décryptant les rapports de l’Assemblée (rapports Kert et Diefenbacher) et les interventions des députés à l’Assemblée nationale, il souligne que ceux (et tous ne sont pas liés à la région Provence-Alpes-Côte d’Azur) qui se sont impliqués très directement sont des députés élus récemment qui se sentent de ce fait plus libres (d’où les liens noués par certains avec des associations de rapatriés et des anciens de l’Oas) avec la mémoire gaulliste sur l’Algérie. Les biographies commentées de Paul-Henri Cugenc, Michel Diefenbacher, Georges Fenech, Jean-Claude Guibal, Christian Kert, Robert Lecou, Jean-Antoine Leonetti, Lionel Luca, Thierry Mariani, Jacques Remailler, Christian Vanneste, Francis Vercamer sont particulièrement éclairantes. S’il y a là une situation inédite, l’auteur ne s’en tient pas là, il analyse également les réactions en Algérie (le discours de Bouteflika) et montre surtout que ce même paradigme colonial sous-tend le discours et la rhétorique des Indigènes de la République concernant les émeutes dans les banlieues de novembre 2005. La thèse est donc double : 1) la question coloniale est désormais indissociable d’une incapacité à répondre à la question sociale liée à l’immigration issue de l’Afrique du Nord ;
2) une fraction de la classe politique et intellectuelle (voir la thèse de Robert Castel présenté dans l’éditorial de ce numéro) attise les feux d’un imaginaire colonial « en bien ou en mal » (quand on ne se contente pas de l’analyse en deux temps de la colonisation en Algérie : actions conjoncturelles contestables, actions structurelles positives). Bref, « à partir du moment où le débat sur le “fait colonial” est mis en relation ? par les parlementaires, les intellectuels, les leaders militants et les journalistes ? avec celui sur l’intégration des jeunes des banlieues, l’enjeu des prises de position savantes et militantes concernant la réalité du tort colonial républicain change du tout au tout ». Si l’on comprend le désarroi des historiens, on ne peut pas s’en prendre seulement au syndrome de la repentance. On observe en effet un activisme politique aux effets de discours inattendus. C’est pourquoi ce travail, qui lit et décrypte les textes de nos députés et ne se contente pas de reprendre des déclarations médiatiques, est d’une grande utilité.
O. M.
Gérard Leclerc, LE REGARD ET LE POUVOIR, Paris, PUF, 2006, 288 p., 25 €
Dans le sillage de ses précédents ouvrages (voir surtout son Histoire de l’autorité) et des travaux du sociologue et pénaliste suédois Thomas Mathieusen sur le synoptisme, Gérard Leclerc propose de saisir l’évolution des rapports entre le regard et le pouvoir. Au fil d’une approche historique, il se distingue doublement des thèses de Michel Foucault. Il souligne d’abord que le regard panoptique concerne moins des dispositifs microsociaux (l’institution pénale par exemple) que la société dans son ensemble dès lors qu’interviennent des systèmes de surveillance fondés sur les technologies de la vidéo, et des caméras en circuit fermé. Ensuite, il insiste sur le rôle du synoptisme, à savoir la situation inverse du panoptisme puisque dans ce cas c’est la majorité (l’ensemble de la population) qui regarde une minorité au pouvoir. Après cette dialectique du panoptisme et du synoptisme, l’auteur met en avant le rôle de l’individu « regardant » afin de rejeter l’idée d’un contrôle total du Pouvoir. Selon que l’on minore ou majore l’idée de synoptisme, il apparaît que la question de l’individu, ce qui n’est pas sans évoquer le libéral-autoritarisme de Zygmunt Bauman qui se démarque de la thèse du contrôle généralisé, joue un rôle crucial et spécifique. « Dans le panoptique, le regard est une forme de prise de possession et de pouvoir. Dans le synoptisme, même si le regard se laisse fasciner, aliéner et déposséder, il constitue aussi une forme de communication avec le monde, qui empêche de le réduire aux fonctions qui sont les siennes dans la pensée de Sartre et Foucault. Pour Merleau-Ponty, le regard est présence au monde, communion avec le monde et les autres. Le regard est un être-au-monde et un-être-pour autrui qui ne saurait se réduire à l’exercice d’un pouvoir, ou à la passivité de l’être-vu-et-dominé. Le regard comme l’être regardé fait de tout individu le centre du monde. » Du panoptisme au synoptisme puis au regard de l’individu, l’ouvrage renverse la thèse habituelle sur le panoptisme.
O. M.
Pierre Vidal-Naquet, L’HISTOIRE EST MON COMBAT. Entretien avec Dominique Bourel et Hélène Monsacré, Paris, Albin Michel, coll. « Itinéraires du savoir », 2006, 224 p., 17 €
Pierre Vidal-Naquet n’était plus là pour relire cet entretien avec un spécialiste du judaïsme allemand et une helléniste. On retrouve pourtant, sous forme condensée, la substance des deux tomes de ses Mémoires (La Découverte/Le Seuil) qui sont, en dépit du caractère autobiographique affirmé, une exceptionnelle histoire intellectuelle de la France de la guerre et de l’après-guerre. Mais il apparaît dans cette discussion de vive voix, où de nombreux noms propres sont cités, que Pierre Vidal-Naquet est un homme qui reconnaissait ses dettes, une qualité plutôt rare. Dettes envers Henri-Irénée Marrou ou Victor Goldschmidt, dette envers les compagnons hellénistes (Vernant bien sûr), dette envers sa famille dreyfusarde, dette envers ses amis éditeurs (à commencer par l’homme des éditions de Minuit, Jérôme Lindon, jusqu’à François Gèze qui a porté la journée d’hommage qui s’est tenue à la Bnf début novembre), dette envers la pensée politique issue du groupe Socialisme ou barbarie qui lui aura évité les dogmatismes marxistes, etc. Mais l’ouvrage revient aussi sur la dénonciation de la torture en Algérie et sur ses réflexions iconoclastes sur le judaïsme et Israël dont la découverte de Flavius Josephe et de son « art de la trahison » est un moment décisif. Par pudeur, on n’insistera pas ici sur les fortes pages consacrées à Esprit (revue dont il se sent plus proche que des Temps modernes) et les propos qu’il tient, en écho au livre de Bernard Comte, sur l’attitude de Mounier durant la guerre. Esprit reviendra en 2007 à sa manière sur le parcours intellectuel et politique de Pierre Vidal-Naquet, un homme envers lequel nous avons contracté bien des dettes. Un homme qui nous manque ici, tant les coups de fil rituels (autant d’occasions de dire des accords ou des désaccords) de celui qui avait vécu l’aventure de Vérité-Liberté avec Paul Thibaud durant la guerre d’Algérie, étaient un ferment pour la rédaction.
