Trois notes en hommage à Julien Gracq
Julien Gracq était véritablement un écrivain. Sa vie pourtant ne correspond à aucun modèle de la vie d’artiste : ni la carrière de l’homme de lettres, comme le furent malgré tout Gide et Valéry ; ni la vocation, la vie vouée à l’absolu littéraire, comme Proust ou Flaubert : Saint-Florent-le-Vieil n’est pas Croisset ; ni la figure de l’intellectuel spécialisé, comme Raymond Aron, ou « total » à la manière de Sartre ; ni le partage honorable de l’art avec la carrière diplomatique, comme Claudel et Giraudoux ; pas davantage, ce dont Breton donnait l’exemple, n’a-t-il été « l’âme d’un mouvement ».
La représentation qu’il donne de ses débuts est celle d’un incident, assez semblable aux « faits-glissades » que Breton avait décrits dans Nadja : un concours de circonstances, un temps de vacance, une pente à laquelle on se remet. C’est ainsi qu’Albert achète le château d’Argol : il signe « un recours en grâce insensé à la chance ». Dans le cours prévisible des choses, qui menait Louis Poirier de l’agrégation d’histoire à la thèse de géographie, une rupture se produit. Gracq est le nom de cette rupture et de la différenciation qu’elle rend possible ; c’est le nom de ce qu’on hante, chemins et châteaux ; le nom de celui pour qui les images du Grand jeu « n’ont qu’un seul envers ».
L’écrivain n’est pas fils de ses œuvres, créateur ou père de lui-même. Il n’est pas non plus fabricateur d’objets ; il ne dispose pas d’un savoir-faire reproductible et n’écrit jamais à coup sûr. Il se forme en se souvenant de ce qu’il prolonge. Cette croissance involontaire, faite d’impulsions et d’habitudes, ne demande pas l’approbation du public ; mais il faut publier pour que les livres se détachent et se rangent, en ordre chronologique. Lorsque le processus est accompli les jours passent « en lisant en écrivant » ; nous nous trouvons comme dans le cours d’un fleuve. On écrit parce qu’on a déjà commencé à écrire, et parce que d’autres l’ont fait avant vous. C’est une activité complexe, ordinaire, essentielle, comme la marche, comme de se nourrir. Pour le comprendre, considérons cette forme grammaticale des deux gérondifs, « en lisant en écrivant », qui se succèdent sur le même plan, sans l’interposition d’une virgule, et suggèrent un mouvement sans fin ; comparons-les avec la construction des Mots de Sartre, en deux parties distinctes : « Lire / Écrire », qui formulent une sommation et tracent une destinée. L’infinitif est posé devant nous ; le gérondif se rapporte à notre vie.
Devant l’histoire
Gracq procède du xixe siècle mais n’en partage pas la croyance au progrès, ni même à un sens de l’histoire. Au contraire il est conscient de la réversibilité du procès de civilisation, qu’il comprend comme l’établissement graduel d’un ordre, par la contrainte imposée à chacun de réprimer ou de différer la satisfaction de ses envies. Cette conscience est ambivalente. Gracq a aimé l’idée d’une aristocratie de la révolte, et même de la Terreur. Il ne s’est jamais départi d’une prédilection pour l’« ensauvagé », pour une terre « ressuyée de l’homme » où l’homme aussi rajeunirait, « lâché dans la brume d’herbes comme un cheval entier » (II, 413). Mais il en perçoit aussi la dégradation, à l’image des « longs pleurs de rouille qui descendaient jusque sur le béton » à l’appui des fenêtres de la maison-forte (II, 10). Dans un passage du Balcon en forêt, il pratique la sociologie urbaine à rebours. Cette inversion n’a rien d’un sortilège ; elle apparaît sous l’éclairage d’une évolution possible, attestée dans le temps long de l’histoire. Grange vient en permission à Paris :
Il renoua çà et là au hasard des cafés quelques amitiés distraites, mais le cœur n’y était plus et c’était le cœur de la ville : Paris n’était plus qu’une gare, un battement de portes entre deux trains, où clignotaient la nuit au long des tranchées de maisons couleur de houille les petits signaux fuligineux des lampes. […] Maintenant que les lumières avaient baissé sur la ville, elle avait perdu son duvet, et on en touchait le noyau dur : ce nœud de routes qu’elle avait été de toujours (II, 76).
