Pourquoi la crise économique s'éternise-t-elle en Europe ? 2008-2013, cinq années d'hésitations et de conflits. Entretien
2008-2013, cinq années d’hésitations et de conflits
Alors que les États-Unis voient leur taux de chômage baisser et leur croissance repartir, l’Europe semble enlisée dans la crise. Est-ce parce que les dirigeants européens n’en ont pas perçu l’ampleur ? Parce qu’ils ont favorisé la réduction des déficits sans voir les conséquences qu’elle pourrait avoir sur des économies déjà affaiblies ? Quel avenir peut-on dessiner pour la solidarité européenne, à l’heure où l’Europe semble irrémédiablement divisée entre pays du Nord et pays du Sud ?
Esprit – Les gouvernements européens traitent la crise comme s’il s’agissait d’un moment conjoncturel, une étape à passer en attendant que la machine de la croissance se remette en route toute seule. Ils promettent donc avant tout une « sortie de crise », alors qu’il aurait fallu expliquer que nos pays sortant d’un système de croissance fondé sur l’endettement public et privé, c’est un nouveau cycle de nos économies qui est à réinventer. Mais voit-on les prémices de ce nouveau cycle ?
Jean Pisani-Ferry – C’est un jugement trop sévère. Il ne faut pas oublier que la réponse au choc de 2008 a été remarquable par sa promptitude et par l’intensité de la coordination internationale. Les dirigeants du monde ont montré qu’ils n’étaient pas oublieux des leçons des années 1930 et, pour la première fois, les pays émergents, Chine en tête, ont pris toute leur part dans l’effort de relance. En revanche, il est vrai que l’Europe a mal géré la sortie de la relance de 2008-2009. À partir de 2010-2011, les Européens ont cru que la première urgence était de rétablir les comptes publics. Mais ce faisant, ils ont oublié que les problèmes de l’économie privée étaient loin d’être réglés. En imposant une réduction rapide du déficit à des économies très fragiles, dont les systèmes bancaires étaient souvent encore dans un piètre état, dont les ménages et les entreprises étaient endettés, dont la compétitivité était insuffisante, les gouvernements et l’Union européenne ont contribué à la rechute dans la récession. D’autant que la politique monétaire ne pouvait pas grand-chose, avec des taux d’intérêt à peine au-dessus de zéro. Toutes les conditions étaient réunies pour que l’ajustement budgétaire ait un effet très fort.
Rapidité américaine, langueur européenne
La comparaison avec les États-Unis s’impose. Venu d’outre-Atlantique, le choc de 2008 a immédiatement contaminé l’Europe, dont les banques avaient beaucoup investi dans les produits toxiques américains. Mais les réactions à ce choc ont été complètement différentes des deux côtés de l’Atlantique. D’abord, l’État fédéral a obtenu dès mai 2009 un retour de confiance financière en imposant une mise au net générale des bilans bancaires. En Europe, nous n’y sommes toujours pas parvenus. Ensuite, les entreprises américaines ont réagi par un ajustement immédiat des effectifs, occasionnant une récession de l’emploi sans précédent depuis les années 1930. Cette réduction rapide des effectifs et des coûts de production a cependant permis au secteur des entreprises de rester en bonne santé, malgré la contraction violente de l’économie. Enfin, les ménages, qui étaient surendettés, ont rétabli leur situation financière grâce à la faiblesse des taux d’intérêt et en faisant appel à des procédures de faillite personnelle. Il a fallu cinq ans mais c’est fait.
Le rétablissement des comptes publics s’est opéré de manière graduelle. C’est uniquement cette année, maintenant que les ménages se sont désendettés, que les entreprises sont en bonne santé et que les banques ont réglé tous leurs problèmes, que le gouvernement américain s’est engagé dans un ajustement budgétaire massif. On sait que ce choix s’est imposé presque par accident : c’est l’absence d’accord entre républicains et démocrates qui a abouti au sequester sur les dépenses fédérales. Mais finalement la séquence, absurde sur le plan de la gestion publique, tombe bien d’un point de vue macroéconomique. La reprise économique s’est affermie et les vents contraires résultant de la contraction budgétaire ne l’arrêteront pas.
En Europe, le déni sur l’état des banques a longtemps prévalu. On a vite prétendu qu’une fois réglés les plus gros sinistres de la période 2008-2009, le reste du système bancaire se trouvait en bon état. Et puis, en Espagne, à Chypre, aux Pays-Bas et ailleurs, on a découvert que la situation était bien pire que ce qu’on croyait. Cinq ans après le choc, le système bancaire n’est toujours pas complètement assaini et cela pèse sur la capacité des banques à s’endetter et à faire leur métier de pourvoyeur de crédit. L’Europe savait, pourtant, qu’étaler dans le temps la crise des institutions financières, comme l’avait fait le Japon dans les années 1990, était l’erreur à éviter. Elle pouvait tirer les leçons du succès de la Suède qui, à la même période, avait montré les bénéfices d’un traitement résolu des problèmes bancaires. Mais le déni a prévalu.
Du côté des entreprises aussi la réaction a été très différente de celle des États-Unis. Les firmes européennes ont, dans un premier temps, conservé leurs effectifs, souvent encouragées par des procédures de chômage partiel, notamment en Allemagne. Le choc de la récession a été amorti et, en 2009-2010, le chômage a finalement peu augmenté. Mais du coup la productivité a stagné et les entreprises se sont endettées pour passer le cap. Cette réponse aurait été économiquement rationnelle et socialement appropriée si une reprise régulière avait suivi. Mais cela n’a pas été le cas. On n’a fait que reporter les problèmes de chômage dans le temps et les entreprises se sont affaiblies.