O. M.
Pascal Dibie, LE VILLAGE MÉTAMORPHOSÉ. Révolution dans la France profonde, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 410 p., 23 €
Chichery-la-Ville, au nord de la Bourgogne, non loin d’Auxerre, 473 habitants, un village ni trop à l’écart de la ville ni trop absorbé par elle, qui accompagne à son rythme les évolutions de notre société. Pourquoi consacrer un ouvrage d’ethnologie à ce coin de campagne française ? Pour poursuivre, tout d’abord, l’aventure d’un précédent livre, le Village retrouvé (1979), qui racontait la modernisation au village. Mais ensuite, et surtout, pour se défaire de l’impression de familiarité et mesurer, avec surprise dès lors que le regard change, l’ampleur des évolutions qui ont fait passer, presque insensiblement, cet extrait de France profonde dans une nouvelle ère. Désormais, l’église n’accueille plus la messe, le maire ne sait plus quel est son territoire, la ferme est un laboratoire de haute technologie, les habitants inventent tant bien que mal la « rurbanité ». Mais tous ces changements, l’ethnologue ne les avait pas vus venir : en surface, le village semblait rester lui-même, pourtant le maire a du mal à expliquer ses prérogatives, le presbytère est vide, le monde agricole technicisé semble incompréhensible (« Je suis monté au Gaec hier soir et, en me retrouvant dans la stabulation, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas expliquer ni comprendre la moitié des choses que je voyais »). L’auteur a grandi au village, il le connaît intimement mais il doit pourtant redécouvrir la vie du village, réapprendre à le regarder. Si de nombreuses notations, sur les transports, sur les fêtes, le bricolage ou le passage au supermarché offrent l’occasion de belles pages d’ethnographie du quotidien, les deux chapitres centraux, les plus impressionnants, portent sur la vie paroissiale sans prêtre (« Un dieu se meurt ») et sur les travaux de la ferme (« Y a-t-il encore des paysans dans les champs ? »). Accompagnant le travail de description, des moments de promenade dans la littérature ethnologique et des extraits des carnets de travail complètent l’enquête locale qui est en même temps une méditation sur les dommages du temps et une découverte passionnée ou inquiète des formes nouvelles de la sociabilité.
M.-O. P.
Jean Lebrun, JOURNALISTE DE CAMPAGNE, Paris, Bleu Autour, 2006, 128 p., 10 €
On ne sait pas toujours que Jean Lebrun, l’une des voix connues de France-culture, est à l’origine un historien, bon connaisseur du xixe siècle et passionné par la figure de Lamennais. Faut-il alors s’étonner qu’après avoir occupé des cases très matinales, il ait décidé de partir par monts et par vaux pour faire découvrir la France ? non pas la France profonde mais la France tout court ? aux élites qui écoutent la chaîne dite culturelle ? Le journaliste « de campagne » est celui qui ne résume pas son travail aux seules campagnes politiques. Au fil des pages, on saisit que la province n’est plus un désert et que la capitale, tout comme les chaînes publiques, doit s’accorder à d’autres rythmes que le sien. On apprécie aussi l’humour à la Lebrun, une qualité rare, celle qui permet de se mettre à distance. Au passage, Lebrun rappelle qu’il est passé un jour par Esprit et qu’une institution de ce type, un lieu initiatique disait-on jadis, n’est sûrement pas inutile pour former les futurs animateurs de radio … et quelques autres.
O. M.
Éric Maigret, Éric Macé (sous la dir. de), PENSER LES MÉDIACULTURES. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin, coll. « Médiacultures », 2005, 186 p., 20 €
Dans cet effort collectif de promouvoir un renouveau de la critique et de la sociologie de la culture, on ne lira pas d’études de cas ni d’analyse d’œuvres. Il s’agit ici de présenter une nouvelle approche de la culture, à l’écart des traditions françaises ? avec les deux pôles que constituent la sociologie de la distinction et la critique de la société du spectacle ? qui ont en commun un mépris de fer pour les médias et une incompréhension de la culture de masse. Dans un article programmatique, Éric Maigret propose de dépasser le « choc des cultural studies », notamment en retrouvant des auteurs comme Edgar Morin et Michel de Certeau qui avaient fait l’objet de stratégies de « minimisation active » de la part du monde académique reconnu. Il faudrait ainsi renouer en France avec des apports restés marginaux tout en reprenant contact avec un débat qui se développe à l’échelle mondiale sur la complexité des industries culturelles dans leur rapport aux pratiques politiques, aux identités culturelles et aux formes de l’individualisation.
M.-O. P.
Jacques Revel, UN PARCOURS CRITIQUE. Douze exercices d’histoire sociale, Paris, Galaade éditions, 2006, 448 p., 26 €
Ce recueil rassemble des études parues dans des revues ou des livres collectifs tant en France qu’à l’étranger. La cohérence de l’ensemble n’est pas donnée seulement par le thème de l’histoire sociale, avancée dans le sous-titre, mais aussi par le souci de l’historien de porter un œil critique sur le travail historiographique. C’est ainsi que la première étude porte sur « les paradigmes des Annales », et que « les usages et les abus » des outils historiographiques sont évoqués tant au sujet de la « culture populaire » que de la civilité, de la construction du social ou de la description des « régions, provinces et lieux » qui font la diversité de la France. Exemplairement, le dernier texte, sur « le fardeau de la mémoire », inédit en français, aborde un thème cher aux historiens mais en se différenciant du lamento de la corporation sur les abus de la mémoire dans la sphère publique, comme si la sphère savante elle-même était sereine et au clair sur les résurgences du passé dans la culture contemporaine … Au contraire, montre l’auteur, ce sont bien les avancées de la méthode historique, en particulier l’élargissement incessant de son périmètre d’investigation, qui ont donné à l’histoire sociale, à la culture populaire, à la mémoire en général ? plus précisément aux mémoires minoritaires et refoulées ? une dignité nouvelle, dont les effets politiques, au-delà du cabinet du savant, ne devraient pas surprendre autant qu’on le prétend. Finalement, si le « récit de la nation » est devenu incertain, ce n’est pas seulement par une confusion venue de la société (revendications identitaires, guerre des mémoires, etc.) mais aussi par les incertitudes du monde savant, issues de turbulences du programme historique que l’élargissement nécessaire et bienvenu de la discipline a fini par provoquer.
