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Judaïsme, modernité normative et modernité critique

mars/avril 2008

#Divers

Récemment disparu, le philosophe avait confié dans un livre d’entretiens à paraître les raisons de son retour au judaïsme. Dans l’extrait que nous publions ici, il distingue deux manières dont la tradition dont il se réclame peut se rapporter à la modernité.

Stéphane Mosès est décédé en décembre 2007, à l’âge de 76 ans. Germaniste de formation, il était devenu après Système et révélation (1981), son livre magistral sur l’Étoile de la rédemption de Franz Rosenzweig, un des penseurs les plus estimés de la modernité juive et un excellent connaisseur des auteurs qui la représentent (Walter Benjamin, Franz Rosenzweig, Franz Kafka, Gershom Scholem, Emmanuel Levinas, Paul Celan…). Peu de temps avant sa mort, il avait terminé un livre d’entretiens avec Victor Malka sur son parcours intellectuel et son rapport au judaïsme. Intitulé Un retour au judaïsme, ce livre sort en librairie en mars 2008. Nous publions ici quelques bonnes feuilles tirées du chapitre 4, ce qui est notre manière de saluer et de rendre hommage à Stéphane Mosès.

Stéphane Mosès – Pour le dire en un mot, s’il est vrai que mon parcours s’inscrit dans le contexte de la crise de la modernité qui n’a épargné aucune pensée au cours du siècle précédent, j’ai choisi de l’inscrire dans une réflexion sur la spécificité de la modernité juive, dont j’ai découvert et conceptualisé deux aspects, pour finalement adhérer davantage au second. Je ne voudrais pas cependant donner l’impression que je les hiérarchise, mais disons que le second s’accorde davantage à mon rejet de toute notion d’un Dieu personnel, pour moi devenue caduque avec l’expérience de la modernité, et principalement de la Shoah.

Victor Malka – Pouvez-vous nous faire une typologie de ces deux modernités ?

J’oppose la modernité normative et la modernité critique. La première est éminemment représentée par Franz Rosenzweig et Emmanuel Levinas, qui ont été mes premiers guides vers les sources.

Levinas a particulièrement conceptualisé sa méthode de lecture des sources : il s’agit de les solliciter pour découvrir le sens du signifiant et ne pas se laisser accabler sous le poids parfois sacralisé de l’énoncé. La démarche consiste à s’adresser au texte, à le requérir, mais également à le sur-interpréter, à le surcharger de sens.

N’est-ce pas la méthode d’interprétation rabbinique des textes canoniques ? En quoi est-elle moderne ?

Vous avez raison, cette façon d’aller au-delà du sens manifeste est inhérente à la pensée juive ; encore fallait-il lui donner droit de cité aujourd’hui, et la mettre en œuvre dans une langue accessible, pour qu’elle puisse rouvrir un chemin et répondre à la grande crise de la modernité. C’est-à-dire fournir une réponse plus « juive » que la solution libérale minimale des épigones de Mendelssohn, qui a conduit, à terme, à l’effacement du judaïsme.

Cette poursuite de toutes les significations que le texte pourrait recéler est-elle, elle, sans limite ?

Pour Scholem, elle révèle une liberté d’interprétation illimitée, et même infinie. Mais je ne la crois pas absolue : elle a toujours été limitée par un principe tout aussi fondamental, celui de l’autorité de la tradition. Il s’agit moins ici d’une autorité extérieure, institutionnelle et coercitive, exerçant un magistère et jetant des exclusives, mais d’un cadre conceptuel, ou plutôt d’un horizon de signification intérieur à la tradition elle-même. Là non plus, il ne s’agit pas d’un catalogue de thèmes, de thèses, ou encore moins de dogmes. Nul n’apporte de réponses : car c’est un art de poser les questions.

Est-ce cet art qui, traditionnellement, se transmet de génération en génération ?

