De l’incrédulité à l’action
L’aspect démesuré des catastrophes qui peuvent advenir risque de conduire à une sorte de fatalisme ou de refus de l’action. Peut-on donc penser une stratégie adaptée pour agir de manière effective ? C’est ce que souhaite Jean-Pierre Dupuy avec sa proposition de « catastrophisme éclairé » que l’auteur présente et discute ici.
Incapable de construire son arche seul en une nuit, Noé se présente devant les siens couvert de cendres et vêtu d’un vieux sac car il a vu beaucoup de morts. Pourtant, ces cadavres en puissance se tiennent devant lui, incrédules. Le déluge est pour demain et le salut exige leur force à tous pour inverser le cours du temps. Noé ne doute pas que la catastrophe sera absolue.
Jean-Pierre Dupuy défend l’actualité de cette démarche et nous enjoint de penser à nouveaux frais les menaces globales auxquelles nous sommes confrontés1. Contre le fatalisme ou l’espérance qui conduisent à la passivité, la certitude moralisante et l’activisme inefficace du principe de précaution, il propose une méthode. Celle-ci entend donner à l’humanité les moyens d’échapper à la catastrophe qui la guette. Car, plus de 25 ans après la parution de l’ouvrage d’Hans Jonas, le Principe responsabilité2, il a le sentiment que l’humanité s’avance aveuglément vers l’abîme. Pourquoi le sursaut se fait-il attendre ? Que faire ? À ces deux questions éminemment pratiques, il répond par la métaphysique, seul rempart à la confusion de la pensée qui repousse indéfiniment l’action.
Rendre crédible la catastrophe
La notion même de catastrophe qu’il emploie est issue de son acception mathématique, rappelle tout d’abord l’ingénieur des Mines qu’est aussi Jean-Pierre Dupuy ; elle désigne une discontinuité radicale au sein d’une dynamique continue. La catastrophe se présente alors comme une figure radicale de l’inédit dans l’histoire. En dialogue avec la pensée de Bergson, Dupuy considère que notre inaction, dangereuse, résulte non d’un manque de savoir mais d’un déficit de croyance en cette possibilité de l’inédit : « On ne croit à l’éventualité de la catastrophe qu’une fois celle-ci advenue3 », c’est-à-dire trop tard. C’est là tout le paradoxe qui l’occupe : la catastrophe est incroyable jusqu’à son avènement, et en cela imparable puisqu’on ne fait rien pour y parer ; puis l’événement change sa physionomie : elle nous apparaît après coup nécessaire, puisqu’elle est advenue ! En ce sens, et en ce sens seulement, il existe bien un effet rétroactif de l’avenir sur le passé, que nous redéfinissons à la lumière de ce qui s’est produit. L’événement, inédit, insère dans le passé de nouvelles figures du possible.
Au fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini ; elle se trouve avoir été, de tout temps, possible ; mais c’est à partir de ce moment précis qu’elle commence à l’avoir toujours été, écrivait Bergson4.
Pour Jean-Pierre Dupuy, la solution sera politique, mais elle présuppose une éthique qui, elle-même, renvoie à une métaphysique5. « Trop souvent, l’appel à la démocratie sert d’alibi à l’absence de réflexion normative6 » affirme-t-il. La délibération devra avoir lieu mais seulement une fois que l’évidence de la catastrophe sera perçue.
Sur ce point, il poursuit l’entreprise de Hans Jonas, qui avait bien perçu le dilemme éthique auquel est confrontée l’humanité : « Elle accède à la conscience de soi au moment même où sa survie est en question7. » Elle a toutes les raisons de croire à l’imminence de la catastrophe globale mais ne parvient pas à prendre cette croyance au sérieux. Il lui reste à accorder un poids de réalité suffisant à ladite catastrophe à venir pour agir en vue de l’empêcher. Il ne s’agit pas ici de savoir si elle est inéluctable mais de se demander pourquoi notre savoir ne nous permet pas d’agir de manière à la prévenir.
Nous ne savons pas parce que nous ne pouvons pas savoir, compte tenu de notre implication dans des systèmes, naturels et techniques, que nous transformons et qui nous transforment8.
C’est pourquoi la prévention n’est pas une attitude suffisante. Elle ne saurait constituer un aiguillon pour l’action et demeure indifférente au fait que l’on prédise ou pas les événements à venir, puisqu’elle repose sur la transposition vers l’avenir d’un modèle d’explication causale du présent à partir du passé.
Les politiques de précaution, supposées palier les insuffisances de la logique classique de prévention face aux menaces globales, pèchent par attente de plus amples connaissances. Elles reposent sur la conviction que l’on n’agit pas pour prévenir la catastrophe du fait de l’insuffisance de savoir accumulé ; aussi leurs partisans réclament-ils toujours davantage de recherche. Une telle attitude suppose naïvement qu’il suffit de savoir pour croire et agir en conséquence. Plus grave encore, elle ignore que l’absence de certitude est indépassable puisque les systèmes possèdent des « points de basculement » au-delà desquels leur fonctionnement est intégralement bouleversé, ce qui peut produire des réactions catastrophiques en chaîne.
Nous ne savons pas où sont ces seuils, et lorsque nous les découvrirons, c’est que nous les aurons franchis et il sera trop tard9.
L’ancien disciple d’Illich nous propose donc un pari, de moins en moins risqué au vu des développements récents de la Chine, de l’Inde et du Brésil sur le modèle occidental, dont l’alternative consisterait à se résigner à l’avènement inéluctable de la catastrophe. Il consiste à adopter une nouvelle métaphysique, salutaire puisque « “prévoir l’avenir pour le changer” est, pour notre métaphysique traditionnelle, une impossibilité logique10 ». Elle n’envisage en effet qu’un avenir unique, qui est ce qu’il sera. Au contraire, Jean-Pierre Dupuy dessine une figure de la fatalité comme seule temporalité capable de préserver notre liberté et d’assurer notre survie.
