Napoléon et la légitimité politique moderne. À propos de Napoléon et l'héritage de la gloire (entretien)
À propos de Napoléon et l’héritage de la gloire
Le pouvoir napoléonien s’appuie sur une célébration de la gloire, issue des victoires militaires. Comment cette politique de la gloire s’est-elle construite ? Comment s’est-elle articulée à l’histoire révolutionnaire ? Quel héritage a-t-elle laissé dans la culture politique française ?
Esprit – Comment votre enquête sur la légitimité du pouvoir napoléonien s’inscrit-elle dans la suite de vos travaux sur Charlemagne ?
Robert Morissey – À la fin de mes travaux sur Charlemagne1, je me suis penché sur la question de savoir comment Napoléon s’était servi de l’image de Charlemagne pour se forger une certaine légitimité. J’ai eu l’occasion d’y réfléchir davantage lors d’un séminaire que j’ai mené avec François Furet sur les Misérables, sorte de roman de l’anti-gloire où Jean Valjean se dessine comme une figure inversée de Napoléon. Ces deux faces de la gloire me semblaient traduire un élément essentiel de l’identité française. Au fond, la question était simple : comment Napoléon a-t-il pu croire fonder une vraie légitimité politique sur la gloire ? Dans notre monde actuel, cela nous semble invraisemblable. Si l’on part de la thèse de Paul Bénichou sur la démolition du héros au xviie siècle, par exemple, et que l’on enchaîne sur celle d’Albert Hirschman qui, dans les Passions et les Intérêts, retrace l’émergence au xviiie siècle d’une idéologie de l’intérêt qui aurait remplacé la morale héroïque2, le choix de Napoléon d’ériger un régime basé sur la gloire paraît encore plus incompréhensible. Et, en effet, on a tendance à voir Napoléon comme une sorte d’irruption inexplicable, une étrange parenthèse dans l’acheminement de l’histoire nationale. Cela permet dans un sens de le voir comme un magicien, ou un charlatan, manipulant à force de propagande un peuple innocent qu’il domine. C’est faire néanmoins bon marché de l’élan général qui a porté le jeune héros au pouvoir. Disons qu’il rejoint les grandes figures mythiques du héros car, de tout temps, le héros est celui qui est chargé de protéger la société mais qui, à un certain moment, la met aussi en danger : la grandeur qu’il s’est forgée devient une menace pour cette même société. On n’a qu’à penser à Achille, héros auquel, à l’époque du Consulat et de l’Empire, Napoléon est souvent comparé. Cette thématique du héros, tout à la fois celui qui sauve et qui menace la société, traverse tout mon livre.
Économie politique de la gloire
Pouvez-vous préciser comment vous définissez le concept de gloire ?
Je pense qu’il faut surtout insister sur la plasticité de la notion de gloire telle qu’elle se redéfinit tout au long du xviiie siècle, plasticité qui contribue beaucoup à son efficacité discursive et fédérative. Face au modèle marchand et à la morale des intérêts privés, les philosophes et penseurs des Lumières françaises vont dresser un autre modèle, celui d’une économie politique de la gloire. À une époque où l’on voit de plus en plus dans l’opinion publique une source de légitimité, on se met à concevoir la gloire comme le fruit de l’estime publique librement accordée, une sorte de « monnaie-morale », comme le dit Sieyès dans son Essai sur les privilèges où il développe l’idée d’une société qui fleurit grâce à deux sortes de commerce. La passion de l’argent a certes son utilité, car c’est par le commerce bourgeois et marchand qu’on pourvoit aux besoins d’un peuple. Mais il y a aussi « cet admirable commerce de bienfaits et d’hommages » où la seule récompense est le « tribut de reconnaissance ».
