Figures contemporaines du spectacle vivant
Spectacle de rue, festival, installations : le théâtre a disséminé ses formes et ses relations à la salle. Pourtant, les utopies du théâtre populaire n’ont guère réussi à élargir le public et les expérimentations de la mise en scène se sont assagies. Comment retrouver une relation à l’espace de la scène dans le théâtre contemporain ?
La scène théâtrale perdrait-elle de sa vigueur ? Les publics des grands théâtres nationaux semblent moins nombreux si l’on se réfère à l’estimation publiée par le journal Le Monde en janvier 20071. Les cinq théâtres nationaux enregistreraient une baisse de 25 % de leur fréquentation globale durant les saisons 1997-1998 et 2005-2006. La baisse est marquante même si une légère « remontée » est perceptible depuis 20062. Augmentation qui paraît même s’accentuer si l’on en croit les dernières statistiques publiées du ministère de la Culture et de la Communication3. Un diagnostic vient immédiatement à l’esprit : l’écran, le show-biz, les vidéos, les consoles en tous genres semblent installer une concurrence imparable. Cet « affrontement » des scènes irait en défaveur du théâtre. Rien de plus discutable pourtant que les jugements tranchés.
Jamais les pièces n’ont été aussi nombreuses qu’aujourd’hui. Si l’on prend le cas du théâtre privé à Paris, les chiffres sont éloquents :
Entre 1968 et 2008, la capitale a vu le nombre de théâtres doubler et les salles de moins de cent places se multiplier, rive droite surtout… En 1968, on comptait une soixantaine de salles, et une moyenne de 70 spectacles par semaine. Quarante ans plus tard, on dénombre 130 salles environ, et une moyenne de 300 spectacles par semaine, ce chiffre pouvant monter jusqu’à plus de 450 en période pleine4.
Jamais également les artistes amateurs n’ont été aussi nombreux (près de 2 000 troupes). Ce paradoxe mérite attention. Le théâtre aurait sans doute plus de sens qu’il n’y paraît. Ce sens, de surcroît, a changé.
Les champs des arts du spectacle offrent désormais un spectre élargi et diversifié : multiplicité des scènes, éclatement des formes et originalité des lieux investis. Les scènes théâtrales et artistiques prennent des paris risqués et originaux, s’éloignant toujours davantage du théâtre à l’italienne. Devant cet éclatement des pratiques artistiques, quelques tendances peuvent néanmoins être dégagées. La spécificité de la pratique amateur est, en effet, bien tangible, comme l’avancée des scènes aujourd’hui vers le participatif. De nouveaux lieux voient le jour, porteurs d’idéaux et d’ouverture à l’autre que soi. Lieux hybrides destinés à un certain renouvellement de la création, visant à transmettre une nouvelle respiration en direction d’une jeunesse qui n’est pas encore blasée et qui tourne résolument le dos à l’hypnotique écran télévisuel de leurs aînés.
Une contagion de la pratique amateur ?
Si l’on s’en tient aux statistiques récemment publiées, la pratique artistique amateur relevant du spectacle vivant et plus spécifiquement du théâtre touche un Français sur cent. Elle arrive juste après la pratique du chant (3 %), la pratique de la danse (5 %) et après la musique (9 %) soit dans ce dernier cas 4 millions de Français5. La pratique amateur en France reste « juvénile » car elle concerne davantage la catégorie des 15 à 24 ans, quelle que soit la discipline. De plus, il est à noter que les praticiens amateurs fréquentent davantage les spectacles vivants que les non-praticiens. Ce qui montre bien que la réflexion culturelle doit impérativement prendre en compte la manière dont la scène peut offrir des spectacles, la manière dont les amateurs peuvent s’engager dans une pratique.
Nombre d’études ou colloques ont récemment tenté de se pencher sur la pratique théâtrale des amateurs, pratique longtemps négligée, croisant des approches historiques, anthropologiques ou sociologiques6. Cette pratique est importante même si elle demeure difficile à cerner, y compris pour définir le terme. L’amateurisme s’oppose traditionnellement au professionnalisme. Plus encore dans le domaine théâtral. Aujourd’hui, la professionnalité dans le métier de comédien est liée à la représentation collective d’un métier. Elle passe nécessairement par son affirmation identitaire. Faut-il en déduire qu’il existe deux formes de théâtre ?
