Le désastre climatique et la politique énergétique française
La lutte contre l’effet de serre impose à la fois de limiter nos émissions de gaz carbonique et de reconsidérer ce que nous percevons comme la pénurie à venir des ressources d’énergie. Pourtant, si l’on pense que la priorité est d’éviter le changement du climat, il apparaît que nous avons trop de réserves d’énergie fossile et que nous devons réorienter notre stratégie énergétique sans attendre de coordination internationale.
L’effet de serre bouleverse en profondeur la vision des problèmes de l’énergie. Jusqu’ici, il s’agissait essentiellement de sécurité d’approvisionnement. Dorénavant, l’effet de serre impose de prévoir une réduction drastique de la consommation mondiale d’énergie fossile qui efface les perspectives d’épuisement des ressources : le risque couru par l’humanité vient de la surabondance d’énergie fossile.
Ici, nous voulons montrer que la France peut diviser par deux ou trois en trente ou quarante ans ses émissions de gaz à effet de serre. Les enjeux industriels et stratégiques sont considérables mais les dépenses supplémentaires sont modérées et les avantages sont réels même sans attendre la coordination internationale. Il est donc de l’intérêt de la France de se lancer au plus tôt dans cet important programme tout en participant aux efforts internationaux pour réduire les incertitudes scientifiques et réaliser des accords de réductions concertées des émissions de gaz à effet de serre. Comme les décisions à prendre en ce sens ne peuvent faire sentir leurs effets que dans un délai de vingt ou trente ans, les engagements entre nations porteront sur les politiques et mesures plus que sur leurs résultats, ce qui ne sera pas sans influence sur les négociations « post-Kyoto ».
La revue Esprit avait publié dans son numéro d’août-septembre 2003 un article d’Henri Prévot qui montrait que la France peut agir sans attendre de coordination internationale et qu’elle y a intérêt. Depuis, la réflexion a progressé. Cet article, rédigé par Henri Prévot, est le fruit du travail du groupe constitué par Alain Ayong le Kama, Dominique Blatin, Éric Binet, Paul Caseau, Fabrice Dambrine, Dominique Dron, Jean-Pierre Dupuy, Thierry Gaudin, Jacques Lévy, Claude Malhomme, Dominique Moyen, Michel Petit, Gérard Piketty, Henri Prévot, Hubert Roux. L’orientation générale du texte traduit un consensus que ne mettent pas en cause des opinions nuancées sur certains points apparues au cours des débats.
Le climat est sous la menace d’une surabondance d’énergie fossile
« L’humanité est confrontée à deux défis majeurs : la fin des ressources d’énergie fossile, pétrole, gaz et charbon, et le changement climatique. » Ce constat ne recueille-t-il pas un large accord ? Or il est tout simplement incohérent : ces deux « défis », par nature, ne peuvent pas exister ensemble : c’est l’un ou l’autre.
L’expérience des deux dernières années montre que les consommateurs sont prêts à payer le pétrole plus de 60 dollars le baril ($/bl). Or s’il reste durablement supérieur ou égal à ce niveau, il est possible de produire des carburants pour moins cher que ceux issus du raffinage du pétrole à partir de l’exploitation des sables et schistes bitumineux ou à partir de charbon, dont les quantités accessibles sont très abondantes : si on les consommait toutes, la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère atteindrait 1 000 ppm (parties par millions) ce qui, selon ce que nous disent les scientifiques du Giec (Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat), causerait une hausse moyenne de température de 6 oC plus ou moins 2, 5 oC. Pour se rendre compte de ce que cela signifierait, on peut se rappeler que la hausse de température qui, en 10 000 ans, nous a fait passer d’une période glaciaire au climat « interglaciaire » que nous connaissons aujourd’hui fut de 5 oC seulement. L’Union européenne considère que l’humanité doit se donner comme objectif de limiter la hausse de température moyenne à moins de 2 oC, ce qui veut dire que la concentration du gaz carbonique ne devrait pas dépasser 450 ppm. Objectif probablement inaccessible puisque la concentration, qui était de 270 ppm avant l’ère industrielle, est aujourd’hui de 370 ppm. Pour limiter la hausse des températures à 3 oC, il ne faudra pas que la concentration dépasse 500 ppm, ce qui ne sera possible que si, dans les deux cents ans à venir, on ne consomme pas plus du tiers des ressources naturelles accessibles de pétrole, gaz et charbon, soit l’équivalent de 1 000 milliards de tonnes de carbone sur un total évalué à 2 000 milliards de tonnes ou davantage.