La méthode du catastrophisme éclairé consiste […] à traiter la catastrophe future sur le mode d’un destin, d’une fatalité, ne résultant d’aucune intention humaine, mais un destin ou une fatalité que nous restons libres d’écarter11.
Un tel projet suppose de développer un nouveau rapport au temps, que Dupuy appelle justement « temps du projet », à opposer au « temps de l’histoire » qui régit les conceptions exposées ci-dessus. À la différence d’une conception de l’avenir comme autant de possibles issus de l’état du monde qui précède selon une loi de probabilité, le temps du projet conçoit la catastrophe comme un horizon fixe dans l’avenir et prend acte des effets rétroactifs de l’avenir sur le passé que nous avons saisis avec Bergson.
Le passé n’est pas irrévocable, il n’est pas fixe, l’action présente a un pouvoir contrefactuel sur le passé. Ce pouvoir n’est évidemment pas causal, aucune loi physique n’est violée12.
Considérer l’événement au futur antérieur, du point de vue de ce qui sera après la catastrophe, constitue un changement radical par rapport à notre mode de pensée coutumier. Il n’est pas jusqu’à Hans Jonas qui ne demeure prisonnier du temps de l’histoire aux yeux de Jean-Pierre Dupuy13. On trouve néanmoins des antécédents de cette attitude dans la pensée tragique qui réconcilie le destin et le hasard ou le volontarisme.
La métaphysique de la prophétie de malheur est celle-là même qui sous-tend la figure du tragique14.
Au-delà de l’évidence de la catastrophe qu’il introduit, le temps du projet la rend encore plus intolérable. En effet, la rétroactivité de l’avenir sur le passé fait que non seulement l’aventure humaine touchera à son terme, mais qu’à partir de ce moment-là, tout son sens disparaîtra avec l’idée même d’avenir, comme si elle n’avait jamais eu lieu15. Puisque l’action humaine sera jugée a posteriori, après la catastrophe, « c’est donc l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde et justifie la posture catastrophiste16 ». Toutefois, l’argument de la responsabilité eu égard aux générations futures est pratiquement et philosophiquement problématique. Pratiquement, parce qu’il y a fort peu à croire que ces êtres non encore venus au monde suscitent le sursaut jugé nécessaire. Philosophiquement, parce que la réciprocité n’est dès lors plus possible. Rawls, dont Jean-Pierre Dupuy a introduit la pensée en France, avait déjà bien des difficultés à fonder une justice intergénérationnelle de ce fait.
C’est par rapport au destin de l’humanité que nous avons des comptes à rendre, donc par rapport à nous-mêmes, ici et maintenant17.
Il s’agit donc d’actualiser la catastrophe pour mieux actualiser notre responsabilité.
Dans la Petite métaphysique des tsunamis, il aboutit à l’idée d’un « mal systémique18 » qui ne repose pas sur des coupables mais est entretenu par la courte vue de chacun (thoughtlessness en anglais), soit le concept original d’Arendt dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem pour expliquer l’attitude du bureaucrate de l’extermination. Ce concept de mal systémique renforce l’appel de Jean-Pierre Dupuy au dépassement des analyses locales des théoriciens du risque ou de l’assurance, mettant en œuvre la seule rationalité économique, vers un travail plus concerté et une approche plus globale de l’avenir de l’humanité.
Il existe une objectivité, une publicité et une universalité de l’éthique que l’économie normative semble impuissante à fonder19,
précisément parce qu’elle s’appuie en dernière analyse sur des modèles psychologiques d’attitudes face au risque. Elle fait de l’éthique une question de préférence subjective.
C’est la troisième faiblesse des analyses communes du risque et du principe de précaution que dégage Dupuy. Elle s’ajoute à l’incapacité à rendre crédible la catastrophe et à l’erreur sur la nature de l’incertitude à laquelle nous sommes confrontés, qui conduit à croire qu’une plus grande connaissance suffirait à résoudre le problème pratique. Une fois encore, c’est au niveau des conceptions métaphysiques qu’il propose de se placer, pour mieux saisir les figures du sens en conflit.
La catastrophe et le mal systémique
On ne conçoit plus que des catastrophes naturelles – les tsunamis – ou morales – la Shoah –, quand on ne se limite pas à n’en voir qu’une seule, pour mieux les confondre. Ainsi, la catastrophe morale insoutenable sera renvoyée à l’incompréhensible, comme en atteste le choix du terme shoah par Claude Lanzmann20, ou à la nécessité, dans le cas d’Hiroshima.
Passé certains seuils, le mal moral devient trop grand pour les hommes qui pourtant en sont responsables et […] aucune éthique, aucune rationalité, aucune norme que les hommes puissent se donner n’a la moindre pertinence pour évaluer ce qui s’est passé21.
Les deux exemples illustrent que la naturalisation de la catastrophe est à l’œuvre aussi bien chez les victimes que chez les bourreaux ; c’est une tendance lourde de la pensée du mal en Occident depuis le xviiie siècle, que Jean-Pierre Dupuy reprend à Susan Neiman, disciple d’Arendt22.
La naturalisation du mal consécutive à l’épreuve de l’insoutenable pourrait renforcer le catastrophisme éclairé, écartant la culpabilité paralysante sans pour autant empêcher de fixer la catastrophe comme un avenir inéluctable ; face à la catastrophe, le sentiment de son extériorité radicale permet même d’éviter la panique. Cela vaut aussi bien à Hiroshima que pour les attentats du 11 septembre23.
