La charia est-elle une loi ?
Repère
La charia est-elle une loi??
À propos de…
Baudouin Dupret, la Charia. Des sources à la pratique, un concept pluriel, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2014, 208?p., 16 €
Qu’est-ce que la charia?? Une question à laquelle Baudouin Dupret, un anthropologue du droit de renom, se refuse de donner une réponse?: la charia n’est ni une essence atemporelle ni un fait positif. Elle n’est pas « le grand impensé des sociétés musulmanes ». Elle n’est pas « écartelée » entre modernité et tradition. Et d’ailleurs, les relations entre islam et politique, charia et démocratie réunissent des composantes « chimériques » et posent une question générale dont la réponse est « tout simplement absurde ». Bien déçus donc seront les « pourfendeurs de l’islam » qui s’attendaient à ce que la Loi islamique soit dénigrée, les positivistes (prenant la charia pour le droit appliqué), les littéralistes, les culturalistes, les sociologistes (« l’islam se réduit à ce que font les musulmans »), les « Don Quichotte » qui prophétisent la victoire de l’islamisme mais aussi son « échec »…
Charia et droit musulman
C’est en ces termes que l’auteur conclut son livre. La thèse est présentée au deuxième chapitre?: tout est insignifiant (sans pertinence), des lieux communs aux approches savantes (p.?26), et la seule manière de faire sens est de « décrire ce qu’on la fait [la charia] être » (p.?21 et 176). Dupret n’a de cesse de dire que la charia est un concept « polysémique ». La charia est contextualisée, elle est ambivalente, elle est un référent non un contenu substantiel, elle est une morale, des usages à la carte?; bref, la charia connote des « tas de choses faute d’en dénoter aucune » (p.?27). Difficile dans ces conditions d’aider le lecteur lambda à se repérer quand on veut lui « dresser une sorte de carte » qui lui évite tant d’écueils (p.?8). Qu’on s’entende?! Nul ne récuse que la charia (autant que toute autre chose, le droit, la raison…) n’est ni une singularité ni une entité désincarnée. Le terme même en arabe est pluriel?: il se réfère à la voie tracée par Dieu, à la Loi et aux règles de conduite?! Mais faute d’un minimum d’accord sur le(s) référent(s) du concept, toute discussion devient impossible. Fort heureusement, nous tenons avec Dupret (et peut-être malgré lui) le fil d’Ariane?: la charia est une invention du xixe?siècle (p.?12 et 18). En est-il de même du droit musulman?? Oui, répond l’auteur?: c’est une création académique des orientalistes arabisants (chapitre?7). Mais alors, quel est le lien entre la charia et le droit musulman??
L’islam classique ne connaît pas la charia. C’est vrai. L’islam connaît le fiqh, une construction de juristes (à la fois un droit, une doctrine, mais aussi un catalogue de solutions pratiques). Cela suffit pour passer au catalogue des « usages » actuels (dès lors que la charia n’existe pas par le passé). Malheureusement, l’auteur a cru nécessaire de remonter aux sources (intellectuelles et historiques) de la charia avant de passer à la pratique. Elles sont nombreuses (Coran, sunna, consensus, raisonnement analogique?; école de droit et justice du cadi). En fait, le droit islamique est une construction de juristes (à partir de rudiments coraniques et d’une sunna à l’origine malléable et non contraignante). Les écoles de droit elles-mêmes sont tardives. Le fiqh n’est ni la théologie ni la doctrine des fondements du droit. Il porte sur les branches du droit formé d’un catalogue d’items (chapitre?5). Les manuels traitent invariablement des devoirs (des obligations rituelles au djihad), des relations dites commerciales (en fait une série d’actes), du « mariage », dit l’auteur (en fait la relation sexuelle légale, dite niqah), des châtiments corporels (hududs) et bien d’autres matières (variables au gré des auteurs). Les règles sont extraites à partir des cinq catégories (qui font partie des fondements du droit et non du droit)?: l’obligatoire (wajib), l’interdit (haram), le désapprouvé (makruh), le recommandé (mandub) et l’indifférent (mubah). Et elles sont appliquées par des cadis relativement autonomes du pouvoir politique. Tout cela est fort disponible dans les incontournables introductions au droit musulman et à la charia1.
Il est dommage que l’auteur se soit trop attardé sur l’histoire de la charia-droit musulman pour pouvoir détailler la question?: « Qu’est-ce qu’on fait être » la charia aujourd’hui?? C’est l’objet de la seconde partie du livre, plus consistante et naturellement plus polémique (les chapitres?8 à 10, pratiquement le tiers de l’ouvrage). Elle porte sur la charia dans les systèmes juridiques contemporains. Le chapitre?7 nous y introduit à travers les deux sources de la modernisation-sécularisation du droit islamique d’emprunt (le droit napoléonien et la Common Law). L’auteur passe en revue les domaines où la charia résiste et s’articule au droit positif?: le droit du statut personnel, le droit pénal, la finance islamique et, plus généralement, le droit constitutionnel. En réalité, l’objet « statut personnel » est une création récente et sa codification est graduelle et inachevée, comme en témoigne la législation égyptienne (les lois de 1920, 1929, 1943, 1944, 1946, 2000). Pourquoi?? Parce que c’est là où le droit musulman est le plus rebelle à la modernité, un concept que l’auteur refuse visiblement d’utiliser en dépit du fait qu’il est à l’origine de l’invention de la charia. Et ce, contrairement aux autres branches du droit civil où les règles classiques sont embryonnaires ou non obligatoires.
C’est là qu’il fallait affronter la seule question qui vaille?: l’homme est-il lié à la femme par un lien conjugal, universel, égal et exclusif?? La réponse exemplaire du Code de statut personnel tunisien (1956), curieusement absent de ce paragraphe, fait éclater la charia (égalité des époux dans le mariage et le divorce, âge minimum requis et criminalisation de la polygamie) sans lui tourner le dos (la succession au moins est encore régie par la charia). Et si cette perspective heurte l’anthropologue du droit, il pourra se prévaloir de la sécularisation de la sexualité en terre d’islam, nettement en décalage par rapport au droit (y compris en Tunisie, où la « révolution » donne libre cours aux mariages « islamiques/islamistes »). Pareil pour le droit pénal, où des renseignements sur la « pratique » des châtiments corporels (hududs) auraient été utiles dans les pays qui en maintiennent l’application (Arabie Saoudite, Pakistan, Iran et Soudan). Autre domaine, la finance islamique. En réalité, il s’agit un édifice construit sur une tête d’épingle (l’interdiction de l’usure, une restriction apportée aux transactions dans un monde islamique qui ignorait le système bancaire). Bel exemple, non pas que la charia n’existe pas mais qu’elle s’invente?! Et ceux qui font la promotion du produit n’ont pas de scrupules pour « ruser » avec les règles – une matière codifiée à l’âge classique dans les « livres de la ruse ».
La typologie sur le rapport du juge à la loi est éclairante?: (1)?le juge donne substance à la charia, (2)?il l’instrumentalise, y compris (3)?pour nier la loi positive, (4)?il s’inspire de ses principes généraux. Des exemples édifiants sont discutés. On en dira presque autant du chapitre?9 sur les usages politiques du référent constitutionnel. Datant de la seconde moitié du xxe?siècle, l’usage politique du religieux passe en effet du nationalisme à l’islamisme. D’une part, le politique endosse les institutions modernes mais, d’autre part, il fait fond sur un référent constitutionnel islamisé. Autant dire que la charia est une idéologie. Bien. Une taxinomie des multiples usages constitutionnels de la charia, du moins des repères utiles (disponible ailleurs), fait défaut?: la charia ou ses principes, une source, la source principale ou la seule source de la législation?? Mais ne chicanons pas?: les quatre niveaux de la référence à l’islam dans les constitutions arabes sont mentionnés (le préambule, la religion de l’État, la conformité à la charia et la religion du chef de l’État), auxquels il faudra ajouter un cinquième niveau?: le serment à valeur religieuse. Le rôle régulateur de la Cour constitutionnelle en Égypte maintient l’équilibre entre le religieux et le droit positif. Les paragraphes sur le débat constitutionnel post-transitionnel en Tunisie et en Égypte nous montrent que l’on n’en a pas encore fini avec le référent religieux, puisque la constitution égyptienne de 2012 maintient l’article deux de la constitution de 1980 (les principes de la charia, source principale du droit) et la constitution tunisienne (2014) reprend intégralement l’article premier de la constitution de 1959, fort ambigu du reste (« La Tunisie est un État libre… sa religion est l’islam2 »).
La charia en Occident
Le dernier chapitre porte sur la charia ailleurs qu’à domicile, en Occident, où elle fait des incursions avant de s’y installer de manière permanente. Comment concilier le principe de territorialité de la loi et de la personnalité, la loi du pays d’origine et la loi du pays d’accueil?? La première situation, réglée par le droit international privé, consiste à ce que le droit de la famille « émigre » avec l’immigré, pourvu qu’on ne déroge pas à l’ordre public. La deuxième est nettement plus problématique?: comment donner effet à un droit islamique dans un espace sécularisé?? L’auteur pense que le domaine du vécu (rites, coutumes et morales) ne pose pas de problèmes. Mais si?! Du port du voile au tout halal. C’est cela, du reste, la nouvelle charia, aux dires de l’auteur (plus que les mariages mixtes).