Les années 1980 ont sans aucun doute accentué les distances : professionnalisation croissante du secteur théâtral, diminution des subventions publiques en faveur de l’éducation populaire, développement d’une politique de l’excellence menant au rejet de « l’amateurisme7 ». Deux champs existent que séparent encore le social et l’économique : la pratique théâtrale amateur tend à s’inscrire dans la sphère des loisirs alors que la pratique théâtrale professionnelle réglementée par le code du travail implique une autre gestion du temps, une autre contrainte administrative et l’obligation d’une rémunération8.
Le théâtre amateur a, en retour, une spécificité qui mérite notre attention. Il se développe selon des codes qui lui sont propres. S’appuyant sur d’autres modes de production, il tend à s’écarter de l’impératif économique de rentabilité. Réorganisant la sphère des loisirs et du travail, il signifie également d’autres modes de représentations théâtrales, une frontière plus poreuse entre imaginaire et réalité. L’étude menée par un laboratoire du Cnrs9 est à cet égard éclairante. Elle montre que ces différences ont des conséquences sur le contenu artistique lui-même, le choix du répertoire par exemple. Contrairement au répertoire professionnel, ce sont davantage les comédies et moins les tragédies qui sont retenues. Autre singularité : les pièces jouées sont, pour un grand nombre, des adaptations de romans ou de nouvelles. Nouvelle originalité encore : sont proposés plutôt de petites formes et des montages inventifs, d’où une grande porosité des formes dramatiques. S’y ajoute la médiation d’autres disciplines artistiques comme l’art plastique, la danse ou la musique. Enfin, les représentations connaissent une programmation plus limitée dans le temps. Ces caractéristiques inhérentes à la pratique amateur du théâtre concourent à son succès. L’engouement pour la pratique théâtrale ne s’est, en effet, jamais démenti. Elle demeure une « passion partagée par des milliers d’enseignants, retraités, femmes au foyer ou fonctionnaires10 ».
Reste que pour les amateurs comme pour les professionnels, le thème de la formation est devenu central11. Plusieurs associations ont un rôle très actif en ce sens et mènent un certain nombre de réflexions comme le fait la Fédération nationale des foyers ruraux (Fnfr), ou encore la principale fédération du théâtre amateur, la Fédération nationale des compagnies de théâtre et d’animation (Fncta) qui compte près de 14 000 compagnies et quelque 19 000 licenciés. La Fncta, qui a fêté ses 100 ans il y a près d’un an, rassemble ainsi ceux qui partagent cette passion du théâtre (avec une mise en réseau des connaissances et des expériences), diffuse de l’information consacrée au théâtre amateur et propose des formations aux comédiens. Les pratiques amateurs prennent alors tout leur sens en tant que terrain d’expression privilégié pour un ensemble de participants culturellement et socialement variés, moyen d’affirmation ou de construction résolument autre. Le jeu dramatique y participe tout à la fois de la construction identitaire12 et du jeu social. Le phénomène est central : le jeu se focalise sur le travail personnel. Non plus la scène comme visée première, par exemple, non plus l’atteinte d’un spectateur éventuel, mais l’action sur soi, le jeu avec son propre personnage, les effets psychologiques ou sociaux qui peuvent en résulter. Lorsque le théâtre se fait pédagogie, les modèles d’une scène professionnelle destinée à un spectacle particulier s’effacent pour faire place à une autre visée.
Il existe ainsi une grande diversité de théâtres amateurs. Rien ne serait plus faux que de les considérer comme les héritiers du théâtre de patronage. Ils ont une vigueur et une inventivité qui irriguent les pratiques culturelles d’un public élargi.
Nouvelles pratiques : des performances au théâtre participatif
Si les pratiques amateurs ont un nouveau visage, les pratiques professionnelles également. Il faut insister sur ce renouvellement du spectacle. Mai 68 a sonné le glas de « la culture bourgeoise et gaulliste » avec l’occupation du théâtre de l’Odéon et a entraîné le renouvellement des scènes et des dispositifs scéniques. Le spectacle s’est alors avéré être partout, dans la rue, dans les usines. Changement de perspective. Sur scène, les spectateurs sont invités à rejoindre les acteurs du Living Theatre dans Paradise Now au festival d’Avignon pour ne former qu’« un seul corps aimant13 ». Le spectacle présente alors une série de tableaux tendant à induire « un état psychique et émotionnel de rébellion14 ». Ce que favoriserait l’intense implication corporelle : provoquer le spectateur, l’atteindre quasi physiquement, le « commotionner ». Scènes inventives avec ce théâtre du corps et du cri, dans la lignée du théâtre d’Antonin Artaud. Ce théâtre se voulait aussi théâtre de guérilla, préparant la révolte. Julian Beck l’affirmait avec ses formules chocs : « […] en changeant le théâtre il s’agit de changer le monde […]15. » Plus précisément, le but est « de servir les besoins du peuple16 ». L’ambition est alors de brandir une perspective politique, un projet de changement lié à un contexte jugé particulier, celui des bourgeoisies et des États dominants dans la seconde moitié du xxe siècle17.