M.-O. P.
François L’Yvonnet (sous la dir. de), SIMONE WEIL. Le grand passage, Paris, Albin Michel, coll. « Espaces libres », 2006, 288 p. Catherine Millot, LA VIE PARFAITE. Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum, Paris, Gallimard, 2006, 268 p., 17, 50 €
Dès lors que l’on considère la mondialisation comme une rupture historique mettant à mal les forces d’intégration (pyramidale et verticale) qui ont caractérisé les sociétés industrielles, la question de la misère humaine et sociale est revenue au premier plan. C’est pourquoi une pensée comme celle de Simone Weil, tout comme celle d’Ivan Illich qui retrouve une actualité inattendue pour d’autres raisons, suscite un intérêt croissant. Face à une approche volontariste sur les conditions de l’action, Simone Weil privilégie ce qui est « subi », non contrôlable, à travers deux formes de passivité, la misère extrême et la joie extrême. Blanchot évoquait à propos de cette œuvre les catégories de Malheur et d’Attention (« Le malheur est l’extrême de l’inattention. L’attention est l’attention qui se rend supportable au malheur qui ne le supporte pas »). Loin de conforter l’image de la mystique chrétienne, certains des textes regroupés ici par François L’Yvonnet (ceux de Robert Chenavier, Patricia Little, Monique Broc-Lapeyre entre autres) sont une belle entrée en matière au recueil de textes récemment publiés chez Gallimard dans la collection « Quarto » sous la direction de Florence de Lussy. Même si la comparaison adoucit les angles et neutralise quelque peu la spécificité des auteurs, l’ouvrage de Catherine Millot, qui met en relation les figures de Jeanne Guyon, Simone Weil et Etty Hillesum, frappe par sa rigueur et sa volonté de pénétration d’une perfection qui est en partie étrangère à l’auteur.
O. M.
Stéphane Mosès, EXÉGÈSE D’UNE LÉGENDE. Lectures de Kafka, Paris, Éditions de l’Éclat, 2006, 128 p., 10 €
Connu pour ses travaux sur Franz Rosenzweig et Walter Benjamin (on vient de rééditer en poche l’Ange de l’Histoire), Stéphane Mosès se souvient qu’il est d’abord un germaniste passionné de textes et de littérature. D’où ce Kafka, non pas un Kafka de plus mais un Kafka qui s’inscrit justement dans le sillage de Walter Benjamin pour lequel l’écriture de Kafka est sous-tendue par une logique des images. En décryptant d’emblée avec une belle acuité un texte difficile de 1923, « À propos des paraboles », Mosès voit dans ce texte « le paradigme d’un texte se prenant lui-même pour objet. Parlant de l’écriture, il renverrait en même temps à l’essence même de l’art de Kafka ». Conscient que cette technique se rapproche de l’interprétation du Talmud par les rabbins, Mosès met en œuvre une herméneutique rabbinique à propos de plusieurs textes de Kafka : « Le silence des sirènes » (un texte qui évoque l’Odyssée), la Métamorphose, le Procès, mais il s’attache également à la double lecture de Brecht et de Benjamin d’un court récit de Kafka (« Le prochain village »). Mosès ne passe pas de Rosenzweig à Kafka, il poursuit une seule et même démarche herméneutique.
O. M.
Jean-François Lyotard et Jean-Loup Thébaud, AU JUSTE, Paris, Christian Bourgois, coll. « Titres », 1979 et 2006, 208 p., 7 €
Ce dialogue entre Jean-François Lyotard et Jean-Loup Thébaud a été publié il y a 25 ans. Il marquait à l’époque une transition dans le travail de Lyotard entre une économie libidinale « soixante-huitarde » et le Différend où il changeait de registre conceptuel et abordait le terrain éthique. Dans un texte que nous publierons en janvier 2007, Corinne Enaudeau montre les scansions, les continuités et discontinuités de cette pensée de Lyotard en se polarisant sur une double interrogation sur la notion d’événement et sur sa conception du politique. Ici l’événement s’appelle « l’hétérogène pur » et Jean-loup Thébaud en retient trois dessins dans la préface inédite rédigée pour cette nouvelle édition. Une première version fait entendre, à la suite du Hölderlin d’Œdipe à Colonne, « qu’il n’y a plus rien que le rien, la pure scansion, le mètre sans accent ». Une deuxième figure est « le pôle juif » où il rencontre Levinas et la question de l’autre. La troisième figure intervient dans les dernières œuvres : « Lorsqu’il ne reste plus même le rien, c’est “la Chose” que Lyotard va poursuivre sous les motifs de la couleur, de la matière, de l’affect, de l’enfance, de la chair même, qui cesse d’être celle de l’incarnation. » À ces divers titres, le dialogue Au Juste fait vraiment événement dans l’itinéraire de Lyotard. Or, son parcours mérite d’échapper aux caricatures et à l’impression de chaos que certains veulent en retenir.