Oui, un art qui fixe la part de la tradition et la part de liberté laissée à l’interprète. Il définit ainsi un champ de questionnement qui confère à la tradition son apparente continuité et la légitimité dont elle se réclame. Cet art permet de conjuguer deux présupposés apparemment contradictoires : d’une part que le texte biblique est susceptible d’un grand nombre d’interprétations différentes, d’autre part que le nombre de ces interprétations n’est pas illimité.

C’est ce que j’appelle la modernité normative : dans ce cadre, la tradition dicte la méthode par laquelle s’éclaire la cohérence interne du texte, les questions auxquelles il répond et celles qu’il laisse ouvertes, mais surtout le sens qu’il véhicule. […]

Pouvez-vous nous faire rapidement la généalogie de cette modernité normative ?

Elle commence avec Hermann Cohen et son ouvrage Religion de la raison1 (1914), se poursuit avec l’Étoile de la rédemption2 de Franz Rosenzweig (1921) et conduit en ligne quasi directe (à travers l’influence décisive de Jacob Gordin et de son enseignement clandestin au sein de la résistance juive) au renouveau de la pensée juive en France dans les années cinquante. Du point de vue politique et social, elle est née, au début du xxe siècle, en réaction contre le mouvement d’assimilation des juifs européens durant le siècle précédent. Mais, du point de vue idéologique, elle s’oppose au positivisme historique qui avait marqué la science du judaïsme. Les grands représentants de la modernité normative qui veulent avant tout déchiffrer la signification que les textes peuvent avoir pour un lecteur moderne mettent en œuvre une méthode de lecture de nature essentiellement herméneutique. […]

C’est à ce modèle de lecture que vous opposez une autre forme de modernité, la modernité critique.

Absolument. Et c’est une tout autre forme de modernité juive, qui apparaît dans le même contexte de crise, et donc à la même période : je peux y ranger des figures aussi emblématiques que Kafka, Walter Benjamin, Hannah Arendt, puis, après la Seconde Guerre mondiale, des poètes comme Paul Celan ou Edmond Jabès. Au-delà de leurs très grandes différences, ces auteurs ont en commun la conviction inverse, à savoir que les contenus de la tradition juive ont aujourd’hui perdu leur validité, mais que certaines de ses formes – fragments de textes, catégories de pensée, modes de raisonnement ou de sensibilité – subsistent encore. Pour reprendre une formule qu’Hannah Arendt emprunte elle-même à Alexis de Tocqueville : le fil de la tradition est rompu. Pour les penseurs de la modernité critique ; il ne reste qu’un passé éclaté, dont les différents morceaux sont comme des débris épars dans notre monde sans Dieu. […]

Pouvez-vous préciser la manière dont ils opposent la perte des contenus et la transmissibilité de la forme ?

On peut parler d’un sauvetage. Il s’agit de faire son deuil de la vérité, mais en même temps d’éviter le naufrage définitif et l’engloutissement de tout, y compris des débris éclatés. Cela revient à reprendre et repenser dans des contextes nouveaux les formes qui surnagent. À une époque qui ne peut plus croire à la vérité de la tradition, la seule manière d’en sauver le souvenir est de raconter l’histoire de sa disparition.

Comment utiliser ces formes vides en dehors de leurs contenus traditionnels et religieux et de croyances ?

Il y a plusieurs façons. D’abord, très concrètement, je pense au livre de Jacques Derrida, Glas3, dont la typographie, l’organisation des pages, sont celles des pages du Talmud. Ce qui signifie qu’il y a une forme, ici, qui est sauvée bien que le contenu philosophique des textes soit tout à fait contemporain.

Prenez maintenant Edmond Jabès. Dans le Livre des questions4, il met en scène toute une galerie de rabbins imaginaires qui dialoguent sans fin sur l’absence de Dieu, parti sans espoir de retour, le vide désespérant de notre monde qui n’a plus de sens, etc. Mais Jabès le fait à la façon des dialogues talmudiques. Il a donc conservé une forme en y injectant un contenu complètement différent et même opposé.