Jean-Pierre Dupuy s’inquiète surtout de la tendance inverse, celle de la responsabilisation humaine systématique, qu’il observe dans les réactions européennes au tsunami asiatique du 26 décembre 2004. Elle renvoie à la métaphysique rousseauiste face au tremblement de terre de Lisbonne en 1755 : elle exonère Dieu de toute responsabilité, qui échoit dès lors à l’homme et devient morale.
« Homme, ne cherche plus l’auteur du mal », lit-on ainsi dans l’Émile : « cet auteur c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l’un et l’autre te vient de toi24 ».
Voltaire, lui, assume la contingence et affronte le non-sens, sans céder aux explications rationalisantes.
Cette fortune récente de l’attitude rousseauiste, ainsi que le retour de la théodicée leibnizienne25 sous forme de la revanche de la nature suite à une urbanisation sauvage, témoignent de l’incapacité contemporaine à penser le « mal systémique », qui n’est ni moral ni naturel. « Sa forme, ajoute Dupuy, est identique à celle du sacré26. » On comprend aussi mieux sa volonté de guérir le mal par le mal grâce au concept d’« autotranscendance ».
L’expérience de l’autotranscendance, poursuit-il, même si elle se fait à travers l’expérience du mal, nous fournit, à défaut de transcendance, la dimension de verticalité sans laquelle rien n’est possible27.
Arrêtons-nous un instant sur cette phrase, qui condense trente ans de réflexions sur la violence et l’organisation des systèmes. Le concept d’autotranscendance permet de rendre compte de l’auto-institution d’une société par l’ensemble de ses sujets. Il s’agit donc d’un mécanisme de symbolisation d’un collectif. Neutre, inévitable, quelle que soit la forme de la société, mais salutaire.
Il n’y a pas d’autonomie ni de liberté sans cette position de tiers apparemment extérieure et qui pourtant ne l’est pas, puisqu’elle est totalement endogène à la structure28.
Nulle transcendance effective mais un effet de système qui se produit à partir d’un élément de l’ensemble et fait émerger le tout comme figure transcendante pour chacun de ses membres.
La clôture organisationnelle […] fait apparaître au niveau du tout des propriétés nouvelles, que le seul examen des éléments n’eût pu faire prévoir29.
Ce mouvement d’auto-extériorisation construit un monde commun qui fait rempart au déferlement de la violence.
Sans médiation, sans tiers en surplomb, les hommes seraient livrés à la fascination de leur propre violence30.
Prenant appui sur la théorie girardienne du sacré comme extériorisation de la violence31, Dupuy illustre la démarche même du catastrophisme éclairé qui entend
séparer l’humanité de sa propre violence, en faisant de celle-ci un destin, sans intention mais capable de nous anéantir. La ruse consiste à faire comme si nous étions sa victime tout en gardant à l’esprit que nous sommes la cause unique de ce qui nous arrive32.
L’avenir devient donc l’objet d’une « transcendance laïque33 ».
Les travaux de Jean-Pierre Dupuy révèlent les limites du principe de précaution, issu de la lecture de Hans Jonas en Europe du Nord et de l’appel indéfiniment répété à la transparence qui anime les démocraties contemporaines ; car, face à la catastrophe, la vérité ne suffit pas à susciter l’action. Encore faut-il créer la conviction, et éviter la panique34. Le philosophe dénonce du même coup le rachat de culpabilité qui fonde le protocole de Kyoto : une stratégie dite « sans regret35 », qui limite les efforts au cas où les prophètes de malheur se seraient trompés. Et il assume parfaitement la condition malaisée associée à la posture qu’il adopte : si la catastrophe est évitée, le prophète de malheur sera inévitablement raillé ; si elle ne l’est pas, on l’accablera. Il se prémunit même contre l’autoréfutation du catastrophisme qui réussirait à éviter le désastre, en maintenant une incertitude : sa démarche devient alors
obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près36.
Mais ce courage ne lui épargne pas un certain nombre de critiques, qui convergent vers le concept de mal systémique, pensé comme dynamique mimétique auto-organisatrice37.
Quatre critiques ou les ambiguïtés du mal systémique
La première prend la forme de l’explicitation d’un non-dit relatif à l’incrédulité face à la catastrophe. En effet, s’il déplore que les hommes n’aient rien appris sur le mal depuis le tremblement de terre de Lisbonne, Jean-Pierre Dupuy néglige le versant positif de ce constat38. Il n’existe certes pas d’apprentissage par la catastrophe sur le mode chat échaudé craint l’eau froide pour une raison simple, parfaitement saisie par Peter Sloterdijk :
La seule catastrophe qui paraît claire à tous serait la catastrophe à laquelle personne ne survit39.
L’incrédulité généralisée, soit le fond du problème de Dupuy, se présente ainsi sous un jour paradoxal : l’expérience du désastre ne suffira jamais à éveiller les esprits, mais la conscience de cette limite empêche de s’engager sur la voie moralement problématique de la pédagogie par la catastrophe, qui conduit à souhaiter l’avènement d’une catastrophe d’ampleur suffisante pour qu’enfin advienne le sursaut salutaire.
