Le logement, à la marge de l’action politique (entretien)
Le logement cristallise bien des aspects de la crise actuelle (insertion, emploi, famille…). Pourtant, il n’est pas considéré comme un sujet politique ; à la veille de l’élection présidentielle, il est nécessaire, selon Christophe Robert de la Fondation abbé Pierre, de sortir ce débat des sphères techniques où il est enfermé, pour en faire un véritable enjeu de société.
Esprit – La question du logement semble être particulièrement sensible en France. En 2009, 56% des Français déclaraient craindre, pour eux-mêmes ou quelqu’un de leur entourage, de finir dans la rue. Ce chiffre est tellement élevé que l’on a du mal à le concevoir comme un reflet d’une situation réelle de précarité, mais il révèle néanmoins une importante angoisse.
Christophe Robert – Le problème du logement est en réalité en train d’émerger progressivement depuis quelques années en France. Cette montée en puissance, particulièrement marquée depuis le début des années 2000, est corrélative à l’élargissement du nombre de personnes victimes de la crise du logement. Le glissement s’est fait très rapidement: avant, elle concernait surtout ceux qui avaient des problèmes sociaux, économiques, d’insertion. Aujourd’hui, les victimes sont aussi les catégories modestes et les classes moyennes inférieures, même si les modalités et l’intensité des conséquences sont différentes. Les rapports de la Fondation abbé Pierre témoignent bien de cette évolution: de la lutte contre l’habitat indigne et pour la protection des plus faibles et des sans toit, nous avons été progressivement conduits à traiter parallèlement l’aveuglement de l’État, la production de logements déconnectée des besoins territoriaux, les difficultés rencontrées par des personnes logées, mais dans des conditions difficiles (coût du logement, surpeuplement…).
En effet, les responsables politiques présentent les choses comme si la société française était composée d’une large classe moyenne qui, bon an mal an, reste sur une perspective ascendante, et de quelques dizaines de milliers de pauvres qui doivent être mis à l’abri. Or, en réalité, le cercle des victimes s’est élargi, et ce sont près de dix millions de personnes, qui, à des degrés différents (impossibilité de changer de logement, taux d’effort de 40% ou plus, logement trop petit), sont touchées par la crise du logement.
Ce glissement, les pouvoirs publics ne veulent pas le regarder en face. Quant aux ménages, ils ne considèrent pas le logement comme une question politique. Chacun subit, s’adapte, en s’éloignant du lieu où il travaille, en réduisant la taille de son logement, en réduisant ses autres dépenses (santé, alimentation). Le grand paradoxe, par rapport à l’enquête que vous mentionniez sur la peur de finir à la rue, c’est que dans le même temps, 90% des Français se déclarent satisfaits de leurs conditions de logement, ce qui reflète bien cette logique d’adaptation. Chacun se dit que, finalement, il ne s’en sort pas si mal par rapport aux autres.
Le logement n’émerge pas comme objet politique parce qu’il n’est pas débattu comme tel. Notre stratégie pour la présidentielle est d’ailleurs de dire ce que l’on pense nécessaire de faire pour résoudre cette crise du logement, mais aussi de faire émerger les questions clivantes, non pas pour créer de la polémique, mais pour faire sortir le débat du cercle restreint des techniciens.
On a l’impression que, dans le domaine du logement, il est particulièrement difficile de raisonner sur des situations moyennes, tant les déséquilibres territoriaux sont importants, entre des zones de tension très forte et d’autres où l’incitation à la construction engendre des déserts au lieu de rééquilibrer l’occupation.
La question du logement est avant tout une question territoriale, et lorsqu’on parle d’un manque global de logements lié à une insuffisance de construction, on se heurte à cette différence réelle de besoins. Cependant, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse, et se concentrer uniquement sur l’Île-de-France ou Paca, car ce serait méconnaître la multiplicité des territoires touchés par la crise. Il y a des différences de situation à prendre en compte. Par exemple, se loger à Paris revient très cher, de sorte que les ménages pauvres et modestes ne peuvent plus se loger, laissant progressivement la place aux seuls riches. En revanche, dans certains territoires, les prix sont plus bas, mais le logement reste un véritable problème au regard de la faiblesse des ressources des populations présentes, qui doivent faire d’importants sacrifices pour conserver un toit.
