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La crise de confiance dans l'Europe

juillet 2010

#Divers

Comment l’échec collectif de la gestion de la crise grecque a-t-il pu se nouer ? Le retournement de la conjoncture économique et la nouvelle stratégie spéculative des marchés ont mis à nu les difficultés de l’Europe. L’impuissance institutionnelle, qui arrange les États, comporte aussi des risques pour un projet au milieu du gué comme la monnaie commune. Peut-on encore trouver une issue qui ne soit pas dictée par les marchés ?

La crise de l’euro est d’abord une défaite intellectuelle. Nous sommes tellement pénétrés par l’idéologie néolibérale que nos neurones sont aussi oxydés que la volonté politique de nos dirigeants. Ce qui nous surprend depuis quelques mois est en effet explicable, à condition de se situer dans la logique de la globalisation. L’Europe a voulu un grand marché sans être consciente des implications que cela entraînait, alors que le monde et que les rapports de force internes et externes se trouvaient, simultanément, bouleversés.

La sortie de crise passe tout autant par une désintoxication des esprits et par une mise en cause de tabous que par des mesures techniques – nécessaires – et des inflexions de politique.

Un doute sur l’euro

Il y a quelques mois, une nouvelle chute du dollar paraissait probable en 2010. Le dollar apparaissait faible pour des raisons structurelles : poursuite du déséquilibre de la balance des paiements américaine, gonflement des liquidités résultant notamment du laxisme de la Banque fédérale de réserve dont le bilan continuait de croître, réapparition de tensions inflationnistes et de bulles spéculatives sur certains actifs, fragilité des petites banques. Bref, la reprise s’esquissait alors que les problèmes de fond restaient pendants…

Et c’est le dollar qui a monté… par rapport à l’euro. Les anticipations des marchés se sont retournées. Pourquoi ce retournement ?

Depuis la création de l’euro, les marchés accordaient peu d’importance aux situations contrastées des différents pays de la zone, à leur degré plus ou moins grand d’endettement ou de compétitivité. Les primes de risque (les spreads) se limitaient à quelques points de base. Les marchés considéraient qu’il existait de fait une solidarité liant les différents pays, même si elle n’était pas prévue par les traités.

Le regard des marchés a changé lorsque, à la suite de la crise, les différences se sont accrues, les endettements augmentant de façon variable. Ce n’est plus l’excédent global de la zone qui est pris en considération mais la situation de chaque pays. Les mensonges grecs avaient semé le doute et les palinodies de l’Union européenne ont détruit la confiance. Le mimétisme des marchés a contribué à la brutalité et à l’ampleur du retournement.

Une réponse européenne inconsistante

Il était clair depuis l’origine que l’euro était une zone monétaire « imparfaite » faute de « gouvernement économique » de l’Europe (notion qui n’a jamais été définie clairement par ses partisans) ou plus simplement de « coordination économique ». En son temps, Jacques Delors avait fait part de son hésitation à voter « oui » au référendum sur le traité de Maastricht du fait de cette carence.

De plus, le carcan financier, le pacte de stabilité et de croissance, qui était censé rendre inutile la coordination des budgets et des politiques économiques, n’a pas joué son rôle ; en particulier le plafond de déficit budgétaire limité à 3 % du Pib (sur proposition de François Mitterrand…) était une règle trop sommaire et trop rigide (malgré son assouplissement ultérieur). Cette insuffisance avait été également relevée.

Néanmoins, la dynamique de l’Union monétaire semblait suffisamment forte pour que, lors des tensions inévitables qui se produiraient, l’Eurogroupe invente les dispositifs nécessaires. L’Europe progressant par les crises, cette approche peu glorieuse paraissait réaliste.

C’était faire preuve d’optimisme selon les uns, d’inconscience selon les autres. Personne n’avait cependant envisagé le déroulement d’un scénario noir, aussi noir que celui des derniers mois.