Il y a aussi le poème très connu de Paul Celan5, « Psaume », dans lequel il reprend successivement un verset de la Genèse et sa lecture traditionnelle, une formule liturgique juive et l’un des treize articles de foi de Maimonide, pour en inverser le sens théologique originel :

Personne ne nous pétrira plus de terre et de glaise
Personne n’insufflera plus sa parole à notre poussière
Personne.
Béni sois-tu Personne
Pour l’amour de toi
Nous fleurirons
Contre toi
Un néant
Nous étions, nous sommes, nous resterons
Fleurissant
La rose du néant
La rose de personne…

C’est une inversion complète des textes traditionnels juifs : « Personne ne nous pétrira plus de terre et de glaise » est le renversement de la création au premier chapitre de la Genèse. Ensuite vient une référence inversée à la liturgie juive. Ce sont là des exemples où les contenus de la tradition ont été rejetés mais dont les formes peuvent être sauvées.

Citons encore l’œuvre de Kafka. Dans le Château6, par exemple, c’est précisément l’impossibilité d’accéder à une vérité claire et convaincante qui permet la multiplication des récits, chaque fois partiels et souvent contradictoires, sur la nature de ce lieu à la fois proche et inaccessible. Mais, pour pouvoir affirmer que la substance de la vérité est aujourd’hui perdue, il faut que nous sachions déjà, ne fût-ce que de manière intuitive, en quoi elle consistait.

Benjamin, quant à lui, s’est réapproprié des notions théologiques juives, telles que « Révélation », « Rédemption », ou encore le terme de « Messie », pour leur conférer un sens entièrement nouveau.

Bref, dans une époque où les expériences transmises par les textes canoniques du judaïsme nous sont devenues inintelligibles, la seule façon de les évoquer est de décrire les figures de leur absence.

Mais les motifs juifs ne perdent-ils pas toute substance, voire toute légitimité, à être utilisés ainsi comme de purs signes ?

Il faut comprendre que la modernité critique s’affirme contre la modernité normative et sa prétention herméneutique de donation d’un sens. Elle y voit une sorte de pathos, qu’elle critique ; en revanche, elle intègre les formes que la modernité normative considère comme surannées et dépassées. Elle pratique une sorte de « recyclage » subversif des formes anciennes.

Comment avez-vous décelé cette différence entre ces deux formes de la modernité juive ?

Essentiellement dans la nature de leur relation au texte. Car la tradition se présente comme un ensemble de textes, qui consistent à leur tour en un nombre presque illimité de signes ; alors que la modernité normative recherche la cohérence interne de cet ensemble et l’horizon qui les unifie, en quête d’un canon valable de tout temps et en tout lieu, la modernité critique n’y voit qu’un paysage de ruines. Pour les interprètes normatifs, les citations sont des illustrations ayant valeur d’autorité, alors que pour les auteurs critiques, qui estiment que la situation de la modernité est radicalement moderne, la citation doit être utilisée comme une force destructive, permettant de déchirer le contexte.

  • 1.

    Hermann Cohen, Religion de la raison tirée des sources du judaïsme, Paris, Puf, 1994.

  • 2.

    Franz Rosenzweig, l’Étoile de la rédemption, Paris, Le Seuil, 1982 (trad. revue et annotée par Jean-Louis Schlegel, préface de Stéphane Mosès, Paris, Le Seuil, 2003).

  • 3.

    Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974 (en 2 vol., Paris, Denoël, 1981).

  • 4.

    Edmond Jabès, le Livre des questions, Paris, Gallimard, 1963-1965 et 1988-1989 (3 vol.).

  • 5.

    Paul Celan, « Psaume », dans la Rose de personne, trad. de l’allemand par Martine Broda, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2007.

  • 6.

    Franz Kafka, le Château, trad. de l’allemand par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1972 (trad. de l’allemand par Axel Nesme, Paris, Lgf, coll. « Le Livre de poche », 2007).