Jerzy Grotowski avait déjà proposé en 1966 des scènes expérimentales. Le prince Constant d’après Calderon, qu’il mit en scène au théâtre de l’Odéon, a marqué des générations entières par la violence inouïe et maîtrisée jaillissant des gestes des comédiens. Autant de nouvelles pratiques, de nouvelles approches du travail corporel. Ce renouvellement des scènes théâtrales inaugure bien d’autres questionnements tel celui de l’espace. Il invite à interroger de nouveau les rapports scène/salle et acteur/spectateur, induisant de nouvelles formes de participation et de circulation. C’est le cas notamment, en 1970, avec le spectacle 1789 La Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur d’Ariane Mnouchkine et du théâtre du Soleil18, spectacle qui voulait révolutionner l’espace théâtral et abolir la distance entre acteurs et spectateurs. Or sortir des « limites de la scène à l’italienne » induit bien d’autres changements, comme celui d’accorder un rôle plus actif aux spectateurs. Cette participation est à l’œuvre également dans Orlando Furioso d’après L’Arioste, mise en scène par Luca Ronconi au pavillon Baltard, la même année 1970. Reconstitution flamboyante sur le modèle des théâtres de marionnettes siciliennes. Spectacle marquant qui atteint « l’apogée du mythe de la fête et de la participation19 ». Les spectateurs se déplacent librement entre six aires de jeu simultanées avant d’être entraînés par les acteurs dans un labyrinthe grillagé. La confusion est à l’œuvre : l’aire de jeu vole en éclats et n’est plus contenue. Gigantesque carnaval qui déploie les signes de la fête populaire jusqu’à la démesure. Cela ouvre des perspectives transgressives où une place importante est laissée au désir, au mélange, à l’excitation.
Sortir de la scène à l’italienne avait pour effet immédiat de mettre à distance le théâtre institutionnel dont on dénonce alors le fonctionnement20. Dans le cas du théâtre du Soleil, ce projet s’appuie sur « une autre organisation du travail fondée sur une pratique utopique de groupe qui s’offre comme essai d’un programme de société autogéré21 ». Projet artistique et projet politique sont mêlés comme le souligne Jean-François Dusigné, ancien acteur de la compagnie devenu professeur :
L’exigence artistique met en valeur cet aspect utopique du projet de création collective qui guide le travail de la compagnie22.
Cette abolition des distances a pour autre effet immédiat de concrétiser le refus du traditionnel « quatrième mur », séparant scène et salle. Dans cette perspective, de nombreuses expériences théâtrales ont su proposer d’autres types de mises en rapport entre le spectacle et le public, d’autres inventions. Plus rien de festif pourtant ici. Les scènes se sont réorganisées dans la diversité, le multiple a primé, loin en revanche des pratiques fusionnelles et des utopies du passé. Une explosion demeure. Elle est favorable aux individualismes plus qu’aux révoltes ou aux transgressions.
Comme l’indique Claude Régy, les espaces scéniques se sont diversifiés depuis le théâtre en rond, en carré, frontal, bifrontal, trifrontal23. D’où l’apparition de nouveaux espaces théâtraux qui diffèrent d’une pièce à l’autre, d’un lieu à l’autre et cessent de s’organiser selon l’ancien modèle des théâtres à l’italienne, à l’esthétisme daté. S’appuyant sur d’audacieuses scénographies, ces expériences réorganisent alors l’aire de jeu en la remodelant24. C’est le cas, par exemple, avec l’utilisation du dispositif bifrontal où les spectateurs sont face à face, dispositif repris plus récemment dans Les Éphémères d’Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie de Vincennes en février 2007. Les acteurs évoluaient alors au milieu de la scène sur des sortes de plateaux tournants poussés par des machinistes, les spectateurs étant situés de part et d’autre.