La deuxième critique porte sur son rapport à l’arme nucléaire. Depuis 1945 et l’entrée dans l’ère nucléaire, il n’y a plus de retour en arrière possible, semble-t-il penser à la suite de Günther Anders. Il revient à juste titre sur le paradoxe moral de la dissuasion nucléaire, dont l’intention est auto-invalidante : il faut afficher une détermination sans faille à exterminer l’autre pour être sûr qu’on ne sera pas obligé de le faire. Et l’équivalence entre l’intention et l’action sur le plan déontologique invalide une telle attitude40. Mais peut-on encore le suivre lorsqu’il explique que « La bombe […] excède toutes les fins qu’on peut lui donner ou lui trouver41 » ? Sans doute est-ce une illustration de ce qu’est le mal systémique, concept fort utile à la cohérence de sa pensée. Sans doute cela se justifie-t-il dans l’exemple qu’il apporte de la volonté de systématiser la riposte en vue d’éviter une faiblesse du facteur humain. Un dirigeant politique pourrait céder et décrédibiliser les mécanismes de la dissuasion. La crédibilité inébranlable ne sera donc atteinte qu’en dessaisissant l’homme de cette responsabilité. Mais, à supposer qu’il se soit ainsi lié les mains, le pouvoir politique et stratégique aurait encore posé les fins de son action. Dupuy semble également négliger l’existence d’un tabou sur l’emploi même de l’arme qui conduit à sa non-utilisation dans de multiples cas de figure, y compris lorsqu’elle a été envisagée : la guerre de Corée, le Vietnam, la première guerre d’Irak42. La paix nucléaire peut certes être jugée injuste, elle a frôlé à plusieurs reprises la catastrophe, il n’en reste pas moins que l’événement n’a pas eu lieu, et ce n’est pas là son moindre mérite43.
La troisième critique porte sur les ambiguïtés de statut de la catastrophe. On ne peut pas reprocher à Jean-Pierre Dupuy de négliger ou minimiser les fléaux présents ou passés, son dernier opus abordant la catastrophe industrielle à travers le cas de Tchernobyl44 après ses formes environnementales et morales. Mais le statut de sa catastrophe en devient problématique. « [Avec le 11 septembre 2001], la violence des armes de destruction massive, la dissuasion nucléaire, le terrorisme devenaient des objets de réflexion pour le catastrophisme éclairé » écrit-il45. L’opérationnalisation de ses recommandations semble dès lors plus que malaisée. Doit-on traiter de la même façon la catastrophe qui doit conduire à l’extinction de l’humanité et les événements terroristes du 11 septembre ? On reconnaîtra volontiers l’imprévisibilité qui régit les phénomènes à venir, qu’ils soient naturels ou sociaux46. Une distinction analytique entre les deux doit néanmoins être préservée. La notion de mal systémique offre une cohérence à sa construction intellectuelle, mais elle dépolitise les phénomènes et subsume – c’est l’objectif et le problème – l’accident, le risque et la menace dans la notion de catastrophe.
Réchauffement climatique, destruction de l’environnement […] utilisation terroriste ou étatique d’arme de destruction massive, […] c’est toujours le même schéma47.
La quatrième critique, la plus fondamentale, en découle naturellement. Elle vise la place du politique dans la méthode proposée, à deux niveaux : l’analyse de la catastrophe et l’élaboration d’une solution. En effet, la notion de mal systémique n’est guère politisable, et ne semble adaptée qu’à la lente marche vers l’abîme. La « courte vue » qui scelle notre perte tient en effet à notre condition commune plutôt qu’à une pratique ou une compréhension particulière de la politique.
Ce n’est pas l’infirmité d’un homme en particulier, c’est celle de tous les hommes lorsque leur capacité de faire, et de détruire, devient disproportionnée à la condition humaine48.
Or, si Arendt diagnostique bien une infirmité psychologique chez Eichmann, le manque d’imagination, cas d’école de cette courte vue, elle suggère ailleurs que l’homme ne prend conscience de sa liberté et de sa responsabilité historique que par une expérience de la pensée, répétée, sous forme d’exercices. Cette pédagogie individuelle, dont on ne peut hériter et qui vaut pour chaque nouvel être au monde, est significative pour notre propos. N’insistons pas sur la solution qu’elle constitue ; notons simplement qu’avec la rupture du fil de la tradition, la quête de liberté dans la brèche qu’occupe l’homme entre le passé et l’avenir n’est plus seulement un problème de philosophes. C’est devenu l’affaire de tous, soit un problème politique49.
Distinguons donc la catastrophe localisée de celle qui conduirait à l’extinction pour mieux mesurer les effets de la dépolitisation du phénomène.
Commençons par le terrorisme, qui exige une solution politique. Jean-Pierre Dupuy offre une perspective stimulante lorsqu’il aborde ces questions à travers le prisme du ressentiment et de la logique mimétique, mais cela le conduit à refuser aux terroristes toute intention ou rationalité stratégique. Bien plus que leurs raisons, leurs croyances ou leurs désirs, c’est la dynamique mimétique qui expliquerait leurs actes50.
[Elle] semble guidée par une fin qui lui préexiste – c’est ainsi que, de l’intérieur, elle est vécue – mais c’est elle qui, en réalité, fait émerger sa propre fin51.
Les auteurs des attentats auraient alors été aveuglés par une forme de vertige – un effet de système – dont il rend compte en revenant aux phénomènes d’imitations tels qu’ils se produisent sur les marchés financiers.
Efficace si quelque part la bonne information est présente et qu’elle est reconnue comme telle, [l’imitation] devient autrement source d’illusions et de gaspillages. Le problème est qu’il est impossible de l’intérieur du système de savoir dans lequel de ces deux cas on se situe52.
La dynamique mimétique, une fois amorcée, condamne à la courte vue. Elle incarne la causalité du mal que Jean-Pierre Dupuy souhaite remettre au jour53. Le monde commun disparaît avec la médiation du tiers et la réciprocité devient violence. La cause motrice de cette dernière se joue, une fois encore, au niveau systémique.