L’Union européenne ne respecte pas les règles qu’elle s’est données. La surveillance mutuelle est inefficace. Les mensonges grecs étaient tolérés même si leur ampleur était ignorée. La plupart des membres de l’Union n’ont pas voulu doter l’organisme européen de statistiques, Eurostat, des moyens et des pouvoirs nécessaires. Au contraire, ses procédures de gestion ont été soupçonnées, notamment au moment de la crise qui a entraîné la démission de la commission Santer. En 2005, après un premier incident avec la Grèce, la proposition de la Commission autorisant les contrôles sur place des statistiques fournies a été écartée, notamment par la France qui, compte tenu de ses déficits, poussait au laxisme. Ce n’est pas l’Insee, un des meilleurs instituts de statistiques au monde (grâce à sa pléthore de polytechniciens ?), qui détermine la position de la France…

La non-application de règles financières inadaptées au temps de crise a une conséquence sans appel : l’Union n’a plus de règles. En 2005, l’Allemagne et la France n’avaient pas respecté le pacte, sans être sanctionnées. En 2009, seuls deux pays (dont la Bulgarie…) respectaient la limite des 3 % de déficit autorisé.

Une intervention tardive et désordonnée

En situation de crise, il faut un pilote unifié et réactif. Or, les marchés ont vu s’agiter et se contredire une demi-douzaine de présidents, le président tournant du Conseil, celui de la Commission, de l’Eurogroupe, de la Banque centrale, de la République française et la chancelière allemande. Et il a fallu trois mois pour parvenir à un dispositif à peu près cohérent, incomplètement mis en œuvre pour l’instant. C’est le risque d’un blocage du marché interbancaire au jour le jour en Europe qui a précipité la décision et qui a conduit à un dispositif d’ensemble incluant une participation de la Banque centrale européenne (grâce au pragmatisme bienvenu de Jean-Claude Trichet).

L’incompatibilité entre le mode de fonctionnement des marchés et celui de l’Union européenne en temps de crise est évidente. La victime a été cet élément insaisissable qui est un fondement du fonctionnement des marchés, la confiance. Les marchés n’ont plus confiance dans l’Europe. Les dirigeants européens ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. L’Europe s’est voulue un marché unique mais elle n’a pas mis en place une gouvernance adaptée.

Sur le fond, la solution était évidente depuis le début : éviter un « deuxième Lehmann Brothers », fournir à la Grèce les liquidités dont elle avait besoin, élaborer un plan de retour à l’équilibre et la mettre sous surveillance. Le meilleur gendarme étant le Fmi, son intervention était justifiée, contrairement aux premières réactions de Jean-Claude Trichet. Mais le blocage allemand est intervenu, dont la dureté n’avait pas été prévue.

L’imbroglio allemand

La réaction allemande va très au-delà de la personnalité d’Angela Merkel. Le besoin profond d’Europe qu’avait l’Allemagne jusqu’à l’unification s’est beaucoup réduit. Cela n’est pas apparu clairement en 1989, Jacques Delors et François Mitterrand ayant arraché à Kohl le traité de Maastricht et la création de l’euro. La renonciation au deutschemark, qui était la gloire de la République de Bonn (comme, à Paris, la force de frappe gaulliste), a été tolérée par l’opinion à condition que l’euro soit un deutschemark-bis.

Depuis, l’Allemagne a résisté seule au choc économique de l’unification en faisant de lourds sacrifices et s’est imposée sur les marchés d’exportation, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Union. Enfin, du fait de l’histoire, l’Allemagne s’interdit d’intervenir dans les affaires de ses voisins… L’hostilité des électeurs allemands à une aide au profit des tricheurs et fraudeurs grecs est parfaitement explicable et, pour une part, moralement justifiée.

Mais c’est là qu’apparaît le mystère Merkel. Comment a-t-elle pu confondre la morale et les élections avec les intérêts économiques de l’Allemagne dans une vision à moyen terme ?

Avoir sa maison en ordre ne suffira pas à assurer la prospérité allemande. L’économie allemande ouverte sur le monde est dépendante de ce qui se passe chez ses voisins qui sont ses principaux clients. Une entreprise privée se préoccupe de la situation de ses clients. Un État exportateur doit faire de même. Il n’y a pas de balances commerciales excédentaires sans balances commerciales déficitaires, le solde des balances étant nul par définition. Cette règle d’algèbre élémentaire a été négligée dans le débat, y compris en France. On affirme souvent que chaque pays européen devrait dégager un excédent commercial comme l’Allemagne. D’où viendraient alors les déficits ? De grands pays exportateurs comme la Chine ou l’Inde ? L’extension du modèle allemand à tous les États qui partagent l’euro signifie dans un premier temps un équilibre par le bas, une compression de la demande intérieure dans les pays en déficit et des exportations allemandes, bref de la déflation.