Au fond, la question est la suivante?: un islam européen ou un islam en Europe?? Et le fait de penser que l’islam européen est pluriel (en Europe) n’y change rien. Pas plus que de diluer la charia dans une « abstraction vertueuse » sans effet pratique conflictuel. On en veut pour preuve la « doctrine des minorités » (fiqh al aqalyyat), une discipline nouvelle fondée par Taha Jabar al-Alwani et sur laquelle existe une bibliographie conséquente (en langue anglaise et arabe). Mais le plaidoyer pour le « pluralisme fonctionnel » est louable et les pistes avancées pour accommoder l’islam au monde européen sécularisé méritent discussion.
Hamadi Redissi
Librairie
Gérard Cholvy. Frédéric Ozanam. Le christianisme a besoin de passeurs. Perpignan, Artège, 2012, 320?p., 19? €
Spécialiste reconnu de l’histoire religieuse et culturelle de la France, Gérard Cholvy présente ici une version abrégée de la grande biographie3 qu’il a consacrée à Frédéric Ozanam, dans laquelle il soulignait déjà la solidarité entre l’inspiration spirituelle d’Ozanam et un fort engagement dans les combats intellectuels, sociaux et politiques de son temps.
Né en 1813 à Milan, fils d’un médecin établi à Lyon, Ozanam fit de brillantes études de droit et de lettres qui le conduisirent, en 1844, à la chaire de littérature étrangère de la Sorbonne. Esprit européen, polyglotte, intellectuel reconnu, il avait été, à 20 ans, fondateur des conférences Saint-Vincent-de-Paul, engagement au long cours auquel il est la plupart du temps identifié. Le récit de Gérard Cholvy, tout en soulignant l’importance de cette fondation, nous dévoile un grand intellectuel, un catholique profond mais en tension avec le monde catholique, un chrétien ayant vraiment rompu avec la nostalgie d’une Église liée au trône et désireux de « rétablir l’antique alliance de la raison et de la foi », un citoyen, enfin, très actif dans la société laïque.
L’aventure des conférences Saint-Vincent-de-Paul est singulière. Fondé en 1833 sur l’initiative de jeunes étudiants souhaitant concrétiser leur engagement de croyants, le mouvement prit rapidement un grand essor?: en 1848, il était devenu international et comptait 388 conférences (282 en France) et 9?000 adhérents. Il s’agit d’un mouvement de laïcs, sans aumôniers, sans liens hiérarchiques?:
Votre action est libre… vous n’avez besoin ni de surveillance, ni de contrôle.
C’est la fidélité à cet engagement qui mènera Ozanam au catholicisme social.
C’est principalement par la société Saint-Vincent-de-Paul qu’Ozanam s’est ouvert à la question sociale, encore qu’il ne faille pas oublier le contexte lyonnais et l’écho rencontré par la révolte des canuts.
Ce catholicisme social, s’il est libéral comme celui de Montalembert et de Lacordaire, s’affirme solidaire de la démocratie et de la République, en rupture de ce fait avec l’élite catholique du temps. Un siècle plus tard, Emmanuel Mounier, le fondateur d’Esprit, doit sa rencontre avec la question sociale à ces mêmes conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Le lien est direct entre l’engagement chrétien d’Ozanam et la confiance qu’il met, en 1848, dans le prolétariat alors qu’il n’a aucun espoir dans la bourgeoisie?:
C’est dans le peuple que je vois assez de reste de foi et de moralité pour sauver une société dont les hautes classes sont perdues.
Cette position conduit à la fameuse formule, qu’il faut citer en entier?:
Passons aux barbares et suivons Pie?IX.
Ozanam admire en effet immensément les débuts du pontificat de Pie?IX,
ce pontife qu’on rencontre à pied dans les rues et qui cette semaine s’en allait un soir visiter une pauvre veuve et la secourir sans se faire connaître.
En France, la révolution de 1848 réalise une de ses espérances?: celle d’une République démocratique et d’inspiration chrétienne. En février 1848, il affirme sa solidarité avec la République lors de son cours en Sorbonne?:
Vous m’avez toujours connu passionné pour la liberté, pour les conquêtes légitimes des peuples, pour les réformes […] pour ces dogmes d’égalité et de fraternité qui sont l’avènement de l’Évangile dans le domaine temporel.
En avril, il participe à la fondation d’un journal, L’Ère nouvelle, auquel il donne beaucoup d’articles et exprime ce courant minoritaire du catholicisme… qui va disparaître dès les élections de 1849. C’est, pour Ozanam, une terrible défaite?: la fin de cette démocratie chrétienne sans parti catholique, écrasée par la montée du parti de l’ordre où la majorité catholique retrouve de vieux démons?:
À l’exception de l’archevêque de Paris et d’une poignée d’hommes autour de lui, on ne voit plus que des gens qui rêvent l’alliance du trône et de l’autel.
Parmi tous les textes remarquables que le biographe nous donne à lire, voyons celui-ci, tellement prémonitoire?:
Derrière la révolution politique, il y a la révolution sociale, derrière la République qui n’occupe guère que les gens lettrés, il y a les questions qui intéressent le peuple, pour lesquelles il s’est battu?: les questions du travail, du repos, du salaire. Il ne faut pas croire qu’on puisse échapper à ces problèmes… Maintenant il faut se précipiter… sous la menace d’un peuple irrité si l’on tergiverse.
En arrière-plan de ces engagements lucides en politique qui sont en même temps des avertissements au monde catholique en train de manquer la jonction avec la République et la démocratie, le biographe met en évidence la dimension intellectuelle d’Ozanam. Le chapitre consacré à l’immense travail du professeur et du chercheur bouscule l’image d’un homme pieux mais sans grande vision théologique, charitable mais forcément peu ouvert au travail de la pensée. Comme universitaire éminent, Ozanam participe au débat sur la liberté de l’enseignement (qui n’existe pas pour le secondaire et le supérieur), intense tout au long des années 1840, qui est conclu par la loi Falloux (1850). Ozanam s’écarte du grand quotidien catholique, L’Univers, qui pour mener sa campagne n’hésite pas à recourir à des attaques nominatives?:
contre dix-huit professeurs et écrivains dont le saint-simonien Michel Chevalier « prêchant le matérialisme en pleine chaire » au Collège de France [et aussi contre Victor Cousin, Jouffroy, Jules Simon, Michelet, p. 113].
Ozanam est certes pour la liberté de l’enseignement mais il défend l’université publique dont il est membre?:
Je suis de l’Église et de l’Université tout ensemble et je leur ai consacré sans hésitation une vie conciliant ces devoirs dans un enseignement public, devant un auditoire de toutes croyances et de tous les partis.
Pour le regroupement d’universitaires de cette orientation, Ozanam participe au Cercle catholique fondé par Ambroise Rendu. Celui-ci pose clairement l’enjeu?: il s’agit de
la conciliation de l’Église et de la société laïque, de la foi chrétienne et de l’esprit nouveau, de la religion et de la science.
Comme intellectuel, Ozanam est ouvert à toute la culture européenne, auteur de travaux historiques sur l’Allemagne reconnus de son temps outre-Rhin, passionné de Dante dont il commente la philosophie, et de littérature italienne?:
Une des idées maîtresses de son enseignement concerne l’Allemagne?: celle-ci doit son génie et sa civilisation à l’éducation chrétienne qui lui fut donnée. Sa grandeur fut en proportion de son unité avec la chrétienté
c’est-à-dire, selon Ozanam, « la communion fraternelle avec les autres nations européennes ».
En outre, « Ozanam ne borne pas l’histoire littéraire à sa dimension esthétique. Il ne perd jamais de vue une philosophie de l’histoire », il s’intéresse aux permanences de la longue durée. Son projet était en particulier de montrer que le Moyen Âge n’a pas rompu avec une Antiquité prétendument restaurée par la Renaissance. En fait, cette Antiquité, « le christianisme l’a continuée » (p. 125). Enfin, Gérard Cholvy ajoute que pour Ozanam « l’histoire de l’Église n’est pas une histoire à part », ce qui ouvre une autre piste?:
C’est par la littérature qu’Ozanam retrouve l’histoire et l’histoire des religions.
Parmi toutes les facettes d’un grand intellectuel que Gérard Cholvy met en évidence, retenons enfin celle de l’émergence du laïcat. Pour lui, Ozanam est
le modèle de l’engagement des laïcs dans le monde. […] Les recherches récentes invitent à situer dans la première moitié du xixe?siècle à Lyon et à Paris… l’émergence d’un vigoureux laïcat catholique dans la France post-révolutionnaire : la Révolution a libéré l’initiative des laïcs, des hommes comme aussi des femmes.
En ces temps où revient avec acuité la question de l’inscription du christianisme dans une société sécularisée, le récit de Gérard Cholvy sur la vie de Frédéric Ozanam nous fait voir comment une minorité de chrétiens lucides, à l’âge romantique, inventèrent les modalités d’une présence du christianisme dans la modernité démocratique. Malgré la béatification d’Ozanam célébrée en 1997, leur leçon reste difficile à entendre, y compris dans le monde catholique hexagonal.