En revanche, l’Europe s’est précocement lancée dans l’assainissement budgétaire. L’objectif était inscrit dans le traité, et la crise grecque – largement d’origine budgétaire, ce qui n’est pas le cas en Espagne, par exemple – a coloré toutes les perceptions et effrayé les Allemands. Pour cette raison, l’Union européenne a engagé dès 2009 une procédure pour déficit excessif à l’égard de la plupart des États européens, elle a lancé dès la fin 2010 un plan d’assainissement budgétaire, et elle a renforcé les efforts à l’automne 2011 en réponse aux tensions sur les marchés. Tout cela aboutit à fixer des objectifs budgétaires très précis à des échéances déterminées, ce qui conduit à redoubler d’efforts en période de ralentissement et à affaiblir des économies déjà trop faibles.
Quel est le résultat ? Les États-Unis ont probablement perdu assez peu de leur potentiel de production : en 2017, leur Pib se situera sans doute deux ou trois points en dessous de ce qui était anticipé en 2007. Leur politique économique et monétaire est d’ailleurs construite sur l’idée que leur trajectoire de croissance est seulement décalée vers le bas, à cause des investissements qui n’ont pas été effectués pendant la récession et des personnes qui ont perdu leur emploi, se sont découragées et sont sorties du marché du travail. Parce qu’elle est durable, une telle perte est déjà considérable : elle équivaut à effacer une année entière de production.
En Europe, cependant, la perte de potentiel est nettement plus élevée encore : d’au moins cinq points, voire plus. De plus, le risque existe que non seulement nous perdions sur le niveau de production, mais que la tendance de croissance soit elle-même affaiblie. Et ce n’est qu’une moyenne. Dans le cas de l’Espagne et de l’Italie (pour ne pas parler de la Grèce), d’ores et déjà, la décennie 2008-2017 fait figure de décennie perdue. La situation actuelle de l’Europe du Sud rappelle l’Amérique latine des années 1980. En 2017, le Pib par tête y sera en dessous de son niveau actuel. L’Europe du Sud demeure dans une situation dramatique du point de vue de l’accès au crédit. Un grand nombre d’entreprises meurent parce que, même quand elles ont des commandes, elles n’ont pas accès au crédit ou seulement à des conditions trop onéreuses. Le capital privé qui s’est retiré d’Europe du Sud en 2011-2012 n’est que très partiellement revenu et les banques éprouvent elles-mêmes des difficultés à accéder aux marchés.
Les initiatives de la Banque centrale européenne (Bce) et la mise en chantier de l’union bancaire ont heureusement ramené de la confiance et recréé le sentiment que la zone euro n’est pas une zone à risque. Mais en réalité, les risques demeurent. Le capital circule encore très mal entre les pays et la zone est toujours fragmentée.
Qui plus est, dès avant cette mauvaise gestion du choc, qui va forcément marquer les débats, l’Union européenne souffrait déjà de faiblesses avérées. Le risque est alors de chuter dans un cercle vicieux marqué par l’interaction de mécanismes cumulatifs : les salariés se retirent du marché du travail, perdent leurs qualifications, les chômeurs ne retrouvent pas d’emploi, les entreprises cessent d’investir et finissent par mourir, les jeunes qualifiés émigrent.
Peut-on dire que les différences entre les systèmes monétaires européen et américain ont eu un rapport direct avec cette difficulté à appréhender l’importance de la crise ? Ou bien y aurait-il eu une frilosité proprement européenne, un déni qui proviendrait de la croyance que la crise était exclusivement l’affaire des États-Unis ? Est-ce là une des raisons de notre incapacité à articuler un véritable discours politique face à la crise ?
Effectivement, il y a eu beaucoup de déni en Europe. On n’a pas voulu voir que notre système bancaire était très dépendant des finances américaines, que le cycle immobilier espagnol allait inévitablement se traduire par une augmentation des défauts de paiement, que l’impressionnant développement international de nos grandes banques les rendait fragiles. Ce déni s’explique en partie par ce biais proprement européen qui rend le prisme budgétaire absolument omniprésent, et occulte d’autres dimensions tout aussi importantes. Mais il renvoie aussi à des relations trop intimes entre superviseurs et systèmes bancaires nationaux. Heureusement, la réforme en cours va donner plus de poids aux autorités de contrôle européennes.
L’intervention publique et la nouvelle économie
En supposant que les secteurs de la nouvelle économie sont en mesure de relancer le dynamisme aux États-Unis, y a-t-il des secteurs qui puissent faire de même en Europe ?
Si l’on compare les entreprises des deux côtés de l’Atlantique, il n’y a pas de différences majeures entre les grands acteurs au sein des mêmes secteurs. Par exemple, les grandes entreprises de la chimie ont exactement les mêmes comportements et la même intensité en recherche d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique. La différence se joue sur les entreprises nées depuis vingt ans dans deux secteurs : l’internet et les biotechnologies. Ces deux secteurs sont bien moins développés chez nous. Nous avons surtout des entreprises anciennes dans des secteurs relativement traditionnels qui ne se distinguent en rien des entreprises américaines : Airbus et Boeing, Solvay et DuPont, par exemple, investissent autant dans la recherche. Mais tout le différentiel d’investissement en recherche se joue dans les secteurs nouveaux. Il n’y a personne, du côté européen, en face de Google, et pas grand monde en face des entreprises de biotechnologie.