O. M.
Michael Edwards, LE GÉNIE DE LA POÉSIE ANGLAISE, Paris, Le Livre de poche Références, Inédit, 2006, 448 p., 7, 50 €
Premier titulaire d’une chaire de littérature anglaise au Collège de France, auteur de poèmes en anglais et en français, Michael Edwards propose ici une réflexion, aussi originale qu’exigeante, sur la poésie anglaise qui est aussi l’occasion d’une comparaison discrète entre les deux langues et les deux poésies, « entre la libre exubérance de Shakespeare et l’ordre souverain et harmonieux de Racine ». Se penchant sur la langue et sur la prosodie, l’auteur s’attarde sur tous les ressorts d’une poésie qui évoque l’art des jardins anglais parmi lesquels on peut retenir les deux suivants. Tout d’abord, « cette poésie baigne dans le réel au moment même où elle vise au-delà. Elle ne recherche ni le réalisme intégral, ni l’idéalisme absolu, ni le simple factuel, ni le pur imaginaire ». Autant de signes que cette poésie n’est pas attirée par Mallarmé, par la forme pure du signifiant. Mais Michael Edwards insiste également sur l’omniprésence, à partir du xvie siècle, de la Bible et du Livre des prières en commun de l’Église anglicane. « Les textes religieux en langue vernaculaire se sont tellement répandus, dans la conscience et dans le parler des Anglais, que leur influence est discernable chez des poètes indifférents et même hostiles à leur perspective sur la vie. » Au terme d’un ouvrage rythmé par des commentaires limpides et clairs, l’auteur souligne que la poésie est un secret partagé : la voix profonde d’une langue et le lieu secret d’un peuple.
O. M.
[Cnl, Les Belles étrangères], DOUZE ÉCRIVAINS NÉO-ZÉLANDAIS. Anthologie, Paris, Sabine Wespieser éd. /Centre national du livre, 2006, 247 p., 20€ (avec un DVD de Michael Smith, Écrire au pays du long nuage blanc)
Pays aux antipodes, nous connaissons peu ses écrivains contemporains – sinon Katherine Mansfield, amie de Virginia Woolf. La rencontre des « Belles étrangères » (organisée par le Centre national du livre depuis 1987 pour faire connaître les écrivains d’un pays : Brésil, Chine, Roumanie, Japon, etc.) invite à s’en régaler. Cette anthologie tombe à point chez cet excellent éditeur féru de traductions littéraires présentées sous une belle jaquette brun clair, avec des pages délicatement blanc cassé. Ce livre-ci a la couleur bleu outremer de l’océan qui bat les archipels de l’hémisphère Sud. Il contient les « bonnes pages » de romans, des nouvelles, des poèmes et une bande dessinée de douze écrivains mêlés Pakeha (d’origine britannique) et Maori (autochtones) : Jenny Bornholdt, Geoff Cush, Alan Duff, Sia Figiel, James George, Dylan Horrocks, Fiona Kidman, Elizabeth Knox, Owen Marshall, Vincent O’Sullivan, Chad Taylor et Albert Wendt. Nous faisons mieux leur connaissance grâce au Dvd de Michael Smith, Écrire au pays du long nuage blanc, ou Aotearoa, nom maori de la Nouvelle-Zélande. La beauté des poèmes de Bornholdt ou de O’Sullivan, la puissance des sensations éveillées par Duff dans des rivières qui n’appartiennent « qu’à nous, les enfants », la narration élaborée de F. Kidman (le même éditeur a publié d’elle, Rescapée, admirable roman d’aventure et de passion – dont je rendrai compte), tous méritent l’arrêt, le « suspens », l’interrogation : pourquoi tant de liberté là-bas, tant de souffle dans la voile des navires, dans les rues des villes et sur les collines arborées, quand nous, nous devenons lentement momies ?
P. Ma.
Lucas Bernard, LES LACETS ROUGES, Paris, Le Seuil, coll. « Écrire », 170 p., 13€
Félix a commis une grosse bêtise : il a tué un conducteur irascible qui klaxonnait derrière un livreur. Il lui a demandé le silence, l’autre a bondi de sa voiture, ils se sont battus et, comme dans l’énigme des séries policières, le conducteur s’est brisé le crâne sur l’angle du trottoir – version officielle, car Félix est certain de l’avoir occis dans le corps à corps. Au lieu d’aller au procès, en bon citoyen qu’il est, il part dans les Pyrénées, qu’il affectionne. Dans un café de village, il rencontre Anne « Tête de paille », jeune fille paumée, vaguement étudiante au Canada, dit-elle, en stage en France. Ils mènent vie commune, et font des rencontres qui se terminent mal. La qualité de l’écriture étonne : présente, sensuelle et distanciée, elle évoque de loin le minimalisme du Camus de l’Étranger où Meursault ne sait trop ce qu’il a déclenché. C’est un crime sans châtiment, sans remords, sans compassion, avec juste quelques regrets, une petite errance comme un verre de trop en soirée quand on n’est pas conducteur … Tout s’achève dans un drame insensible, où la rivière nettoie le sang d’une victime, où le chat s’enfuit de chambres assassines, où l’on meurt presque pour rien à l’étage, troué de chevrotine, et où Félix rejoint la prison « pour six ans maxi » en train, en première. Cela finit par toucher : ce ton badin proche des larmes, ce calme de creux entre deux vagues, ces paumes de sainte nitouche couvertes de sang, ce jeune homme sans histoire embringué chez les Atrides. Ce premier roman en promet d’autres de même intensité.