Guy Coq
Daniel Lindenberg. Y a-t-il un parti intellectuel en France?? Paris, Armand Colin, 2013, 191 p., 18?€/Jean-Noël Jeanneney, Jean-François Sirinelli (sous la dir. de). René Rémond historien. Paris, Presses de Sciences Po, 2014, 152 p., 15?€
« Parti intellectuel »?: l’expression est doublement contradictoire, à la fois parce qu’elle suppose une unité improbable des gens de plume et parce qu’elle évoque une caporalisation en principe contradictoire avec l’indépendance d’esprit attendue des « clercs », même quand ils s’engagent. Elle est pourtant aussi récurrente, depuis que Charles Péguy l’utilisa, au début du xxe siècle, pour évoquer les « programmes » intellectuels, plutôt pédagogiques qu’idéologiques, qui marquaient l’ambiance politique et spirituelle française dans les suites de l’affaire Dreyfus.
Pourquoi donc s’intéresser à cette notion qui apparaît le plus souvent utilisée à contretemps?? Essentiellement parce qu’elle offre un fil conducteur pour traverser un siècle d’engagements et de controverses intellectuelles. En revenant sur plusieurs de ses auteurs de prédilection – Lucien Herr, Charles Péguy et Albert Thibaudet –, Daniel Lindenberg montre l’histoire profuse, à travers le siècle, des attentes contradictoires investies dans cette expression. Il ne trace donc pas une cartographie de polémiques intellectuelles, camp contre camp, décalque du champ politique, mais reprend la valeur descriptive, déjà relevée par Albert Thibaudet, de l’expression péguyste.
Au bout du compte, malgré les conflits des normaliens socialistes, de l’Action française et des non-conformistes, c’est moins le modèle partisan qui se révèle éclairant que celui de la communion spirituelle?: dans un pays marqué par sa tradition catholique, le « sacre des écrivains » (Paul Bénichou) porte la marque, même si elle est ignorée, déniée, inversée ou sécularisée, des formes cléricales?: qu’on pense au « cloître » de la rue d’Ulm, aux cérémonies initiatiques de Georges Bataille ou aux retraites studieuses de Pontigny ou de Cerisy…
Représentant une synthèse particulièrement brillante de la carrière savante et de l’engagement civique, René Rémond, longtemps président emblématique du Cercle catholique des intellectuels français (Ccif), et qui connaissait très bien l’histoire religieuse française, avait justement été marqué, relève Olivier Lévy-Dumoulin dans l’article sur sa formation intellectuelle, par la lecture d’Albert Thibaudet. Dans une histoire des idées trop institutionnelle, ce modèle caché de l’histoire littéraire éclaire la manière vigoureuse dont René Rémond a repris la tradition de l’histoire politique et rappelle tout l’intérêt à ne pas trop séparer l’histoire politique de couches littéraires, artistiques et culturelles plus profondes.
Marc-Olivier Padis
Maurice Bellet. L’Avenir du communisme. Montrouge, Bayard, 2013, 163?p., 15 €
Maurice Bellet, philosophe, théologien et psychanalyste, nous livre ici, à 90 ans, le 57e ouvrage d’une œuvre dense, originale et stimulante pour cette période de crise. Derrière un titre provocateur, cet essai, qui n’est en rien un ouvrage néomarxiste ou néocommuniste, traite de la communion dans une approche anthropologique et politique, en reprenant l’espérance de voir advenir un nouveau type de monde.
L’auteur critique l’autorité suprême dont jouit l’économie et dénonce le « grand mixage », cette association de la technique et de la science au service de l’économie, donc du désir, qui devient le maître du jeu par l’argent. Le désir est la racine anthropologique donnant à l’économie un point d’appui pour exercer sa logique destructrice.
À partir de ce constat, l’auteur espère un changement profond chez les humains et tente d’en esquisser les contours. Il ne pense l’humain qu’en mutation vers davantage d’humanité. La mutation anthropologique appelée de ses vœux est une mutation du désir?: il pense l’humain sorti de la soumission à l’économie qui le tient par la jouissance de la consommation et du profit. L’auteur pense, à l’inverse, une démocratie au service de la communion, permettant à l’humain de naître nouvellement à lui-même, luttant contre la violence destructrice, et œuvrant ainsi pour un monde libéré de l’économie aliénante. Changer l’homme?: c’est bien là l’ambition théorique et politique de cet essai, dans le fil du reste de l’œuvre de Bellet.
Le moyen d’action est d’une déconcertante simplicité et en opposition avec le règne de l’économie?: la qualité de la présence humaine dans la relation – ce qui se joue là n’a pas de prix. C’est à partir de « l’entre nous » qu’il espère et pense un changement de société, car c’est là que naît l’humain. Changer l’homme, c’est permettre de la communion dans la relation. Cette ambition n’est-elle pas trop large et susceptible elle-même de « sauvagerie »??
Bellet pense l’humain à partir de son mystère – le sens de sa présence au monde – et refuse de dire quelque chose sur l’humain. C’est à partir de questions plus que d’affirmations qu’il travaille et c’est là le principal apport de sa pensée. Bellet est effectivement « un bon guide » pour qui souhaite en revenir à des fondements existentiels pour penser à nouveau les enjeux politico-économiques contemporains. En effet, refusant l’hégémonie positiviste dans le champ des sciences humaines et sociales, l’œuvre de Bellet est une anthropologie négative. Il nous montre qu’il y a, avec l’impensé du mystère de l’aventure humaine, un point d’appui solide pour penser. Bellet, en refusant tout savoir sur l’humain qui nous permettrait d’avoir une emprise sur lui, sans jamais cesser d’essayer de le penser par différentiation de ce qu’il n’est pas, est un épistémologue précieux pour les sciences contemporaines.
De toute évidence, la pensée contestataire Bellet est marquée par la critique radicale inhérente aux Évangiles, qui vient nourrir son souhait de voir advenir un autre type de monde et d’humanité. Il a en revanche la délicatesse de ne pas le mentionner, rendant sa pensée accessible à tous. Une des caractéristiques de l’ouvrage réside dans la profondeur d’humanité perceptible dans la beauté et la poésie de l’écriture, qui écoute, questionne et ouvre.
Nathanaël Wallenhorst
Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (sous la dir. de). Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre. Paris, La Découverte, 2013, 310 p., 24 €
Enfin de jeunes historiennes et historiens réexaminent le passé récent de la société française avec d’autres lunettes que celles du productivisme, de la croissance à tous crins, des prétendus « progrès » et autres « miracles » économiques qui auraient favorisé la « modernisation » (?), la redistribution des richesses (?) et permis à chaque Français d’entrer dans la « société de consommation » triomphante.
Certes, un peu de recul semble indispensable pour prendre la mesure d’un quelconque phénomène, mais Zola n’attend pas un siècle pour rédiger la Débâcle qui explique pourtant très bien les conditions de la défaite militaire de l’Empire… De rares romancières (Triolet, Beauvoir, Rochefort…) et romanciers (Perec, Barjavel…), quelques cinéastes (Tati, Godard et plus tard Jean Yanne, dont les films devront un jour être étudiés comme des pamphlets…) vont, à chaud, décrire et dénoncer l’accumulation des « choses » au nom des « vraies richesses » (Giono) sans pour autant ébranler les certitudes des économistes et autres experts qui justifient les orientations impulsées par une poignée de technocrates interchangeables en haut des hiérarchies de l’administration centrale comme des conseils d’administration des principales firmes françaises, publiques ou privées.
Bien sûr, il ne s’agit aucunement d’un complot ourdi par ces « modernisateurs » fascinés par le « défi américain », qui ont bien souvent effectué leurs classes dans les colonies en voie de décolonisation, mais de tout un ensemble d’éléments disparates qui s’accordent plus ou moins sur une même conception sociétale et contribuent à sa réalisation, en toute bonne foi. Qui oserait contester qu’un Paul Delouvrier, en imposant le « grand ensemble » et les « villes nouvelles », ne souhaitait pas le « bonheur » de ses concitoyens?? L’enfer est pavé de bonnes intentions…
C’est Jean Fourastié (1907-1990) qui invente l’expression « Trente Glorieuses » en 1979 pour désigner la période qui va de l’après-guerre (1945) jusqu’à la crise du pétrole et aussi du dollar en 1973-1975, marquée par une indiscutable croissance économique, mais à quel prix?? Celui de l’échange inégal avec les anciennes colonies devenues des « pays en développement », de la monoculture dominée par la chimie qui bouleverse les écosystèmes et dénature les paysages, de la bétonisation généralisée du territoire dorénavant modelé par le tout automobile, de la dégradation de la qualité de l’air et plus généralement de la multiplication des pollutions ayant des répercussions ravageuses sur la santé ou encore de la confiance aveugle, et imbécile, dans le nucléaire. Chacun de ces dossiers est traité avec sérieux et le bilan d’ensemble est désastreux?: la société française a accepté cette mutation au nom d’un progrès produisant ses propres dégâts que l’« on » dissimulait au nom du « toujours plus », alors qu’elle aurait pu miser sur d’autres choix de vie. Fourastié a introduit la théorie des « trois secteurs » de Colin Clark qui mesure la modernisation et la compétitivité d’une société par la diminution des secteurs « primaire » (agriculture, pêche et mines) et « secondaire » (industrie de main-d’œuvre) et la suprématie du « tertiaire » (les cols blancs, la cybernétique et la recherche et développement). Cette « geste modernisatrice » est retracée en sept chapitres éloquents par Ch. Bonneuil, S. Frioux, J.-B. Fressoz, F. Jarrige, R. Boulat, L. Vadelorge, C. Pessis et G. Hecht.