Une autre divergence, qui est au cœur du problème de productivité en Europe, se trouve dans la démographie des entreprises. En Europe, on augmente la productivité à l’intérieur des entreprises déjà existantes, plus rarement en en faisant émerger de nouvelles qui rassemblent des talents, des capitaux et des technologies et déplacent les champions d’hier. Les États-Unis ont créé un véritable modèle de croissance fondé sur la conjonction d’un certain fonctionnement des marchés du travail, de la technologie et du capital. C’est, il faut le dire, le seul grand pays où ce modèle se déploie. Le Japon, notamment, est bien plus proche du modèle européen. L’innovation incrémentale y prime sur l’innovation radicale. Il sera intéressant de voir comment les pays émergents, qui sont encore sur un mode d’imitation, vont se positionner. Il est remarquable que Samsung, entreprise coréenne proche du modèle japonais, arrive maintenant à se placer au niveau d’Apple, ou même au-dessus. En Chine, Huawei est pour l’instant sur le même modèle.
En poursuivant le parallèle entre la France et les États-Unis, qu’en est-il du rôle de l’État dans les dynamiques d’innovation ? Le rapport Gallois sur la compétitivité française, par exemple, reste très industrialiste. Or nous ne sommes plus dans le modèle d’après-guerre de l’État colbertiste. N’est-on pas enfermé dans ces attentes fortes, celles des politiques et de la société tout entière, vis-à-vis d’un État dont, par ailleurs, on s’inquiète du surendettement ?
Il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis les interventions de l’État dans l’industrie de l’automobile ont été spectaculaires. Ces interventions se caractérisent pourtant à la fois par leur intensité et leur brièveté. Obama n’a pas hésité à intervenir sans complexe, malgré les réticences de certains (notamment de Mitt Romney), en restructurant le secteur comme le ferait un apporteur de capital privé. Mais il l’a fait de façon très temporaire, en se donnant pour mission de restructurer et moderniser afin de ne pas porter indéfiniment à bout de bras une entreprise défaillante.
Quant à la France, elle a reconstruit en son sein un consensus en faveur d’une politique industrielle active. La conférence sociale a bien montré que les guerres de religion sur le principe et les modalités de l’intervention publique étaient enterrées. Reste à savoir si, dans un contexte qui a changé, l’État peut être porteur de transformations aussi massives que dans les années 1970. Les voies du développement sont plus incertaines : le problème aujourd’hui, comme le rappelle volontiers Philippe Aghion, est que tracer les voies du développement pour une économie à la frontière n’est pas la même chose que le faire pour une économie d’imitation, parce qu’il s’agit désormais de favoriser un mode de génération de la nouveauté complètement différent. Par ailleurs, la société est travaillée par des divergences plus profondes, notamment sur les questions énergétiques. Il ne faut pas se cacher l’existence d’obstacles endogènes au volontarisme industriel.
La question qui se pose donc en parallèle est celle de l’évolution des universités et de la recherche d’excellence par rapport à la dynamique d’innovation. Allons-nous dans des directions fécondes ou non ?
Une évolution positive est que tous les dirigeants ont compris désormais que l’université est une composante essentielle d’une politique de croissance, ce qui n’était pas le cas il y a dix ou quinze ans. La relance du programme d’investissements d’avenir l’a encore récemment montré.
Faisons-nous pour autant des progrès suffisants ? Là encore, nous sommes loin du système universitaire dominant, qui a fait ses preuves aux États-Unis, et se caractérise par la formation de tous au sein d’un système universitaire diversifié comportant des universités de recherche, qui concentrent les talents, et des universités de second rang. Ce modèle implique une certaine inégalité au sein de l’université, entre les institutions de pointe, capables de rémunérer les talents et de leur assurer d’excellentes conditions de recherche, et celles qui ont principalement une mission d’éducation générale. En France, les réticences à l’égard de ce système restent fortes, notamment parce qu’il implique une différenciation des rémunérations entre les enseignants-chercheurs les plus performants qui sont aussi, dans certaines disciplines, les plus mobiles, et leurs collègues qui demeurent sur un marché du travail national. Les débats autour de la politique de recrutement de Sciences Po, par exemple, montrent que cette différenciation ne fait pas consensus.
Mais ce qui rend sceptique sur le volontarisme d’État appliqué aux nouvelles dynamiques d’innovation tient à la nature même des nouveaux secteurs dynamiques : on parle d’« innovation décentralisée », c’est-à-dire radicalement contraire à l’idéal d’une impulsion centrale efficace. N’est-ce pas un choc culturel par rapport à notre imaginaire de la puissance publique ?
Cette image de l’innovation décentralisée est exacte. La dynamique est celle d’un groupe d’entreprises qui naissent et se développent tandis que d’autres échouent. On a très bien repéré ce modèle dans les industries de l’information et des biotechnologies. Des entreprises se construisent autour d’une idée ou d’une technologie, et, si elles parviennent à faire prospérer cette idée, elles grandissent, extrêmement rapidement dans le cas des technologies de l’information. Or pour grandir, elles ont besoin d’avoir accès à des financements à long terme, parfois considérables.
Dans les biotechnologies, les entreprises grandissent moins, mais les entreprises de petite taille sont porteuses de très nombreuses innovations, tout en connaissant de grandes variations dans leur capacité à porter un projet. Si le projet aboutit, l’entreprise se développe. S’il n’aboutit pas, elle s’effondre. S’il requiert un temps de maturation plus long, l’entreprise arrête tous ses autres projets et concentre ses efforts. Elle licencie en attendant des jours meilleurs. Et tout ce bouillonnement a lieu dans un espace géographique très limité, si bien que les salariés vont d’une entreprise à l’autre selon les fortunes des unes et des autres.
