Lire la France contemporaine avec Pierre Grémion
Alors que l’histoire intellectuelle française a tendance à se cantonner aux mêmes objets et que les sciences sociales accordent une priorité souvent excessive aux questions de méthode, le parcours transversal de Pierre Grémion éclaire de manière originale les mutations de la France d’après guerre. En présentant un volume qui lui est consacré, Philippe Urfalino montre ici les axes de lecture d’un travail où le sens de la responsabilité politique est inséparable d’une grande liberté d’investigation.
Pierre Grémion est l’un des auteurs qui a le plus contribué à l’intelligence de la France de l’après-guerre, disons de la seconde moitié du xxe siècle. Sans doute n’est-il pas le seul, même si pour le moment la recherche historique a concentré ses efforts sur la IIIeRépublique et Vichy mais, outre la reconnaissance de l’importance de ses travaux en Europe et aux États-Unis, il occupe une position singulière. D’abord et surtout par sa manière de saisir l’histoire récente de notre pays, ensuite par une forme, discrète mais déterminante pour le choix de ses objets d’études, d’engagement moral et politique dans la France qu’il observe, enfin par le mélange de proximité et de distance qu’il entretient avec les sciences sociales. Avant de dire un mot de chacun de ces aspects de sa personnalité scientifique, il me faut donner un aperçu des travaux de Pierre Grémion.
Une histoire intellectuelle et politique de la France
Ses premières recherches, réalisées au sein du Centre de sociologie des organisations fondé par Michel Crozier, touchent à un point essentiel de l’histoire longue française, sous son aspect politique et administratif : la centralisation. Le Pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français est paru en 19761. Issu d’une dizaine d’années d’enquêtes, d’abord centrées sur la régionalisation – la réforme lancée par le général de Gaulle au milieu des années 1960 –, l’ouvrage brosse la vision d’un système à l’œuvre depuis la IIIeRépublique, résistant aux réformes visant sa modernisation mais profondément travaillé par l’urbanisation. Le livre attire d’emblée l’attention, non seulement parce qu’il est le fruit d’un long travail empirique dans un domaine où les essais dominent, mais surtout parce qu’il révèle que la centralisation n’est pas simplement une donnée, mais doit être comprise aussi comme un enjeu pour un réseau d’acteurs où la périphérie négocie constamment avec les agents du centre le maintien d’avantages et de spécificités sous couvert du respect du credo unitaire et égalitariste de l’État républicain.
Deux ouvrages font, rétrospectivement, transition : celui écrit avec Haroun Jamous sur la modernisation des administrations via l’informatique, l’Ordinateur au pouvoir. Essai sur les projets de rationalisation du gouvernement des hommes, paru en 1978 et, avec Odile Chenal, Une culture tamisée : les centres et instituts culturels français en Europe. Le premier poursuit avec un objet et sur des aires différentes l’étude des projets modernisateurs ; le second s’intéresse déjà, tout en gardant l’ancrage organisationnel des instituts français à l’étranger, à la diplomatie culturelle.