Une évidence s’impose : si comme on nous le répète inlassablement, nous sommes entrés dans l’ère du théâtre postdramatique25, c’est paradoxalement loin d’être un appauvrissement. D’autant qu’émerge de manière simultanée tout un foisonnement de formes esthétiques différentes qu’ont su inventer les professionnels de ce secteur26. Ce sont des pratiques, des territoires, des particularismes, des métissages nouveaux qui ont contribué à renouveler la création, tels ceux liant le théâtre, la danse, le cirque et les multimédias. Cette diversification des esthétiques et des recherches artistiques ajoute de nouvelles dynamiques à la scène et génère des œuvres « protéiformes27 ».
Deux tendances décisives se dégagent de cette effervescence
L’évolution de la création contemporaine est sensible, déclinant les arts et s’appuyant sur leur décloisonnement. De cette effervescence naissent des « expérimentations », de nouvelles données pour la création. Deux grandes tendances peuvent néanmoins apporter une lecture possible du phénomène. Première tendance : l’association intime entre le théâtre et des pratiques qui en étaient traditionnellement distinguées. C’est notamment le choix de Christophe Huysman et de sa compagnie Les Hommes penchés. Cet artiste, reprenant la tradition itinérante des spectacles, crée une sorte de laboratoire portatif. Sa dernière pièce Le Mâtitube28 s’articule autour d’un mât accroché avec un contre-poids, figurant à la fois les images du corps libéré de toute apesanteur et celles d’une parole libre. Définie tour à tour comme une pièce tout terrain pour trois acrobates, une sorte de pièce de place publique, un manège parlant ou, encore, une expérience plastique et sonore, Mâtitube défie les définitions et les limites29 :
Il s’agit de travailler le squelette de la langue et des corps, opter pour une mise en scène d’une colonne vertébrale malmenée. Travailler le corps malmené, le corps qui glisse. Ce serait notre colonne, une découpe entre l’espoir vertigineux de joindre l’injoignable, l’entre-deux étroit et la rythmique complexe des hommes qui restent les pieds sur terre30.
Cette mise en scène du corps malmené et mis à mal rejoint bon nombre de performances contemporaines.
Seconde tendance émergeante : l’exploration de nouvelles pistes, l’invention d’autres expériences dont celles impliquant le plus étroitement les spectateurs. C’est le cas des « souffleurs performeurs » qui, au fil des rues, investissent les villes, se livrant à un étrange manège. Tout habillés de noir, ces artistes soufflent à l’oreille des passants31 et « proposent une métaphore poétique du flux informatif anonyme en chuchotant dans les oreilles des hommes à l’aide de cannes creuses (les rossignols32) des secrets poétiques, philosophiques et littéraires33 ». Mettant en exergue de leur performance la phrase de Novarina, « Expirer et surgir sont un seul geste », ces commandos poétiques murmurent des extraits poétiques ou des bouts de littérature construisant ainsi des instantanés éphémères et poétiques. Ce travail sur les « apparitions/disparitions » élabore un étrange ballet où les passants sont tour à tour interloqués et séduits par une pluie de mots, de citations en français, japonais, arabe, ou espagnol. Repris à San Francisco, et aux quatre coins du monde34, cette performance nommée la « Confidence des oiseaux de passage » est saluée par les critiques35.
Cette volonté de prise à parti des spectateurs peut aller plus loin et se muer en théâtre participatif. Tel est le cas de l’expérience développée par la compagnie anglaise Rotozaza36. Mettant en place un théâtre minimaliste et intimiste, ils transforment les spectateurs en acteurs dans Étiquette, une performance sans répétition qui nous apporte une vision inédite d’un théâtre portatif, in situ à la portée de tous où chacun peut devenir acteur. Ce qui surprend, c’est la disparition des frontières entre public et performers :
Mais si la limite entre le public et les acteurs semble trouble, le nouveau spectacle de Rotazaza, Étiquette, créé avec le pionner des médias numériques Paul Bennun, l’efface complètement37.