C’est un modèle que nous n’avons pas vraiment réussi à importer. Nous avons du mal à faire grandir nos entreprises. L’inconvénient, c’est que les analyses empiriques montrent qu’il y a une forte corrélation entre l’identité des entreprises qui portent la croissance et la productivité et l’identité de celles qui se développent dans le marché international. Faire grandir les meilleures entreprises, c’est gagner en productivité, en intensité de recherche, en emplois qualifiés. C’est aussi le moyen le plus sûr d’exporter davantage. La démographie des entreprises est un facteur essentiel de compétitivité. D’autant que les grandes entreprises françaises s’intéressent moins à l’investissement en France parce que, quoi qu’on fasse, elles doivent élargir leur portefeuille de production et produire là où se trouvent leurs clients.
L’Europe coupée en deux ?
Comment les banques françaises ont-elles traversé la crise ?
On n’a pas eu en France de grand sinistre bancaire, comme en Belgique, en Irlande, en Espagne ou aux Pays-Bas. Mais il faut bien reconnaître que le scepticisme des marchés à l’égard des banques françaises ne s’est pas entièrement dissipé. Le problème, c’est que notre système s’est construit sur un modèle d’endettement avec une forte internationalisation. Sur les vingt-cinq plus grandes banques mondiales, quatre sont françaises. Les banques françaises finançaient des activités profitables, sur lesquelles elles étaient très bien positionnées, notamment en Asie, mais qui dépendaient de l’accès au financement en dollars et qui demandaient un niveau d’endettement élevé. On s’est aperçu en 2011 que le financement en dollars n’était pas garanti et que le désendettement impliqué par les nouvelles normes de solidité des banques réduirait mécaniquement leur profitabilité. Il ne s’agit donc pas d’un choc classique, dû au financement des prêts immobiliers ou à l’investissement massif dans des produits toxiques, mais d’une tension sur un modèle qui doit évoluer.
Indépendamment du rôle que peut encore jouer l’État dans l’économie française pour la relance d’un nouveau cycle de croissance, toute initiative est désormais interdépendante du niveau européen, notamment du fait de la création de l’euro. Les débats d’ailleurs se sont beaucoup focalisés ces derniers temps sur les rapports de force à l’intérieur de la zone euro, entre la vision allemande et la vision française. Peut-on estimer que notre appartenance à la zone euro ferme la possibilité d’une stratégie économique autonome ou bien faut-il faire la part entre les contraintes extérieures et les possibilités réelles d’une politique qui nous soit propre ?
La crise a suscité un véritable divorce entre la moitié Nord et la moitié Sud au sein de l’Europe. L’euro avait favorisé un flux de capitaux considérable de l’Europe du Nord vers l’Europe du Sud, dans lequel le système bancaire français jouait d’ailleurs un rôle d’intermédiation, puisqu’il s’endettait vis-à-vis du Nord pour prêter au Sud. Grâce aux capitaux provenant des banques d’Europe du Nord, les banques d’Europe du Sud ont pu prêter à leur tour aux ménages et aux développeurs immobiliers, à des conditions trop favorables en termes de taux d’intérêt, et elles ont nourri une énorme bulle de crédit.
Lorsqu’en 2010-2011 on s’est aperçu de l’étendue du problème et que le capital a commencé à refluer, ce ne sont pas une poignée d’emprunteurs, de banques et d’entreprises qui ont été pénalisés, mais des pays tout entiers qui ont été marqués d’une croix rouge. À la mi-2011, tout le capital qui était entré a commencé à refluer de manière accélérée vers le Nord. Ainsi, ce n’est pas seulement l’État espagnol qui s’est trouvé en manque de financement, mais l’ensemble de l’économie du pays. S’est produit un phénomène que presque personne n’avait prévu, une crise de balance des paiements à l’intérieur d’une zone monétaire.
Pour mieux saisir le caractère de cette crise, on peut citer l’exemple célèbre d’une banque italienne, UniCredit, qui a comme clients deux hôtels situés de part et d’autre de la frontière austro-italienne. Ces deux hôtels ont les mêmes clients, des touristes internationaux, mais à partir de 2011 leur accès au crédit a cessé d’être le même : l’établissement italien a été sérieusement pénalisé. Cette distorsion économique, qui s’exprime dans cet exemple de manière chimiquement pure, résulte d’une faille insoupçonnée dans le système de l’euro. Que veut dire le marché unique si on peut soudainement être blacklisté en raison de sa nationalité ?
Le divorce entre le Nord et le Sud se manifeste aussi dans les récits divergents de la crise. En Allemagne, tout le monde est persuadé que la crise a été le résultat de défaillances comportementales : pour caricaturer (mais à peine), certains pays se sont mal comportés, ont triché avec les règles, implicites ou explicites, et essayent de mettre la main sur l’épargne des Allemands maintenant qu’ils sont en difficulté. L’Europe du Sud, pour sa part, estime qu’elle a appliqué les règles du jeu mais que celles-ci se sont retournées contre elle. De sorte que, au moment où la région s’est trouvée en difficulté, le capital s’est enfui. L’Europe du Sud serait donc la victime d’un système qui fonctionne mal.
