Une perspective extrême-orientale
Le bouddhisme est parfois perçu comme une sagesse nihiliste. Or l’œuvre du penseur japonais Keiji Nishitani, qui s’articule justement autour de la notion de nihilisme, montre bien que celle-ci est un produit de notre époque, de notre modernité, ce dont la catastrophe de Fukushima a été la tragique métaphore.
Le bouddhisme passe encore aujourd’hui, aux yeux de beaucoup d’Occidentaux, pour une religion ou une sagesse « nihiliste ». Cette idée ne correspond pas à la réalité. J’aimerais évoquer ici, à titre d’exemple, le nihilisme dans la pensée de Keiji Nishitani (1900-1990), de l’école de Kyoto, dont l’œuvre s’articule autour de cette notion. Sa pensée acquiert une signification particulière lorsqu’on la relit sur le fond de la tragédie récente de Fukushima. Celle-ci est comme une métaphore de notre époque : toute notre civilisation ne fonctionne-t-elle pas comme une gigantesque centrale nucléaire, mue par la volonté de puissance, risquant la destruction de la vie humaine et de l’environnement, aux seules fins de la croissance la plus rapide possible de la production et du capital ? Aucune limite ne peut être fixée à l’avidité, à la voracité infinies de l’humanité capitaliste. Et la nucléarisation de notre production d’énergie en est le témoin.
La centrale nucléaire apparaît en outre comme la négation symbolique, l’annihilation de la beauté exquise que l’esthétique japonaise a traditionnellement développée dans son art : ses jardins zen si inspirants, ses arrangements floraux si délicats, sa musique intemporelle, son architecture minimaliste de la période d’Edo, son sens de la vénération dans les sanctuaires Shintô, dédiés aux nombreux dieux qui habitaient jadis l’archipel et le protégeaient, dans un passé de plus en plus reculé – mukashi, ô mukashi, « il y a très, très longtemps », comme nous le raconte le Kojiki, « Le récit des choses anciennes ».
La menace nihiliste est intérieure
Pour Nishitani, la plus grande menace ne se trouve pas à l’extérieur de notre civilisation, mais à l’intérieur, en son cœur même. Si nous voulons être sauvés, il s’agit littéralement de changer notre cœur, en un sens quasi religieux, par une conversion qui nous fera nous détourner de l’idéologie de la croissance infinie et nous engager dans le sens d’une éthique de la responsabilité. La dynamique d’une telle conversion, ou retournement, est celle dont Nishitani a voulu développer la logique dans sa philosophie de « l’auto-dépassement du nihilisme », fondée sur sa réinterprétation du lieu nishidien et de la lecture heideggerienne de Nietzsche.
Pour lui, une tragédie comme celle de Fukushima apparaîtrait comme le type de situation extrême qui met en mouvement la quête philosophique, laquelle ne naît pas du thaumazein grec (l’émerveillement devant les beautés du cosmos), mais de l’épreuve vécue contemporaine du nihilisme (lequel est proche d’une destruction du cosmos) : d’abord identifié tant avec l’invasion des traditions japonaises par le matérialisme et la technologie qu’avec l’impérialisme agressif de l’Occident moderne, ce nihilisme a été compris plus tard selon une interprétation plus nettement ontologique.
Selon Heidegger, la catastrophe nucléaire n’était que l’extrême conséquence d’une catastrophe métaphysique qui avait déjà eu lieu, à savoir la montée du nihilisme, laquelle induisait la destruction de l’essence des choses par leur objectivation techno-scientifique. Nishitani, quant à lui, décrit l’expérience japonaise de cette catastrophe métaphysique en donnant une définition de son essence : le nihilisme est le désespoir dû à l’effondrement des valeurs et à la perte de tous les repères éthiques et religieux, c’est la stérilité d’un positivisme scientifique qui détruit toute spiritualité. L’existence historique d’un peuple et de chacun de ses membres a perdu ses fondements spirituels, les valeurs morales, métaphysiques et esthétiques sont détrônées, et la totalité de la vie sociale et historique s’est détachée de ses fondations. Le sol historique a été ébranlé et il est désormais en train de s’effriter sous nos pieds, s’ouvrant sur un abîme sans fond, causant désarroi et angoisse. Le soi, l’histoire, le monde et l’être lui-même sont devenus une question insondable. Le cosmos – une notion grecque signifiant tout à la fois le monde, son ordre et sa beauté – est en train de se désintégrer.