Prenant place de part et d’autre d’une table, deux spectateurs se font face. Une étrange cérémonie commence où la table figure le plateau de théâtre tracé à la craie et les spectateurs devenus acteurs ne connaissent pas encore leur texte. Paroles, textes et actions sont alors dictés par une voix émanant d’un casque et sont interprétés par les spectateurs-acteurs, chacun devenant tour à tour regardeur et regardé. Cette exploration du direct semble effacer les frontières et même les nier. Autant de performances repoussant les limites mêlant acteurs et spectateurs. Tel est encore le cas du cycle de pièces intitulé Tragédies romaines38, trois pièces de Shakespeare montées par Ivo van Hove en néerlandais surtitré, lors du festival d’Avignon 200839. Au bout de vingt minutes la scène est déclarée « ouverte » et l’on peut y déambuler, s’asseoir à côté des comédiens en train de jouer, consulter son courrier électronique sur un ordinateur mis à disposition. Des caméras braquées en permanence sur les comédiens permettent de suivre le fil du spectacle. Une autre circulation anime de façon simultanée et parasitaire l’assistance qui bouge à son gré. Or, paradoxalement, le théâtre semble ressortir renforcé de cette épreuve et le public reste à distance car il n’entre jamais dans le cœur du spectacle.
De nouveaux lieux culturels pour un art vivant
L’enjeu et l’originalité de ces pratiques bouleversées sont aussi de promouvoir de nouveaux espaces de rencontre et de représentation. D’emblée, les nouveaux lieux culturels émergeants pointent leur originalité. Ils ne sont plus exclusivement dédiés aux arts de la scène et se démarquent également des « maisons de la culture » chères à Malraux. Zones réinvesties par d’autres exigences ou friches, ils sont les témoins d’un passé dont on a fait table rase. La force de ces lieux vient de la réorganisation de leurs espaces qui tendent à s’intégrer dans le paysage urbain. En prise directe avec la société, ils se veulent alors lieux de rencontres et d’échanges. C’est le cas notamment avec « Le Centquatre rue d’Aubervilliers », anciennes pompes funèbres de Paris, construit dans le 19e arrondissement ou encore « Le Lieu Unique-Crdc, scène nationale de Nantes40 », lieu culturel de la ville installé dans l’ancienne biscuiterie LU. Conçus sur le modèle des friches industrielles françaises ou berlinoises, ils se transforment en lieux « alternatifs » offrant un métissage de disciplines artistiques – performances, arts plastiques, photographie, danse postmoderne. Ils ont pourtant leur spécificité. Ainsi le Centquatre rue d’Aubervilliers n’est pas conçu comme « lieu de diffusion mais un lieu qui fera éclore le temps fragile de la création41 ». Tout à la fois passage couvert entre la rue d’Aubervilliers et la rue Curial, salle polyvalente de spectacles et de concerts, lieu d’expositions, résidences artistiques, maison d’édition, le Centquatre offre un visage polyvalent à ses riverains semblant vouloir relever le défi de devenir le ferment incontournable de la création contemporaine parisienne, une ruche hybride et effervescente. Cet espace de 39 000 m2, dépassant les frontières entre les arts, cherche le plébiscite également d’autres publics tant spectateurs que passants ou simples curieux. Il atteste du choix d’une nouvelle dynamique dans le paysage des arts vivants.
Autre exemple frappant à Nantes encore avec la réhabilitation des hangars des anciens chantiers navals, devenus galerie d’expositions montrant le processus de création de drôles de machines imaginées par François Delarosières et Pierre Orefice : un surprenant bestiaire marin et animal proche des univers de Jules Verne et de Léonard de Vinci s’installe au cœur du théâtre de rue.
D’où une multiplicité des destinations. Ainsi dans Le Lieu Unique de Nantes se côtoient tout autant la librairie Vent d’Ouest – qui rassemble un fonds autour de l’art contemporain, la danse et le théâtre –, un bar-restaurant, un hammam, des salles de concerts, des expositions ou des spectacles où le théâtre n’est pas seul convoqué, et la tour LU qui se visite, équipée d’une drôle de machine nommée « le Gyrorama ». Ainsi, en place et lieu de l’usine de fabrique de biscuits c’est un centre d’arts atypique qui a réhabilité les lieux.
Souvent situés dans des quartiers populaires fragilisés et paupérisés, ces lieux culturels mettent en œuvre de nouveaux processus de socialisation, de nouvelles dynamiques. Ainsi, « en investissant ces bâtiments abandonnés de nouveaux usages, de nouvelles pratiques42 », les occupants réinvestissent les lieux, leur insufflent une nouvelle respiration. Les projets qui y sont mis en œuvre ne questionnent pas seulement le domaine culturel mais « réenchantent » des territoires jusqu’alors désenchantés.