P. Ma.
Vincent Peyre et Françoise Tétard, DES ÉDUCATEURS DANS LA RUE. Histoire de la prévention spécialisée, Paris, La Découverte, coll. « Alternatives sociales », 2006, 272 p., 19€
Les éducateurs « dans » la rue composent une corporation confirmée par la durée et l’expérience, mais mal connue et vaguement caritative. Il était temps qu’un livre fasse l’histoire de cette profession, développée surtout après la Seconde Guerre. Des monographies passionnantes nous entraînent (jusqu’à l’intime : que de mariages !) sous les arcanes d’une histoire généreuse, par des protagonistes qui ont connu l’époque des militants (souvent issus du scoutisme, de Vie Nouvelle), des administrateurs d’associations et de fédérations spécialisées, puis des gens de « métier » avec centres de formation et de recherche (Cnrs). L’idée centrale se veut salvatrice : « sauver » les enfants et les jeunes, orphelins de guerre, traînant indûment dans les rues et livrés à leurs dangers. Des centres d’accueil, des clubs (les Réglisses, La Baraque …) essaiment à Lille, à Paris (belles pages sur La Boutique rue de Navarre), à Rouen, Lyon, Marseille, dans les banlieues des premiers grands ensembles. En 1953, on fonde le centre de Vaucresson, pour les « spécialistes » des jeunes délinquants. En 1959, les blousons noirs occupent la une des journaux. Devant l’urgence, les textes législatifs se succèdent et accouchent de l’arrêté de juillet 1972 qui reconnaît enfin la « prévention spécialisée ». Le souci de l’insertion s’impose alors comme numéro un, vecteur fixant un axe aux résolutions, conjuguant autant que possible actions policières et judiciaires. Délinquants, blousons noirs ou dorés, apaches, voyous, « sauvageons » (Chevènement), « racaille » (Sarkozy), c’est la même « graine de violence » aux noms et aux visages différents. Aujourd’hui que « les phénomènes de ghettoïsation et d’ethnicisation se sont singulièrement développés » (p. 234), le problème demeure tout entier : comment intégrer ces « jeunes de la rue » (on dirait aujourd’hui : « déscolarisés », « caillera », « craignos » …) dans une période où la prévention se heurte à la « tolérance zéro » ?
P. Ma.
En écho
BANLIEUES ? Annales. Histoire, Sciences sociales (61e année, no 4, juillet-août 2006, Ehess, diffusion Armand Colin). Dans ce numéro intitulé « Penser la crise des banlieues », on peut lire à côté de l’article de Robert Castel (voir l’éditorial de ce numéro) d’autres textes originaux : celui de Stéphane Beaud et Olivier Masclet qui propose une interprétation « générationnelle » pour distinguer les « marcheurs de 1983 » et les émeutiers de 2005, et celui de Dominique Schnapper qui souligne que, dans le contexte français, l’intégration culturelle (acculturation à la langue et à la culture) est plus rapide que l’intégration structurelle (accès à l’emploi), ce qui remet un peu plus en cause l’idée d’un blocage ethnique ou religieux « originel ». Voir aussi dans ce numéro substantiel l’article de Marc Gurgand et Éric Maurin qui souligne les effets positifs « souterrains et à long terme » de la démocratisaion de l’enseignement secondaire.
ÉVALUER L’ÉVALUATION ? Alors que le sénateur Pierre André vient de rendre public un rapport sur l’évaluation des décisions politiques liées à la situation dans les banlieues, la revue EspacesTemps (2005, no 89-90) propose un riche dossier sur l’évaluation de l’évaluation. Une première partie (« Emprises ») s’interroge sur les valeurs et les normes qui sous-tendent l’évaluation (Martucelli, Michaud, Ruby, d’Ornano), une deuxième partie (« Déploiements ») s’arrête sur les modalités et les pratiques de l’évaluation dans plusieurs domaines (le droit d’asile, la psychiatrie, l’action publique, la politique culturelle), et une troisième partie (« Subversions ») se penche sur les modalités d’une « autre » expertise (Sandra Laugier, J.-C. Poizat).
DÉMOCRATIE ET MÉDIAS ? Pouvoirs (no 119, Le Seuil) consacre un dossier qui est plus que d’actualité à l’heure où l’on ne parle plus que des rapports entre la démocratie participative et la démocratie représentative. Mais le thème des médias invite à considérer à la fois l’évolution du pouvoir médiatique et les comportements des consommateurs. Sur ce dernier point, Jean-Louis Missika distingue la propagande, la persuasion et la séduction avant de se demander finalement : « Est-ce que les délibérations sauvages et erratiques du Web.20 réussiront à contrecarrer cette “intimisation” de la campagne présidentielle que l’on voit se dessiner aujourd’hui ? Est-ce que la communauté des journalistes politiques aura envie de jouer un rôle plus actif que celui de figurant qui a été le leur lors des scrutins précédents ? Est-ce que les citoyens auront envie d’autre chose ? » Sur le premier point, Géraldine Muhlmann, qui prend le contre-pied des thèses sur la constitution d’un quatrième pouvoir se comportant comme un contre-pouvoir, en appelle au retour à la meilleure tradition journalistique, celle du reportage « à l’anglo-saxonne ». Reste qu’elle ne correspond guère au tropisme français (Libération aura tenté un temps !) et que le journalisme politique à la petite semaine (celui des éditorialistes « brillants » qui sont partout en même temps) se porte mieux que jamais (d’autant mieux que la politique va mal, cela doit aller de pair) et que le journalisme d’investigation (le plus souvent un journalisme qui connaît mieux les salles d’attente d’avocats que le terrain) subit échec sur échec (la préférence des grands argentiers pour Laurent Joffrin aux dépens d’Edwy Plenel est claire dans le cas de Libération).
LE DÉSAMOUR DE L’EUROPE ET DE LA TURQUIE ? Dans Politique internationale, no 113, 2006, on lira surtout l’article de Marc Semo sur le désamour de la Turquie et de l’Europe, mais aussi ceux de José Garçon sur l’Algérie (voir celui de Mohamed Benrabah dans ce numéro) et de Christophe Jaffrelot sur les fins de la puissance émergente de l’Inde. Pour le reste, on trouve au sommaire l’inépuisable plume de Jean-Arnault Derens qui n’en finit pas, d’Études à Politique internationale, de cibler les Albanais du Kosovo et leur volonté d’indépendance.
DE L’ANTISÉMITISME AU PHILOSÉMITISME ? La revue Critique (novembre 2006, no 714, Minuit, diffusion Le Seuil) publie un dossier intitulé « Littérature et antisémitisme » qui est composé de deux textes. Dans le premier, René de Ceccaty discute les attaques d’Éric Marty et Ivan Jablonka sur l’antisémitisme de Jean Genet. Dans le second, Bruno Chaouat revient sur le livre d’Élisabeth de Fontenay sur Jean-François Lyotard et sur Du sens de Renaud Camus pour évoquer le philosémitisme. Le mérite de ce dossier est de proposer des articles qui respectent les textes en prenant le temps de les lire. Ce qui n’est pas si fréquent. Le tout ou rien de la vigilance est-il derrière nous ?