Il est donc nécessaire, quand on analyse les différentes situations, de croiser la cherté du logement et ce qu’on appelle les « reste à vivre », ce qui reste au ménage une fois soustraites les dépenses de logement (qui incluent les charges, l’énergie…). C’est un enjeu majeur si l’on veut établir une typologie cohérente. De ce point de vue-là, d’ailleurs, les politiques nationales sont souvent en tension avec celles des territoires. Dans les villes, les agglomérations, les intercommunalités, certains se saisissent des outils dont ils disposent pour penser d’autres politiques; l’État non seulement ne les aide pas toujours mais complique parfois la situation (recentralisation, outils de défiscalisation qui produisent une offre aveugle et décalée par rapport aux besoins locaux).
Cela ne veut pas dire qu’il faut pour autant exclusivement s’appuyer sur le local. Certes, personne ne peut nier l’intérêt d’avoir une connaissance des prix, des besoins… Mais, quand on parle de logement et d’habitat, on touche aussi à des sujets qui relèvent de la solidarité, de l’acceptation de l’autre, de la diversité, de la lutte contre les inégalités et l’exclusion. Il est donc nécessaire de pouvoir combattre des maires qui seraient malthusiens ou ne voudraient pas des pauvres des autres. De plus, c’est encore l’État qui dispose des moyens en matière d’aide au logement (Apl, défiscalisation…). Il faut donc revenir aux fonctions régaliennes, mais en renouvelant la manière dont on les utilise. L’un des problèmes est également que lorsque l’État a délégué des compétences, et que ça s’est mal passé, il n’a pas pu reprendre la main.
Outre les inégalités territoriales, il y a également de fortes inégalités de génération dans le domaine du logement. Les distinctions par classe d’âge sont-elles pertinentes?
Dans ce domaine, la question du logement rejoint les analyses plus générales sur les inégalités de ressources, de patrimoine, ou sur le déclassement. Il y a effectivement un décalage entre la part de propriétaires parmi les personnes de plus de 50 ans et la situation des jeunes qui se confrontent au marché. Cela est bien sûr lié à la précarisation du marché de l’emploi, et au fait que les jeunes ciblent les petits logements, souvent plus chers, et payent clairement le prix d’une absence de régulation des loyers. On observe donc un véritable glissement générationnel, mais aussi parfois un saut de génération, lorsque les parents sont eux-mêmes en difficulté, et que ce sont les grands-parents qui aident leurs petits-enfants. Une chose est sûre, et c’est le grand changement survenu au cours des trente dernières années: aujourd’hui, un jeune ne peut pas accéder à la propriété s’il n’est pas aidé par sa famille1.
On remarque aussi que le « tous propriétaires » a fait son temps. La confrontation au marché a fait diminuer les avantages de la propriété aux yeux de nombreux jeunes. En effet, là où il y a eu tromperie dans le slogan de l’Ump en 2007, c’est que le discours ciblait implicitement l’ensemble de la population et donc aussi les modestes. Or, dans les conditions actuelles d’accession, soit on peut être aidé par la famille, soit on ne peut pas accéder à la propriété, sauf si on allonge les délais d’endettement ou si l’on met en place des outils financiers type subprime (ce qui était dans le programme du candidat Sarkozy, et qui a été remis en question par la crise).
Actuellement, les conditions du marché ne sont pas en phase avec la capacité des ménages. Or, comme les responsables politiques refusent de s’attaquer au marché, ça ne peut pas fonctionner. Le fait de pousser à la propriété, de ne pas réguler le marché, de baisser les investissements dans le logement social revient en fait à renvoyer vers la sphère privée les problèmes, à en rabattre la charge sur les personnes, dans un domaine – le logement – qui est pourtant lié à un besoin de première nécessité (avoir un toit).