Aujourd’hui, chacun de ces récits est hégémonique dans chaque moitié de l’Europe et ces deux visions de la nature de la crise traversent toutes les discussions. Chaque camp a pourtant fait un pas vers l’autre. La vision selon laquelle les origines de la crise européenne résideraient dans une mauvaise gestion budgétaire a été suffisamment forte pour que l’Europe dans sa totalité, ou presque, accepte de signer le traité budgétaire de mars 2012, qui fait suite à une série de réformes législatives allant aussi dans cette direction. Mais on a également reconnu la réalité des failles systémiques en engageant la mise en place de l’union bancaire. Nous restons capables de surmonter les oppositions par la négociation. Mais, en même temps, l’opinion publique dans les différents pays adhère de façon unanime à l’un de ces récits, ce qui est facteur de fragmentation politique. Aujourd’hui, le risque politique a remplacé le risque de marché. Les marchés sont restés dans l’ensemble très calmes. Tout en connaissant l’ampleur des problèmes, ils ont une tendance à croire qu’ils ne vont pas se matérialiser. Mais le danger n’est pas écarté. Le risque politique peut entrer en résonance avec le risque de marché.
Dans cette division, la France est censée occuper une position médiane entre le Nord et le Sud. Tient-elle encore ce rôle ? On espérait qu’elle parviendrait à faire évoluer la position allemande.
La France a fait évoluer la position allemande. Cela n’a pas été capitalisé du tout sur le plan politique. La France a notamment joué un rôle essentiel dans la genèse de l’union bancaire. Or c’est bien une véritable réponse à la crise, car elle prend acte de la dépendance mutuelle entre les États et les banques et y apporte une réponse.
Pour le comprendre, il faut passer par un détour analytique. Pourquoi, au sein de l’espace national français, ne dit-on jamais : « On ne veut pas prêter aux Bretons » ? Parce qu’à supposer qu’il y ait une bulle immobilière en Bretagne, cette bulle n’affecterait les actifs de Bnp-Paribas ou de la Société Générale que pour la part de ceux-ci correspondant au crédit immobilier en Bretagne, et ce ne serait pas suffisant pour mettre en cause la solidité de ces banques. En revanche, s’il y a une bulle immobilière en Espagne, elle met en cause la solidité des banques espagnoles qui n’ont pas diversifié leurs risques – donc toutes, sauf Bbva et Santander. Dans une telle situation, il est naturel que les marchés mettent une croix rouge sur les banques espagnoles et, partant, sur l’État espagnol qui est leur garant. Cela ne peut pas arriver dans le cas de la Bretagne parce que les banques ont un actif diversifié et que c’est l’État français, non la région Bretagne, qui est leur garant.
L’union bancaire apparaît ainsi comme une réponse systémique. Or il me semble que le soutien que François Hollande a apporté à ce projet, avec le soutien apporté par la Banque centrale, lui a permis de franchir le cap et de monter au premier rang des priorités. Il est probable cependant que ce succès n’a pas eu le retentissement politique qu’il aurait pu avoir parce qu’il s’agit d’une mesure très technique. Il n’est pas facile de mettre en évidence les liens entre union bancaire, chômage et malaise des citoyens. Il est plus simple de communiquer l’impact de projets précis et des initiatives de croissance, même si, quantitativement, ils ont une moindre importance.
Je reviens à votre question : la France est effectivement dans une situation intermédiaire. Objectivement et subjectivement, elle possède des points communs avec le Nord et avec le Sud. Objectivement, la puissance des grandes entreprises ou la détention internationale de la dette rapprochent le pays du Nord de l’Europe. Seulement, il s’agit d’une économie dont la compétitivité s’est détériorée, y compris dans la période récente, en comparaison à l’Espagne. Subjectivement, l’ambiguïté est forte : les Français ne savent pas toujours s’ils se voient comme des créanciers ou des débiteurs, s’ils doivent s’assimiler aux Grecs ou aux créanciers des Grecs. Les Allemands, sans aucun doute, se vivent comme les créanciers de la Grèce.
Mais pouvions-nous attendre la création d’un troisième récit de la part de la gauche lors de son arrivée au pouvoir il y a un an ?
Commençons par la réalité d’aujourd’hui : nous avons affaire à des récits nationaux que chacun va lire, dans son opposition aux récits alternatifs, comme une opposition à l’Europe. Les Européens du Sud ne veulent pas de l’Europe « allemande », et les Allemands refusent l’Europe des éclopés. Chacun se croit dans une situation de faiblesse. Les Allemands, par exemple, sont perçus comme hégémoniques par tous les autres pays. Mais, dès qu’on considère la chronique de ces dernières années à travers les yeux des Allemands, celle-ci apparaît comme une suite de dérives par rapport auxquelles l’Allemagne a dû céder à chaque fois. Tant que l’on reste dans cette lecture, chacun se vit comme la victime d’une Europe dans laquelle l’autre est dominant.
Nous avons besoin de dépasser la dimension nationale pour qu’un débat politique à l’échelle européenne puisse prendre corps. L’occasion en est offerte par les élections au Parlement européen, qui auront lieu en 2014. Si les forces politiques sont capables de cristalliser un débat européen en mettant en avant des approches lisibles, alors il y aura l’opportunité de changer les termes du débat.
Paradoxalement, cette division apparaît comme l’occasion de politiser enfin le débat européen. Mais jusqu’ici la politisation a eu lieu seulement au niveau national. Peut-on parvenir à construire une confrontation politique transnationale ?
C’est la responsabilité des forces politiques européennes. Si elles n’y parviennent pas, je suis pessimiste sur le résultat des élections. Parce qu’elles ne vont montrer que la force de l’opposition à l’Europe et l’ampleur des divergences. Or la dimension nationale est très prégnante. L’évolution des partis politiques ne laisse pas espérer grand-chose. Le Spd, par exemple, s’est beaucoup rapproché des positions de la Cdu. Auparavant, il était favorable aux eurobonds et se démarquait nettement des conservateurs. Mais, face à l’attitude de l’électorat, il s’est aligné sur des positions plus proches de celles d’Angela Merkel, de manière à ce que l’Europe ne soit pas un facteur différenciant sur lequel il risquait de perdre. Peer Steinbrück, le candidat Spd, essaie depuis peu de redresser la barre. Mais à grand-peine. Quant au PS français, sa tentative pour distinguer opposition à l’Allemagne et opposition à la chancelière Angela Merkel n’a pas convaincu. Il est en fait très difficile de construire une trame de débat politique transeuropéen dans un contexte marqué par la prégnance des discours nationaux.