PACIFISME – « Enfants des années quatre-vingt, encore étudiants ou à peine sortis des universités et des écoles de la République », les jeunes auteurs rassemblés dans la nouvelle revue Le Diable probablement se placent sous le signe de la responsabilité à l’égard des principes de la démocratie dans leur premier éditorial, sans qu’on sache exactement par quoi ces principes sont menacés à leurs yeux. Dans l’article signé par la responsable de la revue, Anaëlle Lebovits, c’est un pacifisme « dans l’air du temps » qui semble endormir notre vigilance. Si vis pacem, para bellum, nous rappelle l’auteur mais sans nous dire contre qui il faut nous apprêter à partir en guerre. (Le Diable probablement, automne-hiver 2006, no 1, 10, rue du Four, 75006 Paris).
GÜNTER GRASS – Dans La Vie des idées de novembre 2006, Jean-Marc Dreyfuss retrace une intéressante chronique de la controverse publique qui, à la fin de l’été, a accompagné la parution des mémoires de l’écrivain allemand. Loin de se limiter, comme souvent dans cet exercice, à un parcours de la presse, l’auteur met en rapport l’aveu de Grass au sujet de son passé avec son art littéraire (www.repid.com).
REVUES D’IDÉES – Pour son trentième anniversaire, la revue québécoise Possibles propose un ensemble sur « La véritable aventure des revues d’idées ». Présentant la situation d’une série de revues canadiennes, le numéro s’inquiète aussi des restrictions et des coupes budgétaires qui affectent leur avenir. Un article de Gérard Fabre (auteur, avec Stéphanie Angers, d’un livre sur les échanges intellectuels entre la France et le Québec) présente la réception d’Esprit au Québec, tandis que Jean-William Lapierre présente son témoignage sur la revue Esprit. En faisant de cette revue une « caisse de résonance » du personnalisme, il a tendance à considérer que son histoire s’achève peu ou prou avec la mort du fondateur. L’aventure continue pourtant …
HISTOIRE, ROMAN – La Revue des Deux Mondes consacre son dossier de décembre 2006 aux relations entre l’histoire et le roman, en écho principalement au succès du roman de Jonathan Littell, les Bienveillantes (Nicole Casanova, Dominique Fernandez). Parallèlement, Michel Parfenov présente Vie et destin de Vassili Grossman et Raul Hilberg évoque la difficile réception de son travail.
Avis
Pour poursuivre les propositions lancées par Michel Foucher dans notre précédent numéro au sujet de l’avenir de l’Union européenne (« L’union politique européenne : un territoire, des frontières, des horizons »), on se reportera à son étude plus développée parue sous la forme d’une note de la fondation Robert Schuman (no 37) : L’Union européenne un demi-siècle plus tard : état des lieux et scénarios de relance, www.robert-schuman.org
« Penser la catastrophe. Entre nature et politique », vendredi 8 décembre 2006 : le moment d’aujourd’hui semble être celui non pas seulement de « la » mais des catastrophes, climatiques ou politiques, sociales ou médicales. Cependant, il se peut que cette diversité de catastrophes non seulement nous oblige, plus que jamais, mais nous permette, plus que jamais aussi, de les penser. Tel est en tout cas le défi du présent colloque, issu des travaux d’un groupe interdisciplinaire, qui se propose de lancer ainsi publiquement une réflexion appelée à se poursuivre. Colloque organisé par le groupe « 2040 », en collaboration avec le Ciepfc (Département de philosophie, École normale supérieure), l’Ihej et l’École polytechnique, à l’École normale supérieure, 45, rue d’Ulm, 75005 Paris (salle Dussane). Le matin, interviendront Frédéric Worms (« Pandémie et justice »), Frédéric Keck (« Risque alimentaire et pouvoir des experts »), Alexei Grinbaum (« L’aveuglement technologique et le sacré ») et Jean-Pierre Dupuy (« Tchernobyl et l’invisibilité du mal »). L’après-midi : Antoine Garapon (« Le terrorisme et l’explosion des catégories »), Frédéric Gros (« Guerre, intervention et sécurité »), table ronde animée par Cyrille Begorre-Bret : « Vers une généralisation ? Le génocide, le krach, la catastrophe dans la fiction » puis une table ronde conclusive animée par Benoît Chantre : « Comment politiser la question de la catastrophe ? ».
« La cosmopolitisation de la justice » : le séminaire de philosophie du droit organisé par l’Ihej, l’Enm, Esprit et, cette année, le centre de philosophie du droit de l’Université libre de Bruxelles, a commencé ses travaux. Les interventions de la première partie, « Penser le cosmopolitisme juridique », seront dans les prochaines semaines : le 4 décembre, Olivier de Schutter (professeur à l’Université catholique de Louvain) : « Biens publics globaux et responsabilité des États » ; le 8 janvier 2007, Olivier Remaud (maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales) : « La pluralité des sens communs » ; le 22 janvier, Céline Spector (maître de conférences à l’université Michel de Montaigne, Bordeaux III) : « L’Europe et les fondements du cosmopolitisme » ; et le 5 février, Michaël Foessel (maître de conférences à l’université de Dijon) : « Le cosmopolitisme et la paix : deux idéaux interchangeables ? ». La deuxième partie : « Laboratoire du cosmopolitisme juridique » débutera le 5 mars 2007. Animées par J. Allard, A. Garapon et J. Hubrecht, les séances ont toutes lieu de 18 heures à 20 heures à l’École nationale de la magistrature, 3 ter, Quai aux fleurs, 75004 Paris. Inscriptions, renseignements : mcmiquel@ihej.org, jhubrecht@ihej.org, Tel : 01 40 51 02 51, Fax : 01 44 07 13 88 ; www.ihej.org
L’Association des philosophes chrétiens tiendra un colloque le samedi 9 décembre 2006 : « Souffrir et mourir : problème, énigme, mystère, question radicale », avec des scientifiques, des théologiens, des philosophes. Institut catholique de Paris, 21, rue d’Assas (salle B 07), 9 h 30-18 h 30.