Cela impliquera de réduire les émissions mondiales de carbone dans l’atmosphère de 7 milliards de tonnes aujourd’hui à 2 milliards de tonnes1 en moins de cent ans alors que la tendance est à un passage vers 15 milliards de tonnes d’ici trente ans et jusqu’à 25 milliards de tonnes au-delà.
Certes, on peut espérer réussir à capter le gaz carbonique et à l’enfouir sous les terres ou les mers mais, en tout état de cause, ces techniques coûteuses ne pourront être utilisées que pour les usages concentrés de l’énergie et à condition de disposer de sites de stockage à proximité : seulement 20 % à 30 % de la consommation d’énergie pourrait en bénéficier.
Entre l’épuisement des ressources fossiles et le réchauffement climatique, c’est donc ce second problème qui constitue le véritable enjeu. L’humanité devra savoir se priver d’énergie fossile bon marché malgré la présence de réserves et, dans l’immédiat, organiser la transition pour conserver et si possible améliorer la vie sur terre tout en acceptant les adaptations nécessaires.
Autant le marché est capable de répartir une ressource limitée entre ceux qui peuvent en accepter le prix, autant on peut lui faire confiance pour que la dernière goutte de pétrole ou le dernier grain de charbon commercialisables soient exploités et utilisés, autant il sera nécessaire de contrer ou, tout au moins, de canaliser sa puissante dynamique pour laisser sous sol une bonne partie des ressources exploitables.
Cette régulation, qui ne peut se limiter à la police d’un marché, ne peut donc être que politique. Elle relève de la responsabilité des États, puisque ceux-ci sont dépositaires de l’autorité politique. Comment la France peut-elle, dans cette perspective, diviser par deux ou trois ses émissions ? Tout en prenant connaissance des travaux menés par ailleurs (notamment ceux de l’Assemblée nationale, du Sénat et du groupe de travail « facteur 4 » créé par le Premier ministre), nous avons étudié cela de façon concrète et chiffrée.
La France peut diviser par deux ou par trois ses émissions, avec des techniques connues
Pour savoir combien coûterait, en France, une politique de forte diminution des émissions de gaz à effet de serre, il est indispensable de dresser quelques tableaux croisés de ressources et emplois d’énergie par type d’énergie et par secteur utilisateur, en supposant que seront utilisées des techniques connues et en essayant de tirer parti de la façon la plus efficace des caractéristiques des différentes formes d’énergie.
La place manque dans le cadre de cet article pour exposer les hypothèses retenues2. Disons seulement que, pour diviser par deux ou par trois les émissions d’aujourd’hui, il faudrait émettre dans une trentaine d’années environ 80 ou 100 millions de tonnes de carbone fossile (MtC) par an de moins que ce que donnerait une évolution tendancielle3. Une utilisation intensive des possibilités de la biomasse permettrait d’éviter de vingt à trente millions de tonnes de carbone. L’énergie des déchets, le chauffage solaire, la géothermie, les éoliennes seraient utilisés autant qu’il est économiquement justifié, en valorisant le fait que ces sources d’énergie n’émettent pas de gaz à effet de serre ; mais, dans les trente ans à venir leur contribution restera modeste : en tout elles permettront d’éviter l’émission de 10 MtC par an soit 10 % de l’objectif.
Les coûts seront optimisés si l’on peut associer une électricité produite sans émission de gaz à effet de serre à une autre forme d’énergie. Pour le chauffage, l’électricité pourrait être utilisée en base avec, pendant les périodes de pointe, du bois, du fioul ou du gaz. Pour les véhicules, des voitures hybrides rechargeables seraient équipées d’une batterie capable de propulser la voiture sur une trentaine de kilomètres, l’électricité étant utilisée en ville et chargée hors des périodes de pointe.