C’est à l’échelle de la planète entière que désormais se joue le jeu de la rivalité mimétique qui attache les rivaux les uns aux autres d’autant plus convulsivement qu’ils prétendent n’avoir rien en commun54.
Une telle explication ne nie pas la rationalité des terroristes mais repose, dans la lignée directe des travaux de René Girard, sur une constante anthropologique propre aux groupes humains qui fondent leur cohésion sur un sacrifice. On peut donc reconnaître avec Jean-Pierre Dupuy un pouvoir causal de ce qu’il appelle le mal, mais sans renoncer pour autant à reconstruire la médiation. C’est précisément la vocation du politique, qui trouve difficilement sa place dans le modèle proposé ici. En effet, comment formuler des réponses politiques aux problèmes tels que le terrorisme au vu de ces éclaircissements ? Comment sortir de la dynamique mimétique ? Comment la prévenir ? Jean-Pierre Dupuy tend semble-t-il vers une réponse globale, plus éthique que politique, qui irait dans le sens d’une révolution anthropologique. Dans un entretien récent, il plaide en faveur de la restauration du dialogue à l’initiative d’un tiers impartial55, dont nous ne parvenons pas à comprendre comment il trouve sa place dans son système.
Les termes mêmes de Dupuy soulignent le primat de l’éthique sur le politique, même si l’objectif final demeure politique :
S’il n’y a de solution à nos maux que politique, la politique présuppose l’éthique et cette dernière appelle en retour la métaphysique56.
On pourra alors se tourner vers Pierre Hassner, qui reconnaît les effets du ressentiment, affect mimétique par excellence, mais accorde la rationalité stratégique à l’ennemi, selon un ethos qu’il s’agit de comprendre par une approche herméneutique de son univers de sens57. Néanmoins, à adopter une telle démarche, qui demeure politique, Dupuy estimera sans doute que l’on régresse en revenant à une logique des raisons érigées en causes58.
Ce statut problématique du politique renvoie au fond à la critique du conséquentialisme à laquelle se livre Dupuy. Invoqué comme la planche de salut dans l’horizon de la catastrophe, il se révèle structurellement inopérant du fait de l’imprévisibilité du phénomène.
Les raisons qui expliquent la nécessité du recours au conséquentialisme sont celles-là mêmes qui expliquent son impuissance. La complexité de la chaîne causale qui relie action et conséquences n’est maîtrisable ni au plan conceptuel […] ni encore moins au plan pratique59.
D’ailleurs, comme il le reconnaît lui-même, la démarche conséquentialiste relève encore du temps de l’histoire puisqu’elle procède du présent vers l’avenir. Il est vrai qu’elle aboutit parfois à ériger les moyens en fin, aboutissant à une plus grande hétéronomie, selon le vocabulaire que Dupuy reprend à Ivan Illich. Toutefois, là encore, on a du mal à envisager comment des autorités politiques peuvent décider sans recourir à ce type d’arbitrages entre ce qu’on perd aujourd’hui et ce que l’on risque de perdre demain. Car, à moins de penser une révolution de fond en comble du système de gestion des ressources, comment imaginer que les décisions de politiques publiques soient prises autrement qu’au cas par cas ? L’éthique de la responsabilité, qui caractérise la vocation de politique selon Max Weber, repose en effet sur le calcul des conséquences de l’action. Mais ne nous y trompons pas : si la catastrophe introduit une imprévisibilité radicale, cette dernière n’est pas étrangère à l’activité politique, de l’aveu même de Weber, puisque ce sont les conséquences prévisibles de l’action, et elles seules, qui fondent l’éthique de la responsabilité60. Le sociologue allemand reconnaît ainsi les limites de la capacité prédictive qui frappent tout acteur politique :
Le résultat final de l’activité politique répond rarement à l’intention primitive de l’acteur. On peut même affirmer qu’en règle générale, il n’y répond jamais et que très souvent le rapport entre le résultat final et l’intention originale est tout simplement paradoxal61.
La littérature la plus récente radicalise ce jugement et va jusqu’à écrire que « lorsque l’acteur politique professionnel prend une décision, il ne sait pas ce qu’il fait62 » dans la mesure même où il ignore les effets de composition qui vont détourner les effets de son action de ce qu’il avait anticipé, d’autant plus que l’horizon temporel est lointain et la communauté concernée vaste.
Au fond, l’audace de Jean-Pierre Dupuy, qui entend fonder une action sur un principe alternatif au conséquentialisme, devient une nécessité une fois admise l’imprévisibilité radicale de l’avenir. Mais le problème de la place du politique n’en est pas résolu pour autant. Il nous faut le saisir à nouveaux frais. Une fois reconnue l’aporie du conséquentialisme, que faire ? Celui qui prend la décision eu égard à l’avenir de sa communauté avec la conscience qu’il lui est impossible d’en prévoir toutes les conséquences endossera, au terme de la législature, la responsabilité de cette décision. Et il le sait. L’alternative au conséquentialisme se présente alors sous les doubles auspices de la nécessité théorique et de la difficulté pratique extrême.
Sur ce point, Jean-Pierre Dupuy se heurte à un problème fondamental : peut-on politiser la question de la survie ? Cette question nous ramène au deuxième type de catastrophe, celle qui toucherait l’extinction. Encore faudrait-il distinguer extinction du genre humain et d’une communauté politique spécifique. La préservation de la vie est la condition de possibilité de la communauté politique moderne, mais il ne s’agit pas d’un problème public de gouvernement, sauf peut-être dans le cas d’une guerre ou en situation d’état d’urgence63. Certains représentants d’organisations humanitaires, dont le souci premier concerne précisément la survie des populations, tiennent à distinguer leur démarche du cadre politique associé à l’État. « Les principes humanitaires interdisent de penser la souffrance à l’aune de l’histoire et de la politique » écrit par exemple Rony Brauman, directeur de Médecins sans frontières de 1982 à 199464. Et la notion d’état d’urgence, solution politique et juridique, suppose l’imminence de la crise.