Dans le cadre du 75e congrès de l’Association francophone pour le savoir (Acfas), un colloque international et interdisciplinaire autour de l’œuvre de Fernand Dumont, « Nos vérités sont-elles pertinentes pour l’ensemble des hommes ? », est organisé par Serge Cantin à l’université du Québec à Trois-Rivières du 7 au 11 mai 2007. Propositions de communication et renseignements : Serge.Cantin@uqtr.ca, Tel : 819-376-5011 poste 3186, Fax : 819-376-5158.
« Esprit public » : la rencontre de débat public organisée chaque mois à la mairie du 3e arrondissement de Paris, par Esprit et Alternatives économiques, a repris son programme cette année (19 h-21 h, salle des fêtes de la mairie du 3e arrondissement, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris). Prochaines séances : lundi 4 décembre 2006 : « La sécurité tous azimuts », Hughes Lagrange (sociologue au Cnrs/Sciences-Po) ; lundi 12 février 2007 : « Malaise des classes populaires » avec Philippe Guibert et Alain Mergier ; lundi 12 mars 2007 : « Environnement : la planète en danger » par Hubert Reeves.
Le mois prochain, nous ferons paraître le dossier annoncé depuis plusieurs mois sur l’hôpital, un sujet qui n’est présent que par intermittence dans l’attention publique tout en ayant un rôle central dans les politiques de santé. Préparé avec des professionnels du monde hospitalier, ce dossier permettra de comprendre de l’intérieur l’ampleur des bouleversements auxquels cette profession fait face depuis quelques années avec des évolutions juridiques (pénalisation), législatives (loi sur les droits des malades), économiques (réformes du financement), organisationnelles (nouvelle gouvernance) … Ultérieurement, nous évoquerons les questions environnementales à propos du réchauffement du climat et de la question énergétique (Henri Prévot, Jean-Pierre Dupuy, Jérôme Sgard). Dans les suites du présent numéro sur le débat colonial et postcolonial, nous proposerons aussi dans le courant de l’hiver un dossier sur les Antilles et les questions d’intégration en France (avec notamment les contributions de Patrick Weil et Michel Giraud).
- 1.
Nous n’aborderons pas la question de savoir s’il existe aussi une philosophie « postanalytique ». Voir à ce sujet, Sandra Laugier, « Y a-t-il une philosophie post-analytique ? », dans Esprit, octobre 1995.
- 2.
Pour une approche comparative de ces deux traditions faite du point de vue analytique, voir Pascal Engel, la Dispute, une introduction à la philosophie analytique, Paris, Minuit, 1997. Voir aussi Kevin Mulligan, “The great divide”, dans The Times Literary Supplement, page de titre : “The battle of the two school”, 26 juin 1998, p. 6-8 ; article disponible sur le site Internet : http://www.unige.ch/lettres/philo/enseignants/km. Voir aussi notre article « Philosophie analytique vs. philosophie dite “continentale”, quel type de vérité pour la philosophie ? », Institut de démobilisation © 2006, disponible sur le site Internet : http://golri.net/i2d
- 3.
Voir K. Mulligan, “What’s wrong with contemporary philosophy?” (avec P. Simons et B. Smith), première version d’un article à paraître dans Topoi, “Philosophy – What is to be done ?” ; article disponible sur la page internet de Kevin Mulligan.
- 4.
K. Mulligan, “What’s wrong with contemporary philosophy ?”, art. cité.
- 5.
Cité par K. Mulligan, « C’était quoi la philosophie dite “continentale” ? », dans K. O. Apel, J. Barnes et al., Un siècle de philosophie : 1900-2000, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.
- 6.
Cité par K. Mulligan, “What’s wrong with contemporary philosophy”, art. cité (notre traduction).
- 7.
K. Mulligan, “What’s wrong with contemporary philosophy”, art. cité.
- 8.
Ainsi, Patricia Martin a pu recevoir Roberto Casati, chercheur en philosophie de l’esprit et en sciences cognitives, dans son émission Alter ego, diffusée sur France Inter le 30 mai 2005, en le présentant aux auditeurs comme un simple « philosophe ». De même, le métaphysicien analytique Frédéric Nef a pu intervenir dans Le Monde des livres, le 23 décembre 2005, pour prendre position contre le livre d’Alain Badiou : Circonstances, 3. Portée du mot « juif », Paris, Lignes.
- 9.
Pour plus de précision sur ces supposées « vertus », voir « Philosophie analytique vs. philosophie dite “continentale” … », art. cité.
- 10.
Voir K. Mulligan, « C’était quoi la philosophie dite “continentale” ? », art. cité.
- 11.
K. Mulligan, “The great divide”, art. cité.
- 12.
Voir F. Nef, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2005. « Si l’on devait attendre le beau temps pour sortir, on resterait à la maison. Si l’on devait attendre une éclaircie du nihilisme contemporain, on se contenterait de ne rien faire et d’attendre, ce qui est assez ennuyeux à la longue. La métaphysique [analytique ? ndla] peut, par contre, aider à l’analyse des concepts fondamentaux pour la réflexion politique, environnementale et religieuse. [ …] L’activité métaphysique consiste à sortir de ce sommeil nihiliste, pour fournir à l’éthique, à la science politique, à la théologie naturelle des instruments conceptuels nécessaires pour éviter le pire du nihilisme : l’incapacité de penser ses effets », p. 745-746.
- 13.
K. Mulligan, « C’était quoi la philosophie dite “continentale” ? », art. cité, p. 340-341.
- 14.
Sur tous les développements apportés à ces questions, voir F. Nef, Qu’est-ce que la métaphysique ?, op. cit.
- 15.
“The Structure of Spatial Localization”, dans Philosophical Studies, 82 (1996), p. 205-239 (notre traduction).
- 16.
J. Petitot et B. Smith, “Foundations for Qualitative Physics”, dans J. E. Tiles, G. T. McKee et C. G. Dean (eds), Evolving Knowledge in Natural Science and Artificial Intelligence, Londres, Pitman Publishing, 1990, 231B249.
- 17.