Capacité nucléaire et économies d’énergie : trouver le bon équilibre
Supposant exploitées au maximum les énergies non fossiles autres que le nucléaire, il existe une relation simple entre les émissions, les économies d’énergie et la capacité de production d’électricité sans émissions de gaz carbonique. Une fois fixé un niveau d’émission, il s’agit d’arbitrer entre économies d’énergie et production d’électricité sans émissions de gaz à effet de serre. Aujourd’hui, ce ne peut être que de l’électricité nucléaire ; d’ici une vingtaine d’années, ce pourrait être de l’électricité produite à partir de charbon avec séquestration du gaz carbonique, sans doute beaucoup plus chère que l’électricité nucléaire.
Selon un des schémas étudiés par le groupe, si la consommation reste à peu près constante conformément aux objectifs de la loi d’orientation de l’énergie votée en 2005, les économies d’énergie pourraient contribuer pour 30 ou 40 MtC à l’objectif de réduction des émissions. Si les installations nucléaires existantes sont remplacées par de nouvelles tranches Epr de 1 600 MW4, augmentant ainsi la capacité totale de 50 % dans les trente ou quarante ans à venir, les émissions de gaz carbonique seront divisées par deux.
D’autres schémas, avec moins de capacité nucléaire, peuvent prévoir des économies d’énergie beaucoup plus draconiennes et coûteuses remettant alors profondément en cause le mode de vie des citoyens et l’organisation de la société.
Un enjeu industriel majeur pour un surcoût modéré (1 % à 1, 5 %) du Pib
Après avoir classé par coût croissant les différents moyens de produire, de consommer ou d’économiser l’énergie de façon à diminuer nos émissions, il est possible d’avoir une estimation du total des dépenses supplémentaires générées par cette politique de diminution des émissions de gaz à effet de serre.
Prenons le cas par exemple d’une division par trois des émissions avec une augmentation de 80 %, en trente ou quarante ans, de la capacité nucléaire et supposons que le prix du pétrole, limité à terme par le coût de production de carburant à partir de charbon, soit de 50 $/bl. Supposons également que l’électricité nucléaire soit vendue à son coût de production. Le coût de production de biocarburant en France serait supérieur au prix du carburant pétrolier de 400 € par tonne ; le coût d’usage d’une voiture hybride serait supérieur à celui d’un véhicule classique, la différence, qui dépend de la distance parcourue en ville, pouvant être de l’ordre là aussi de 400 € par tonne de carburant pétrolier économisée, c’est-à-dire à peu près 400 € par tonne de carbone.
Si des mesures politiques sont décidées pour ouvrir un marché à toutes les formes d’énergie qui présentent par rapport au gaz ou au pétrole un surcoût inférieur à 400 € par tonne de carbone fossile économisée (si le pétrole est à 50 $/bl), les réseaux de chaleur utilisant de la biomasse (et, peut-être, du charbon avec séquestration du gaz carbonique), le chauffage solaire, le chauffage par pompe à chaleur se développeront. Avec un tarif d’électricité « à effacement », il deviendra intéressant de mettre dans l’eau de son chauffage central aujourd’hui alimenté seulement par du fioul ou du gaz une résistance électrique qui serait mise sous tension en dehors des heures de pointe, c’est-à-dire lorsque ne fonctionne aucune centrale au charbon ou au gaz, ce qui permettrait d’économiser des millions de tep de fioul ou de gaz.
Dix ou vingt millions de tonnes de biocarburants, des centrales nucléaires, des réseaux de chaleur, d’importants travaux d’isolation et d’aménagement urbain, des équipements très économes, etc. : l’enjeu industriel est considérable. Pourtant, on calcule que le coût d’un tel programme, c’est-à-dire l’augmentation des dépenses, une fois son but atteint, dans trente ou quarante ans, serait inférieur à 30 milliards d’euros par an5. C’est ainsi qu’une électricité bon marché permettrait de « décarboner » notre économie sans avoir à envisager une baisse drastique de consommation, qui serait peu réaliste.