Résister au nihilisme
Dès sa Philosophie de la subjectivité radicale (1940), Nishitani souligne que l’ego métaphysique moderne, qui a tantôt trouvé sa fondation en Dieu (comme chez Descartes) tantôt dans sa propre structure transcendantale (le système kantien), a ensuite voulu s’édifier dans un isolement métaphysique au sein duquel il pense pouvoir être libre et à partir duquel il pense pouvoir atteindre le monde. Or il ne le peut, car il s’est coupé de la vie et de la nature qui l’ont originellement nourri. Sa relation à elles est aliénée : prétendant être « maître et possesseur de la nature », l’homme la domine, la consomme, l’instrumentalise, l’exploite, et finalement la détruit, l’anéantit, humanité comprise, ne laissant rien subsister si ce n’est le désert annoncé par Nietzsche. Pour cette raison, il est nécessaire de déconstruire cette fondation égotique, d’accepter la non-fondation qui réside à sa racine, de s’ouvrir à une nature et une vie originelles qui peuvent alors se déployer dans les profondeurs de son propre soi, une fois que l’ego idéaliste aura été déconstruit. Alors la conscience de la « subjectité », ramenée à sa racine, ouvre sur une dimension non substantielle qui est sans fondement, à une nouvelle attitude où le soi s’immerge dans ce qui le dépasse ; elle déploie une nouvelle position à partir de laquelle les problèmes de la pensée humaine peuvent être redécouverts. Une nouvelle dimension religieuse, non théiste, sera dévoilée, donnant une signification inédite à l’existence humaine.
Pour Nishitani, la question du nihilisme surgit explicitement lorsque la problématique du sujet rencontre celle de l’histoire. Après les années de guerre, où sa théorie de l’histoire s’égara dans son interprétation politique du dépassement de la modernité, il développa une réflexion progressivement plus ontologique et religieuse sur le sujet. Son livre publié en 1966 et traduit en anglais en 19901 offre un survol de la littérature européenne sur le nihilisme (Dostoïevski, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger et d’autres encore). Il y reconnaît la justesse de l’assertion nietzschéenne selon laquelle, afin de surmonter le nihilisme, il est nécessaire de le parcourir entièrement d’un bout à l’autre. Une dimension ontologique plus authentique rendra possible non seulement une redécouverte de Dieu ou même une proclamation du « surhomme » (Übermensch), mais un approfondissement du soi authentique, que le bouddhisme traditionnel avait exploré à l’aide des notions de néant et de vacuité. Une fois que l’on a pénétré le nihilisme jusqu’au cœur de son nihil, de sa « nihilité » ou de son néant, de sa plus extrême finitude, l’ouverture de la vacuité peut se produire et permettre la redécouverte d’une vie créative au milieu du désert spirituel après la catastrophe.
Mais le nihilisme « passif » qui a été décrit jusqu’à présent va devoir traverser une phase « active » : une suppression lucide des deux mondes, l’ancien monde métaphysique et le monde matérialiste moderne. Lorsque Marx, Schopenhauer, Kierkegaard ou Nietzsche invoquent, respectivement, la praxis sociale, la volonté aveugle, l’individualité existentielle ou le renversement des valeurs, ils accentuent une « portion » de la réalité vécue, que Hegel avait écrasée sous sa systématisation conceptuelle. Mais en même temps, une fois que l’inconsistance de notre condition a été lucidement saisie, le néant se révèle. La douleur et l’angoisse de ce nihilisme actif, acceptées lucidement, deviennent le premier pas vers une nouvelle dimension spirituelle. En rejetant intentionnellement le surmonde des valeurs platoniques-chrétiennes-bouddhiques en même temps que le monde sensible des sciences positives, Nietzsche, plus qu’aucun autre, a lucidement accompli ce nihilisme actif. Mais il affirme que celui qui est confronté au néant de la perte de vérité et de la valeur doit endurer l’amor fati, l’« amour du destin ». C’est le seul moyen de supporter l’« éternel retour » du même. Lorsque la vision terrifiante de la répétition infinie du même est acceptée et voulue avec une joie dionysiaque, nous sommes capables de la pure ouverture, du consentement au monde et à la manière dont les choses sont : à savoir « sans raison ». Le poids de l’éternel retour a été transformé en la légèreté du présent éternel. C’est le moment où l’auto-dépassement du nihilisme est à l’œuvre.