A. Varzi, “Boundaries, Continuity, and Contact”, Noûs, 31 (1997), p. 26-58 (notre traduction, nous soulignons).
- 18.
B. Smith et R. Casati, “Naive Physics: An Essay in Ontology”, dans Philosophical Psychology, 7/2 (1994), p. 225-244 (notre traduction, nous soulignons).
- 19.
B. Smith, “Mereotopology: A Theory of Parts and Boundaries”, Data and Knowledge Engineering, 20 (1996), p. 287-303 (notre traduction, nous soulignons).
- 20.
Dans O. Houdé, D. Kayser, O. Koenig et al., Vocabulaire des sciences cognitives, Paris, Puf, 1998, entrée « Robotique », p. 362.
- 21.
B. Smith, “Granular spatio-temporal ontologies…”, art. cité.
- 22.
B. Smith et A. Varzi, “The Niche”, Noûs, 33:2 (1999), p. 214-238.
- 23.
L’expression “Artificial Intelligence” intervient par exemple 13 fois dans la bibliographie de l’article de B. Smith, “Mereotopology …”, art. cité.
- 24.
Nous ne remettons pas en cause l’intérêt qu’il peut y avoir à construire des machines intelligentes et les services incomparables qu’elles sont susceptibles de rendre aux hommes en facilitant leur vie quotidienne (dans le domaine médical notamment, moins peut-être dans le domaine militaire et sécuritaire). Mais nous insistons néanmoins sur la distance importante, voire infinie, qui sépare cette entreprise de la philosophie traditionnelle.
- 25.
Déjà Bergson, dans une controverse sur la nature du mouvement qui l’avait opposé à Bertrand Russell. Voir aussi H. Marcuse, l’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, trad. M. Wittig, 1968 ou G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991. Pascal Engel reprend un certain nombre de ces attaques, quoique de manière très schématique dans la Dispute …, op. cit.
- 26.
Voir notre Petite mise au point sur le sophisme génétique, Institut de démobilisation © 2006, article disponible sur le site [http://golri.net/i2d].
- 27.
K. Mulligan, « Valeurs et normes cognitives », Magazine littéraire, no 361, janvier 1998, p. 78-79.
- 28.
R Casati et A. Varzi, Holes and Other Superficialities, 1994, Cambridge (Mass) et Londres, Mit Press.
- 29.
Autour du livre de Jean-Paul Willaime (sous la dir. de), avec la collaboration de Séverine Mathieu, Des maîtres et des Dieux. Écoles et religions en Europe, Paris, Belin, 2005, 296 p.
- 30.
J.-P. Willaime (sous la dir. de), Univers scolaire et Religions, Paris, Cerf, 1990 ; Francis Messner (sous la dir. de), la Culture religieuse à l’école, Paris, Cerf, 1995.
- 31.
Pierre Bouretz, « La démocratie française au risque du monde », dans Marc Sadoun (sous la dir. de), la Démocratie en France. I. Idéologies, Paris, Gallimard, 2000, p. 50.
- 32.
Régis Debray, l’Enseignement du fait religieux dans l’école publique. Rapport au ministère de l’Éducation nationale, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 24.
- 33.
Émile Poulat, « L’Europe religieuse des États », dans Gilbert Vincent et Jean-Paul Willaime (sous la dir. de), Religions et transformations de l’Europe, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1993, p. 407.
- 34.
Voir, par exemple, Mireille Estivalèzes, les Religions dans l’enseignement laïque, Paris, Puf, 2005.
- 35.
Jürgen Habermas, « Pluralisme et morale », Esprit, juillet 2004, p. 16.
- 36.
Professeur de science politique à l’université de Rennes I.
- 37.
On notera ici au passage l’importance de la référence aux travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot sur la « justification », dont l’utilisation s’avère extraordinairement féconde.
- 38.
Comme le suggérait, il y a quelques années, un ministre de l’Intérieur se revendiquant par ailleurs comme héritier de ce gaullisme de l’ordre public.
- 39.
La Démocratie à refaire, Paris, Éditions Ouvrières, 1962.
- 40.
Voir la Démocratie sans le peuple, Paris, Le Seuil, 1971.
- 41.
S’il estime, à la page 26, qu’« il convient plutôt de parler de mutation que de déclin de la citoyenneté », à la page 191, il se montre moins optimiste lorsqu’il observe qu’« alors que les formes de la surveillance et de la critique avaient indiqué la voie d’un accroissement possible de l’activité citoyenne, la politique négative en marque le rétrécissement douloureux et impuissant ».
- 42.
« De la démocratie libérale à la démocratie massive », Esprit, mars 1946, p. 345 sqq.
- 43.
Qui en appelait à « un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile ».
- 44.
D. Bougnoux, la Crise de la représentation, Paris, La Découverte, 2006.
- 45.
Jacques Julliard, le Malheur français, Paris, Flammarion, 2005.
- 46.
Carnets de bord en sciences humaines, Département de sociologie, université de Genève, Uni Mail, 40, boulevard du Pont-d’Arve, CH-1211 Genève 4, Suisse (www.carnets-debord.ch).
- 47.
Enzo Traverso, les Marxistes et la question juive, La Brèche, 1990.
- 48.
Mikhaïl Xifaras, « Marx justice et jurisprudence, une lecture des “vols de bois” », Revue d’histoire des idées politiques, no 15, 2002.
- 49.
Le Monde diplomatique, septembre 2005.
- 50.
Giuseppe Marramao, Ciel et Terre, Paris, Bayard, 2006.
- 51.
Voir l’article de J. Rogozinski dans Esprit, octobre 2004, sous ce titre, et François Noudelmann, Hors de moi, Paris, Leo Scheer, 2004.
- 52.
Signalons à ce sujet la parution récente du beau livre de Shlomo Sand, les Mots et la terre, Paris, Fayard.
- 53.
Sur le cinéma portugais, voir Jean-Loup Passek, le Cinéma portugais, Paris, Éd. du Centre Georges-Pompidou, coll. « Cinéma Pluriel », 1982, et Jacques Parsi, « Cinéma portugais », dans Trafic, no 32, hiver 1999.