30 milliards d’euros par an, est-ce peu ou est-ce beaucoup ? C’est plus que la moitié du déficit budgétaire actuel ; donc c’est beaucoup. On peut aussi le comparer au Pib, qui est aujourd’hui de 1 600 milliards d’euros et qui pourrait s’approcher tendanciellement d’ici trente à quarante ans de 3 000 milliards d’euros. La dépense supplémentaire imputable au programme serait donc, une fois celui-ci réalisé, de l’ordre de 1 % de ce que sera alors le Pib. Alors on dira que c’est peu. Mais cela suppose que le prix du gazole soit porté, avec un impôt si besoin, à 1, 40 ou 1, 45 €/litre et celui du fioul à près de 1 000 €/m3, ce qui apparaîtra très élevé. Mais c’est seulement une hausse de 1 centime d’euro par litre et 10 €/m3 de plus chaque année, en monnaie constante.
Si la capacité de production nucléaire augmentait moins, l’objectif de division par trois des émissions demanderait que l’on produise de l’électricité à partir de charbon avec stockage du gaz carbonique, dont le coût serait sans doute beaucoup plus élevé que celui de l’électricité nucléaire, ce qui pourrait doubler ou tripler le coût du programme de diminution des émissions. Il en serait de même si le prix de l’électricité, quelle que soit la façon dont elle sera produite, suivait le prix du marché.
Il apparaît ainsi qu’un programme de forte diminution de nos émissions reste dans les limites supportables. Mais cela n’empêche pas de se demander si la France a intérêt à s’y engager avant qu’une coordination internationale n’ait réuni un vaste consensus.
S’engager sans attendre une coordination internationale?
Le changement climatique affectera différemment les pays. Certains seront touchés directement par la sécheresse, d’autres par des événements extrêmes (inondations, cyclones, canicules). Même sans être directement touchés, les autres seront affectés par les troubles que ces graves perturbations vont créer. Alors, un jour – quand ? nous ne le savons pas –, l’humanité prendra peur ou, plus gravement, sera prise de panique devant les désordres climatiques et les troubles dont ils sont la cause, or lorsqu’on a peur, non seulement pour son bien-être mais pour sa santé, sa vie et celle de ses enfants, la réaction peut être impérieuse et même brutale. Ce sera une réaction collective ou bien celle des quelques puissances qui sauront imposer leurs décisions. Les pays qui auront anticipé seront en position très favorable, d’une part en étant moins touchés par les mesures de restriction qui seront alors décidées et, d’autre part, et surtout, en pouvant mettre à la disposition des autres les techniques, les services, les savoir-faire qu’ils auront développés chez eux.
Entre les nations, la violence a toujours existé et toujours en prenant appui sur des motifs qui veulent paraître légitimes : l’idéologie, la religion, le souvenir de relations de dépendance… L’effet de serre pourrait être un bon candidat pour fournir un tel support rhétorique à la violence : à la suite d’événements extrêmes particulièrement intenses, les pays développés pourraient se voir reprocher durement, non seulement leurs émissions présentes de gaz carbonique d’origine fossile, mais toutes leurs émissions passées.
Sans pouvoir évidemment revenir sur celles-ci, les pays qui se seraient engagés sur la voie d’une très forte diminution de leurs émissions seraient alors mieux placés pour apaiser les tensions ; ils seraient d’autant mieux placés sans doute, toutes choses égales par ailleurs, qu’ils auraient davantage poussé leur action.
Plusieurs États des États-Unis, la Californie notamment, la Grande-Bretagne, nombre de villes en Espagne, en Italie, en Allemagne et ailleurs se sont déjà engagés de façon très concrète par la fiscalité, l’urbanisme, les règles de construction, la recherche. Une politique française de division par deux ou trois de nos émissions rendrait plus probable une action coordonnée mondialement.
Il serait bien difficile de pondérer et d’évaluer tout cela. Mais le coût pour la France d’un programme national de diminution des émissions est assez modéré pour que l’on puisse affirmer qu’il est de son intérêt de s’y engager même sans attendre une coordination internationale trop longue à se mettre à la mesure de l’effort nécessaire mais qu’il faut néanmoins s’efforcer de promouvoir.