Il manque peut-être deux chapitres, l’un sur le monde politique, qui s’accorde (à droite comme à gauche) sur cette « modernisation » considérée comme indispensable, et l’autre sur son accompagnement culturel. Combien de musiciens, de plasticiens, d’architectes, d’intellectuels se sont enthousiasmés, sans aucun esprit critique, pour les prouesses technologiques??
Dans une seconde partie, six auteurs (S. Topçu, G. Bouleau, R. Bécot, P. Marcolini, K. Ross et C. Roy) décrivent quelques « résistances » qui demeurent dans les marges. On y croise de rares syndicalistes (à la Cgt et un peu plus à la Cfdt, syndicat alors plus ouvert à l’autogestion et à l’écologie), des militants de la cause environnementale, des situationnistes, des penseurs isolés (Ellul, Charbonneau)… Là aussi, un éclairage sur le débat politique de l’époque aurait été intéressant afin de comprendre pourquoi il restait lui aussi prisonnier du productivisme et de la lutte des classes, alors qu’il fallait certainement changer de base. Même les « soixante-huitards » combattaient le Pcf et les gaullistes, alors qu’ils auraient dû préconiser un autre terrain pour une autre conception de la politique.
Pourquoi prend-on conscience de ce qui nous altère autant si lentement?? Comment se fait-il que des voix vigilantes (Paul Virilio, par exemple) ne soient pas entendues?? Pourquoi toute innovation technologique est-elle saluée comme un « progrès »?? Sur quoi repose encore cette croyance en la science et la technique née au xixe siècle?? En quoi l’Université participe-t-elle à la production et reproduction de cette croyance au consumérisme comme seule destinée pour les humains??
Cet ouvrage est salutaire. Il ouvre courageusement ce chantier d’une histoire de la société française qui intègre les dimensions écologique, climatique, énergétique, et attribue aux pensées critiques et aux mouvements alternatifs la place qui leur revient. Merci aux auteurs, en espérant qu’ils poursuivent leur exploration du passé proche mondial et pas seulement franco-français.
Thierry Paquot
Rudolf Bernet. Force-Pulsion-Désir. Une autre philosophie de la psychanalyse. Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2013, 437 p., 32 €
Si « le moi n’est pas maître en sa propre maison », c’est qu’il n’en est pas l’architecte et que l’aspect dynamique et conflictuel de sa construction lui échappe en grande partie. Il est un courant de la phénoménologie attaché à se confronter à cette relativisation, par la psychanalyse, de la primauté de la conscience?; l’œuvre de Rudolf Bernet s’inscrit résolument dans ce courant, tant la problématique de la constitution subjective et le chassé-croisé philosophico-psychanalytique traversent l’œuvre de ce philosophe. Cette confrontation de la philosophie et de la psychanalyse bénéficie, dans son récent essai, d’un éclairage nouveau, tant en raison de la spécificité de la notion de pulsion – sur laquelle se centre l’interrogation – que de l’ampleur historique de l’étude. Celle-ci part en effet d’Aristote et de son commentaire heideggérien pour analyser ensuite les positions de Leibniz, Schopenhauer, Nietzsche et Husserl, en les confrontant à celles de Freud et Lacan.
De ce point de vue, le premier intérêt de l’ouvrage est de défricher l’histoire conceptuelle de la pulsion depuis la « dunamis vitale commune aux animaux et aux humains » jusqu’à la « dunamis meta logou propre aux hommes », de montrer comment la notion traverse l’histoire et les auteurs, mais aussi les domaines, de la physique à la métaphysique, du rationalisme classique à la phénoménologie, et bien sûr, de la philosophie à la psychanalyse. Le « panorama » est d’autant plus remarquable que la pulsion échappe au regard courant, tant elle constitue un objet d’étude particulièrement fuyant. Sa dimension dynamique et sa capacité à traverser les frontières (de l’animal à l’humain, de l’inconscient au conscient…) brouillent ses contours et mettent en péril la stabilité attendue d’un « objet » d’étude. Si ce défaut d’objectivité explique la difficulté d’approche, il met surtout en lumière les défaillances d’une objectivité entée sur le concept de substance. De ce point de vue, l’essai de Rudolf Bernet n’est pas seulement un essai historique attaché à retracer l’histoire d’une notion?: c’est avant tout un essai philosophique qui montre la nécessité de décentrer l’approche philosophique pour
mettre en lumière une autre histoire de la métaphysique?: moins centrée sur la notion de substance (ousia) aristotélicienne que sur celle de dunamis, c’est-à-dire d’un pouvoir suspendu ou d’une potentialité privée de la réalisation vers laquelle elle tend pourtant de toutes ses forces.
Rudolf Bernet écrit ainsi une histoire de la notion de pulsion qui est aussi une généalogie de sa fréquente incompréhension.
Pour opérer ce décentrement, le philosophe, quoiqu’il replonge dans la métaphysique et son histoire, obéit à une méthode qui est phénoménologique. Car si l’on a pu parler d’un défaut d’objectivité – au sens classique – de la pulsion, ce défaut n’est en rien défaut de phénoménalité. Rudolf Bernet montre ainsi qu’il nous faut lire – par exemple – le mouvement chez Aristote ou la sexualité infantile chez Freud comme des « fils directeurs » (Leitfäden) phénoménologiques, c’est-à-dire des phénomènes particuliers et particulièrement à même de « faciliter notre accès à des phénomènes plus généraux et moins directement évidents ».
Fort de cette ambition et de cette méthode, Rudolf Bernet peut réenvisager la subjectivité et sa constitution autant qu’il reproblématise la question de l’objectivité. Le rapport du sujet à ses pulsions est analysé dans ses dimensions actives et passives, la question de la maîtrise, du contrôle, voire de l’instrumentalisation des pulsions par le sujet se renversant dans celle de la constitution, par les pulsions, de la subjectivité elle-même. Ce n’est pas le moindre intérêt des analyses que de permettre d’abord une compréhension précise et parfois renouvelée des différents auteurs envisagés?: ainsi, la mise en évidence d’un soi pulsionnel plus primitif que le moi et du fonctionnement narcissique et mélancolique de la constitution du moi chez Freud?; l’utilisation d’un manuscrit encore non publié de Husserl (Études sur la structure de la conscience)?; ou encore une étude comparée de la sublimation esthétique chez Schopenhauer, Nietzsche et Lacan figurent sans doute parmi les passages les plus remarquables de l’ouvrage.
Surtout, en insistant sur l’exigence en quelque sorte incommensurable de la dunamis et en posant la question de savoir si une réforme ou un « destin » de pulsion peuvent être le fait de la pulsion elle-même, les analyses de Rudolf Bernet mettent au jour ce qu’on pourrait appeler une inquiétude ontologique et plastique du sujet, à la fois incroyablement vivifiante et menaçante. Car, de l’aveu même de l’auteur, la recherche,
qui était partie à la découverte de la pulsion comme principe énergétique de la vie humaine jusque dans ses formes les plus hautes, nous a aussi rendu sensibles à la présence menaçante, au sein de cette vie, de l’inhumain, c’est-à-dire de forces pulsionnelles qui se signalent par leur cruelle indifférence pour toutes les aspirations humaines.
Si l’interrogation sur la pulsion ne se complaît jamais dans le panégyrique fantasmatique de quelque monde primordial – fût-il celui de la vie ou de l’animal –, ce n’est pas pour lui opposer tout aussi naïvement la grandeur factuelle de l’humanité. Car de l’animal à l’homme se jouent les métamorphoses de la pulsion, où s’inventent aussi bien l’élévation de la vie spirituelle et charnelle que le gouffre du nihilisme. Rudolf Bernet nous permet ainsi de penser que l’animalité est peut-être autant ce qu’il nous faut dépasser qu’un « rempart » possible « contre les pulsions nihilistes ». De ce point de vue, la compréhension psychanalytique de la vie sexuelle fournit un « fil directeur » intéressant?: l’ambiguïté de l’animal humain est en effet remarquablement travaillée par la psychanalyse, tant s’y croisent le rappel de notre animalité (« ne négligeons pas tout à fait ce qu’il y a d’animal dans notre nature ») et la remise en question, par Freud puis par Lacan, de la normativité naturelle et animale traditionnellement en usage pour penser la sexualité. À charge donc, pour la philosophie, d’entendre cette ambiguïté?: c’est là l’un des enjeux de l’essai de Rudolf Bernet.