Cela ne signifie pas qu’une certaine convergence ne soit pas nécessaire et que, dans une zone donnée, tous les déséquilibres soient supportables. Ce problème de convergence est complexe, l’aspect principal étant celui de la compétitivité-prix qui a été trop longtemps négligé. La monnaie unique rend impossible la dévaluation, la solution passe-partout peu glorieuse mais efficace.

Prenons l’exemple de l’Espagne, qui a laissé ses salaires et ses prix déraper. Pour rétablir sa compétitivité-prix, il faut soit qu’elle baisse ses salaires de 4 %, soit que l’Allemagne augmente ses prix d’autant. Techniquement, un tel ajustement est parfaitement réalisable. Sait-on qu’un des 27, un pays à forte minorité russe, la Lettonie, dont le Pib a reculé de 17 % en 2009, est en train de réaliser un ajustement supérieur à 15 points de PIB sur deux ans ? Mais un pays relativement pauvre qui a été soumis au joug soviétique a le cuir plus dur qu’un pays développé.

Une augmentation des prix allemands, suite à une progression plus rapide des salaires, se justifie pour tirer vers le haut la croissance. Mais les dirigeants allemands ont-ils compris le problème ? Il ne semble pas, compte tenu de leurs exigences. Ils excluent toute hausse des salaires et demandent un retour généralisé à la règle des 3 % dès 2012 ou 2013. Ils ne semblent pas redouter une stagnation de la croissance dans la zone.

Il faut certes commencer dès maintenant à réduire les déficits mais étaler l’effort sur une dizaine d’années comme le prône le Fmi de Dominique Strauss-Kahn.

La France est théoriquement le partenaire le mieux placé pour convaincre l’Allemagne. Les propos de la ministre de l’Économie, Christine Lagarde, sur ce point1 étaient parfaitement justifiés mais ils auraient dû être tenus trois ans plus tôt lorsque la stratégie allemande est apparue clairement « non coopérative ». Malheureusement, la politique française n’est ni fiable ni cohérente. Nos déséquilibres structurels n’ont cessé d’augmenter, nos engagements à Bruxelles n’ont jamais été tenus, aucune réforme de fond (retraites, santé…) n’est pour l’instant mise en œuvre. On peut penser que la crispation allemande s’explique pour une part par la crainte de devoir un jour (qui peut être proche) éponger les dettes françaises. Les interlocuteurs susceptibles d’être écoutés à Berlin sont le directeur du Fmi (qui s’en vante un peu trop) et le secrétaire d’État au Trésor des États-Unis (qui pourrait rappeler les avantages que les États-Unis ont tirés du plan Marshall).

Un élément rassurant est que l’Allemagne a, pour l’instant, été incapable de proposer une sortie de crise crédible par le bas, la sortie des mauvais élèves de la zone n’apparaissant guère réaliste.

Un éclatement de la zone euro reste actuellement improbable

Rien n’est irréversible, les constructions politiques peuvent toujours se défaire, s’il existe une volonté politique allant dans ce sens. Les corbeilles à papier des hommes d’État sont pleines de traités qui n’ont pas été respectés. La zone euro peut disparaître.

Mais sa disparition serait un processus long et plein de risques, pour les pays en crise comme pour les bien portants. Un pays en crise pourrait vouloir abandonner l’euro pour pouvoir dévaluer. Les marchés l’anticiperaient et la fuite des capitaux serait massive durant la période précédant la sortie. Une mesure préventive – interdite en Europe – serait le rétablissement du contrôle des changes. Mais les dettes libellées en euros devant continuer à être remboursées dans cette monnaie, il en résulterait une charge insupportable. La dévaluation s’accompagnerait nécessairement d’un rééchelonnement imposé de la dette ou d’une procédure de défaut.

Les précédents historiques sont nombreux. L’Argentine n’a pas remboursé ses dettes et elle n’en est pas morte, au contraire. La Pologne, après l’ère communiste, a fait de même : elle s’en est mieux portée que la Hongrie qui a honoré tous ses engagements. Les principales victimes d’un défaut seraient les banques européennes, allemandes et françaises notamment, alors que certaines d’entre elles seraient déjà dans une situation de grande fragilité. Tous les épargnants français, vous et moi, en supporteraient le coût, plus ou moins directement, par l’intermédiaire de nos assurances-vie placées en fonds euros. Bref, il s’agirait d’un cataclysme.