Pourtant, dans ces deux récits divergents, l’Europe est à chaque fois contestée pour des raisons opposées.
Pour donner un autre exemple de cette tendance générale à se penser comme victime, on peut évoquer la réponse des Allemands à un rapport récent sur le patrimoine européen. D’après une étude de la Bce, en termes de patrimoine, les Allemands seraient parmi les plus pauvres en Europe. Or, il est vrai que les ménages d’Europe du Sud possèdent des patrimoines immobiliers importants, mais cela s’explique par la bulle immobilière et le fait que les Allemands ne sont pas les propriétaires de leur propre logement. L’Allemagne est un pays qui vit sur le marché locatif, qui fonctionne d’ailleurs très bien, et les prix de l’immobilier sont restés stables pendant les quinze dernières années. La conséquence en est que toutes ces statistiques, qui datent de 2009, et qui n’ont donc pas enregistré la chute des prix immobiliers après l’éclatement de la bulle, suggèrent que l’Europe du Sud est, en dépit des apparences, plus riche.
Leur publication fut le comble pour les Allemands, qui se sont vus en créanciers de pays plus prospères. Le débat sur la retraite des Grecs avait suscité des réactions similaires. Les Allemands ont effectivement fait des sacrifices importants sous Schröder en matière de réduction des indemnités chômage, des filets de sécurité sociale et dans l’augmentation de l’âge de la retraite. Ils ne pouvaient qu’être choqués devant la situation de la Grèce, où les prestations sociales sont plus généreuses et où les riches ne payent pas d’impôts.
Si l’on revient sur le cas de la France, on remarque que François Hollande est pris entre une gauche française, qui lui reproche son orthodoxie économique, et Angela Merkel, à laquelle il essaye de résister. Dans ces conditions, peut-il faire une quelconque ouverture politique ?
Il faut d’abord déterminer ce qui est possible à l’intérieur de l’espace européen. Il y a un ou deux ans, l’ouverture consistait du côté de la France à accepter une plus grande intégration politique, et du côté de l’Allemagne à consentir à la mutualisation de la dette. On a plutôt reculé sur les deux terrains. Je pense qu’il est possible que l’Allemagne aille non pas vers un système qui impliquerait des transferts systématiques, mais du moins qu’elle accepte de faire certains efforts temporairement pour remettre les choses en état. L’initiative sur le chômage des jeunes, qui est financée par tous mais bénéficiera surtout aux pays où ce chômage est le plus élevé, comme la Grèce et l’Espagne, est un premier pas – modeste – dans cette direction. On peut aller plus loin. La peur allemande de voir son épargne captée laissera probablement la place à la reconnaissance de la nécessité du transfert, sous une forme ou une autre. Dans ce cas, l’enjeu serait d’empêcher que les transferts deviennent systématiques et permanents. Pour comprendre cette appréhension, il faut se rappeler que l’Allemagne de l’Est a été financée par des transferts considérables de la part de l’Allemagne de l’Ouest, ce qui a laissé une empreinte dans la conscience des Allemands.
Du côté de la France, les Allemands attendent en contrepartie l’union politique. C’est un objectif mal défini mais qui, dans la tradition française, implique l’acceptation de formes fédérales qui nous sont peu familières. Mme Merkel elle-même est ambiguë. Elle varie entre un modèle intergouvernemental et le fédéralisme traditionnel de l’Allemagne.
Les conditions ne sont pas les meilleures pour un compromis politique de la part de la France. Ce pays a tout de même derrière lui deux référendums qui ont marqué à chaque fois une fracture profonde sur les questions européennes, et en particulier à gauche. Dans la fracture à gauche se retrouvent non seulement la divergence entre PS et Front de gauche mais également la tension entre les couches populaires, les classes moyennes et les classes moyennes supérieures. Pour un parti politique, il est très difficile de mettre au centre du débat une question qui divise son camp, alors même que ses efforts sont par ailleurs consacrés à combler ce fossé. Il faudra résoudre le problème parce que l’incertitude des Français peut devenir un facteur d’affaiblissement sur la scène européenne.
Comment la crise transforme la politique européenne
Que peut-on attendre des institutions européennes pour surmonter cette profonde divergence des visions nationales ?
Aujourd’hui, l’institution la plus porteuse est la Banque centrale. Elle a fait preuve de sa capacité à agir, à faire des choix, à prendre des positions audacieuses, et même à faire face à des oppositions marquées en son sein, y compris lorsque le président de la Bundesbank et le membre allemand du directoire ont démissionné pour marquer leur désaccord. Aujourd’hui, même Jens Weidman, le président de la Bundesbank, est ouvertement en désaccord avec la majorité des membres du conseil de la Bce sur nombre de points. La Banque centrale a assumé le fait qu’elle prenait des décisions qui n’étaient pas consensuelles, tandis que la Commission a régulièrement recherché le compromis et n’a pas été très audacieuse dans la gestion de la crise. Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen, a fait preuve d’un peu de hardiesse, par exemple en poussant l’idée d’une capacité budgétaire européenne. Le projet n’était pas bien défini, mais il s’agissait essentiellement de prendre acte de ce que l’union bancaire et les dispositifs de discipline budgétaire ne sont pas suffisants pour assurer des bases solides à l’euro et qu’il faudrait aussi créer une capacité d’action budgétaire commune à la zone euro. Cependant, en décembre dernier, on lui a fait clairement comprendre que ce n’était pas la peine de continuer ses études – il ne s’agissait pas de prendre une décision – car les idées n’étaient pas abouties. C’est dommage.