L’expérience du néant pour dépasser le néant
Dans son maître ouvrage de 1961, Qu’est-ce que la religion ?, Nishitani tente de répondre à cette question. Publié en japonais, ce livre commence par un essai d’explication du fondement de l’expérience religieuse, qui s’articule autour de celle du néant.
Le besoin de religion, explique Nishitani, n’a rien à voir avec l’utilité dans le sens utilitariste, mais bien avec la réponse à la question du « pourquoi de l’existence ». Celle-ci peut surgir collectivement, dans la prise de conscience du non-sens nihiliste, et individuellement, lorsque nous faisons l’expérience de ce que l’on nomme les « situations limites » (les Grenzsituationen dont parlait Karl Jaspers) : la maladie, quelque tragédie existentielle, la mort dans notre entourage, la conscience d’être pécheur … Nous sommes alors mis face à face avec la « nihilité », le « néant creux », qui est en fait toujours au fondement de notre être sans que nous en soyons pleinement conscients. Lorsque nous devenons conscients d’une telle nihilité, nous devenons véritablement conscients de la réalité, nous nous l’« approprions », nous effectuons une « auto-réalisation » de la réalité. Nous devenons nous-mêmes à travers une réalisation/compréhension intime de la réalité. Celle-ci n’est plus comprise selon l’expérience de l’entendement commun (le sens des choses au-dehors et de nos sentiments au-dedans), ni au sens de ce qui est expliqué par la science (les lois de la physique) ou par la métaphysique (le monde des idées). La réalité, dans le sens radical qui est visé ici, n’est pas du registre des choses observables, de l’étant, mais plutôt du registre de non-étant ou du néant.
Car ce qui est fortement nié par une telle expérience du néant, à la racine du soi, c’est l’ego cartésien moderne, qui n’est qu’une systématisation de la croyance de l’entendement commun en un soi constant et ferme, avec ses expériences internes, et séparé du monde au-dehors, avec ses objets qui peuvent être observés et manipulés. L’ego, lui-même objectivé, produit un écran de représentation entre lui-même et le monde objectif, et une citadelle d’isolement dans un monde qui a perdu sa vitalité. L’ego nous a fait perdre notre sens de l’appartenance à un monde vivant plus vaste qui nous entoure – où nous sommes nous-mêmes des âmes vivantes, faisant partie d’une vie plus englobante d’êtres animés auxquels nous sommes apparentés.
L’expérience de kyomu, la « nihilité » ou « néant creux », peut nous libérer de l’attachement à soi de l’ego moderne objectivant, non pas afin de nous ramener à un animisme prémoderne, mais pour nous faire accomplir un pas supplémentaire en direction du « radical », de la racine de l’existence, à la fois réalité et soi. Alors le doute méthodique, le « petit doute » de l’ego cartésien, peut se transformer dans le « grand doute » de l’expérience zen, lorsque l’on décide d’établir son séjour sur le sol du néant. Le grand doute ou « grande mort » (mort à l’ego) est le seuil de la redécouverte de la grande réalité, la renaissance ou l’éveil du soi à soi-même et au monde.
Afin de compléter le mouvement de dépassement du nihilisme, nous devons approfondir notre expérience du néant, aller au-delà du néant relatif de la nihilité pour atteindre le néant absolu qui se déploie dans la vacuité. Ainsi le « surmontement » de l’inhumanité ou de l’impersonnalité nihilistes en direction d’une nouvelle spiritualité n’est pas le retour à quelque animisme prémoderne ou à quelque théisme personnaliste mais, au moyen d’une relève, l’ouverture d’un troisième niveau, par-delà le moderne et le prémoderne : une position qui transcende les deux premiers tout en les maintenant, transmuant chacun dans une dimension plus mûre.