On sait à quel point l’opposition entre intérêt général et intérêt particulier s’impose à la Révolution. Cette opposition constitue l’un des axes principaux de notre compréhension de l’évolution de la pensée au xviiie siècle. Mais cette relation binaire se trouve sous-tendue par deux concepts antithétiques fondamentaux : vertu et intérêt. Or, les hommes d’un xviiie siècle, période où triomphait l’idée de la société comme finalité en soi, cherchaient à concilier la vertu et l’intérêt. Une solution consistait à évincer tout simplement l’un des deux termes. C’est la solution des abeilles de Mandeville (les vices privés créent les biens publics3), mais elle est déjà celle des jansénistes pour lesquels toute idée de vertu est nécessairement entachée d’une forme d’intérêt. Dans un tel monde, tout désintéressement vertueux, toute grandeur morale devient impossible. Comme le rappelle Vincent Descombes4, une telle vision implique que l’on attribue une signification morale à un égoïsme structurel : le fait d’être soi-même ou d’avoir un ego. Cela étant dit, la bonne nouvelle, dans cette vision pessimiste de la nature humaine, est que les hommes n’ont pas besoin de vertu pour prospérer, car la seule motivation de l’intérêt suffit pour qu’ils satisfassent les besoins des uns et des autres.
Face à ce courant qui se débarrasse de la vertu comme de la grandeur, se développe un autre courant de pensée dont émerge une véritable idéologie de la gloire, idéologie suffisamment enracinée dans des valeurs immémoriales et suffisamment élaborée par rapport aux valeurs nouvelles des Lumières pour que, dans le contexte particulier de la France, Napoléon ait pu y voir un modèle pour opérer une réconciliation nationale et pour étayer une légitimité capable de dépasser l’instabilité chronique de la Révolution. À partir d’un faisceau de valeurs liées aussi bien à la monarchie qu’à la noblesse, se dessine ainsi un double mouvement qui fera plutôt bon ménage avec la réflexion critique des Lumières. Il y a donc deux lignes de pensée dans ce courant : l’une qui vise à détacher la gloire et l’héroïsme d’une morale d’intention pour les intégrer à une vision plutôt « structurelle » de la société vue comme finalité ; l’autre qui, réfléchissant sur l’individu, affronte directement la vision pessimiste réduisant toute attitude morale à un jeu de l’intérêt égoïste et s’efforce de concevoir un comportement et une psychologie de véritable désintéressement. J’essaie de montrer comment, à partir de Fénelon, se met en place une psychologie du désintéressement possible, l’idée du pur amour par exemple. Henri de Boulainvilliers reprend cette idée d’une psychologie du désintéressement et la projette sur l’histoire de France, qu’il décrit pourtant comme un long processus de déclin et d’usurpation royale. L’un de ses héros, capable d’inverser la pente de l’histoire, a été Charlemagne qui, par pur amour pour la nation et par grandeur désintéressée, a restauré les droits de la nation. Mais cela ne donne pas encore de fondement sociologique au désintéressement. C’est à partir de Montesquieu, qui décrit une forme idéale de la monarchie modérée par une noblesse dont la valeur fondamentale est l’honneur, que cette sociologie se met en place. Pour ce dernier, l’honneur est dans la continuité de l’intérêt particulier : je poursuis ma grandeur sans désintéressement. C’est un peu l’idée de la Fable des abeilles de Mandeville : chacun poursuit son intérêt, le besoin d’honneur est un vice comme un autre (Montesquieu parle d’un « honneur faux ») mais, par un effet de système et indépendamment de toute morale d’intention, il fonctionne pour le bien de la société dans son ensemble. Alors que dans une société où domine l’économie commerciale, tout est calculé, tout a un prix, même les valeurs les plus morales. Montesquieu oppose à cela une certaine grandeur, une certaine dignité que la recherche de la gloire institue. S’il fait un plaidoyer pour le « doux commerce » sur le plan international, sur le plan « national » et tout particulièrement français, il développe une vigoureuse défense d’un régime qui a pour objet la gloire et pour principe l’honneur. Au fond, il parle peu du but pour insister plutôt sur le principe, c’est-à-dire l’honneur. Le résultat de tout cela est que, détaché ainsi de la morale, l’honneur perd de sa force légitimante. Pire encore, l’association que Montesquieu établit avec tant de force entre le couple honneur/noblesse et le couple luxe/politesse aura pour effet de contaminer cette valeur fondamentale de l’aristocratie. Dans ce dispositif, la gloire reste un objet lointain et échappe ainsi à cette contamination avec une caste de plus en plus mise en cause. La critique de l’honneur intéressé constitue comme une basse continue dans les discours républicains du xviiie siècle. Marat publie par exemple en 1774 les Chaînes de l’esclavage5, dénonçant l’abus des honneurs liés à la cour, aux privilèges et au luxe, et fait l’éloge de la gloire, seule grande motivation qui permet à l’homme de se dépasser.