Puisqu’il n’y a pas de dispositif propre à la gestion de la zone euro au sein du Parlement européen, peut-on dire que l’absence d’institutions démocratiques correspondantes est une difficulté supplémentaire ?
C’est plus profond que cela. Il est vrai que la composition du Parlement, qui représente les vingt-huit États membres, est une difficulté, mais on pourrait constituer en son sein une commission zone euro. Un problème plus sérieux est que la crise a été l’occasion d’une renationalisation des politiques en matière d’assistance mutuelle. La solution traditionnelle pour porter assistance aux pays en crise financière, celle qui a été mise en œuvre, par exemple, dans le cas de la Hongrie, consiste pour la Commission à emprunter avec la garantie du budget communautaire et à prêter aux pays en difficulté. Ce mécanisme fonctionne, mais parce qu’on pensait les crises de balance des paiements impossibles au sein de la zone euro, le traité a prévu qu’il cesse de s’appliquer à un pays dès lors que celui-ci rejoint la monnaie commune. Une clause d’urgence a été invoquée pour l’utiliser en faveur de l’Irlande et du Portugal, après que le premier programme grec avait été financé par une série de prêts bilatéraux, mais on est revenu dessus. Le mécanisme mis en œuvre maintenant est un dispositif d’assistance mutuelle entre États, fondé sur des garanties individuelles données par chaque pays, pour des montants limités. Il a pris la suite des prêts superposés, c’est une sorte de coopérative de prêts qu’on appelle Mécanisme européen de stabilité (Mes). Chacun apporte une partie du capital et c’est l’institution elle-même, le Mes, qui accorde le prêt.
Dans ce dispositif, le Parlement européen n’a aucun rôle car les ressources financières mobilisées sont sous le contrôle des parlements nationaux. On s’est donc écarté de l’embryon de modèle fédéral qui existait. Chaque parlement considère à juste titre qu’il est comptable des ressources mobilisées pour la solidarité, et donc chaque parlement veut contrôler individuellement leur emploi. Paradoxalement, cela signifie que quand on prête à un pays africain, à la Turquie ou à n’importe quel autre pays par le canal du Fonds monétaire international (Fmi), la mutualisation et la capacité de décision commune sont plus fortes qu’elles ne le sont dans le contexte européen. Le Fmi décide de ces prêts à la majorité, tandis que l’Union européenne les décide à l’unanimité ou, en cas d’urgence, à une supermajorité très exigeante. En outre, les parlements nationaux se réservent le droit d’approuver ou non la procédure. Mais bien entendu, les parlements ne sont comptables que de l’intérêt national. La sous-représentation de l’intérêt collectif européen est flagrante, ce qui est plus grave à mon avis que les désajustements qu’il peut y avoir entre l’Europe à vingt-huit et la zone euro.
Les parlements nationaux n’ont pas de lieu de socialisation ; ils organisent des réunions régulières avec le Parlement européen, mais il s’agit seulement d’un espace de dialogue. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle allemande est très méfiante vis-à-vis du Parlement européen, puisqu’elle considère qu’en raison de la pondération des voix entre pays, l’Union européenne n’est pas une démocratie au sens plein du terme.
Cela veut dire que cette crise n’a pas entraîné une plus grande fédéralisation et que, au contraire, c’est l’échelle intergouvernementale qui a pris le dessus.
Non. Elle a permis l’affirmation d’une institution fédérale, la Banque centrale européenne, et si le projet arrive à son terme, elle aura encouragé la fédéralisation d’un domaine nouveau, celui de l’union bancaire. Cependant, il n’en va pas de même dès qu’il s’agit des finances publiques. Il y a blocage lorsqu’on en vient à l’argent public et à son usage. Ce n’est pas neuf d’ailleurs, il faut rappeler que le Parlement européen n’a aucun pouvoir fiscal et qu’il ne décide pas du montant du budget de l’Union européenne.
Cette crispation est-elle due à l’importance de la vertu budgétaire pour l’Allemagne et à son refus de toute intervention politique directe sur la monnaie ?
Elle est plus probablement due à l’histoire du fédéralisme allemand, plus précisément à la crainte que la solidarité donne naissance à des transferts à sens unique. L’appréhension des Allemands est que le comportement irresponsable d’autres pays de l’Union débouche sur de tels transferts. Je prends l’exemple de l’assurance chômage. Si nous créons une assurance chômage européenne, déjà esquissée par Pierre Moscovici, il y aura des pays dont les marchés du travail fonctionnent bien, au taux de chômage faible, et d’autres qui ne feront pas d’efforts pour réformer leur marché du travail et qui souffriront d’un taux de chômage élevé. Une telle configuration impliquerait des transferts à sens unique par le canal de l’assurance chômage, et c’est ce qui suscite la méfiance de l’Allemagne. Ce syndrome n’est pas seulement la conséquence de l’histoire des rapports entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest, mais aussi des relations entre les Länder. À la différence de la France, en Allemagne un grand nombre de services fondamentaux sont assurés par les Länder, mais si jamais ces derniers se trouvent dans l’impossibilité de le faire, par souci d’égalité, on fait appel à la solidarité entre les territoires, qui doivent alors assumer des obligations de substitution. Plusieurs Länder, comme la Rhénanie du Nord et la Sarre, ont déjà été dans l’incapacité d’assurer leurs fonctions et ont été renfloués par ce système de transferts solidaires. C’est donc la culture fédérale de l’Allemagne qui explique en partie son aversion à une solidarité à sens unique.