Benjamin Delmotte
Claude Habib. Le Goût de la vie commune. Paris, Flammarion, 2014, 172 p., 12 €
La modestie du titre est trompeuse?; car s’il s’agit bien d’un essai qui témoigne d’un choix personnel, Claude Habib, en partant d’un objet précis, le couple, se confronte à certains excès contemporains qui lui paraissent autant de nouveaux préjugés?: un certain féminisme, pour qui le masculin est toujours coupable, l’exigence de l’« égalité » quasi mathématique dans le mariage, une certaine morale quelque peu démagogique, la valorisation de toute forme de liberté, l’idée que la vie ne vaut d’être vécue que si elle est « intense », la survalorisation de la vie sexuelle, etc. Les titres de certains chapitres (« De la prévisibilité », « De l’intimité ») suggèrent que l’auteur s’amuse elle-même d’un classicisme voulu, qui n’en est pas moins la critique discrète, humoristique, de plus audacieuses formulations. Et l’on reste surpris, le livre refermé, de constater toutes les pensées fausses et complaisantes qu’a poliment, malicieusement, invalidées cet essai court, clair et mesuré.
Plaidoyer en faveur de la vie à deux?? Oui, mais sans leurre?; l’essai parfois même souligne franchement les prémisses d’une telle vie?:
Être capable de s’ennuyer ensemble?: c’est le fond de la vie commune, sa condition sine qua non.
Mais ces limites sont celles de la vie humaine tout court?:
Il faudrait persuader les gens qu’on ne se délivre pas de cet ennui, sauf en mourant.
Il ne s’agit pas de tricher, d’embellir, mais d’approfondir. Et c’est une discussion ouverte que mène Claude Habib, une mise au point sereine, subtile et teintée d’ironie, qui prend à partie amis ou écrivains mais s’appuie surtout sur sa pensée propre. Le souci constant est celui de la justesse, mise à mal par la pensée moderne?; la réussite constante de l’écriture en semble l’écho – et la preuve.
À l’amie qui entend l’amour comme intensité passionnée et seul espace où ne pas s’ennuyer, Claude Habib répond tranquillement?:
Le couple n’est pas un remède à l’ennui parce qu’il ne faut pas chercher de remède à l’ennui.
On entend là un écho de Duras, dans les Petits Chevaux de Tarquinia?:
L’amour, il faut le vivre complètement avec son ennui et tout, il n’y a pas de vacances possibles à ça.
Le revers de l’ennui, pourtant, ne serait-ce pas « la douceur en suspension » de la vie à deux?? Et le refus de l’ennui, de l’habitude, est-ce autre chose que l’obéissance à la loi du marché?? Zapper, quitter, retrouver quelqu’un, recommencer le scénario, au nom du rêve adolescent du désir qui dure, d’un éros toujours brûlant, de l’amour ressenti dans sa fraîcheur à tous les instants, ou presque.
Reste que l’insolence est immédiatement accrocheuse?; Giraudoux a les rieurs de son côté lorsqu’il parodie Lamartine?: « Un seul être vous manque et tout est repeuplé. » L’homme moderne repousse l’ennui.
[Mais] se dispenser de l’ennui, c’est couper court à la rumination intérieure […] qui est la manière d’être de la pensée sans témoin.
Diderot, Pascal, Giraudoux, Aragon, les interlocuteurs convoqués dans l’ouvrage ne semblent pas intimider l’auteur, qui discute avec eux aussi aisément qu’avec amis et contemporains. Claude Habib nous délivre ainsi de la fascination intimidante, qui fait souvent admirer ce que l’on sent intimement n’être pas si vrai que ça. Tour à tour, diverses manières de penser à la mode – et qui viennent de plus loin qu’on ne croit – sont soumises à examen?: examen objectif, indulgent, mais critique. Voici Aragon sur la sellette?: sa Bérénice, dans Aurélien, a le goût de l’absolu, elle jette un amour ébréché comme on jette une porcelaine fêlée, semblable en cela aux ruptures en chaîne et aux recommencements perpétuels de l’amour aujourd’hui. Élégant, certes?; mais « absurde », note l’auteur?:
La vie n’est pas une porcelaine. Elle veut de l’indulgence, elle en permet.
Les féministes encouragent la liberté des femmes?: « Il n’est pas mauvais que parfois la majesté phallique soit abattue » par la tromperie féminine.
Parfait. Mais on ne trompe pas impunément un homme sans tromper aussi la confiance humaine et c’est l’élément de la vie à deux qui se corrompt.
Phrase où l’attention se porte moins sur la morale comme règle que sur un élément quasi chimique qui préserve et permet la vie d’un couple.
À propos de François Jullien et de son ouvrage De l’intime4, c’est la facilité complaisante d’un paradoxe qui est pointée?: la philosophie même cède à l’air du temps. Évoquer la violence de l’intime, lequel nous ferait « chavirer dans l’inouï », affirmer que l’intimité peut exister avec chacun, n’est-ce pas là un argument marketing, éludant les sacrifices et difficultés de l’accès à l’intimité, proposant « une morale pour notre temps »?? Une morale « sans effort, sans sacrifice et sans conflit », donc à la portée de tous, assortie à notre condition démocratique. L’intime, « ce sentiment tendre, timide, nullement aventureux », serait « violent »?? L’intime, c’est un dedans, pas un dehors, un dedans à deux?:
L’âme, comme un mollusque, veut un dedans où s’involuer.
Pourquoi donc, hormis la procréation, vouloir affronter la difficulté de vivre à deux?? Pour rien?; pour la beauté de l’accord, travaillé toute la vie?; et c’est une image que nous offre l’auteur, puisée dans la nature. Une espèce de perroquets exclusivement monogame passe sa vie à s’entraîner au vol synchronisé?:
Ce vol n’était là pour rien. Mais […] ce vol était voulu. Deux êtres s’étaient longtemps efforcés vers le succès de ce vol.
Ainsi certains couples humains continuent-ils « de soigner leur synchronie », travaillant à se mettre au diapason de la pensée de l’autre.
« Et souviens-toi que je t’attends. » Ce vers d’Apollinaire, sur lequel Claude Habib a choisi de clore son essai,
c’est la devise du couple, à condition de l’entendre non comme une injonction mais comme une prière.
Chantal Labre
Ian McEwan. Opération Sweet Tooth. Trad. France Camus-Pichon. Paris, Gallimard, 2014, 448 p., 22, 50?€
McEwan fait partie de ces écrivains chez qui « l’histoire » fait partie intégrante du projet artistique, de ce que certains appellent l’écriture. Or il y a deux histoires dans ce roman, l’histoire superficielle, et l’autre, celle qu’on ne peut pas raconter… alors qu’elle joue un rôle fondamental dans l’effet de lecture que ressent le lecteur une fois le livre refermé. On peut se poser la question?: pourquoi un écrivain (passé par un cours d’« écriture créative » à l’université) a-t-il recours à cette stratégie narrative??
L’auteur (né en 1948) était un jeune adulte au début des années 1970, quand l’Angleterre vit à la fois?: la liberté ludique du swinging London, la fin d’un pays encore industriel qui va passer à la financiarisation quand Margaret Thatcher arrivera au pouvoir (en 1979), l’angoisse imposée par une guerre froide qui rend la menace atomique sensible et l’écartèlement des « intellectuels engagés » qui ne peuvent ni s’aligner sur la politique impérialiste des États-Unis et de la Cia, ni accepter les crimes du système stalinien et poststalinien. Or la littérature est sans doute le lieu le plus adapté, non pas pour traiter intellectuellement, mais pour faire sentir les complexités et les contradictions de ces situations où vie publique et politique, et vie privée et artistique, s’enchevêtrent intimement.
Il y a en Angleterre une tradition du roman d’espionnage qui met en scène des agents traditionnels (et un grand romancier anglais, William Boyd, vient justement d’apporter sa participation à la réécriture des aventures de James Bond), mais il y a aussi des écrivains célèbres –?William Somerset Maugham, Graham Greene, Ian Fleming et John Le Carré – qui ont tous transporté dans leurs romans des expériences qu’ils avaient vécues en tant que « compagnons de route » des services secrets anglais. En arrière-plan, il y a aussi les insolites « cinq de Cambridge » (Philby, Burgess, Blunt, etc.) devenus des agents soviétiques, repérés depuis le début des années 1960 mais qui ne furent dénoncés publiquement qu’à la fin des années 1970. La vraie référence reste cependant Stephen Spender, écrivain – proche de Virginia Woolf, d’Auden, d’Isherwood, de Yeats, publié en France chez Christian Bourgois – engagé à gauche mais antistalinien, qui écrivait (avant d’en démissionner) dans le magazine Encounter, dont on a découvert en 1967 qu’il était financé par une fondation soutenue par la Cia, comme Preuves en France.
Ce contexte est tout à fait historique, et tout à fait romanesque. Il permet à McEwan de transposer sa propre expérience dans l’aventure de Serena, une jeune anglaise qui nous raconte son histoire. La narratrice est belle, intelligente, et elle adore lire des romans. Elle a quelques dons en mathématiques, assez pour que ses parents l’obligent à faire des études en ce domaine, mais pas assez pour obtenir autre chose qu’une passable licence. Après une liaison à la fois enthousiasmante et décevante avec un grand intellectuel, son médiocre diplôme lui permet d’obtenir un poste mal payé dans un ministère britannique. Le lecteur a deviné qu’elle est devenue espionne, mais ce n’est pas une « James Bond Girl »… Serena est en bas de l’échelle, employée d’un service administratif où elle gère des dossiers et remplit des fiches. Son modeste salaire lui permet de vivre en colocation, de lire des livres, de fréquenter la marge du swinging London – et de partir à la recherche d’une histoire d’amour romantique.