Il est vrai qu’entre-temps Pierre Grémion a découvert les pays de l’Est, via la Tchécoslovaquie, le régime policier et la pensée captive en leur sein et, vers l’extérieur, les mensonges et les malentendus alimentés par les partis communistes d’Europe occidentale et les idéologies de ceux qui sont censés porter le flambeau des Lumières, les intellectuels progressistes. Dès lors, il s’attache à rendre compte de l’évolution des relations en France entre pôle politique et pôle intellectuel. Cette formulation peut paraître alambiquée pour évoquer ce que l’on pourrait appeler, plus simplement, une sociologie ou une histoire des intellectuels ; elle vise justement à éviter ces deux appellations. D’abord parce que la notion d’« intellectuel » fige dans le temps (des Lumières ou de Dreyfus à nos jours) et dans une généralité pauvre (la prise de parole publique des hommes de plume, de l’écrivain à l’universitaire), alors que l’enjeu est justement de saisir des configurations variées et changeantes. Ensuite, parce que les intellectuels ne sont pas étudiés pour eux-mêmes mais pour leur contribution à ce que Pierre Grémion dénomme la vie publique dans des moments clés de l’histoire politique européenne. Trois ouvrages majeurs, imposantes monographies, accompagnés d’articles qui tantôt les précèdent, tantôt leur succèdent comme des conséquences latérales, ont jusqu’ici marqué ce deuxième chantier de recherche. Le premier, Paris-Prague. La gauche face au renouveau et à la régression tchécoslovaques, 1968-1978, paru en 1985, analyse les ressorts de l’incompréhension de la gauche française face au Printemps de Prague et à sa répression. Le deuxième, Intelligence de l’anticommunisme. Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris. 1950-1975, paru en 1995, met au jour ce qui, au regard de l’historiographie française, était un véritable continent englouti, l’association d’une partie des plus grands intellectuels européens et américains de l’après-guerre tels que Raymond Aron, Daniel Bell, Isaïah Berlin, Denis de Rougemont, Ignazio Silone, Arthur Koestler, Sidney Hook… dans un mouvement de lutte intellectuelle pour les libertés politiques et contre le communisme, financé en sous-main via des fondations, et à l’insu d’une grande partie d’entre eux, par la CIa. Soutenant financièrement dans presque chaque pays européen une revue de grande qualité, Preuves en France et Encounter en Grande-Bretagne par exemple, organisant des conférences internationales, le Congrès pour la liberté de la culture, dont le siège européen était à Paris, eut un impact considérable sur la circulation des idées entre les États-Unis et l’Europe et entre les pays européens, et notamment dans la diffusion et l’essor des sciences sociales. Le troisième ouvrage, paru en 2001, est une biographie intellectuelle d’un personnage clé du neutralisme à Paris, la Plume et la tribune. Jacques Nantet, homme de lettres parisien. L’implication de Jacques Nantet dans la vie intellectuelle parisienne et dans les relations internationales, entre le journalisme et la diplomatie, permet à Pierre Grémion, d’une part de dresser le portait de l’homme de lettres parisien, figure qui puise ses racines dans le Paris du xixe siècle et qui se dissipe au début des années 1970, d’autre part d’étudier le neutralisme à savoir le rejet des deux blocs antagonistes, américain et soviétique, et des systèmes d’alliances associés, un milieu et un courant d’opinion qui est apparu au sortir de la Seconde Guerre mondiale et qui s’appuyait sur des organes de presse, tels que Le Monde, et des organismes politiques, dont certains liés au Parti communiste français (Pcf). Enfin, Pierre Grémion a entrepris une étude historique sur les sociologues et la VeRépublique, étude qui a déjà fait l’objet de plusieurs articles2.
Les principaux travaux présentés, nous pouvons évoquer la manière qu’a Pierre Grémion, à travers des études de cas de grande ampleur mais soigneusement délimitées, de rendre intelligible l’histoire intellectuelle et politique de la France depuis la Seconde Guerre mondiale. Si ces travaux portent principalement sur une période qui va de la fin du conflit aux années 1980, deux dates s’imposent à lui comme des repères de l’expérience nationale : 1940 et 1968 ; la débâcle, traumatisme soudant une élite modernisatrice qui, à partir de la Libération, fait de l’État anticipateur le vecteur de la transformation de la société française et Mai 68 qui ruine cette idée. C’est donc à travers la modernisation, ses succès puis son discrédit, que Pierre Grémion fait des rapports entre la société française et l’État le premier point d’ancrage de son analyse. Le deuxième, étroitement associé, est l’articulation, toujours en mouvement, entre pôle politique et pôle intellectuel, essentielle à la compréhension du « progressisme », sur lequel il a apporté un éclairage décisif, en analysant non pas directement le Pcf, mais tout ce qui, autour de lui, contribuait à son ascendance morale et politique au sein de la gauche française. Mais bien au-delà, son attachement à l’étude des relations entre politique et culture tient à sa perception de leur caractère stratégique pour comprendre le travail de redéfinition politique de la France, redéfinition indissociablement liée à l’élaboration d’une vision d’un monde au sein duquel la France n’est plus qu’une puissance moyenne parmi de nombreuses autres. Tel est le problème général pointé au début de Paris-Prague :
Au fil de l’analyse, le lecteur trouvera quelques pierres d’attente pour l’approfondissement ultérieur d’un problème qui dépasse de beaucoup le cas : le problème de l’élucidation du rôle des intellectuels à l’articulation de la société politique et de l’environnement international dans la construction d’une vision du monde extérieur pour la société française3.