Dans la tradition de la gloire, la vraie gloire s’oppose toujours à la fausse gloire. On n’arrive sans doute jamais à un désintéressement total mais la gloire permet un souci de soi et devient un lieu où l’affirmation et l’abnégation de soi peuvent se rejoindre, au profit de l’intérêt général et de la société. Mirabeau parle de la manière dont l’État peut diriger la passion de la gloire, tel un ingénieur. Toutes ces métaphores mécanistes traduisent l’idée selon laquelle la gloire est un moteur fondamental pour gérer et motiver la société, pour qu’elle sorte des petits calculs et autres abstractions contractuelles.
La gloire est aussi un terme appartenant à l’esthétique picturale, « la luminosité qui nimbe les visages ». On retrouve dans votre ouvrage des reproductions de tableaux. La peinture a-t-elle une importance primordiale dans la constitution de la figure de Napoléon ?
Les images permettent de saisir différentes facettes de la gloire, de mettre en valeur une certaine évidence, une certaine immédiateté. Dans ce livre, elles soulignent visuellement qu’il s’agit toujours d’un effort de représentation, d’une vaste mise en scène. En effet, la gloire a toujours un aspect spectaculaire, elle est toujours une mise en scène de soi. Le langage se révèle parfois incapable de retranscrire la grandeur de l’homme, l’ineffable. On retrouve cette idée chez Louis XIV mais aussi chez Napoléon, si l’on pense à la phrase que je cite dans mon introduction : « La fable a cessé d’être fable6 », il y a toujours une part d’inexprimable dans la gloire. Si le langage de l’éloge devient vite langue de bois, la peinture, elle, semble échapper davantage à tout ce que le cliché a de figeant. Mais je pense qu’il ne faut pas rapprocher outre mesure Louis XIV et Napoléon. L’éloge peut être rendu impossible si la menace de l’hypocrisie pèse trop sur lui. Concernant Napoléon, c’est un élan populaire qui a fondé sa gloire, qui n’est donc pas hypocrisie comme ce pouvait être le cas de l’éloge par les courtisans de Louis XIV. De toute façon, on ne pense pas à cette époque qu’il soit réellement nécessaire de se demander si l’on a affaire à de la bonne foi ou à de l’hypocrisie ; les actions intéressées pouvaient toujours conduire au dévouement désintéressé. Car l’idéologie de la gloire a l’avantage de lier dévouement et désintéressement avec un certain souci de soi, de se manifester comme affirmation simultanée d’une grandeur individuelle et collective, et de jouer confusément à la fois sur l’estime de l’opinion publique et l’appel à la postérité.
Lorsque Napoléon arrive sur la scène politique, la Révolution française se trouve dans une impasse, liée à la volonté d’éradiquer le rapport à l’histoire mais aussi aux limites du contractualisme.