Serena va alors devenir une véritable espionne. Les services secrets de son pays ont décidé de financer de jeunes « écrivains prometteurs » affichant des positions antisoviétiques?: il faut leur donner les moyens financiers d’écrire les romans qu’ils portent sûrement en eux. Or notre narratrice est jeune, belle, et c’est certainement la « meilleure » lectrice du département… En tant que supposée employée d’une fondation plus ou moins fictive, on l’envoie proposer à Tom Haley, presque trentenaire, écrivain diplômé qui n’a encore publié que des nouvelles, d’accepter une bourse. Le lecteur devine qu’il va être question de patriotisme et de débats d’idées, de littérature, de politique, d’amour – et de tempêtes dans des crânes. Le recours au thème de l’espionnage est un excellent moyen littéraire pour nous plonger dans des labyrinthes où se croisent vie publique et vie privée. Ce roman, qui apparaît d’abord comme un agréable récit linéaire dont on tourne les pages avec plaisir, est d’une grande et retorse subtilité. Mais je ne peux pas en dire plus.
Jean-Louis Lambert
Chris Morgan Jones. Triple A. Paris, Éditions des Deux Terres, 2014, 378 p., 21, 50 €
À la fin de l’année 2013, l’Iran s’est, une fois encore, retrouvé au cœur de l’actualité en concluant à Genève un « accord intérimaire » avec le groupe P?5?+?1 (Chine, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie + Allemagne). Aux termes de cet accord, Téhéran accepte une révision à la baisse de son programme nucléaire accompagnée d’inspections internationales plus poussées pendant six mois, le temps de négocier une solution complète, en échange d’une levée partielle et réversible des sanctions qui étouffent l’économie de la République islamique. Ces sanctions avaient pour effet d’isoler l’économie iranienne du système financier international en bloquant les transferts de devises et les transactions avec l’étranger.
Pour autant, tout système de sanctions recèle des failles qu’exploitent pour leur plus grand profit des personnages qui se plaisent à évoluer dans la zone grise où se recoupent le monde politique et celui des affaires. C’est précisément au sein de cet univers en apparence feutré que se déroule le dernier roman de Chris Morgan Jones. On y retrouve les principaux personnages de l’Or noir des oligarques?: Ben Webster et son patron Ike Hammer, qui dirige Ikertu, une agence de renseignement5.
L’histoire commence à Londres, du côté de Trafalgar Square, lors de la messe d’enterrement d’un certain Cyrus Mehr –?marchand d’art et directeur de la fondation Qazai pour la préservation de l’art de la Perse?– tué à Ispahan au cours d’un voyage consacré à l’achat d’antiquités. Webster et Hammer assistent à la cérémonie à la demande de Darius Qazai, un homme d’affaires iranien en exil proche du défunt. À la sortie de l’église, il les rejoint afin de demander à Ikertu de rédiger un rapport destiné à consolider son image de milliardaire charismatique, respectable en affaires et père de famille généreux.
Ben Webster est chargé de mener l’enquête préalable à l’établissement de ce certificat de moralité. Il n’est pas persuadé que Qazai soit aussi irréprochable qu’il le prétend et les éléments qu’il va mettre au jour au sujet de la mort récente de l’un des collaborateurs du grand homme vont le renforcer dans cette conviction.
D’où une enquête haletante qui va conduire Webster de Londres à Marrakech en passant par Dubaï ou le lac de Côme, enquête qui va mettre sa propre famille en péril, au propre comme au figuré, et au cours de laquelle va se nouer une étrange solidarité entre les deux protagonistes que pourtant tout séparait a priori. Sans surprise, l’apparente perfection de Qazai va très vite se fissurer?; « les gens ne sont lisses que quand ils ont eu à défroisser quelque chose », glisse l’un des protagonistes.
La chute sera une surprise pour beaucoup de lecteurs. À ceux qui la trouveraient improbable, on rappellera qu’en 2009 le Crédit suisse a été condamné par la justice américaine à une amende de 536 millions de dollars pour avoir aidé ses clients iraniens à contourner l’embargo américain sur les transferts de devises. Selon l’Attorney General (ministre de la Justice) de l’époque, le Crédit suisse avait créé un véritable business model destiné à rendre indétectables les transactions incriminées. Ainsi, entre 2000 et 2006, 700 millions de dollars avaient été transférés en violation de l’embargo américain. Mais il ne s’agit pas d’un cas isolé puisque, toujours en 2009, la banque Lloyds-Tsb avait, pour des raisons similaires, été condamnée à payer une amende 350 millions de dollars6.
Triple A est un roman enquête qui nous dévoile l’une des facettes les plus méconnues de l’Iran d’après la révolution islamique. Comme dans son précédent roman, Chris Morgan Jones nous donne à lire un texte non seulement de haute tenue littéraire mais également parfaitement informé sur les réalités économiques et politiques du monde.
Jean-Paul Maréchal
Fiona Kidman. Le Livre des secrets. Paris, Sabine Wespieser, 470 p., 25 €
Dans ce livre tardivement traduit en français – il est paru en anglais en 1987 –, la Néo-Zélandaise Fiona Kidman revient sur un épisode marquant de l’histoire de son pays?: l’installation à Waipu, petite bourgade du Nord, dans la seconde moitié du xixe siècle, d’une communauté de près d’un millier d’Écossais qui, de Pictou en Nouvelle-Écosse à Adélaïde en Australie en passant par Sainte-Anne dans l’île du Cap-Breton, avaient suivi aveuglément les pérégrinations d’un prédicateur presbytérien, Norman McLeod.
Autour de ces événements réels, Fiona Kidman s’attache à trois générations de femmes d’une même famille, au destin dicté par les injonctions de l’« Homme » et le respect de principes érigés en lois incontournables?: Isabella, ostracisée comme sorcière, sa fille Annie, admirée pour son observation rigoureuse de la discipline imposée, et sa petite-fille Maria, possédée à son tour et condamnée de ce fait à vivre en recluse, prisonnière dans la maison familiale. Sur fond de misère extrême, d’arrachement et d’obéissance passive à un chef spirituel, Fiona Kidman explore la folie, la foi, la mort, l’amour passion, les mystères de la transmission, faisant de l’isolement, du déni, du silence et de la soumission apparente les seuls remparts possibles contre la domination des hommes.
En jouant sur une construction narrative complexe qui mêle les temps du récit et donne la parole aux trois héroïnes sous des formes plurielles – lettres, journaux intimes, témoignages directs, dialogues, commentaires, passages en italique –, Fiona Kidman plaide pour tous ces gens ordinaires qui, afin de ne pas heurter leurs proches, doivent accommoder leurs passions les plus secrètes. Elle témoigne pour tous ces marginaux qui, refusant de renoncer à leur intégrité, se heurtent à l’incompréhension et à la condamnation d’une société intransigeante.
Née en 1940 dans la région de Northland, Fiona Kidman est, aux côtés de Rachel McAlpine, Elisabeth Smither ou de la Maorie Patricia Grace, une des premières romancières à être reconnue dans son pays et à l’étranger. Le Livre des secrets confirme son ancrage profond dans une culture marquée par les vagues successives d’immigration et leur confrontation à la population maorie?; il illustre aussi sa sensibilité au sort de ces femmes de pionniers confinées dans des tâches de survie et de procréation dans des territoires hostiles.
Découpé en cinq parties, de longueur inégale, le récit propose un portrait succinct de Maria dans sa maison avant de la laisser vagabonder dans ses souvenirs et de revenir à la chronologie des événements à travers les points de vue successifs d’Isabella, d’Annie et à nouveau de Maria.
Le dialogue singulier qui se noue indirectement entre ces lectures intimes d’un même cheminement collectif invite à chercher au-delà du seul rappel des faits. Tout en faisant vibrer avec une force constante la misère économique qui contraint les Écossais à un exil toujours plus lointain et la détresse morale qui les rend vulnérables aux prêches illuminés de McLeod, Fiona Kidman, par la fulgurance d’une image, l’irruption d’un personnage ou la violence d’un aparté, laisse entrevoir les vecteurs mystérieux d’une possible résistance.
Dans ce voyage chaotique à travers les époques et les pays, l’auteure insiste sur l’orchestration à l’identique de mises en scène redoutables où les faiblesses de la chair, l’absence de modestie, la recherche d’un quelconque plaisir sont stigmatisées et sévèrement punies. Elle excelle à décrypter les mécanismes de mépris, d’humiliation, d’exclusion, qui favorisent la toute-puissance de Norman McLeod, comme son refus de baptiser des enfants suite aux fautes attribuées à leurs parents ou aux amis de ces derniers. Elle fait vivre magnifiquement le caractère insolite des lieux où son emprise éclate, comme en Écosse, près de Lochinver où, tout jeune, il prêche pour une foule de crofters, des paysans dépossédés, réunis pour un service de communion dans une vallée au pied des collines. Elle traque sa capacité perverse à renverser les situations en sa faveur, que ce soit dans le village de Dingwall où il est accusé de détournement de fonds ou à l’île du Cap-Breton où il coupe un bout d’oreille à un jeune adolescent injustement accusé de vol.