Le rôle de l’État
Une action prioritaire : fixer un cadre
Les nouveaux marchés qui devront se développer pour que nous diminuions nos émissions – biomasse et biocarburants, voitures hybrides, isolation des bâtiments, centrales nucléaires, etc. – ne pourront exister que par des décisions de l’État. Il lui appartient donc d’énoncer clairement des critères qui permettront de distinguer les actions utiles et les actions inutilement coûteuses.
Si le pétrole est à 50 $/bl et si le prix de l’électricité est fixé comme on l’a dit, sont intéressantes les actions qui génèrent un surcoût inférieur à 400 € par tonne de carbone fossile évitée. Mais il y a une façon beaucoup plus simple d’exprimer cela. Les actions qui suffisent alors à diviser les émissions par deux ou trois seraient toutes moins coûteuses que la consommation d’énergie fossile si le prix du gazole était de 1, 45 €/l et celui du fioul de 1 000 €/m3 (valeur 2006), niveaux qu’ils atteindraient si le pétrole était à 100 $/bl. Voilà donc un critère à retenir : toute action se réclamant de la lutte contre l’effet de serre qui serait moins coûteuse que l’utilisation d’une énergie fossile, le pétrole étant supposé à 100 $/bl, serait soutenue d’une façon ou de l’autre par l’État. A contrario, des mesures publiques en faveur des actions plus onéreuses ne pourraient pas être justifiées par la seule réduction des émissions de gaz carbonique d’origine fossile.
Une telle norme, affichée et respectée quel que soit le moyen de l’action publique, assortie d’un processus d’évaluation ouvert, formerait donc un cadre stable indépendant du prix du pétrole. Ce cadre stabilisé, à condition qu’il soit perçu comme fiable, permettrait à l’initiative individuelle de déployer son inventivité et son esprit d’entreprise pour obtenir des résultats bien meilleurs que ce que l’on peut imaginer aujourd’hui, notamment pour économiser l’énergie et utiliser de la façon la plus efficace les différentes formes d’énergie.
L’équité et la redistribution
Le surcroît de dépenses causé par la réglementation ou par des impôts sur l’énergie fossile, même s’il est modéré, pourrait causer à certaines catégories de population une vraie gêne. L’État sera dans son rôle en corrigeant les situations jugées inéquitables. Il pourra y employer une partie du produit d’un impôt sur l’énergie fossile.
On l’a dit, le schéma de forte diminution de nos émissions présenté ici repose sur trois piliers d’importance comparable : économies d’énergie, biomasse et électricité sans émission de gaz carbonique fossile. La question de l’électricité soulève des questions dont l’actualité devient criante et qui appellent une intervention directe de l’État.
D’ici trente ou quarante ans, le choix sera sans doute ouvert entre une production d’électricité à partir de charbon avec stockage du gaz carbonique et une production à partir d’énergie nucléaire avec la technologie de « génération 4 ». Aujourd’hui, si l’on s’engage sur un chemin de forte consommation d’électricité6, seule l’option nucléaire de troisième génération, l’Epr, peut être prise. Tout en sachant que son déploiement sur une longue période sera limité par les quantités d’uranium disponible, pour diminuer nos émissions de gaz carbonique mieux vaut s’y engager sans attendre la mise au point de ces nouvelles techniques. S’il s’avérait dans quelques années qu’aucune de ces deux techniques ne permet de répondre à ce que l’on attend d’elles – ce qui est très improbable –, il serait possible de modifier notre trajectoire pour consommer moins d’électricité ou de réviser à la hausse l’objectif d’émission de gaz carbonique.
Le recours à l’énergie nucléaire, beaucoup moins chère que l’électricité produite à partir de charbon avec séquestration du gaz carbonique (lorsque cette technique sera opérationnelle), bien au-delà des besoins de base, représente à nos yeux une nécessité pour viser de façon réaliste un objectif de forte réduction des émissions de gaz carbonique fossile aussi ambitieux qu’une division par deux ou par trois. Cette voie n’est politiquement acceptable que si la sûreté de fonctionnement reste à un niveau très élevé et si l’État garantit que le prix de l’électricité nucléaire restera proche de son prix de revient. Cela pose un problème de tarification qui n’est pas soluble dans la logique de l’entreprise privée et du marché concurrentiel.