Cela nous amène au troisième point d’ancrage des travaux de Pierre Grémion : la vie politique et intellectuelle française est étudiée à partir d’une sorte de triangulation. La France gagne à être saisie entre trois mondes, les États-Unis, l’Europe occidentale et l’Europe de l’Est, les élites politiques et intellectuelles étant les passeurs privilégiés entre ces trois mondes. Le terme « passeurs » ne signifie pas que ces élites ouvrent les frontières, loin s’en faut, elles sont plutôt les relais, les filtres, les vecteurs de traductions et de transformations des problèmes à partir desquels les sociétés se perçoivent et se redéfinissent mutuellement.
Un engagement dans la cité
Ces trois points d’ancrage – histoire de l’État modernisateur et de son déclin, analyse des rapports entre pôles politique et intellectuel, saisie de ces pôles à partir de leur réaction aux impulsions issues de l’Amérique du Nord et des deux Europe – font, je crois, la force et l’originalité des travaux de Pierre Grémion. Ils rendent compte également d’une certaine coloration morale ou, pourrait-on presque dire, humorale de ses ouvrages. Il y a un fond pessimiste dans ce qu’il nous donne à voir de livre en livre : l’universel politique français ne cesse de s’user ; et, depuis 1968, de la transition vers le libéralisme manquée par Valéry Giscard d’Estaing à 1984 et la transition vers le socialisme stoppée net par François Mitterrand, intellectuels et politiques peinent à trouver la formule qui puisse articuler positivement, d’une part, une place de l’État au sein de la société acceptée par les Français et, d’autre part, une place de la France au sein de l’Europe. Pierre Grémion excelle à montrer ce qui se défait. Pour autant la délectation morose ou la crispation nostalgique sont absentes et ne meuvent pas une recherche qui, toujours, tend à ouvrir les perspectives : il nous montre une France qui rapetasse sur son pré carré, mais son analyse des aveuglements, des ratés et des effacements met en évidence les fils et les ouvertures qui auraient pu être saisis, et qui l’ont été parfois. Il y a ici bien sûr une part qui revient à l’objet, car après tout la politique française des trente dernières années incline peu à l’optimisme, mais il y a aussi sûrement une part de l’auteur. Je ne fais ici référence à aucune psychologie ou tournure pessimiste, mais plutôt à une forme d’engagement moral et politique. Car Pierre Grémion, tout en aimant à s’effacer derrière la restitution de sa recherche, ne cache pas ses jugements qui, en bonne méthode, n’imprègnent pas l’analyse mais en constituent l’impetus. L’étonnement devant le gâchis d’un réformisme discrédité et plus encore devant l’emprise, en France, du mensonge et de l’illusion communistes est un puissant moteur de sa recherche ; rendre compte de la force de ce qui indigne ou à l’inverse de la résistance à cette force, rendre visible ce qui a été à tort négligé voire oublié sont des intentions qu’il est possible, peut-être, de voir à l’œuvre dans ses ouvrages. Cette dimension morale n’est sans doute pas sans lien avec la difficile inscription de ses travaux dans les partitions disciplinaires des sciences sociales.