La Fondation abbé Pierre (Fap) est plutôt associée à l’image de l’intervention d’urgence, à la question des sans-domicile-fixe. Voyez-vous un continuum entre l’hébergement d’urgence, l’habitat social et le marché du logement?
C’est précisément ce que nous avons voulu établir au cours de ces cinq dernières années. Les missions de la Fap sont multiples en tant que bailleur de fonds pour le secteur associatif. Il s’agit d’abord d’aider les plus défavorisés: l’élargissement des catégories de population touchées par la crise rend cette mission encore plus importante. Il faut aussi constater l’importance de l’« effet domino » dans le domaine du logement. Prenons un exemple: imaginons une commune dotée d’une partie de son parc locatif privé de mauvaise qualité. Ce parc remplit une fonction sociale pour ceux qui ne peuvent pas accéder au parc locatif de moyenne norme. Or, ce que l’on a vu au cours des dernières années, c’est que les catégories qui ne sont pas les plus fragiles, se déportent, à cause de la crise, sur ce type de logement. On observe alors un effet domino dans tous les secteurs du logement. Le secteur de l’hébergement d’urgence, qui devrait être un espace interstitiel, devient parfois un parking où l’on place ceux que l’on ne sait pas où mettre, l’hébergement chez les tiers explose, de même que se développe ce que nous appelons la zone grise du logement (recours aux caves, parkings, campings…), comme Robert Castel parle de la zone grise de l’emploi.
En résumé, il ne peut pas y avoir de protection des personnes plus fragiles sans que la politique du logement dans son ensemble ne soit réorientée vers la demande sociale. Autrement, on se cantonne à la charité, la protection, la mise à l’abri, certes nécessaires, mais pas suffisantes.
Récemment, on a aussi vu émerger de nouveaux leviers, comme le levier économique. Le logement devient une carte à jouer pour attirer les entreprises soucieuses de disposer de logements en nombre suffisant pour loger leurs salariés. On parle aussi de ceux qui font vivre la ville mais n’ont pas le droit d’y vivre, les policiers, infirmières, femmes de ménage, contraints de s’éloigner toujours plus, augmentant ainsi leur temps de transport. Certains maires utilisent ces arguments pour faire construire plus de logements sociaux. Cela dit, les forces spontanées de l’entre-soi demeurent très souvent les plus fortes.
S’adapter au social, est-ce renforcer la politique du logement social ou intervenir sur le marché privé?
Les deux ne sont pas exclusifs, ils ont même un impact l’un sur l’autre. Le logement social n’est pas un objectif en soi. Si l’on était dans une logique qui produisait du logement locatif privé à prix abordables en nombre suffisant, on se poserait moins la question du logement social. Comme je l’ai déjà dit, le problème est celui du rapport aux besoins. Le logement social repose sur deux principes: des aides majorées de l’État et des crédits accessibles à des niveaux bas, ce qui génère des loyers peu élevés. C’est une logique intéressante, parce qu’elle permet de loger des personnes durablement, dans des logements de qualité et à des niveaux en dessous du marché.
Néanmoins, il faut aussi établir des nuances: dire « logement social » ne veut pas tout dire. Il y a quatre millions et demi de logements sociaux en France, qui regroupent des types de logements très différents. Parmi les 120000 logements financés en 2010 par exemple, 40000 sont des logements intermédiaires (prêt locatif social, Pls), qui sont de fait inaccessibles au 1, 2 million de demandeurs de logements sociaux. L’offre intermédiaire a bien sûr des raisons d’exister sur des marchés où les écarts entre le social et le privé sont trop grands, mais il reste que le glissement quantitatif est considérable (les Pls n’existaient pas avant 2000). Certaines communes répondent d’ailleurs aux objectifs de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (Sru) en ne construisant que des Pls, ce qui en réalité ne répond pas du tout aux besoins sociaux. La deuxième catégorie de logement social, le prêt locatif à usage social (Plus), devient elle aussi chère pour le public le plus fragile. Il faut toutefois signaler qu’il s’agit ici de la production neuve mais que plus globalement le parc social a tendance à se paupériser; les sortants sont toujours plus riches que les entrants.