Dans un marché concurrentiel, le prix de l’électricité à un moment donné est déterminé par le coût du moyen de production le plus coûteux nécessaire pour satisfaire la demande (c’est le coût « marginal »). Les entreprises ont donc intérêt à limiter la capacité des moyens de production les moins coûteux. Sans même avoir besoin de s’entendre entre elles, elles y parviendront si elles sont peu nombreuses. Or en Europe nous voyons des oligopoles se former sous nos yeux. La situation serait encore plus défavorable dans un marché européen unifié car, en tout état de cause, pendant encore de très nombreuses années, le coût marginal sera en toute période de l’année le coût d’une production d’électricité à partir de charbon ou de gaz alors que, sur un marché français bien équipé de centrales nucléaires, le coût marginal sera, les trois quarts du temps, celui d’une production nucléaire conduisant à un prix beaucoup moins élevé et indépendant du prix du pétrole et du coût du stockage du gaz carbonique.
Pour pallier les défaillances du marché, le régulateur public français doit donc fixer lui-même et la capacité nucléaire et les tarifs de l’électricité7.
L’État en a les moyens mais cela exigera une volonté politique très forte vis-à-vis des entreprises qui opèrent en France. Il faudra également convaincre les autorités de l’Union européenne que cette gouvernance très attentive est nécessaire pour faire accepter par la population un programme de forte diminution de nos émissions de gaz à effet de serre qui devrait être la priorité absolue du marché unique. Celle-ci demandera aussi une parfaite information sur les conditions de sécurité, sur les rejets et sur le traitement des déchets.
L’idéal serait de créer et de réguler de cette façon un marché de l’électricité à l’échelle européenne, mais cela supposerait d’une part que l’objectif de division par deux ou trois des émissions de carbone fossile soit adopté dans les faits et justifie la mise en application des dispositions adéquates figurant dans le traité sur l’Union8 et d’autre part que les citoyens et leurs gouvernements aient à l’égard du nucléaire des attitudes compatibles. Il y faudra du temps.
Information, éducation et sensibilisation
Tout le monde étant concerné par cette lutte contre l’effet de serre, le rôle de l’information est essentiel, à tous les niveaux. Ce n’est pas méconnaître la liberté de l’information que de rappeler qu’il existe une télévision et une radio publiques chargées d’une mission de service public. Par ailleurs, l’État peut également rendre obligatoires des informations sur les consommations énergétiques des objets, services et équipements, ce qui s’est déjà révélé très efficace pour orienter le choix des acheteurs. Les Français, en particulier les jeunes, prendront conscience d’un vaste champ ouvert à de nouvelles techniques de production, de consommation et d’économies d’énergie.
Le rôle des collectivités territoriales
Cette action de sensibilisation et d’information, à quoi s’ajoute la formation intensive des professionnels, notamment dans le bâtiment, serait particulièrement bien menée par les régions, les départements et les communes, des collectivités dont les élus sont au contact direct de la population qu’elles peuvent toucher et motiver de multiples façons. Ces collectivités ont également une responsabilité directe sur ce qui modèle le cadre de la vie quotidienne : équipement public, urbanisme, transports collectifs. Elles devraient bénéficier de marges de manœuvre nécessaires pour tirer parti des atouts spécifiques à chacune d’elles dans la lutte contre le changement climatique.
Financer la recherche
Comme les marchés n’existeront qu’à la suite des décisions publiques, il appartient à l’État de prendre le risque de financer les recherches sur les nouvelles possibilités de production d’électricité (à partir de la chaleur solaire, de la fusion nucléaire, de l’énergie de la mer) et de biocarburants, sur les nouveaux moyens de transport notamment urbains, de stockage d’électricité ou de chaleur, sur un habitat et un urbanisme économes en énergie, etc.
Un ensemble de motivations
Face à la perspective du changement climatique et aux actions que notre pays peut entreprendre pour lutter contre les émissions, chaque personne réagit d’une façon qui lui est personnelle. Ils sont nombreux sans doute ceux qui considèrent que diminuer ses émissions de gaz à effet de serre relève tout simplement d’un devoir moral qui s’impose quelles que soient les décisions prises par ailleurs. Car il y va ici de l’avenir de l’humanité. Ce précepte moral peut inspirer d’une certaine manière l’action de l’État mais non pas le dispenser de tenir compte de l’ampleur de l’effort exigé par lui de tous. C’est pourquoi nous avons recherché comment en réduire autant que possible le coût.