Les travaux de Pierre Grémion naviguent entre sociologie, histoire contemporaine et science politique. On pourrait dire qu’il est un historien du politique passé par la sociologie. Ce n’est pas faux, dans la mesure où ces premiers travaux étaient inscrits dans un programme de recherche de la sociologie des organisations administratives de Michel Crozier et qu’il s’empressa de l’articuler à une sociologie politique de l’État ayant déjà une forte dimension historique4. Mais là n’est ni l’essentiel ni l’originalité de son rapport aux disciplines des sciences sociales : sans en nier l’apport et la nécessité, comme savoirs positifs, il en rejette deux aspects. Il refuse d’abord leur tendance à s’autonomiser intellectuellement de leur socle moral, philosophique et politique ; l’autonomie revendiquée revenant à imposer des présupposés qui échappent à l’exigence de justification. Nul doute qu’il approuve le memorandum de Constantin Jelenski, le grand intellectuel polonais, directeur de Kultura, qui, au sein du Congrès pour la liberté de la culture, œuvrait avec Pierre Emmanuel pour éviter qu’il ne devienne une internationale sociologique, quand il écrit :
La fonction et les conséquences des sciences sociales ont un nombre d’implications d’ordre moral et politique qui sont restées inexplorées jusqu’à présent5.
Un peu plus loin, évoquant l’échec au sein de l’association qui succéda au Congrès, des tentatives de lancer une réflexion sur les limites morales des social sciences, le narrateur lève la tête pour donner son avis :
Ce fut un point sur lequel l’association manqua son rendez-vous avec le présent6.
Ensuite sa conception de la recherche se heurte à une tendance à figer les questions et les objets, observée dans les sous-disciplines pertinentes pour ses travaux.
La démarche, écrit-il au début de Paris-Prague, toutefois n’entraînait la mise en œuvre d’aucune méthode spécifique. Celle-ci restait à élaborer. Une fois encore il fallait repartir, reprendre le collier de la recherche dans ce qu’elle a d’harassant mais aussi de meilleur : un travail artisanal aux frontières de disciplines rigides en réaction à des réponses réifiées7.
La recherche en cours sur les sociologues et la VeRépublique semble être aussi, après des motifs plus puissants, une manière de transformer en recherche une insatisfaction ressentie à l’égard d’une discipline par laquelle il a appris son métier. Laissons-le nous expliquer son programme de recherche :
Nous adopterons une attitude agnostique, c’est-à-dire que nous ne donnerons aucune définition de la sociologie. Nous ne connaissons que des sociologues, et la sociologie n’est rien d’autre que ce que font les sociologues. Mais ce faire (enquêtes, articles, livres, prises de positions publiques) s’inscrit dans une trame institutionnelle (centres de recherche, chaires universitaires, mécanismes de financement, revues) et n’est évidemment pas indépendant de la vie des idées, d’autant que tout ce qui compte en fait de sociologues se trouve à Paris [la période visée ici va de 1958 à 1968], la ville capitale, en contact avec la presse, les maisons d’édition, les sociétés de presse, les partis politiques et les ministères. Second axe de recherche : nous chercherons à inscrire les sociologues dans le cadre de la vie publique de la VeRépublique8.
Sous la forme d’un point de méthode, tout est là, et le souci d’inscrire les sciences sociales dans la vie des idées et dans la vie publique, et la manière, bien à lui, d’établir un champ de recherche.
Intelligences de la France
Le recueil Intelligences de la France (titre qui fait bien sûr écho à Intelligence de l’anticommunisme) réunit des amis et collègues de Pierre Grémion qui ont mis à l’honneur ses problématiques et se sont attachés à livrer un éclairage sur un aspect de l’histoire française de ces cinquante dernières années en reprenant certains de ses angles d’approche.