Ce même militantisme est à l’œuvre dans le pari révolutionnaire et politique du metteur en scène Gwenaël Morin, aux Laboratoires d’Aubervilliers, rue Lécuyer. Ce lieu d’expérimentation artistique est installé depuis 1993 dans une ancienne usine de roulement à bille, située dans un quartier déshérité de Seine-Saint-Denis. Son projet mis en place depuis janvier 2009 est inédit : il s’agit de s’installer pendant un an dans ce quartier proche de la station Quatre Chemins et classé zone urbaine sensible, et d’y jouer gratuitement tous les soirs, dévoilant le travail du comédien rôdant chaque représentation. Le metteur en scène insiste : ce qui l’intéresse c’est « de voir comment on peut créer un public et sortir le théâtre de sa condition de produit de consommation pour élites blasées […]43 ». Il précise encore : « […] je ne revendique pas la gratuité comme un modèle mais, incontestablement, elle transforme la relation du spectateur à l’objet artistique : il peut revenir plusieurs fois par exemple44. » En ce sens, un lien se crée avec le spectateur, pouvant choisir de voir chaque pièce plutôt que de faire un choix entre l’une et l’autre. Une porosité des relations s’instaure alors entre cet espace atypique et la ville d’Aubervilliers, porosité prolongée encore grâce aux ateliers de transmissions mis en place chaque matin par les comédiens à destination des habitants. Jouer, répéter et transmettre, ces comédiens ont choisi de rendre concret leur rêve caressant l’utopie de vouloir changer le monde, même s’ils ont parfois l’impression d’« être des Don Quichotte, partant à l’assaut des moulins avec des épées de bois45 ».
Finalement, il semble que tous ces nouveaux lieux, à l’image des friches industrielles, prennent place dans une problématique d’intégration au paysage urbain46. Tournés résolument vers l’interdisciplinarité et le Work in progress, ils mettent en lumière les gestes des artistes. Ils ne sont plus saisis alors comme de simples lieux de programmation mais davantage comme lieux de passage pour la création, comme matrice de relations entre artistes en résidence et un quartier, entre les publics.
Après le théâtre de scène
Le théâtre d’aujourd’hui a rompu avec la tradition. Le théâtre de texte laisse de plus en plus la place à des formes hybrides faisant appel à d’autres disciplines artistiques. Il a changé son rapport au public. Le projet festif d’un théâtre rapprochant de manière fusionnelle acteurs et spectateurs a connu un sommet avec 1789 d’Ariane Mnouchkine ou Orlando Furioso de Luca Ronconi dans les années 1970. Ces deux derniers spectacles, en affirmant la primauté du public comme acteur, marquaient les esprits sur un même malentendu, celui de la fête et de la participation portées à son apogée47, mythe qui ne put que décliner48. Quête d’un théâtre essentiel où il s’agissait pour le théâtre du Soleil avec des spectacles comme L’âge d’or de « créer une fête sereine et violente en réinventant les principes de théâtres populaires traditionnels49 ». Un tel projet a révélé ses limites – celles de rendre confus un territoire, aux dépens de la scène – de prendre « le risque de ne plus distinguer l’artiste et l’auteur, la performance et l’art50 ». Si la fête demeure, elle a changé de visage au théâtre et l’improvisation n’a plus cours, les spectateurs peuvent suivre le spectacle sans plus entrer dans le jeu. Les agitateurs d’hier sont devenus des notables reconnus, et la Cartoucherie une institution.
Est-ce un nouveau cycle esthétique qui s’amorce ou le signe d’un déficit de collectif quand l’intime, l’univers personnel, la référence sensible ou corporelle semblent l’emporter sur tout engagement collectif ? Si l’affirmation de la singularité de l’artiste marque les manières de faire et les discours, des projets d’ouverture au plus grand nombre restent présents, renforcés par une attente du public, qui est lui-même, par la pratique amateur, informé et actif.
- *.
Centre Edgar Morin, Ehess/Cnrs.
- 1.
Nathaniel Herzberg, « Les théâtres nationaux se vident », Le Monde, 19 janvier 2007.
- 2.
Une légère hausse des entrées est enregistrée pour les théâtres nationaux passant de 618 037 entrées en 2005-2006 à 685 877 entrées pour l’année 2006-2007. Voir Jeannine Cardona et Chantal Lacroix, Statistiques de la culture chiffres clés 2008, Paris, Deps, Ministère de la Culture et de la Communication/La Documentation française, 2008, p. 126.