Les évolutions du rapport au temps dans la vie politique depuis la Seconde Guerre mondiale, et les désillusions qui les accompagnent auraient-elles ouvert une piste ? L’anthropologue Marc Abélès parle de passage d’une politique axée sur l’harmonie synchronique des communautés politiques dans le cadre de l’État-nation à une politique de l’harmonie diachronique des collectifs face à un avenir incertain ; advient une politique de la « survivance65 ». Pour significatif qu’il soit, ce retournement est bien plus timide que ce qu’appelle Jean-Pierre Dupuy et renvoie à une sorte de changement de tempérament. Lisons Marc Abélès.
Des candidats, on attend surtout qu’ils mettent en relief l’horizon de négativité sur lequel est vouée à se déployer toute action politique, et qu’ils montrent leur aptitude à affronter l’avenir menaçant grâce à quelques propositions illustrant l’éthique de la responsabilité66.
Si donc la vision de l’avenir s’est peu à peu renversée au xxe siècle, passant de la certitude des lendemains qui chantent à l’incertitude anxiogène sur fond de précarisation toujours possible, le changement que cela implique de la part des autorités politiques est un simple basculement de la rhétorique progressiste à son pendant conservateur, prudentiel. Est-ce autre chose que le triomphe de la précaution ?
Le politique qui, une fois élu, fonderait son action, difficile à définir, sur l’objectif d’éviter une catastrophe globale mettrait gravement en péril sa réélection67 : il aura bien du mal à s’octroyer le mérite d’avoir empêché ce qui n’a pas eu lieu. Le scénario contraire se passe de commentaire. Or, ce sacrifice, qui n’a guère de sens dans nos sociétés démocratiques, révèle le lien fondamental qu’entretiennent politique et survie, pour peu que l’on considère certaines sociétés vivant sous le régime de la royauté sacrée ou des rois thaumaturges68. Le roi y incarne une extériorité, la surpuissance qui fonde la cohésion de la société ; il est le tenant de la survie du monde et les rapports politiques naissent sur cette base. Mais cette surpuissance coexiste avec une vocation du souverain à offrir sa vie pour que l’univers puisse se régénérer. Fonder le politique sur la survie tient, dans ces sociétés, à la vocation sacrificielle du souverain qui incarne la permanence de l’ordre du monde. Les démocraties contemporaines, qui ont rompu avec l’idée d’un progrès inéluctable et linéaire, dégagent peu à peu un espace pour les questions liées à la survie.
Au grand rituel de la reproduction du monde pris en charge par la figure omnipotente du roi-divin, on peut opposer la mise en spectacle récurrente de l’angoisse planétaire à laquelle sont conviés à participer les représentants des peuples,
tels que les sommets de Rio, Johannesburg ou Nairobi69. Le sacré retrouve une place essentielle, l’anthropologue reconnaissant que la question de la survie rend à nouveau problématique la séparation entre le politique et le religieux70. On retrouve donc bel et bien les voies empruntées par Jean-Pierre Dupuy, mais le détour par l’anthropologie révèle les obstacles que rencontre toute tentative de conduire une politique de la survie. Car, en fin de compte, cette nouvelle forme d’action ne saurait se substituer à la politique existante.
De ce point de vue, Dupuy se heurte à la même difficulté que Hans Jonas : le court-termisme propre à la démocratie, du fait même de la périodicité des élections. Comment justifier et convaincre les électeurs présents du bien-fondé d’un arbitrage en faveur de l’avenir, qui implique de lui allouer des ressources dès lors indisponibles immédiatement ? S’il reconnaît ponctuellement que Jonas a pris des accents autoritaires pour surmonter ce problème, Jean-Pierre Dupuy nous laisse face à cet immense problème du conflit des temporalités en démocratie. Peu importe que les traductions politiques de ses suggestions soient absentes de son travail, les difficultés d’application fondamentales qu’elles soulèvent de toute façon risquent de faire pencher pour la solution qu’il rejette plus que tout autre : l’espoir que la catastrophe ne sera que partielle comme elle l’a été jusqu’alors dans l’histoire de l’humanité et le pari du salut par la technique.
- *.
Doctorant en sciences politiques à Sciences Po (Ceri) et à l’université de Genève, allocataire de recherche du ministère de la Défense et coauteur de l’Empire au miroir. Stratégies de puissance aux États-Unis et en Russie, Genève, Droz, 2007 (avec Didier Chaudet et Florent Parmentier).
- 1.
Jean-Pierre Dupuy revient sur son parcours intellectuel dans un passionnant entretien : « D’Ivan Illich aux nanotechnologies. Prévenir la catastrophe ? », Esprit, février 2007, p. 29-46.
- 2.
Hans Jonas, le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 1995. L’ouvrage a paru pour la première fois en allemand en 1979.
- 3.
J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Le Seuil, 2002, p. 163.
- 4.
Henri Bergson, les Deux sources de la morale et de la religion, dans Œuvres, Paris, Puf, 1991, p. 1340 (édition du centenaire).
- 5.
J.-P. Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, Paris, Le Seuil, 2005, p. 22.
- 6.
Id., Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 22.
- 7.
Id., Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 107.
- 8.
J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 136.
- 9.