Sur la question du marché, la Fap a un peu changé de discours. Il est clair que, dans la situation actuelle, le logement social ne peut répondre à l’ensemble des besoins sociaux du pays. L’intervention sur le marché est donc déterminante. Il ne s’agit pas ici de prendre quelques mesurettes, mais de poser les bonnes questions. À qui sert le foncier, pour qui, dans quelles villes? Le débat sur les prix doit inclure le foncier, la construction, l’immobilier, les loyers en relocation ou en cours de bail, les charges, tout ce qui concerne les coûts du logement. C’est absolument fondamental, puisque ces questions ont un impact sur les ménages mais aussi sur la cohésion urbaine. Actuellement, chaque vente, chaque remise en location augmente un peu plus la ségrégation spatiale.
À côté de l’intervention sur les marchés, il faut aussi poser la question de la construction dans un contexte de forte pénurie de logements (déficit estimé entre 800000 et un million). Mais parler du marché, ce n’est pas prendre position de manière purement idéologique, c’est partir d’une analyse, d’un constat: la flambée des prix (du foncier jusqu’aux charges) produit de réelles violences sociales, à travers le renforcement des inégalités sociales, économiques et territoriales. Il faut donc engager deux dynamiques de manière simultanée: construire et intervenir sur le marché. Puis, il faut se poser la question de l’émergence de nouveaux problèmes liés à la flambée des prix: je pense en particulier à l’énergie, car la précarité énergétique est devenue un problème majeur.
Plutôt que d’adopter une logique radicale, qui ne prônerait que l’expropriation et le blocage des loyers, il nous semble nécessaire de faire prendre conscience à la société des dégâts sociaux, environnementaux, économiques que provoque la crise du logement pour appeler à une politique de régulation offensive des prix. Actuellement, on produit de l’étalement urbain, et on planifie la faillite de certains ménages. On le voit bien si l’on regarde la localisation des nouveaux accédants à la propriété modestes. Émerge une nouvelle catégorie de familles en difficulté, qui ont acheté loin de leur lieu de travail, en zones périurbaines ou rurales, qui sont incapables de continuer à payer leur emprunt, n’arrivent plus à se chauffer, à payer leur deuxième voiture, à entretenir leur logement…
Lorsque nous avons mis en place notre action « Sos taudis » en 2007, qui consistait à aller aider les personnes vivant dans des logements indignes, à solliciter des aides publiques existantes ou à faire des réparations de première nécessité, nous pensions avoir principalement affaire à des locataires du parc privé, or on s’est trouvé face à de nombreux propriétaires occupants.
La question de la propriété est donc ambiguë. Dans les conditions actuelles, dire que tout le monde peut être propriétaire est clairement un leurre. Lancer une politique de développement de la propriété ne peut se faire à n’importe quel prix. Parfois, le prix est trop élevé, pour les personnes (risque d’endettement…) comme pour la société (environnement, ségrégation sociale…). La propriété est un souhait partagé, mais la responsabilité du politique est de ne pas tromper le citoyen sur cette question.
Lorsque Christine Boutin était ministre du Logement et qu’elle a lancé les « maisons à 15 euros par jour », elle s’est rendue en Espagne, pays modèle pour le gouvernement. Or, là-bas, on lui a montré les limites de cette politique du « tous propriétaires », et nombre de ses interlocuteurs ont dit envier le parc locatif social français, qui favorise la décohabitation des jeunes, la mobilité…
Qu’en est-il de la loi sur le droit au logement opposable (Dalo) votée en 2007? Est-elle véritablement efficace, et fait-elle partie des solutions potentielles à la crise du logement?