L’avenir de la solidarité en Europe
Quel crédit accorder à ceux qui mettent l’accent sur les problèmes internes de solidarité, crise de l’État providence aidant ? Si l’on regarde la Belgique, l’Italie et l’Espagne, en particulier le cas de la Catalogne, il semble que le discours séparatiste, qui n’est certes pas nouveau mais qui s’est accentué ces quinze dernières années, est amplifié par le refus de la solidarité budgétaire au sein d’ensembles nationaux qui sont aussi fédéraux.
Si la situation actuelle persiste, on devra faire face à de forts déséquilibres migratoires dont l’ampleur est pour l’instant inconnue. Depuis la réunification des deux moitiés de l’Europe, on a toujours été surpris par l’ampleur des flux migratoires. Toutes les évaluations faites au moment de l’élargissement ont sous-estimé l’émigration des Polonais. Personne n’avait pensé non plus que la Lettonie perdrait un dixième de sa population active dans la crise financière qu’elle vient de subir. Le risque actuel est celui d’une concentration des emplois en Europe du Nord en raison de l’agglomération des activités industrielles autour de quelques centres dynamiques, avec pour conséquence un brain drain significatif du Sud vers le Nord. Si cela devait se produire, il y aurait en conséquence une réduction de la capacité fiscale des pays du Sud, qui poserait d’ailleurs des problèmes de solvabilité des États, et une concentration des gains d’efficacité principalement en Europe du Nord, avec pour conséquence un gain économique collectif mais aussi un besoin de redistribution.
On peut envisager une forme de redistribution privée qui se ferait par des flux d’épargne et, à terme, le retour des jeunes d’Europe du Sud dans leur pays d’origine. Mais, si les forces d’agglomération deviennent irréversibles, il faudra pallier les inégalités par des transferts systématiques, à la manière de ce qui se passe dans chacun de nos pays où, comme l’a montré Laurent Davezies1, les inégalités régionales de production par tête se sont creusées sans que cela ait entraîné des inégalités de revenu par tête. L’alternative consiste – et c’est évidemment souhaitable – à recréer de l’activité en Europe du Sud, mais peut-on y parvenir en se limitant aux formes traditionnelles d’intervention publique, celles qui sont compatibles avec la législation communautaire ? Les gouvernements d’Europe du Sud se concentrent aujourd’hui sur les réformes structurelles, mais il n’est pas certain que ces réformes suffisent à stimuler les investissements et à reconstruire des secteurs exportateurs décimés par les années de bulle du crédit et de surévaluation réelle. Une course de vitesse est engagée entre les forces d’agglomération et les initiatives de relocalisation.
Il faut espérer que l’Europe n’aura pas à choisir entre accepter les forces d’agglomération et les compenser par des transferts, ou bien freiner l’agglomération en mettant des freins à la mobilité du capital au moyen de politiques industrielles bien plus fortes et une fragmentation de fait du marché intérieur. Mais ce n’est pas certain.
Mais ces interventions reviennent-elles aux États nationaux ou aux politiques européennes ?
On pourrait effectivement concevoir des politiques européennes qui accompagnent l’action des États et qui évitent des mesures susceptibles de provoquer la fragmentation. On pourrait par exemple imaginer des politiques de réindustrialisation en Europe du Sud. Nous avons en principe les instruments nécessaires, notamment la Banque européenne d’investissement (Bei), qui se vante d’être la plus grande banque de développement au monde. Mais la Bei est très soucieuse de ne pas prendre trop de risques, et l’Union européenne aujourd’hui n’est pas encore prête à engager un plan de réindustrialisation volontariste en faveur de l’Europe du Sud. La doxa demeure que discipline macroéconomique et réformes structurelles suffiront à normaliser la situation. Ce n’est pas un scénario impossible, mais ce n’est pas le seul, et pour l’heure l’Europe n’a pas de plan B.
Depuis 2008, le rôle de la finance dans le déclenchement des crises est bien établi, pourtant la régulation reste difficile. Où en est-on maintenant ?
Les pays dont les systèmes financiers sont les plus développés et qui veulent les garder sont ceux qui s’intéressent le plus à ces questions (c’est le cas notamment des Britanniques et des Suisses). Leur raisonnement est le suivant : un système financier très développé produit beaucoup de rentes en temps normal, sous forme de profits et de revenus pour les salariés, mais à intervalles réguliers il produit une grande catastrophe. Comme ces pays souhaitent préserver ces systèmes, parce qu’ils sont essentiels pour leur modèle économique, ils se demandent comment minimiser ces risques. Ils sont donc en avance en matière de capitalisation des banques, de gestion des faillites, de séparation entre activités de marché et activités de crédit, de réflexion sur le modèle bancaire. Tout cela ne vise pas à se passer de la finance mais à la domestiquer.
Sur le plan global, les citoyens ont des raisons d’être déçus par l’évolution de la réglementation financière, car on n’a mis fin ni aux excès ni aux spéculations. La crise européenne est là pour illustrer que les marchés restent puissants. Il ne faut pas négliger, cependant, ce qui a été fait pour renforcer la stabilité financière. Le but poursuivi a été de réduire la probabilité des grandes crises, pas de mettre la finance au pas.
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Économiste, ancien directeur du think tank européen Bruegel, il a été nommé en mai 2013 commissaire général à la stratégie et à la prospective.
- 1.
Laurent Davezies, la Crise qui vient, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2012.