- 3.
Cette même hausse se confirme avec 705 125 entrées pour l’année 2007-2008. Voir Chantal Lacroix, Statistiques de la culture chiffres clés 2009, Paris, Deps, Ministère de la Culture et de la Communication/La Documentation française, 2009, p. 126.
- 4.
Brigitte Salino, « Théâtres à Paris : explosion de l’offre en quarante ans », Le Monde, 17 mai 2008.
- 5.
Source : Enquête Pcv des Français en 2003 (Insee), citée par Catherine Lephay-Merlin, « Les publics du spectacle vivant », Repères Dmdts, n° 4, février 2008, p. 7. Le document est consultable sur http://www.dmdts.culture.gouv.fr/
- 6.
On peut citer en ce sens le Théâtre des amateurs, un théâtre de société(s), actes du colloque international des 24-26 septembre 2004, Rennes, Théâtres en Bretagne Le Triangle, 2005 ; Marie-Madeleine Mervant-Roux (sous la dir. de), Du théâtre amateur. Approches historiques et anthropologiques, Paris, Cnrs Éditions, 2004 ainsi que Fabien Bergès, Théâtre amateur, théâtre professionnel : concurrences ?, mémoire de maîtrise en sociologie.
- 7.
Laurent Fleury, « Généalogie d’un théâtre “sans qualités”. Le théâtre amateur, l’Éducation populaire et l’État culturel », dans M.-M. Mervant-Roux (sous la dir. de), Du théâtre amateur. Approches historiques et anthropologiques, op. cit., p. 62.
- 8.
Gaelle Redon, Sociologie des organisations théâtrales, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 21 sq.
- 9.
M.-M. Mervant-Roux, « D’autres rapports avec le texte, les modèles dramatiques, les modes et les mots dans la mise en scène amateur », le Théâtre amateur, quel répertoire ? [journée d’étude du 30 novembre-1 décembre 2001], Paris, Nouvelles écritures théâtrales, 2002, p. 21.
- 10.
Florence Amalou, « Contraintes et plaisirs du théâtre amateur », Le Monde, 18 octobre 2007.
- 11.
On peut lire en ce sens l’article de Patrice Bigel et Sylvie Roques, « La question des amateurs et des professionnels », Communications, 2008, n° 83, p. 105-113.
- 12.
Injep, « Les pratiques artistiques et culturelles des jeunes : mieux connaître pour mieux accompagner : continuité et/ou ruptures ? », De l’hiver à l’été, n° 8, 6-7 février 2007.
- 13.
Colette Godard, « Banissons les applaudissements, le spectacle est partout ! », Télérama, n° 3037, 26 mars 2008, p. 30.
- 14.
John Tytell, The Living Theatre: Art, Exile and Outrage, New York, Grove Press, 1995, p. 227-228.
- 15.
Julian Beck, la Vie du théâtre, Paris, Gallimard, 1972, p. 8.
- 16.
Ibid., p. 81.
- 17.
Sylvie Roques et Georges Vigarello, « Enjeux et limites des performances », Communications, 2008, n° 83, p. 172 sq.
- 18.
12 novembre 1970 : 1789, création collective du théâtre du Soleil, mise en scène d’Ariane Mnouchkine, décor de Roberto Moscoso, costumes de Françoise Tournafond, Piccolo Teatro de Milan.
- 19.
C. Godart, le Théâtre depuis 1968, Paris, Jean-Claude Lattès, 1980, p. 48.
- 20.
Entretien d’Ariane Mnouchkine, « En plein soleil », Fruits, n° 2-3, juin 1984, p. 212.
- 21.
On peut lire en ce sens l’article de Georges Banu, « Le travail théâtral, laboratoire utopique », le Théâtre, sorties de secours, Paris, Aubier, 1984, p. 28.
- 22.
Jean François Dusigné, « Ariane Mnouchkine en marge de l’institution », dans le Théâtre d’art, aventure européenne du xxe siècle, Paris, Éditions théâtrales, 1997, p. 273-280.
- 23.
Claude Régy, « Le théâtre qu’on fait dépend du lieu où on le fait », Théâtre/Public, n° 177, 2005, p. 11.
- 24.
On peut lire en ce sens Anne Ubersfeld, Georges Banu, l’Espace théâtral, Paris, Centre national de la documentation pédagogique, 1992.