En premier lieu, il faut se rappeler qu’il s’agit d’un droit de recours, et non d’une filière d’accès au logement social. Au moment du vote, le débat tournait autour de deux interprétations: pour les uns, il fallait attendre que la France soit suffisamment dotée en logements économiquement accessibles pour mettre en œuvre le droit opposable comme un filet de protection; pour les autres, il fallait faire voter la loi immédiatement pour créer un effet de levier. En ce qui concerne la Fondation abbé Pierre, il s’agit d’un droit reconnu aux plus faibles, donc de quelque chose de positif. Cependant, force est de constater qu’à ce stade, l’effet de levier n’a pas fonctionné. On a même observé, depuis le vote de la loi, un retrait des politiques sociales en matière de logement.
Cet outil est donc essentiel pour les mal-logés et les associations, car il fait reconnaître par le droit la responsabilité de l’État en matière de logement, mais sur le plan politique il est resté, à ce jour, peu efficace, en particulier dans les régions les plus touchées par la crise du logement comme l’Île-de-France.
Il faut aussi veiller à ce que cela ne préfigure pas la mise en avant de droits individuels aux dépens de protections collectives ou de réponses politiques. Le législateur comme les responsables politiques ne peuvent se dédouaner de leurs responsabilités en matière de logement en accordant des droits individuels, encore inégalement appliqués, puisque sur un peu plus de 200000 personnes qui ont déposé des dossiers dans le cadre du Dalo, seules 25000 ont été logées suite à une offre de la collectivité. Il y a des dimensions positives, par exemple, localement, lorsque le préfet se fait mettre en faute par les tribunaux administratifs et que les autorités locales décident de se ressaisir des moyens à leur disposition en amont pour éviter les expulsions ou pour sortir les gens de logements insalubres et tenter de réactiver des dispositifs de prévention. C’est aussi une loi qui permet d’entretenir une certaine pression interne sur le système, qui rend visible le problème et fait qu’il est désormais plus difficile d’oublier la question du mal-logement. Un certain nombre d’organisations très revendicatives s’en sont d’ailleurs saisies.
Justement, comment la Fondation abbé Pierre se situe-t-elle par rapport à ces mouvements plus revendicatifs? Vous êtes très engagés dans le dialogue avec les pouvoirs publics, alors que des associations comme Jeudi noir, les Enfants de Don Quichotte ou d’autres adoptent plus volontiers d’autres modes d’intervention.
Nous voyons ces nouveaux mouvements de manière positive, et nous coanimons d’ailleurs le « Collectif des associations unies pour une nouvelle politique du logement », né d’une action des Enfants de Don Quichotte. Il regroupe trois types d’associations: les mouvements citoyens comme Les enfants de Don Quichotte, Jeudi noir, le collectif Les morts de la rue, qui sont dans l’interpellation, et veulent sensibiliser le public à la question des sans-abri et du logement. Ensuite, certaines organisations sont davantage dans la réponse; elles gèrent des centres d’hébergement d’urgence, d’insertion… Enfin, la Fap est en quelque sorte à la croisée des chemins: elle finance des projets à destination des mal-logés, et, par ses rapports, contribue à améliorer la connaissance des problèmes liés au logement tout en interpellant les responsables politiques.
Nous n’avons pas les mêmes méthodes, nous ne tenons pas les mêmes discours, mais nous sommes d’accord sur les fondamentaux. Nous avons d’ailleurs organisé une manifestation commune le 10novembre dernier (en associant les travailleurs sociaux, les syndicats…), ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle: les différents mondes du logement (hébergement, habitat…) se décloisonnent, mais c’est aussi le signe d’une crise profonde qui s’aggrave.
La question du logement est une question persistante, et les politiques publiques en la matière sont conséquentes et durent depuis longtemps. Comment expliquer que, malgré cet enracinement dans la durée, malgré des acteurs bien en place, l’État n’arrive pas vraiment à se sortir de ce sujet?