Pour les pays bien portants, comme l’Allemagne (mais aussi les Pays-Bas et l’Autriche), les risques sont différents. Les capitaux afflueraient, ce qui pourrait créer des tensions inflationnistes. Les pays voisins, des clients affaiblis, pourraient avoir la tentation de riposter par des dévaluations compétitives. Mais le risque est surtout politique. Pour l’Allemagne, c’est la fin de la relation privilégiée avec la France et un relatif isolement.

Il faudrait beaucoup de crises, multiplication de « cas grecs », de mouvements populistes, de désordres sociaux, pour que se produise un éclatement de l’euro.

Peut-on s’en sortir par le haut ?

La classe politique n’a pas compris le monde de la globalisation. Elle croit que le repli national demeure une solution. Elle fait fi du jeu des interdépendances et continue de traiter les problèmes un par un dans une vision courte. La victoire de l’idéologie néolibérale est telle, à droite comme à gauche, que les marchés sont considérés comme gagnants à tout coup et comme la moins mauvaise des solutions. Si ce n’est pas le cas, on les insulte avant de leur obéir… Toute la relation dialectique entre les autorités publiques et les marchés est à revoir, à tous les échelons – État, Europe, Monde.

Il existe pourtant des marges de manœuvre à partir d’une vision et d’une compréhension des mutations intervenues et des évolutions en cours.

La première urgence est l’Europe

Il lui faut un dispositif spécial pour temps de crise. Le pilote pourrait être le président permanent du Conseil européen, Herman von Rompuy, qui a l’intelligence des situations complexes et des compromis. La présidence belge durant le second semestre lui donne l’occasion de s’imposer. Si ce n’est pas le cas, il faudra trouver un autre pilote. Ce pourrait être le président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker. Ce pilote s’appuierait sur un groupe restreint incluant la Commission, la Banque centrale, la présidence tournante, les organes de régulation, quelques pays et probablement le Royaume-Uni compte tenu du domaine concerné. Il serait éclairé par une cellule de veille et de prospective. On peut rappeler que Jacques Delors en avait créé une et qu’elle a disparu…

Ce dispositif d’urgence remplirait le vide engendré par l’écart entre le temps des marchés (l’heure ou la journée) et celui du fonctionnement d’institutions démocratiques (un an et plus…). Évidemment, le groupe de crise devra rendre des comptes mais il doit disposer d’une marge de manœuvre importante pour agir et parler aux marchés. Il s’agirait plus d’une institution de fait que de droit car ouvrir une procédure de modification des traités ne serait pas réaliste.

Il faut mettre en place une coordination économique et financière. Le recours à la procédure de « coopération renforcée », rendue possible par le traité de Barcelone, constituerait un progrès certain. Bien sûr, l’examen par Bruxelles des budgets nationaux serait une composante de cette coopération. Si le pacte de stabilité et de croissance ne peut être formellement modifié, il est nécessaire de se donner des marges d’interprétation et de le compléter pour que l’emploi ne soit pas sacrifié aux dépens de la stabilité. En particulier, les délais de retour à la règle des 3 % de déficit du budget de l’État doivent être évalués au cas par cas. Mais le non-respect ne peut plus être tacitement accepté. Le mécanisme sera crédible quand un grand pays sera effectivement sanctionné.

La coordination, c’est aussi l’application rapide de ce qui a été décidé, le fonds de garantie, utilement complété par un fonds de stabilisation financé par des emprunts levés par l’Europe. Il importe qu’une masse de manœuvre soit disponible pour intervenir en urgence et en liaison avec les banques centrales. L’augmentation du budget de l’Europe faciliterait cette évolution.

La coordination économique et financière supposerait également de mettre en place en 2011 le dispositif de surveillance macro et microfinancière conçu par Jacques de la Rosière à la demande de la Commission européenne. Contrairement à ce qui se dit, on ne reviendra pas au laxisme qui prévalait avant la crise de 2008 : les experts ont travaillé et la régulation financière sera substantiellement resserrée en Europe et aux États-Unis. Mais c’est un processus long et il n’existe pas de raccourci pour y parvenir.