Les trois premiers chapitres concernent l’état de la France juste avant les élections présidentielles de 2007, alors suspendue entre un sentiment de blocage et même de régression et l’espoir fragile d’une nouvelle donne politique annoncée par des candidats d’une facture différente. Stanley Hoffmann (chapitre 1) met en parallèle les déboires récents des deux démocraties française et américaine. Le contraste entre les deux recèle un paradoxe qui manifeste deux formes de fidélité nostalgique à des modèles purement nationaux mise à l’épreuve par la mondialisation. D’un côté de l’Atlantique, malgré des institutions libérales faites pour préserver le pluralisme et l’expression conflictuelle des intérêts particuliers, le 11 Septembre a généré un consensus majoritaire et une pression conformiste qui ont eu raison de tous les contre-pouvoirs habituels, ont mené à la catastrophe irakienne, à l’acceptation de la torture et à l’illusion dramatique d’une pax americana. De l’autre côté de l’Atlantique, malgré l’idéal rousseauiste, ce n’est pas la tyrannie de la majorité qui menace la politique française mais les blocages liés à la coupure entre la population et les élites politiques, due aux mensonges de ces dernières sur les bénéfices et les coûts réels de l’Europe et de la mondialisation. Suzanne Berger (chapitre 2) nous explique que les meilleures analyses de la situation française, disponibles à la veille des élections présidentielles de 2007, décrivent correctement certains maux de notre société mais que leur diagnostic excessivement pessimiste tient à une conception trop simple du changement social. Pour sa part, elle tire de la comparaison entre la perception de la France en 1958 et celle de 2007, l’idée qu’un changement fort dans l’offre politique est susceptible de modifier radicalement la situation en révélant les ressorts des transformations souhaitables. Marc Lazar (chapitre 3) s’attache, lui, à rendre compte de la résilience du progressisme qui, malgré l’effritement de ses ressorts antérieurs à la fin des années 1970 (émergence d’une intelligentsia antitotalitaire, effondrement du Pcf et chute du communisme en 1989) a repris vigueur depuis le début des années 1990. Pour cela, il retrace l’histoire des relations entre la gauche, l’État et la fonction publique et met en évidence une inflexion déterminante. D’abord traditionnellement critique de l’État et soucieuse d’instrumentaliser la fonction publique au service de sa politique, la gauche est désormais dominée par la fonction publique dans la formation de ses politiques publiques, et ce à cause de la composition sociale de ses militants et de son électorat.
Les trois chapitres suivants concernent les rapports Est-Ouest, l’histoire de la résistance intellectuelle au communisme et les avatars des liens entre la France et les pays de l’Est après la chute du mur de Berlin, notamment entre les intellectuels des deux côtés. On retrouve ici un aspect mentionné de l’analyse de la vie politique et intellectuelle française de Pierre Grémion : sa saisie entre trois mondes, les États-Unis, l’Europe occidentale et l’Europe de l’Est. On retrouve également le problème des relations entre les élites intellectuelles de ces trois mondes. Volker Berghahn (chapitre 4) s’appuie sur un épisode de la diplomatie culturelle américaine, la création de l’Association internationale pour la liberté de la culture – suite à la dissolution du Congrès rendue nécessaire par la révélation de son financement caché par la Cia –, pour montrer que, malgré la communauté de combat des intellectuels européens et américains pour la liberté intellectuelle et contre le communisme, couvaient des divergences philosophiques de fond, opposant le pragmatisme et une partie de la philosophie continentale. Pierre Hassner (chapitre 5) explique pourquoi le dialogue entre intellectuels de l’Europe occidentale, notamment français, et intellectuels de l’Europe centrale et orientale s’est rompu et a fait place non seulement à des incompréhensions mais aussi à des soupçons et à des accusations de nature morale portant sur cela même qui les réunissait : la lutte contre le totalitarisme et la défense des droits de l’homme. Après un inventaire des ressorts complexes de cette fracture, il cherche dans les évolutions récentes les conditions d’un nouveau dialogue transeuropéen. Enfin Jacques Rupnik (chapitre 6) propose une réflexion sur l’histoire de la relation entre Paris et Prague, de la création, en 1918, de l’État tchécoslovaque à nos jours. Privilégiant la perception praguoise de cette relation, qui n’a cessé d’être un révélateur des transformations de l’ordre européen tout au long du xxe siècle, il montre combien le parallélisme des rythmes de transformation des développements internes des deux pays, de leurs réactions aux contextes externes, de leurs politiques étrangères et de leurs relations, justifie la méthode de la triangulation évoquée plus haut.