La Révolution s’est en partie inspirée de la gloire antique. Toute l’histoire que je trace est sous-tendue par cette tension entre les Anciens et les Modernes. Les récits contemporains de la bataille de Marengo reprennent cette tension pour affirmer la supériorité des Modernes. Dans le contractualisme, la volonté générale prime sur la volonté particulière. Mais le contrat social ainsi conçu a conduit à un questionnement obsessionnel sur qui doit détenir le droit à la parole pour exprimer la volonté générale. La tentative jacobine de fonder une société vertueuse a été un échec ; c’est la gloire qui a permis de sortir de l’impasse. Loin d’être une abstraction contractuelle et rationnelle, la gloire est une évidence. Il existe des hommes ou des événements qui dépassent ce que semblait permettre la nature. Ces hommes sont portés par un tempérament unique mais aussi par l’enthousiasme collectif, par la ferveur publique. Tous ces éléments permettent d’amorcer un dépassement de la fracture révolutionnaire précisément parce que la grandeur des exploits est telle qu’on est à même de rivaliser avec les plus grands héros de l’Antiquité. C’est en s’installant dans le mythe que la France en est revenue à s’intéresser à son histoire et ces Modernes proclament inlassablement le dépassement des Anciens. De la sorte, ils peuvent commencer à honorer et à commémorer aussi les grands héros français, même ceux d’avant la Révolution. En même temps, la gloire comporte toujours un appel à la postérité qui permet de dépasser le présent pour s’orienter vers le futur. On honore les Anciens tout en essayant de faire mieux qu’eux ; le jeu de l’émulation est au cœur même de la politique de fusion menée par Napoléon.
La supériorité des Modernes sur les Anciens est-elle le fait d’avoir rendu la gloire compatible avec l’égalité ?
La réponse n’est pas simple. Le régime de la gloire permet de réintroduire des distinctions et de sortir ainsi d’une égalité radicale, mais il faut tout de suite ajouter qu’en principe, tout le monde pouvait y avoir accès, à condition de la mériter. Plus justement donc, je dirais que le mécanisme de l’émulation a fonctionné.
Par rapport aux Anciens, c’est la conviction qu’on est allé plus loin qu’eux qui permet de rendre hommage aussi aux grands qui toujours ont servi la France, ceux d’avant aussi bien que ceux d’après la Révolution. Cette économie de la gloire implique une sorte de croissance continue, c’est un « bien non rival », comme disent les économistes. Le point faible de cette idéologie est que l’on devait se souvenir de nos ancêtres en tissant une sorte de continuité historique des événements, mais dans le même temps on avait également besoin d’oublier les usurpations, tous les abus de la Révolution. Napoléon s’arc-boute d’un côté sur ses propres exploits et de l’autre sur le passé lointain de Charlemagne pour faire appel à l’histoire sans en rappeler les abus, pour établir une continuité historique par-dessus les Bourbons et les déchirements révolutionnaires. Cela a permis d’amorcer une politique de la fusion. Mais cette logique de croissance impliquait également une sorte de guerre perpétuelle, une course à la victoire.
La restauration d’une gloire déchue
Napoléon a-t-il bénéficié d’une économie de la gloire préexistante ou l’a-t-il mise en place ?
La politique de la gloire est une politique de reconnaissance nationale. Certains de ces mécanismes étaient déjà en place depuis longtemps en France. Si, au xviiie siècle, la reconnaissance de la cour en vient à être considérée comme corrompue, à l’Académie française, les discours sur les grands hommes de la patrie fleurissent. Il se développe une pensée de la gloire comme mécanisme permettant de gérer la société. Guibert, auteur de l’Essai général de tactique7, rassemble tous ces courants en rappelant qu’il suffit qu’un génie arrive sur la scène pour tout transformer. Cette idée et ces figures héroïques qui traversent l’histoire sont souvent évoquées. Il y a Charlemagne, bien sûr, mais pensons aussi par exemple à la description d’Alexandre par Montesquieu. Ce dernier explique que les conquêtes d’Alexandre ne sont pas celles des Romains, car elles ont permis de dépasser certains préjugés tout en garantissant à chaque peuple le droit de conserver ses traditions. Sous la plume de Diderot dans l’article sur la philosophie grecque, Alexandre apparaît comme un héros porteur d’universalité. Frédéric II, décrit par Guibert, est également un personnage symbolique qui servit de modèle à Napoléon.