La coordination économique et financière, c’est enfin s’attaquer à des problèmes non résolus depuis la création de l’Europe. Parler d’une seule voix au Fmi et avoir, un jour, une représentation unifiée est une nécessité pour la zone euro ; cela dépend pour une grande part de la France et de l’Allemagne mais, pour l’instant, c’est la France qui bloque. Amorcer une harmonisation de la fiscalité en partant par exemple des propositions du récent rapport rendu par Mario Monti à la Commission européenne. Il faudra être très patient et modeste, se limiter à quelques impôts et à déterminer des assiettes communes et des planchers.

Expliciter les problèmes de compétence dans le domaine du change, entre la Banque et les États, est urgent alors que la valeur de l’euro est devenue une question centrale.

La solution douce aux problèmes de compétitivité existant en Europe est liée à la poursuite de la croissance. Un euro faible – qui s’échange légèrement au-dessus de 1 $ – la facilite sans nul doute. Une remontée rapide de l’euro serait nocive. Faut-il encore que tous les Européens – Jean-Claude Trichet compris – en soient convaincus et que Washington, Pékin et Tokyo laissent faire. Nos malheurs ont un résultat inattendu : la phrase de John Connally, secrétaire d’État au Trésor du président Nixon (« le dollar est notre monnaie mais c’est votre problème ») peut être appliquée à l’euro même si, pour l’instant, sa dévaluation est parfaitement supportable. Les Américains et les Chinois pourraient considérer qu’un nouveau Bretton-Woods devient opportun.

Il peut s’ouvrir une opportunité exceptionnelle pour Nicolas Sarkosy en tant que président du G7 et du G20 en 2012. Mais, en ce moment, quelle est l’autorité européenne qui réfléchit à ce problème sous tous ses aspects ? Le défaitisme intellectuel est là aussi présent.

Si l’Europe, dans les prochains mois, allait clairement dans cette direction et qu’elle le disait clairement, elle retrouverait la confiance des marchés. Le rapport de force serait modifié. Pourquoi ferait-elle maintenant ce qu’elle n’a pas su faire depuis des années ? Par peur. Peur des marchés, d’un krach bancaire, de la Chine, des États-Unis. Ce ressort n’est pas nouveau. C’est par peur des bolcheviks que se sont constituées la Ceca puis la Cee. Jean Monnet disait que ce qui fait avancer l’Europe ce sont les crises et les solutions trouvées pour les résoudre. Reconnaissons que c’est peu glorieux.

La seconde urgence, ce sont les États Nationaux

Là encore, la priorité est une appréciation exacte de la situation dans l’espace et dans le temps et une capacité à faire partager une vision d’ensemble à partir de celle-ci.

Pour la France, le point de départ est simple : elle vit au-dessus de ses moyens, et depuis fort longtemps. Il lui faut dépenser moins et produire plus. Le problème est de le faire dans des délais raisonnables (au moins cinq ans) sans compromettre l’avenir et de façon équitable et démocratique (ce qui est plus facile à écrire qu’à faire…). Pour faire accepter un délai minimum de cinq ans par les marchés, des mesures immédiates sont nécessaires : l’annonce d’un relèvement d’impôts et de cotisations sociales, accompagnée d’un début de réalisation, est devenue nécessaire pour que les marchés prennent au sérieux Nicolas Sarkozy, et sa « non-rigueur ».

En traitant les problèmes un par un sans approche globale, nous n’avons aucune chance d’y parvenir. C’est pourtant ce que nous faisons. Le déficit des retraites doit être situé par rapport aux autres déficits structurels comme la santé. Il faudra de nouveaux impôts et cotisations pour les réduire, alors que nous avons déjà un des taux de prélèvements obligatoires les plus élevés au monde (avec la crise, il a baissé). Martine Aubry s’est laissée prendre au piège : en ne faisant appel qu’à des impôts, même socialement bien répartis, elle supprime les marges de manœuvre pour traiter le reste. Une approche globale suppose qu’on prenne en considération la génération des 40 ans dont les revenus ne progresseront que lentement et qui percevront des retraites plus faibles ainsi que l’augmentation continue de l’espérance de vie.

Reste la maîtrise de la dette publique. Pour la limiter à 90 % du Pib, l’effort à accomplir sur les dépenses comme sur les recettes est évalué à 0, 7 % de Pib pendant dix ans. Compte tenu que l’étranger finance notre dette à plus de 60 %, nous n’avons pas le choix et devons subir les exigences de nos créanciers qui sont à la remorque des agences de notation.