Les deux contributions suivantes sont centrées sur la vie intellectuelle française. Olivier Mongin (chapitre 7) montre qu’il est possible d’étudier les relations entre le culturel et le politique en repérant des configurations reliant trois types d’institutions, la presse, les maisons d’édition et les revues, entre lesquelles ont circulé des milieux intellectuels et politiques. Par l’analyse des affinités, de l’après-guerre aux années 1970, entre Le Monde, les éditions du Seuil et Esprit, il livre l’une des composantes de ce que l’on peut appeler à bon droit les « Trente Glorieuses culturelles ». L’examen de son déclin fournit les bases d’une explication du désarroi et du regain du progressisme qui accompagne les deux événements majeurs de la fin du siècle, la chute du communisme et la mondialisation. L’engagement politique des clercs ne va pas sans conflits. Goulven Boudic (chapitre 8) montre avec le cas d’Esprit que l’on peut caractériser une revue et le milieu qui lui est associable, non seulement par ses orientations intellectuelles et politiques, mais aussi par la manière qu’elle a de résoudre les conflits que l’environnement et les événements ne manquent pas de susciter en son sein. C’est ainsi le souci de ne pas exclure, de maintenir ensemble, qui a caractérisé la direction de la revue d’Emmanuel Mounier. Ce mode de gestion du conflit permet en retour de caractériser la nature de l’opinion intellectuelle et la « culture personnaliste ».
La dernière partie du livre est consacrée à trois avatars de l’État modernisateur. Jack Hayward (chapitre 9) retrace l’histoire des réformes décentralisatrices. La réforme de 1964 est la dernière d’un État prétendant diriger la transformation de la société, du centre vers la périphérie. Le train de lois de décentralisation initié par Gaston Defferre à partir de 1982 était encore lisible à partir de la polarité entre centralisation et décentralisation avec, d’une part, l’affirmation de potentats locaux et, d’autre part, le maintien d’un pouvoir d’orientation étatique. Ce n’est plus le cas dans les années 2000 où une même élite politique joue sur l’ensemble de l’échiquier territorial et où les interventions du centre, comme la réforme de Jean-Pierre Raffarin, sont désormais étroitement guidées par les contraintes financières et par la conjoncture politique. S’il est un domaine où, à la Libération, l’État fut considéré comme le garant du service public, c’est bien celui des médias où le monopole de la radio, puis de la télévision s’imposa comme une évidence, tandis que, pour la presse, celui de la distribution et de l’impression, délégué aux Nouvelles messageries de la presse parisienne (Nmpp) et au Syndicat du livre, était chargé de limiter l’emprise du marché. Antoine de Tarlé (chapitre 10) montre comment les différentes dynamiques, économique, politique et territoriale, affectant de manière sélective et différenciée télévision, radio, presse quotidienne et magazines ont peu à peu défait la pertinence de ces monopoles pour aboutir à un pluralisme libéral qui n’a rien à envier à celui de l’avant-guerre. Au moment où l’Université est devenue pour beaucoup le lieu stratégique principal du développement de la recherche et où le Centre national de la recherche scientifique (Cnrs) subit une énième mise en cause, il est utile de revenir, avec Catherine Vilkas (chapitre 11), sur une tentative majeure de réforme interne de cet organisme, à la fin des années 1980. Cette réforme visait à lui conférer une capacité stratégique qui, donc, ne lui était déjà plus spontanément attribuée. Il faut se souvenir qu’après guerre, l’essor de cet organisme national, dont l’autonomie institutionnelle devait le protéger des forces économiques et politiques, était conçu comme le vecteur principal de la recherche scientifique, à l’écart des universités.