S’il faut insister sur la dimension merveilleuse des victoires napoléoniennes qui font suite à une période de défaites, la guerre de Sept Ans et la corruption, il faut aussi reconnaître qu’au xviiie siècle déjà, on avait commencé à réfléchir sur un merveilleux qui ne serait pas plombé, si j’ose dire, par les questions insolubles du « merveilleux chrétien ». Le très matérialiste Holbach décrit comment les grands exploits pouvaient paraître surnaturels et l’encyclopédiste Marmontel, dans son article sur la gloire, a évoqué un merveilleux que j’appellerais volontiers « merveilleux laïc », caractéristique de ce qui « s’élève ou semble s’élever au-dessus des forces de la nature ». C’est le xviiie siècle qui, en valorisant toujours plus les pouvoirs de l’imagination, sème les graines d’un certain réenchantement du monde qu’il s’efforçait pourtant de rationaliser.
Napoléon arrive à fonder une légitimité politique très largement assise sur les armes. Mais le problème qui se pose alors est de dépasser cette légitimité militaire, en répondant notamment aux critiques de Madame de Staël, peu sensible à la gloire militaire.
Toutes les grandes institutions s’appuient sur cette idée de la gloire, que ce soit la Légion d’honneur ou la noblesse d’Empire. Madame de Staël est associée à juste titre à l’opposition libérale. Ce qui est frappant chez elle, c’est qu’elle insiste sur une nouvelle conception de la gloire. La gloire moderne n’a rien à voir avec la gloire des Anciens. Si elle a pour mécanisme fondamental l’émulation, par pur désintéressement ou par souci de reconnaissance, tout le monde cherche à y accéder. Mais comment limiter ce pouvoir de la gloire en haut de la pyramide ? Le sénateur Garat, idéologue, réfléchit à cette question. Selon lui, la gloire est parfaitement adaptée au triomphe d’un certain individualisme : je m’affirme par ma propre geste héroïque pour affirmer ma liberté et ma grandeur en tant qu’individu. J’ai préalablement besoin de l’aval de la société qui me confirme dans ma grandeur, pour devenir au fur et à mesure un modèle pour moi-même. Une sorte de surmoi se met alors en place, imposant des limites que je ne dépasserai pas. La gloire porte en elle-même ses propres limites. Pour Madame de Staël, la gloire des Anciens était vouée à l’ostentation, alors que pour les Modernes, elle tient compte d’une intériorité de l’homme qui fait de lui un être essentiellement singulier. Garat affirme que les Modernes ont une science politique permettant de repenser le modèle des Anciens, tandis que pour Madame de Staël, c’est avant tout la profondeur sentimentale qui permet de la dépasser. C’est la femme, figure liminale, qui devrait pouvoir être érigée en juge-arbitre, dans la grande tradition des salonnières, arbitres de la culture, chargées de faire la part des choses entre les bonnes et les mauvaises opinions. La femme, en marge de la société, est plus objective que l’homme.
La littérature et la gloire
On comprend que la gloire a été une force politique. Mais vous montrez aussi dans votre livre que lorsque les conquêtes cessent et que le merveilleux de l’histoire s’arrête, lorsque l’on retombe dans le réel et l’ordinaire, elle devient une sorte d’idéal nostalgique de ce qui a été. Lors du « moment De Gaulle », on retrouve l’une des caractéristiques très fortes de la gloire telle que vous la définissez : la fusion entre les communistes et les gaullistes, comme l’avait fait Napoléon entre la France des Anciens et celle des Modernes.
En effet, on peut penser que De Gaulle a eu recours à l’idéologie de la gloire pour opérer une autre fusion après la Libération. Si la référence à Napoléon n’était pas à l’ordre du jour quand on essayait de revenir à la république après les traumatismes de la défaite et du régime de Vichy, l’appel à la gloire et à la grandeur a été au cœur de sa politique, qui visait en effet à ressouder une France profondément divisée. La sensibilité à la gloire est l’une des constantes de l’identité française et elle peut entrer en jeu sur des registres très différents. Mais revenons sur le Mémorial de Sainte-Hélène, œuvre qui a passionné tout le xixe siècle et raconte la souffrance d’un Napoléon déchu, mais qui rappelle aussi tous les exploits de son épopée.