Id., « D’Ivan Illich aux nanotechnologies… », art. cité, p. 32.
- 10.
Id., Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 171.
- 11.
Id., Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 28.
- 12.
J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 196, note 161.
- 13.
Ibid., p. 182, note 148.
- 14.
Id., Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 20.
- 15.
Ibid., p. 15.
- 16.
Id., Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 127.
- 17.
Id., Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 15.
- 18.
Ibid., p. 102.
- 19.
J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 112.
- 20.
Dans sa Petite métaphysique des tsunamis, J.-P. Dupuy retrace les débats autour de l’usage du terme, mais cela s’écarte de notre propos.
- 21.
Ibid., p. 80-81.
- 22.
Susan Neiman, Evil in Modern Thought, Princeton, Princeton University Press, 2004.
- 23.
J.-P. Dupuy, la Panique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003, p. 27.
- 24.
Cité dans J.-P. Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 64.
- 25.
Le raisonnement de la théodicée peut être résumé en ces termes : puisque Dieu a dû concevoir le meilleur des mondes possibles, il a dû y laisser ce qui apparaît au niveau individuel comme une dose de mal. Mais elle n’existe que pour la plus grande harmonie de la totalité.
- 26.
J.-P. Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 102.
- 27.
Ibid., p. 106.
- 28.
Id., Introduction aux sciences sociales, logique des phénomènes collectifs, Paris, Ellipses, 1992, p. 219.
- 29.
J.-P. Dupuy, Introduction aux sciences sociales…, op. cit., p. 35.
- 30.
Id., Avions-nous oublié le mal ?, Paris, Bayard, 2002, p. 107.
- 31.
René Girard, la Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
- 32.
J.-P. Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 100.
- 33.
Ibid., p. 27. Ainsi, s’il parle de prophétie, c’est « en un sens purement laïc et technique », peut-on lire dans id., Retour de Tchernobyl, journal d’un homme en colère, Paris, Le Seuil, 2006, p. 176. Sur cet ouvrage en particulier, voir ma note de lecture dans L’Art du comprendre, n° 15, juillet 2006, p. 297-303.
- 34.
La menace est ainsi double, portant à la fois sur la survie et sur les valeurs, au sens où la panique issue d’une prise de conscience brutale de l’imminence de la catastrophe pourrait conduire à une rechute en barbarie au nom de la survie. Id., « D’Ivan Illich aux nanotechnologies… », art. cité, p. 34-35.
- 35.
Id., Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 127-128, note 100.
- 36.
Ibid., p. 213-214.
- 37.
Nous ne revenons pas sur les critiques formulées par Pierre Hassner à la lecture de Pour un catastrophisme éclairé, qui s’appliquent largement aux travaux ultérieurs, en particulier celle qui consiste à négliger les travaux de Dieter Heinrich, Ethik zum nuklearen Zeitalter, Francfort, Surkamp, 1990, qui aboutit à une éthique de la fragilité. Voir P. Hassner, « Deux mathématiciens auscultent le monde », dans Critique internationale, n° 18, juin 2003, p. 80-85.
- 38.
Cette critique ne vaut apparemment plus pour le Retour de Tchernobyl qui souligne que la prise de conscience progresse même si elle demeure insuffisante.
- 39.
Peter Sloterdijk, la Mobilisation infinie, vers une critique de la cinétique politique, Paris, Christian Bourgois, 2000, p. 108.
- 40.
Ce paradoxe est un classique de l’éthique appliquée à la dissuasion nucléaire. Voir par exemple, “Introduction”, dans Sohail H. Hashmi et Steven P. Lee (eds), Ethics and Weapons of Mass Destruction, Religious and Secular Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 1-15, en particulier p. 11.
- 41.
J.-P. Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 85. Il reformule ce jugement en réponse aux questions de Gilles Anquetil et François Armanet dans Le Nouvel Observateur du 23 juin 2005, n° 2120 : « Traiter la bombe comme un moyen au service d’une politique, c’est ne pas voir que l’on est entré avec elle dans une ère nouvelle, où les moyens de destruction dictent leurs fins. »
- 42.
Voir Nina Tannenwald et al., The Nuclear Taboo. The United States and the Non-Use of Nuclear Weapons Since 1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 et “Stigmatizing The Bomb, Origins of the Nuclear Taboo”, International Security, vol. 29, n° 4, 2005, p. 5-49.
- 43.
Voir François Heisbourg, « La dissuasion nucléaire a-t-elle préservé la paix ? », dans Annuaire stratégique et militaire, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 15-34. Pour une approche de la paix nucléaire comme une succession de hasards, voir Scott Sagan, The Limits of Safety: Organisations, Accidents and Nuclear Weapons, Princeton University Press, 1993. Dans son dernier ouvrage, Dupuy précise sa pensée en récusant la distinction entre nucléaire civil et nucléaire militaire. « L’industrie nucléaire est-elle par nature un outil qui nous empêche de penser ce que nous faisons ? », s’interroge-t-il, dans Retour de Tchernobyl…, op. cit., p. 95.
- 44.
Cas qu’il juge paradigmatique : « Tchernobyl est un symbole qui transcende le cas Tchernobyl. C’est le symbole de l’avenir énergétique et environnemental de la planète. » J.-P. Dupuy, Retour de Tchernobyl…, op. cit., p. 59-60.
- 45.
J.-P. Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 22.
- 46.
Sur ce point, voir Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer, épistémologie du politique, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005 (chap. 2 : « L’imprévisibilité du monde futur dans les sciences de la nature et dans les sciences sociales », p. 147-209).
- 47.
J.-P. Dupuy, Retour de Tchernobyl…, op. cit., p. 31-32.
- 48.
Id., Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 86.