Il reste que les Français n’accepteraient de s’engager dans ces changements qu’avec la perspective d’une action efficace au niveau européen et mondial.
L’Europe, le monde
Pour l’essentiel les mesures à prendre relèvent de la responsabilité des institutions des États : réglementation, fiscalité, urbanisme, infrastructures publiques. En revanche, l’Union européenne a agi utilement en répartissant entre ses membres la réduction des émissions à laquelle elle s’était engagée à Kyoto. Il est dans sa mission de susciter les échanges d’expériences et d’information entre les États membres, de faciliter les coopérations de recherche, de fixer les normes qui s’imposent à certains produits (automobiles, équipements électriques et électroniques…), d’unifier la fiscalité sur les entreprises qui se font concurrence au sein de l’Union, notamment le grand transport routier. Elle doit surtout promouvoir la lutte très prioritaire contre le changement climatique au rang de politique commune pour permettre les arbitrages nécessaires entre cet impératif et ses missions traditionnelles. Pour être convaincante et efficace à cette fin, la Commission devrait se doter d’un organigramme structuré autour de cet objectif majeur, pour faire converger, mieux qu’aujourd’hui, les politiques de l’énergie, de la fiscalité, du marché intérieur, des transports, de l’agriculture, de l’environnement, du commerce extérieur, etc.
L’Union européenne pourra ainsi être efficace dans la promotion d’une gouvernance mondiale sur ce sujet à la mesure du risque encouru par l’humanité. Il se pourrait en effet que, pour être efficace, cette gouvernance doive se développer sur des bases passablement différentes de ce qui a été utilement commencé à Kyoto en 1997.
En simplifiant, les accords de Kyoto sont des engagements sur les résultats (les émissions), assortis de sanctions peu dissuasives et pris dans un cadre spécifique à la lutte contre le changement climatique. Or les résultats des actions de fond à engager d’urgence ne se feront pleinement sentir que dans dix, vingt ou trente ans. Quelle peut être la réalité d’un engagement dont le respect ne pourra être vérifié que dans vingt ans ou au-delà ? Par ailleurs, comment enserrer dans un seul chiffre, qui serait alors très contraignant – les quotas d’émission –, l’évolution relative des différents pays et leurs rapports de puissance ? Comment isoler la négociation sur l’effet de serre des autres discussions internationales ?
On voit déjà se dessiner une tendance qui ouvre la voie à des négociations sur les politiques à mettre en œuvre immédiatement, différentes d’un pays à l’autre, dont la réalisation pourra être mutuellement contrôlée sans en attendre les résultats. On voit aussi que cette question de l’effet de serre sort du cadre de négociation de la convention de Rio pour entrer à l’ordre du jour d’un G8 élargi pour l’occasion et l’on sent que l’Omc devra s’y intéresser sérieusement.
Pour être efficace, la coordination internationale pourrait donc prendre une configuration très différente de celle de Kyoto : un engagement sur les moyens (et non les résultats), aussi impératif que le permet le droit international et adossé à des négociations beaucoup plus larges, dans le cadre de l’Omc ou d’un groupe de pilotage stratégique (G8 élargi).
Il faudra plusieurs années et une réelle volonté d’aboutir ensemble sur ce dossier prioritaire avant de parvenir à un accord, le plus urgent étant certainement :
un accord à l’Omc pour que les régions du monde qui voudront mener des actions nationales ou régionales ne soient pas handicapées dans leur commerce international ;
un accord pour éviter la ruée sur le charbon que l’on voit déjà se profiler ;
et, concernant la production nucléaire, un contrôle qui préserve une bonne sécurité de fonctionnement et empêche la prolifération de matières fissiles.