N’oublions pas que Gracq a vu disparaître sous ses yeux, dans la durée d’une vie d’homme, le paysage rural de la France, et ce qui l’avait formé ; il a vu changer les travaux et les jours.
C’est pourquoi il peut nous aider à comprendre où nous en sommes. Par exemple la situation de la drôle de guerre s’apparente beaucoup à la catastrophe écologique. Comme la guerre, elle est déjà là, et nous le savons : en 1940 aussi « l’avenir était clos, mais l’échéance imprécise » (II, 284). Nous colmatons l’événement par la procédure ; nous nous persuadons que « les choses trop minutieusement prévues n’arrivent pas », et il est vrai qu’elles n’arrivent pas comme nous les attendons. Gracq décrit ce qui se passe lorsque l’anxiété « renverse la pente des songes » et que la communauté se fragmente en « se jetant vers les traverses » : c’est un paysage que nous connaissons. Mais alors qu’il voit si juste, et qu’il n’offre par sa conduite aucune prise, il ne juge pas et ne s’excepte pas non plus du jugement ; le blâme serait plus facile à affronter que cette indifférence qui nous renvoie à nous-mêmes.
Le quant-à-soi
Ni l’individu ni l’écrivain ne font exception, et n’ont droit à l’exception. Gracq a connu l’expérience commune ; mais « d’instinct, chaque fois qu’il le pouvait, il gardait son quant-à-soi » (II, 6). L’expérience commune est celle des situations et des institutions, qui créent autant de communautés subies, où l’on se trouve incorporé : le lycée, l’armée, le camp de prisonniers, la France occupée. La guerre perdue sans livrer bataille, l’emprisonnement et l’occupation sont un moment décisif pour Gracq, pour sa génération et pour la nation entière : celui dont la vérité est aussi la plus difficile à reconnaître, la mieux oubliée ou recouverte de légendes. Dans ces situations, le comportement de Gracq est marqué par la conscience du métier : bon élève, bon professeur, bon officier, prisonnier, pour autant qu’on le sache, digne et secourable. Il était de ceux dont Marc Bloch faisait l’éloge : ceux qui « ne rechignent pas à la besogne » et sur qui on peut s’appuyer. Il n’en va pas de même pour les communautés choisies, qui demandent en retour l’adhésion à un projet, parti communiste ou groupe surréaliste : les photos nous le montrent au dernier rang, l’esprit ailleurs ; de même la société des gens de lettres ou l’Académie française : « il n’y a aucune raison d’être contre – il suffit d’être dehors » (II, 184).
Car la bonne volonté s’accompagne chez Gracq d’une réserve qui peut aller jusqu’à la dissidence intime, et que la littérature lui a apprise. Le voici en classe de seconde ; il relit le Rouge et le Noir :
Chaque soir, […] je m’établissais dans une paisible, une tranquille insurrection intellectuelle et affective contre tout ce qui était donné à moi pour recommandé, et que je n’avais fait nulle difficulté d’accepter comme tel (II, 326).
La littérature est la source et le modèle du quant-à-soi, un espace privé d’opinion et de jouissance, impossible à forcer dans les conditions ordinaires de la vie. Mais ce goût du quant-à-soi n’est pas si rare ; on peut même y voir un trait du caractère national, du moins dans le moment assez long de son histoire où il a pu s’identifier à la position d’un petit propriétaire indépendant. Pour le dire en d’autres termes, juste assez vulgaires, Gracq était quelqu’un à qui « on ne la fait pas » – à qui, par exemple, on ne fait pas « la littérature à l’estomac ». Cela est-il sans intérêt pour nous, ou obsolète ? Sans doute non : pensons aux résistances que suscite la fabrication de l’opinion publique.
Comme écrivain autant que comme personne, Gracq était solitaire, mais bien socialisé, de bon jugement et cohérent dans ses actes : un homme de préférences, qui n’oublie pas d’être un homme de désir. La littérature permet l’un et l’autre. À cette réserve près, ce pourrait être, et ce devrait être, vous ou moi.
- 1.
Ce texte a été prononcé lors d’une soirée d’hommage à Julien Gracq à l’École normale supérieure, le 5 février 2008. Les références sont données à l’édition des Œuvres complètes dans la coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».