- 49.
Hannah Arendt, « La brèche entre le passé et l’avenir », dans la Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 11-27, en particulier p. 20-26.
- 50.
J.-P. Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 67. Voir plus largement id., « Rousseau et Dostoïevski à Manhattan », dans Avions-nous oublié le mal ?, Paris, Bayard, 2002, p. 9-67.
- 51.
J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 71.
- 52.
Ibid., p. 75.
- 53.
Quant à l’origine de cette rivalité, il la retrouve chez Rousseau avec le passage de l’amour-propre à l’amour de soi, amour par comparaison qui se détourne de ce qu’il vise pour ne plus considérer que l’obstacle qui l’en sépare. En ce sens, « l’amour-propre est une force de destruction, elle échappe à la logique de l’intérêt », id., Avions-nous oublié le mal ?, op. cit., p. 33.
- 54.
Ibid., p. 47.
- 55.
Id., « D’Ivan Illich aux nanotechnologies… », art. cité, p. 43-44.
- 56.
J.-P. Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, op. cit., p. 22. Dans Pour un catastrophisme éclairé (p. 97), sa formulation soulignait un primat de l’éthique, qui éclipse presque l’objectif d’une solution politique : « Notre situation présente nous impose de donner la priorité à l’éthique sur la politique, mais aussi à la métaphysique sur l’éthique. » On retrouve cette position dans « D’Ivan Illich aux nanotechnologies… », art. cité, p. 44.
- 57.
P. Hassner, « La revanche des passions », Commentaire, n° 110, été 2005, p. 299-312. Il développe l’idée d’une nouvelle dialectique des passions entre les nostalgiques d’un ethos guerrier et les passions modernes, au premier rang desquelles l’envie et la peur de la peur, issues de la pacification par le commerce et la substitution prétendue des intérêts aux passions. Voir aussi « La signification du 11 septembre : divagations politico-philosophiques sur l’événement », dans P. Hassner, la Terreur et l’Empire, Paris, Le Seuil, 2003, p. 383-402.
- 58.
On trouve chez Peter Sloterdijk une posture analogue à celle de Dupuy, qui refuse de comprendre l’acte à partir de l’acteur. Il distingue ainsi une logique de l’action d’une « logique de l’action tragique » dans laquelle « non seulement l’acte est le produit de l’acteur, mais l’acteur est lui-même le résultat de la succession des actions », P. Sloterdijk, la Mobilisation infinie, vers une critique de la cinétique politique, op. cit., p. 105.
- 59.
J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 155.
- 60.
Max Weber, le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959 [1919], p. 172.
- 61.
Ibid., p. 165.
- 62.
P. Favre, Comprendre le monde pour le changer…, op. cit., p. 302.
- 63.
La sauvegarde du peuple et de la communauté, puis des intérêts vitaux de l’État une fois que celui-ci est organisé, est un problème constant, que l’on trouve déjà dans la maxime cicéronienne salus populi suprema lex esto (Cicéron, de Legibus, III, 3, 8). Si certaines manifestations élémentaires de ce souci, comme la fonction de police, apparaissent publiquement, la rationalité qui y préside ne s’exprime pas sur la scène publique, à l’exception peut-être des périodes de guerre ou d’état d’urgence. Les arcana imperii, concept issu de Tacite, puis les théories de la raison d’État qui se développent aux xvie et xviie siècles, traduisent l’idée que ces intérêts fondamentaux relèvent d’une raison spécifique insaisissable par les particuliers. Le principe de publicité n’apparaît comme un impératif politique que peu avant le xviiie siècle et, encore aujourd’hui, son application ne s’étend pas à la défense des intérêts les plus fondamentaux de l’État, qui doivent demeurer dans l’ombre pour le bien de tous selon les théoriciens de l’école réaliste en relations internationales et la plupart des praticiens de la politique étrangère.
- 64.
Rony Brauman, Humanitaire : le dilemme, Paris, Textuel, 2002 [1996], p. 48.
- 65.
Marc Abélès, Politique de la survie, Paris, Flammarion, 2006 (chap. 4 : « Penser le déplacement du politique : de la convivance à la survivance », p. 91-134).
- 66.
Ibid., p. 131.
- 67.
Cette remarque ne nie pas que la peur soit une ressource politique qui permet de préserver et, temporairement, de consolider un pouvoir. Elle vaut en particulier dans le cadre du projet de Jean-Pierre Dupuy qui entend poser la catastrophe comme un horizon global dépassant l’échelon national, sans qu’un signe avant-coureur soit incontestablement identifié pour les raisons que nous avons exposées au début de cet article. Si la politique de l’administration Bush, par exemple, n’a pas empêché la réélection du Président, c’est parce que la catastrophe a déjà eu lieu : les attentats du 11 septembre 2001 ont fait entrer dans les esprits la possibilité d’une attaque terroriste sur le sol national et permis de justifier bon nombre de mesures visant à éviter qu’un tel événement se répète. Pour une histoire philosophique de la peur et une application à l’Amérique contemporaine, voir Corey Robin, la Peur, histoire d’une idée politique, Paris, Armand Colin, 2006 et ma note de lecture dans Raisons politiques, n° 22, mai 2006, p. 219-224.
- 68.
M. Abélès, Politique de la survie, op. cit. (chap. 5 : « Un détour nécessaire », p. 135-155). Les Jukun du nord Nigeria, les Shilluk soudanais et les Nyakusa de Tanzanie sont autant d’exemples de sociétés qui opèrent ce type de recouvrement entre politique et survie.
- 69.
Ibid., p. 224.
- 70.
Ibid. (chap. 8 : « Vers le global-politique », p. 211-231).