*
La France a les moyens de diminuer beaucoup, sous un certain nombre d’hypothèses, ses émissions par elle-même, dans un cadre national pouvant être étendu, de façon spécifiquement adaptée, au niveau européen. Comme il serait absurde, sans un accord spécifique de l’Omc, de pénaliser celles de nos entreprises qui sont soumises à la concurrence internationale et qui consomment beaucoup d’énergie, une action strictement nationale porterait surtout sur les autres entreprises, le transport sur le territoire national, l’agriculture et le secteur du résidentiel et du tertiaire.
Les dépenses supplémentaires générées par un tel programme seraient beaucoup moins importantes que ce que l’on pourrait penser a priori, si l’on utilise au mieux les possibilités de la biomasse, si l’on sait tirer parti des caractéristiques de différentes formes d’énergie, si on accroît la capacité de production nucléaire, si on n’accorde une aide publique qu’aux investissements d’économie et de production d’énergie les moins coûteux9. L’évolution du climat est un sujet de préoccupation qui fera certainement évoluer les mentalités. Nos concitoyens pourraient donc accepter les efforts modérés que demande un programme de forte diminution de nos émissions qui changera profondément la production d’énergie et, peut-être, progressivement, l’organisation de nos villes, mais sans que soient nécessaires des changements drastiques de comportement des consommateurs. Ce serait comme un atterrissage en douceur.
La France montrerait par là qu’elle est réellement déterminée, au-delà des discours, à apporter sa contribution pour éviter la catastrophe climatique que le monde voit venir, fasciné et inhibé. Elle atténuerait la pression de la demande de pétrole, ce qui contribuerait à apaiser un marché dont les soubresauts font souffrir les pays et les citoyens les plus pauvres. Elle mettrait au point des techniques qui trouveront un marché international lorsque l’humanité aura décidé de se priver d’une énergie fossile trop abondante au regard des impératifs de la lutte contre le changement climatique. Surtout, elle se mettrait à l’abri des troubles, probablement générateurs de violences, qui ne manqueront pas de naître de la brusque prise de conscience des effets du réchauffement.
Être à la pointe du combat systématique et multiforme contre les émissions de gaz carbonique fossile, voilà de quoi donner des perspectives à nos entreprises et à leur personnel ; voilà de quoi donner du sens à l’effort de notre collectivité et de quoi renforcer sa cohésion en œuvrant efficacement à l’avènement d’une gouvernance mondiale pour éviter la catastrophe annoncée.
- *.
Ingénieur général des Mines. Il vient de faire paraître : Trop de pétrole ! Énergie fossile et changement climatique, Paris, Le Seuil, 2007.
- 1.
Correspondant à la capacité d’absorption des océans et des continents, qui va en diminuant.
- 2.
Le lecteur intéressé pourra se référer à l’article de H. Prévot paru dans la Revue de l’énergie en février 2004 : « Politique énergétique nationale et lutte contre l’effet de serre » que l’on peut consulter sur www.2100.org/PrevotEnergie. Tout cela fait la substance d’un ouvrage paru en janvier 2007 au Seuil : Trop de pétrole !…, op. cit.
- 3.
Les émissions sont aujourd’hui de 105 millions de tonnes de carbone (MtC) ; une évolution tendancielle les ferait passer à 140 MtC.
- 4.
Sous réserve, comme pour toute centrale thermique, de s’équiper d’aéroréfrigérants sans aérosols porteurs de légionnelles là où les ressources en eau sont limitées.
- 5.
Il s’agit d’éviter l’émission de 90 millions de tonnes de carbone (tC) par an, le coût d’évitement étant de 400 €/tC pour le biocarburant et l’usage de l’électricité, de 0 à 400 €/tC pour les économies d’énergie et pour l’utilisation de la biomasse comme chaleur, de 200 à 400 €/tC pour les autres sources d’énergie, le pétrole étant à 50 $/bl.
- 6.
Pour remplacer de l’énergie fossile, ce qui devra s’accompagner d’économies de consommation d’électricité.
- 7.
Il s’agit ici de la production d’électricité ; pour ce qui est de la fourniture d’électricité, dont l’usage sera optimisé en combinaison avec d’autres formes d’énergie, l’efficacité viendra de la concurrence et du marché.
- 8.
Notamment l’article 86 sur les services d’intérêt économique général.
- 9.
Ceux qui seraient économiquement intéressants si le pétrole était à 100 $/bl.