Le problème est sérieux mais une dramatisation excessive ne sert à rien. Inutile de tenir un discours à la Churchill. Mais il faut expliquer le défi, débattre des moyens et planifier les efforts. Des choix existent : partage entre baisse des dépenses et hausse des recettes, répartition entre catégories sociales, échelonnement dans le temps… Comment « faire payer les riches », ne pas compromettre la recherche et l’investissement, limiter les effets sur l’emploi et sur l’exclusion ? Ces questions devraient être au cœur de notre débat politique.

Et la régulation financière mondiale ?

Certaines évolutions positives sont masquées par la volatilité des marchés et le fait que la mise en œuvre de dispositions nouvelles est encore limitée. Pourtant, le Fmi s’est renforcé, le G20 existe et la réforme financière s’esquisse aux États-Unis. L’Europe pourrait jouer un rôle plus grand dans ces évolutions en se coordonnant tant au sein du Fmi que du G20 et en cherchant à renforcer ces organisations.

Dans un an ou plus, on constatera que la titrisation est contrôlée, l’effet de levier limité, les agences de notation sous tutelle, que certaines opérations spéculatives sont interdites et que les bilans des banques sont plus solides. Bien sûr, les marchés inventeront de nouvelles opérations et parviendront à contourner des règles. La lutte ne sera pas finie…

Mais, là aussi, subsiste un déficit d’intelligence et de volonté. La part prise dans les profits par le secteur financier (40 % aux États-Unis) déséquilibre le système. Elle doit être dénoncée. Aucune autorité dans le monde ne dit clairement que la prétention du secteur financier à obtenir un taux de retour sur le capital d’au moins 15 % mine le capitalisme. Des capitaux et de la matière grise sont détournés de l’économie réelle qui se trouve, de ce fait, asphyxiée. Limiter les profits du secteur financier est un impératif pour la survie du capitalisme. Même si des primes de risques élevées sont admissibles dans certains cas, les normes applicables au secteur financier doivent se rapprocher de celles des autres secteurs. Certains profits spéculatifs sont intolérables.

Commençons par les recenser et au premier chef les marchés des futures. Les experts prétendent ne pas savoir dans quelle mesure les cours des matières premières, en commençant par le pétrole, sont perturbés par les spéculateurs qui n’ont aucune opération commerciale à couvrir et qui ne recherchent que des gains rapides et élevés. Interdisons ces opérations « nues » qui n’ont rien à voir avec l’assurance. Il n’y a pas que la spéculation à court terme qui puisse assurer la liquidité des marchés.

Ces propos sont peu différents de ceux de Jean-Claude Trichet lorsqu’il évoque dans son style inimitable :

Le divorce entre les valeurs de nos démocraties et celles du monde financier […] reflétées par les comportements anormaux observés ces dernières années […]. Les valeurs du monde financier doivent changer. L’esprit du temps ne les tolère plus telles qu’elles sont […]

Un supplément de démocratie

Plus de morale, plus d’intelligence mais aussi plus de démocratie. Contrairement aux affirmations des détenteurs des pouvoirs, le débat démocratique est possible et fécond sur les questions économiques et financières, même techniques. Il est même indispensable. Le travail fait par le Parlement européen, qui n’a pas son équivalent sur les bords de la Seine, le montre clairement.

Le rôle des médiateurs, Commission européenne et experts, dans cette fonction d’explication et de vulgarisation est essentiel. Les technocrates français, particulièrement bien placés comme on l’a vu avec le rôle joué par Jacques de La Rosière dans l’adoption du futur dispositif de régulation micro et macrofinancière de l’Union européenne, peuvent jouer un rôle non négligeable : il l’a non seulement conçu mais il est parvenu à construire un consensus, Anglais et Polonais compris.

  • *.

    Ancien commissaire au Plan, ancien président de la Coface, auteur, dans Esprit, de « Nicolas Sarkozy et les réformes », mars-avril 2010.

  • 1.

    La ministre française de l’Économie a appelé l’Allemagne, lundi 15 mars, à développer sa demande intérieure, estimant que son excédent commercial menace la compétitivité d’autres pays de la zone euro, dans Le Monde, 16 mars 2010.