Certes, cet ouvrage servait à entretenir une certaine nostalgie et contenait des éléments importants de propagande. Mais vouloir voir cette œuvre essentiellement, soit comme une ultime manipulation diabolique du grand homme, soit comme le fin mot de la véritable doctrine napoléonienne, c’est reprendre les vieilles scies de la légende noire ou dorée sans comprendre l’efficace de ce texte, qui fut l’un des vecteurs du romantisme français. La voix narrative du Mémorial est assez complexe (Las Cases était un ancien noble) et l’on a du mal à distinguer la voix de Napoléon de celle de Las Cases, lequel fait tout pour brouiller les pistes. La politique de la fusion est ainsi portée sur le champ littéraire ; on peut même parler d’une véritable poétique de la fusion. La multiplicité de voix, la voix amalgamée de Napoléon et de Las Cases bien sûr, mais aussi les innombrables propos rapportés, les récits de bataille, le va-et-vient entre l’épique et l’intime, entre la résignation et la résistance, entre la misère de l’île et la grandeur de l’Empire. Le problème de l’ennui apparaît également par un long récit où rien ne se passe, dans un lieu étrange, à la limite du monde civilisé. C’est une véritable lutte à mort pour la reconnaissance qui s’engage entre le héros déchu et son geôlier Sir Hudson Lowe. C’est de cette lutte menée simultanément contre l’ennui, contre l’insipidité et la misère quotidienne, contre le méchant geôlier, que s’affirme un certain désintéressement moral. La volonté de reconnaissance – thème majeur du romantisme – joue un rôle fondamental dans cette lutte où la gloire est comme projetée sur l’infiniment petit du quotidien. La misère des circonstances ne fait que renforcer la pureté de cette geste moderne qu’est le Mémorial, le tout se déroulant sur fond de récits des grandes batailles – Moscou, Waterloo – qui ont conduit à la chute de l’Empire.
Trop souvent, ceux qui condamnent Napoléon sans appel sont ceux qui ont bénéficié de l’économie de la gloire. De fait, le Mémorial délégitime tous les éléments de la société restés en place pour affirmer la grandeur de Napoléon et celle des soldats. Ce héros de la modernité se situe au point névralgique où la psychologie de l’individu et celle du collectif fusionnent ou entrent en conflit. La littérature du xixe siècle, par l’intermédiaire de Balzac ou Stendhal, réfléchit à ce problème de la relation entre gloire et existence prosaïque. Pensons à Julien Sorel dont les lectures préférées, ce que Stendhal appelle « son Coran », étaient les Confessions de Rousseau, les Bulletins de la Grande Armée, et, surtout, le Mémorial. À force de se comporter comme Napoléon – on pourrait parler d’une certaine émulation –, à force de vivre comme un autre, en somme, Julien perd littéralement la tête. Pensons aussi au Médecin de campagne de Balzac. On peut le lire comme une longue méditation ou plutôt une mise en récit de ce que pourrait signifier concrètement la projection de la gloire dans la petitesse du quotidien d’un village perdu au fin fond de la campagne. Si la gloire – comme idéal qui a été mis à l’épreuve de la réalité – se trouve au cœur d’une certaine faiblesse politique de la France au xixe siècle, elle est aussi au cœur de sa force littéraire. En fait, c’est plutôt par la littérature que la France s’est repensée et c’est par elle que la particularité française retrouve son articulation avec l’universel.
Vous avez évoqué la référence à la figure napoléonienne dans les Misérables de Victor Hugo, œuvre écrite alors que Victor Hugo, comme l’a été Napoléon, est en exil. Cet exil est également une idée fondamentale dans l’œuvre de Chateaubriand. C’est une coïncidence qu’il semble intéressant d’analyser.