- 25.
Marie-José Mondzain et Hans-Thies Lehmann, « Quelle éthique, esthétique et politique de la représentation ? », dans Nicolas Truong (sous la dir. de), le Théâtre des idées, Paris, Flammarion, 2008, p. 370 sq.
- 26.
Depuis le théâtre-laboratoire et expérimental, le théâtre de rue avec la compagnie du Royal de luxe, le théâtre itinérant comme celui que propose le Footsbarn Travelling Theatre, le théâtre-danse, la Stand-up Comedy, le théâtre de boulevard, les théâtres contemporains, les théâtres de répertoire jusqu’aux autres formes mixtes des arts vivants comme le cirque itinérant tel avec le cirque Plume. On peut lire en ce sens les pages consacrées à la stand-up comedy par Olivier Mongin, De quoi rions-nous ? Notre société et ses comiques, Paris, Plon, 2006, p. 72 sq.
- 27.
C’est ce que montre Marie-Christine Lesage à propos de l’analyse de spectacles de Robert Lepage (ex-Machina), Denis Marleau (théâtre Ubu) et Élizabeth Lecompte (Wooster Group), dans « Théâtre et intermédialité : des œuvres scéniques protéiformes », Communications, 2008, n° 83, p. 141-155.
- 28.
Repris à Paris dans le cadre du festival Quartier d’été.
- 29.
http://www.leshommespenches.com
- 30.
Propos de Christophe Huysman sur le site de la compagnie.
- 31.
Cathy Blisson, « Souffleurs de secrets », Télérama, 28 mai 2008, n° 3046.
- 32.
Les rossignols sont des tubes en carbone, en fibre de verre et en carton. La longueur d’un « rossignol » est d’environ 1, 80 m.
- 33.
http://www.les-souffleurs.fr/html/pframepresse.htm
- 34.
Au Mexique, à Bruxelles, en Jordanie, dans les territoires palestiniens, Israël, Paris et ses provinces.
- 35.
“What the French Are Obsessing about Les Souffleurs”, France Today (San Francisco), mai 2006.
- 36.
Silvia Mercuriali et Anthony Hampton fondent Rotazaza en 1998 en Grande-Bretagne. Leurs performances ont été proposées en Europe à Milan, Paris et New York. Voir leur site www.rotazaza.co.uk
- 37.
Jason Zinoman, “Rotazaza: When the Audience Is also Star”, International Herald Tribune, 15 août 2007.
- 38.
Tragédies romaines (Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre) de Shakespeare, mise en scène d’Ivo van Hove, jouées au gymnase Gérard-Philipe à Avignon, juillet 2008.
- 39.
René Solis, « Marathon romain », Libération, lundi 14 juillet 2008, p. 23-24.
- 40.
Le Lieu Unique, scène nationale de Nantes, quai Ferdinand-Favre, 44000 Nantes, voir www.Lelieuunique.com
- 41.
A.-M. F., « Une ruche hybride-Le Centquatre, passage des arts », Libération, samedi 11 et dimanche 12 octobre 2008, p. 11.
- 42.
Marie Vanhamme et Patrice Loubon, Arts en friche. Usines désaffectées : fabriques d’imaginaires, Paris, Alternatives, 2001, p. 10.
- 43.
Fabienne Darge, « Quartiers sensibles au théâtre », Le Monde, 20 février 2009.
- 44.
Fabienne Darge, « Quartiers sensibles au théâtre », Le Monde, 20 février 2009.
- 45.
Ibid.
- 46.
On peut lire en ce sens le travail réalisé à la Manufacture de Mai à Marseille et l’article de Boris Grésillon et Claire Bénit, « Des tabacs à l’art contemporain. La réhabilitation de la manufacture de la Belle de Mai et ses conséquences dans le quartier », dans Industries en Provence, n° 10, décembre 2002, p. 20-24.
- 47.
Alfred Simon, « La scène, la piste, les tréteaux : un triptyque fondateur », Esprit, mars-avril 2002, p. 79 sq.
- 48.
C. Godart, le Théâtre depuis 1968, op. cit., p. 5 et 48.
- 49.
Texte programme de L’âge d’or, Paris, Stock, coll. « Théâtre ouvert », 1975, p. 13.
- 50.
Olivier Mongin, « Le théâtre, la scène, la fête et la société des écrans », Communications « Théâtres d’aujourd’hui », n° 83, p. 233 sq.