Une vacuité qui surmonte le nihilisme
C’est comme une nouvelle naissance, à travers la mort du vieil homme au-dedans de nous. La vie continue comme avant et pourtant tout est vu sous une nouvelle lumière, tout est transformé par une sorte de double exposition à la vie et à la mort, une véritable intersection des opposés (ce que Nishida avait exprimé spéculativement avec sa notion de l’« auto-identité des contraires absolus »). Le néant absolu de la vacuité, niant le néant relatif de la nihilité (elle-même une négation de l’étant de l’existence ordinaire), ouvre à une assimilation ou à une appropriation plus essentielles de l’être véritable des étants. L’immensité céleste de la vacuité se révèle comme un abysse pour l’abysse de la nihilité. Par elle, nous surmontons l’exclusion mutuelle de la vie et de la mort, de l’être et du néant, de l’ici-bas et de l’au-delà – toutes ces oppositions étant confondues dans leur mêmeté primordiale. La matière elle-même devient le lieu de l’esprit.
Cela se produit lorsque l’ego ordinaire s’est vidé de son ego-centrisme et de son avidité, afin d’émerger à sa réalité authentique, ouverte au monde et à ses habitants. Lorsqu’un tel auto-évidement est radicalisé jusqu’à sa profondeur la plus intime, le néant devenant absolu, alors notre éveil intérieur peut prendre place, quelque chose qui est proche de ce à quoi faisait référence Maître Eckhart lorsqu’il parlait de l’expérience de notre divinité intérieure. L’étrangeté inquiétante de la nihilité se métamorphose alors en la plus intime proximité de la vacuité. Le soi a reconquis son authenticité, il réside en son propre centre, et à partir de là, il peut atteindre le centre intime des autres choses, par-delà leur définition substantielle, au niveau plus essentiel de leur forme originelle, où le soi et les choses sont « le même ».
Au sein de la vacuité, chaque chose est servante de toutes les autres en se vidant d’elle-même tout en trouvant son propre être dans le « se-vider » réciproque des autres. Aucune chose, aucune personne n’existe par elle-même, mais seulement par sa relation « auto-évidante » avec les autres. Cette dynamique réciproque forme la véritable réalité des choses, nous explique Nishitani, en écho à l’antique doctrine indienne de la « coproduction conditionnée ».
Ainsi la vacuité est un champ d’énergie ou de force (chikara no ba), qui s’ouvre dans chaque personne qui a déchargé son propre ego et s’est ouverte à la totalité des choses. Celle-ci est émancipée du cycle fatidique de samsâra, la roue sans fin de la souffrance au sein de la naissance et de la mort, qui fait reposer l’existence sur un sentiment d’absurdité insondable. L’existence n’est plus le remboursement sans fin de quelque dette karmique : l’extinction de son avidité ou son attachement à soi (nirvâna) crée une relation plus libre aux étants, plus détachée, plus ludique, faite de l’acceptation des choses telles qu’elles sont. Dans la vacuité, on voit chaque étant comme une expression du Dharma, l’ordre des choses. Les choses, délestées de l’ego, deviennent l’occasion d’une ouverture infinie au commencement incessant de l’être. Le soi, délesté de soi, n’agit plus par son avidité auto-centrée, ni par sa volonté, ni par son ignorance : il est agi, en quelque sorte, depuis la constellation des centres des autres étants. C’est un agir au sein du non-agir.
La vacuité rassemble les choses dans leur être quintessentiel, par-delà la forme et la non-forme, où la philosophie échoue à expliquer conceptuellement et où il ne nous reste plus qu’à écouter le poète (Basho), apprenant des choses elles-mêmes ce qu’elles sont vraiment :
- *.
Spécialiste de philosophie japonaise contemporaine, il enseigne à l’université catholique de Louvain. Il a notamment publié Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Paris, Cnrs Éditions, 2005.
- 1.
Keiji Nishitani, The Self-Overcoming of Nihilism [l’auto-dépassement du nihilisme], New York, State University of New York Press, 1990.