Julien Sorel lui-même est en quelque sorte une figure de l’exil. C’est une hantise universelle. La polyphonie du Mémorial de Sainte-Hélène – élément clé de la poétique de la fusion – se retrouve chez Hugo, comme d’ailleurs dans les Mémoires d’outre-tombe. Quant à Jean Valjean, il représente la possibilité d’un désintéressement total. Il doit s’effacer pour que Marius, qui peine tant à s’affirmer, puisse s’imposer. C’est un roman de l’héroïsme obscur et de l’antigloire, même si, paradoxalement, Victor Hugo est lui-même le représentant d’une certaine gloire. On retrouve là toute la tension qui habite la France depuis toujours.
Hugo arrive à donner une grandeur au peuple que Napoléon n’avait pas réussi à établir. L’auteur des Misérables ne parvient-il pas à démontrer qu’il existe une véritable grandeur des « petits » ?
En effet, tout le récit de la bataille de Waterloo est structuré par la lutte entre un Napoléon fougueux et la stratégie des Anglais, symbole d’un certain classicisme de la gloire. Le vrai vainqueur est le capitaine Cambronne, représentant d’une victoire populaire. C’est une gloire de l’anonyme, du quotidien, du « petit », qui revient. Hugo essaie d’inverser les modalités de la gloire. Ce n’est pas si loin de la gloire du quotidien que Napoléon retrouve sur l’île de Sainte-Hélène.
La gloire est l’une des obsessions du xixe siècle ; c’est une des principales conséquences de l’« effet Napoléon ». Il y a bien entendu une certaine nostalgie du héros et de l’héroïque. Mais, au contraire d’Hugo, Victor Cousin par exemple affirme l’importance de la grandeur de certains hommes dans une vision téléologique de l’histoire. Il rejette en revanche tout ce qui est « petit » et en cela, il croit s’opposer au romantisme.
Ne faut-il pas insister sur la mise en place par Napoléon d’une politique de la gloire, d’une gloire instrumentalisée ? Toute la société se construit à partir de cette économie politique de la gloire : on est brave, on devient maréchal, on obtient tel rang, on hérite de tel titre, de tel château…
Je décris Napoléon comme traversé par toute une idéologie de la gloire. Mais il gomme la distinction entre richesse et gloire. Pour être au service de la patrie, il faut avoir une certaine indépendance financière. On y voit les échos d’une idée ancienne : celle de l’otium. La conclusion du Mémorial de Sainte-Hélène est que tout le monde est corrompu, qu’il est le seul – lui et les soldats de la Grande Armée – à garder une certaine authenticité morale, contrairement à tous ceux qui détiennent encore le pouvoir. Alors oui, l’idée d’une certaine grandeur de l’homme, qui devrait s’affirmer, traverse l’histoire française d’une manière singulière et insistante depuis les Lumières jusqu’à De Gaulle.
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Professeur de littérature et d’histoire culturelle, University of Chicago, a publié récemment Napoléon et l’héritage de la gloire, Paris, Puf, 2010. Il est aussi le directeur général d’une édition électronique de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Artfl-University of Chicago, http://encyclopedie.uchicago.edu/).
- 1.
Robert Morrissey, l’Empereur à la barbe fleurie. Charlemagne dans la mythologie et l’histoire de France, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1997 (grand prix de l’histoire Chateaubriand).
- 2.
Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948 ; A. O. Hirschman, les Passions et les Intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, trad. Pierre Andler, Paris, Puf, 1980.
- 3.
Mandeville, The Fable of the Bees: or, Private Vices, Public Benefits, Londres, 1714.
- 4.
Vincent Descombes, le Complément du sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p. 239.
- 5.
Jean-Paul Marat, The Chains of Slavery…, Londres, 1774 (édition française, les Chaînes de l’esclavage…, Paris, 1793).
- 6.
« Ode sur les victoires de Napoléon-le-Grand », Le Moniteur, 6 janvier 1806, no 6.
- 7.
Jacques-Antoine-Hippolyte de Guibert, Essai général de tactique, publié sous anonymat en 1770, puis sous son nom à Londres en 1772.