C’est parce qu’il ne l’a pas pris à bras-le-corps. Aujourd’hui, il n’y a pas de politique du logement ambitieuse. Dans le secteur privé par exemple, il y a une politique de soutien à l’offre, à la production (principalement guidée par Bercy), fondée sur le maintien de l’emploi dans le secteur du bâtiment, avec pour outil principal la défiscalisation (dispositifs Robien ou Scellier). C’est un marché aujourd’hui sous perfusion, une politique qui pousse à un niveau de construction souvent déconnecté des besoins sociaux et territoriaux. Cette déconnexion est renforcée par le fait que le secrétariat d’État au Logement est actuellement séparé du ministère de la Ville.
La logique n’a pas toujours été celle-ci. Après les années 1950, l’effort a porté sur la résorption de l’habitat indigne et les bidonvilles, et la construction des grands ensembles qui sont apparus comme des réponses positives pour ceux qui y sont entrés. Une deuxième phase, pendant les années 1980-1990, s’est concentrée sur la protection des plus faibles (Rmi, loi de lutte contre les exclusions, loi pour le logement des personnes défavorisées). La troisième, dans laquelle on se trouve aujourd’hui, est celle d’une précarisation des ressources (phénomène des travailleurs pauvres) associée à une flambée des prix. Cela crée des problèmes sociétaux considérables, mais les responsables politiques n’ont pas changé de discours. Ils sont encore dans la logique de protection des plus fragiles, sans prendre en compte la précarisation grandissante des classes populaires et moyennes. Certains affirment que le pouvoir d’achat augmente, mais en réalité les dépenses contraintes et préengagées (dont le coût du logement) ont augmenté bien plus vite et qu’au final, cela crée des tensions très fortes dans le budget des ménages.
La politique du logement doit donc s’organiser autour de quatre axes simultanés: la construction, la régulation du marché, la lutte contre la ségrégation territoriale et la poursuite du développement des dispositifs pour protéger les plus faibles.
Tout cela ne peut se faire que si l’on a une véritable politique de la ville. La question de la diversification par l’habitat pour créer une ville qui soit le reflet de la diversité de la société, est fondamentale. L’autre enjeu est que les quartiers populaires jouent un rôle de promotion sociale. Ils peuvent remplir cette fonction à condition que des perspectives en matière d’emploi et un parcours résidentiel soient rendus possibles. Si ce n’est pas le cas, comme cela arrive actuellement, les personnes sont bloquées et « assignées à résidence », et cela conduit à des discriminations non seulement dans le logement mais aussi dans l’emploi.
Même s’il faut garder en tête que l’entre-soi s’opère, naturellement, chez les riches comme chez les pauvres, il faut tout mettre en œuvre pour diversifier l’habitat. Il faut isoler ce qui, dans les mécanismes d’exclusion, renforce cette tendance naturelle. La question de la mixité sociale tient beaucoup au logement. Or, politiquement, le débat n’est pas posé dans ces termes. Le logement produit de l’exclusion, il produit des inégalités. Il faut bien voir que l’augmentation des coûts du logement n’a pas été de même nature pour tout le monde. En vingt ans, le taux d’effort des plus riches a peu augmenté, alors que, pour les plus faibles, il s’est sensiblement accru (jusqu’à 20% d’augmentation pour certaines catégories). On peut véritablement dire que le logement est un nœud: il influence la santé, l’emploi, la famille, l’environnement, le pouvoir d’achat, les perspectives offertes aux jeunes… Si le logement était moins cher, les gens pourraient, par exemple, consommer davantage. C’est ce paradoxe que nous voulons souligner, le fait que le logement est au cœur de nombreux problèmes dont souffre notre société, et qu’il reste pourtant absent du débat politique. C’est notre objectif, justement, de tout faire pour qu’il s’y impose.
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Délégué général adjoint de la Fondation abbé Pierre, au sein de laquelle il a notamment en charge la coordination du rapport annuel sur l’état du mal-logement en France. Il a auparavant travaillé comme chercheur dans les domaines de l’habitat, de la politique de la ville, de l’exclusion et du développement culturel.
- 1.
Voir Luc Peillon, « Les inégalités de patrimoine en pleine croissance », Libération, 24 novembre 2011.