Dans le vocabulaire propre à Pierre Grémion pour qualifier le cheminement de ses travaux, il n’y a aucun terme pour nommer un aboutissement. Emprunt d’une vraie modestie pédestre et d’une fausse déflation conceptuelle, qui confine à l’ironie, ce vocabulaire comprend deux mots fétiches, dont la maîtrise est devenue un signe de connivence et un sujet de plaisanteries entre ses proches : le dossier et les jalons. Le dossier, c’est le thème de recherche sur lequel il accumule notes de lecture, enquêtes et textes intermédiaires ; son destin est d’aboutir à un « gros livre » que l’auteur livrera au lecteur justement comme un simple dossier, sorte de préliminaire roboratif pour une recherche encore plus ambitieuse. Enfin, entre les gros ouvrages, des articles ont le statut de modestes jalons, tels de petits poissons pilotes balisant le chemin d’un gros cétacé. Les contributions au recueil rapidement présentées ici sont, sans nul doute, des jalons pour d’autres investigations. Allant de l’immédiat après-guerre jusqu’aux années 2000 et inscrivant la France entre les trois mondes avec lesquels elle se débat, l’Amérique, l’Europe occidentale et l’Europe de l’Est, ces essais restituent quelques-uns des fils qui rendent intelligible notre présent.
Ouvrages de Pierre Grémion
Le Pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris, Le Seuil, 1976.
L’Ordinateur au pouvoir. Essai sur les projets de rationalisation du gouvernement des hommes (avec Haroun Jamous), Paris, Le Seuil, 1978.
Une culture tamisée. Les centres et instituts culturels français en Europe (avec Odile Chenal), Paris, Cnrs-Centre de sociologie des organisations, 1980.
Paris-Prague. La gauche face au renouveau et à la régression tchécoslovaques, 1968-1978, Paris, Julliard, 1985.
Preuves, une revue européenne à Paris (Anthologie), Paris, Julliard, 1989. Vents d’Est. Vers l’Europe des États de droit ? (sous la dir. de et avec Pierre Hassner), Paris, Puf, 1990.
Intelligence de l’anticommunisme. Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975, Paris, Fayard, 1995.
La Plume et la tribune. Jacques Nantet, homme de lettres parisien, Paris, Gallimard, 2001.
Georges Friedmann. Un sociologue dans le siècle, 1902-1977 (sous la dir. de et avec Françoise Piotet), Paris, Cnrs Éditions, 2004.
- *.
Directeur de recherche au Cnrs et directeur d’études à l’Ehess. Ce texte constitue l’introduction d’un ouvrage réalisé en l’honneur de Pierre Grémion et publié aux Presses de Sciences Po début mars 2010 : Philippe Urfalino et Martha Zuber (sous la dir. de), Intelligences de la France. Onze essais sur la politique et la culture.
- 1.
On trouvera la liste de ses publications à la fin de l’article.
- 2.
Voir entre autres, Pierre Grémion, « De Pierre Bourdieu à Bourdieu », Études, janvier 2005, no 1, p. 39-53 ; « Les sociologues et 68. Notes de recherche », Le Débat, mars-avril 2008, no 149, p. 20-36.
- 3.
P. Grémion, Paris-Prague. La gauche face au renouveau et à la régression tchécoslovaques, 1968-1978, Paris, Julliard, 1985, p. 10.
- 4.
P. Grémion, le Pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris, Le Seuil, 1976, p. 15.
- 5.
Cité dans P. Grémion, Intelligence de l’anticommunisme, Paris, Fayard, 1995, p. 547.
- 6.
Ibid., p. 548.
- 7.
Id., Paris-Prague…, op. cit., p. 8.
- 8.
Id., « Les sociologues et 68… », art. cité, p. 20.