Le temps semble suspendu, presque nié tant les schémas se répètent. La dureté des activités exercées par les hommes (travail de la terre, pêche, élevage, abattage des arbres, extraction de la résine ou construction de routes) envahit lourdement tout l’espace relationnel, rendant caducs les échanges au sein des familles et plus déterminants encore les sermons dominicaux. Les décès, dus à la malnutrition, à l’insalubrité, aux épidémies, frappent cruellement, intensifiant la dépendance des immigrants à leurs repères anciens, instrumentalisés par McLeod.
En filigrane de cette accumulation de blessures, en rupture avec le rythme lancinant d’un quotidien subi, Isabella et Maria deviennent les symboles de ces soudains désirs d’une vie autre qui transpercent bien des femmes de la communauté. La fugacité de ces élans, sexuels pour la plupart, est sans commune mesure avec la gravité de leurs conséquences et la barbarie de la répression. Seul le recours au silence et au repli sur soi permet de préserver une forme d’authenticité. Le titre du roman prend alors tout son sens?: les secrets vont se transmettre souterrainement et se révéler mystérieusement, au gré de rencontres insolites – Maria et la descendance maorie de Duncan, le premier fils d’Isabella – ou de manifestations physiques étrangement redondantes, comme ce pied déformé, conséquence d’un accident de chasse pour Duncan MacQuarrie, le premier mari d’Isabella, mais marque de naissance pour son fils Duncan et certains de ses descendants.
L’aspiration à la liberté, incarnée dans un acte de bravoure et enfouie dans la mémoire, finit par résister aux châtiments imaginés par des hommes obtus, soumis aux diktats d’un prédicateur, même après sa mort. Maria a lontemps fait sienne une phrase du journal d’Isabella?: « J’ai été trahie par les miens » (p. 336). La dernière image du livre dément sa défaite.
Sylvie Bressler
Brèves
Marc Abélès. Penser au-delà de l’État. Paris, Belin, 2014, 112 p., 15, 90 €
Le titre de ce livre en traduit bien l’esprit?: la globalisation est une invitation à penser autrement des concepts « indiscutables en apparence », comme celui d’État. En effet, la globalisation contemporaine, indissociable de la révolution technologique en cours, exige de renoncer aux schèmes verticalistes et hiérarchiques. Dans le sillage de ses précédents travaux, l’auteur montre que l’État est doublement débordé, par le haut (les institutions et les flux supra- ou transétatiques) et par le bas (les mouvements urbains par exemple), et que la notion de souveraineté en est considérablement fragilisée. Cette situation le conduit à risquer des propositions inédites sur ce qu’il nomme le « lieu politique », qui n’est plus caractérisé par la « cohésion identitaire » mais par « la mise en évidence de points de friction, de décalages et de déplacements ». Puisant comme à son habitude dans les travaux anthropologiques (ainsi évoque-t-il « la société contre l’État » chère à Pierre Clastres) et se référant aux auteurs les plus radicalement critiques de l’État (de Negri à Rancière), Marc Abélès en oublie cependant de s’interroger sur la manière dont l’État se recompose sur un mode strictement sécuritaire. Ce qui n’est pas sans lien avec le contournement dont il est l’objet?: que l’État n’associe plus autorité et pouvoir ne signifie pas que les dynamiques de pouvoir ne sont pas en train de se métamorphoser…
O. M.
Renaud Epstein. La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’État. Paris, Les Presses de Sciences Po, 2013, 384 p., 25 €
Ce livre se présente de prime abord comme un bilan précis et clair des recherches du sociologue Renaud Epstein (voir ses articles dans Esprit en novembre 2005, juillet 2006 et février 2008) qui ont porté sur le programme de rénovation urbaine (lancé en 2003 par Jean-Louis Borloo, le Pnru a concerné 500 quartiers et mobilisé 45 milliards d’euros) dont l’ambition était de transformer radicalement les zones urbaines défavorisées. Mais au-delà du constat que la question urbaine est indissociable de la question sociale qu’un urbanisme rénovateur ne peut résoudre miraculeusement, la force de l’ouvrage réside dans l’analyse des mutations de l’action publique et du rôle de l’État. Loin de laisser croire que l’État se retire, Epstein montre d’une part que celui-ci, accompagnant à sa manière la privatisation de l’économie, met en concurrence les acteurs locaux, et d’autre part qu’il « gouverne à distance ». Le sous-titre du livre trouve ainsi tout son sens?: à travers la rénovation urbaine, on assiste à une « démolition-reconstruction de l’État » qui ne délègue et ne décentralise qu’en apparence. En cela, ce livre permet de comprendre les ressorts de la réforme des collectivités territoriales en cours et convainc que l’État n’est pas en voie de disparition mais se transforme pour mieux s’accorder à la mondialisation économique. « Les promoteurs du concept de gouvernance urbaine, qui avaient théorisé la perte de centralité étatique, en conviennent?: l’État n’a certes plus le monopole de l’exercice de l’autorité politique, mais il a retrouvé un rôle central de légitimation et d’orientation au sein de la constellation d’acteurs qui fabriquent et mettent en œuvre l’action publique dans les territoires. » Qui veut comprendre ce que devient l’État « à la française » et comment il agit tirera de nombreux bénéfices de la lecture de ce livre.
O. M.
Frédéric Martel. Smart. Enquête sur les internets. Paris, Stock, 2014, 408 p., 22 €
« Internet et les questions digitales ne sont pas des phénomènes principalement globaux. Ils sont ancrés dans un territoire?; ils sont territorialisés. » Telle est la thèse, affirmée dès le prologue, du nouveau livre de Frédéric Martel, qui ne veut plus que l’on parle de l’internet mais des internets. Comme Mainstream (réédité en poche chez Flammarion, coll. « Champs actuel » en 2011), il s’agit d’un livre-enquête touffu, qui nous emmène dans le monde entier à la rencontre de ceux qui font le numérique aujourd’hui, de la bande de Gaza à la Silicon Valley. On y découvre la diversité des conceptions et des usages du net, selon les pays, les territoires, les communautés (locales, ethniques, religieuses…). Bien que la thèse de l’ouvrage soit claire, celui-ci ne prétend pas apporter des réponses à toutes les questions que l’on se pose sur la révolution numérique?; il donne en revanche la parole à ceux – des dirigeants de grandes entreprises américaines aux militants de l’accès au numérique dans les townships sud-africains – qui en sont les acteurs. L’internet n’est pas synonyme de démocratie, comme le montre la manière dont il fonctionne en Chine ou à Cuba, ni forcément d’américanisation?: « Les outils – et quelque fois les marques – sont globaux mais les contenus sont locaux. » En plus de cette dimension factuelle, le livre esquisse des pistes de réflexion intéressantes, notamment en ce qui concerne le domaine de la culture, qui, de « produit » culturel, devient un « service »?; on ne possède plus (des livres, des CD, des Dvd…), on a accès à, on s’abonne à des « contenus ». S’il est beaucoup question de la « verticalité » des internets, qui s’ancrent dans les territoires et ne sont pas une simple couche superficielle et uniforme, on parle peu du big data et de la manière dont les données territorialisées sont agrégées – et exploitées – au niveau supraterritorial. On se permettra par ailleurs de noter, au vu des nombreux entretiens présentés, que le numérique est un monde d’hommes, malgré de rares exceptions, et qu’à cet égard au moins, il n’est pas si « révolutionnaire » que cela…
A. B.
Zygmunt Bauman. Les riches font-ils le bonheur de tous?? Paris, Armand Colin, 2014, 132 p., 12, 50 €
Auteur de référence salué à juste titre aux quatre coins du monde pour ses travaux sur la Vie liquide et le Coût humain de la mondialisation, Zygmunt Bauman a un secret d’écriture?: celui de l’essai rapide qui ne se résume pas à un tissu de lieux communs. Avec une rare modestie, il commente ses propres lectures pour ses lecteurs, sans en rajouter dans la théorisation inutile ou la production de concepts à l’emporte-pièce. Ce moraliste en revient toujours à la question?: qu’en est-il de la mondialisation contemporaine?? Et pour y répondre, il commence par la « qualifier », en rappelant qu’elle fait émerger un nouveau type d’inégalités à l’échelle planétaire (ainsi croise-t-il les analyses de Joseph Stiglitz et de François Bourguignon) avant de préciser que nous les tolérons de plus en plus?: « Dans notre société, […] la résistance à l’inégalité est extrêmement difficile car ses conséquences publiques et personnelles sont trop fortes. » Ce constat d’une tolérance accrue à des inégalités intensifiées le conduit à évoquer des mensonges majeurs et quotidiens dans un esprit proche d’Ivan Illich, qu’il cite souvent?: la croissance toujours et toujours, la hausse infinie de la consommation, la rivalité, mais aussi le « pouvoir des mots ». On retiendra également sa critique des sciences sociales occidentales, dont « le présupposé explicite ou caché est que les individus précèdent la société, qui doit donc être expliquée par les attributs endémiques des individus qui la composent », alors que la société précède les individus qui en sont partie prenante (il s’appuie ici sur les travaux méconnus de François Flahault). Un livre qui renoue avec le meilleur d’une tradition moraliste plus nécessaire que jamais?!
O. M.
Jérôme Fourquet, Fabienne Gomant, Ernst Hillebrand, Vincent Tiberj. Droitisation en Europe. Enquête sur une tendance controversée. Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2014, 52 p., 12 €
Face à la montée des populismes en Europe, peut-on réellement affirmer que l’électorat se droitise?? Quatre chercheurs analysent ce phénomène à l’aide de données statistiques et parviennent ainsi à clarifier la situation. Il en ressort que ce phénomène ne peut s’apprécier de manière univoque et qu’il est à relativiser?: si l’on observe effectivement une droitisation, partout en Europe, en matière d’immigration et de sécurité notamment, cela est également à apprécier dans le contexte actuel de bouleversements économiques et de montée des inégalités. D’autre part, les auteurs insistent sur le fait que les sociétés européennes n’ont jamais été aussi libérales et permissives qu’aujourd’hui?; le sentiment de droitisation résulte du fait que la droite de gouvernement s’est elle-même libéralisée sur le plan sociétal, alors que la gauche n’a pas su garder la maîtrise de ce discours d’émancipation. Ils parviennent à montrer que si l’on se détache du court terme pour déplacer le regard vers le passé, la prétendue droitisation des Français, par exemple, n’est pas si évidente, ceux-ci n’ayant jamais été aussi ouverts et tolérants. Mais s’il convient de dépasser les projections faussées et les discours alarmistes, la montée des populismes et de l’extrême droite lors des dernières élections européennes du 25 mai n’est pas sans implications et sans changements de rapports de force dans le champ politique.
S. A. B.
Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises. Anthologie. Choix et présentations : Ryoko Sekiguchi. Traduction : Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré. Paris, P.O.L, 2013, 224 p., 13 €
La cuisine et la gastronomie envahissent ces temps-ci les librairies, les écrans et même les revues les plus respectables (voir « Top chef, l’excellence à la française ? », Esprit mars-avril 2014). Marché considérable, l’art de manger se décline en tous sens, des livres de recettes aux accessoires divers, en passant par les biographies de grands chefs ou les émissions de téléréalité. Si ces produits dérivés vous paraissent indigestes, on ne saurait trop vous conseiller l’excellente anthologie de Ryoko Sekiguchi, qui regroupe des textes d’auteurs japonais connus, moins connus et anonymes autour de la cuisine et de l’art de manger. L’obsession des Japonais pour la nourriture n’est pas nouvelle – il n’est que de voir les films de Hayao Miyazaki ou de lire les romans de Haruki Murakami pour s’en rendre compte. Les textes de ce livre sont de véritables perles, qui montrent tout ce que la gastronomie apporte à la littérature, et inversement. On recommandera en particulier (mais tous les textes sont des délices) « Le Club des gourmets » de Jun’ichirô Tanizaki, dans lequel la cuisine devient une expérience totale, une véritable quête du sublime. Du saké aux sushis, en passant par les champignons vénéneux, le tofu ou les yôkan, de la nostalgie des temps passés à la recherche de la perfection, on parcourt tous les goûts du travail littéraire. Et les textes de Ryoko Sekiguchi, qui reviennent sur les auteurs, les contextes d’écriture et analysent finement les œuvres présentées, assaisonnent idéalement toutes ces plumes gourmandes.
A. B.
En écho
brésil 2013 – Sous le titre « L’année qui ne s’achève pas », Les Temps Modernes (avril-mai-juin 2014, no 678) proposent un dossier substantiel coordonné par Rodrigo Nunes sur l’« état du Brésil » à l’heure de la Coupe du monde de football. Alors que les clichés sont plus caricaturaux que jamais, alors que le peuple du football manifeste contre les excès en tous genres liés à cet événement, alors que la violence est sous régime policier, cet ensemble revient sur les mouvements urbains qui ont éclaté dans plusieurs villes du Brésil en mai 2013. À quoi correspondent ces mouvements diversifiés?? En posant cette question, les auteurs veulent faire comprendre que « mai 2013 » (les mouvements urbains qui ne sont pas près de s’achever) est plus important que « juin 2014 » (la Coupe du monde de foot aura une fin?!).
le musée, sous réserve d’inventaire – Dans sa dernière livraison, la revue Critique (juin-juillet 2014, Éditions de Minuit) passe en revue, comme à son habitude depuis sa création, des ouvrages qui portent sur le devenir des musées, sur le patrimoine, sur les Écrits sur l’art de Malraux ainsi que sur l’Art Project de Google, désormais consultable en ligne (https://www.google.com/culturalinstitute/project/art-project). C’est l’occasion d’interrogations originales sur ce qu’on appelle les « musées monde », dont la signification remonte à Napoléon (ce qui n’a pas grand-chose à voir avec ce que le Louvre fait à Abou Dhabi), sur une patrimonialisation qui se détache de plus en plus des critères artistiques, au risque de partir à la dérive, et sur l’actualité du « Musée imaginaire » version Malraux. La distance critique indispensable est apportée par Roland Recht, qui dénonce avec lucidité et sans esprit polémique inutile aussi bien le projet du Louvre à Abou Dhabi que la patrimonialisation à outrance.
l’esprit des villes 2014 – On connaît la luxuriance des écrits de Thierry Paquot, qui multiplie les variations sur l’habiter, l’urbain et l’urbanité. Toujours soucieux de réconcilier l’urbs et la civitas, toujours désireux de regarder à l’échelle de la planète et de saluer les partisans d’une « mondialisation par le bas », celui qui a longtemps animé la revue Urbanisme vient de créer une nouvelle revue, L’Esprit des villes (L’Esprit des villes 2014, revue annuelle, Éditions Infolio, Genève), qui se veut une « revue-ville » où l’on peut se promener. On retrouve toutes les passions de Paquot, des prismes artistiques, des concepts, des notes de lecture, des utopies, mais aussi des signatures amies, celles de Chris Younès, Sophie Body-Gendrot, Hacène Belmessous, Sylvain Allemand… On attend donc L’Esprit des villes 2015, histoire de poursuivre la promenade…
iran – La revue Vacarme consacre son dossier d’été (juillet-septembre 2014, no?68) à l’Iran depuis la révolution de 1979, au travers de prismes originaux comme la pensée foucaldienne de la révolution ou encore les statistiques démographiques. Elle s’intéresse également à des enjeux politiques majeurs comme la délaïcisation de l’école iranienne, la mobilisation des intellectuels, traditionnels ou non, contre le régime théocratique et les aspirations du mouvement Vert après l’échec démocratique de 2009?: une invitation à repenser l’Iran postrévolutionnaire.
patriotisme – La revue Inflexions (2014, no?26) consacre son nouveau numéro à la question du patriotisme. On y trouve une réflexion sur le lien entre patriotisme et nationalisme à travers l’émergence d’un nouveau patriotisme allemand qui n’oublie pas son passé proche, ainsi que sur les élans collectifs et leurs rapports à la haine. Une mise en perspective et une réflexion sur ce que sont et ce que peuvent être nationalisme et patriotisme aujourd’hui.
espagne – La jeune revue espagnole La Maleta de Portbou consacre son dernier numéro (mai-juin 2014) à l’idée de progrès en démocratie, dans la conjoncture économique actuelle, et aux lignes de fracture dans la société espagnole. On y retrouve également un article de l’économiste Antoni Castells contre l’austérité expansive, ainsi qu’un texte de l’anthropologue et théologien Lluís Duch sur les relations entre religion et politique.
Avis
Dans les mois à venir, nous parlerons des questions géopolitiques et stratégiques?: l’Union européenne est en crise, le centre de gravité du monde se déplace vers l’Asie. Le modèle des relations internationales mis en place après 1945 ne tient plus, pourtant on peine à voir se dessiner les lignes de force d’un nouvel ordre mondial… Nous aborderons ensuite la question des rythmes de vie?: école, travail, comment mieux adapter les rythmes à une époque qui semble vouloir aller toujours plus vite??
- 1.
Voir Joseph Schacht, Introduction au droit musulman, Paris, Maisonneuve et Larose, 1992?; Noël J. Coulson, Histoire du droit islamique, Paris, Puf, 1995?; et Wael B. Hallaq, An Introduction to Islamic Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
- 2.
Voir l’article de H. Redissi sur la constitution tunisienne de 2014, www.esprit.presse.fr, rubrique « Actualités ».
- 3.
Voir Gérard Cholvy, Frédéric Ozanam (1813-1853). L’engagement d’un intellectuel catholique au xixe siècle, Paris, Fayard, 2003.
- 4.
François Jullien, De l’intime. Loin du bruyant amour, Paris, Grasset, 2013.
- 5.
Voir ma critique sur le site d’Esprit, mai 2013 (http://esprit.presse.fr/news/book/critics.php?code=664).
- 6.
Voir par exemple Aaron Lucchetti et Jay Solomon, “Credit Suisse’s Secret Deals”, Wall Sreet Journal, 17 décembre 2009 (http://online.wsj.com/news/articles/SB10001424052748704541004574600032631634884). Les récents démêlés de Bnp Paribas avec la justice américaine montrent bien que ces pratiques n’ont rien d’exceptionnel. Voir Anne Michel, « Violation de l’embargo américain?: la Bnp savait depuis 2006 », Le Monde, 14 juin 2014.