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De la radicalité des sciences sociales. Quelques réflexions à l’occasion de la campagne présidentielle de 2007

janvier 2008

#Divers

Controverse

De la radicalité des sciences sociales

Quelques réflexions à l’occasion de la campagne présidentielle de 2007

Le 5 mai 2007, à la veille du second tour des élections présidentielles, Le Monde fit paraître dans la rubrique « Horizons » une tribune signée par l’éminent sociologue Bruno Latour1. Les interventions de chercheurs et d’intellectuels dans les débats politiques n’ont rien d’extraordinaire en France, mais celle-ci se distingue nettement des autres par une radicalité extrême et parfaitement assumée de son message2. Selon Latour, le conflit traditionnel entre la gauche et la droite, cristallisé autour d’enjeux économiques dont le marxisme périmé avait naguère défini les contours, correspond mal aux nouveaux défis que les hommes politiques, les États et la planète entière ne peuvent désormais ignorer au risque de compromettre la survie de tous. Après la guerre froide, nous voici engagés dans la « guerre chaude », souvent sans s’en apercevoir, tant les combats d’hier nous obnubilent encore, cependant que la menace écologique, liée au réchauffement de la planète, prépare déjà notre perte, qui sera inexorable si les hommes politiques manquent du courage nécessaire non seulement pour admettre la gravité du péril, mais surtout pour envisager et réaliser une transformation profonde de notre mode de vie. Le réformisme timide des néolibéraux et le rêve étriqué de « l’appropriation collective des moyens de production » sont renvoyés dos à dos, simples fioritures face à l’impératif vital de modifier de fond en comble la façon dont nous vivons sur cette planète. Il nous faut à présent – préconise Latour – changer minutieusement « chaque mode de vie, chaque culture, chaque plante, chaque animal, chaque rivière, chaque maison, chaque moyen de transport, chaque produit, chaque entreprise, chaque marché, chaque geste ». Le sociologue nous enjoint ainsi d’accomplir une sorte de nouvelle Genèse, dont le monde ancien sortira entièrement renouvelé et revigoré, alors que dans l’état actuel il n’est que « menacé » et « menaçant ». La transformation salvatrice demande d’abord « des modifications de l’intellect qui dépassent de très loin les pâles utopies de nos éminents prédécesseurs » ; ce sont les sciences exactes et les sciences sociales, indispensables pour « la production de toute pensée nouvelle », qui offriront l’instrument sûr de la métamorphose décisive de « la totalité des conditions d’existence terrestre ». Encore faudrait-il que tous les hommes et femmes politiques retrouvent le goût de la radicalisation, sans que cette audace soit réservée aux petits partis extrêmes. À l’évidence, la radicalité du politique cède dorénavant le pas à celle du chercheur, dont le regard clairvoyant déchiffre les menaces du présent et les promesses de l’avenir. Après une longue série de révolutions politiques, économiques et sociales, le temps est venu d’accomplir une révolution ultime, qui se fera avec le secours décisif des sciences.

Le lecteur attentif de l’œuvre déjà abondante de Bruno Latour ne sera surpris ni par le ton de l’exposé ni par les présupposés fondamentaux de cette vision. Qu’il y adhère ou non, il ne pourra manquer de se poser trois questions que suscite ce billet du Monde. D’abord, n’est-il pas étrange de reprocher aux partis politiques français un manque de radicalité au moment même où, livrés à l’affrontement électoral, tous appelaient à prendre les problèmes sociaux à leur racine et à refonder totalement les principes de la vie collective ? Ensuite, les sciences sociales, dont Bruno Latour se fait le porte-voix, sont-elles vraiment bien placées pour donner aux politiques des leçons en matière de radicalité ? Enfin, y a-t-il une différence fondamentale entre les politiques et les chercheurs en sciences sociales dans la façon dont les uns et les autres voient le monde « tel qu’il est », le monde « tel qu’il devrait être » et le chemin qui pourrait nous conduire de la réalité actuelle à celle que nous appelons de nos vœux ? Les discours récemment tenus par les candidats à la présidence de la République, domaine éloigné seulement en apparence de celui des sciences sociales, permettent d’esquisser une réponse à ces questions et, en même temps, de mettre au jour une curieuse pente sur laquelle la pensée politique et la pensée académique savante ont tendance à s’engager. Pour y voir plus clair, il est utile de se pencher, dans un premier temps, sur quelques traits invariants de récents discours électoraux, afin de comparer, dans un second temps, la vision qu’ils donnent du présent et de l’avenir à celle que l’on trouve dans des théories des sciences sociales parmi les plus insignes.

Un étrange consensus politique

Les discours de la campagne électorale sont conçus pour marquer des écarts différentiels entre les candidats, et c’est ainsi qu’ils sont habituellement perçus par les électeurs. En tant qu’anthropologue intéressé par des caractéristiques culturelles partagées, j’ai lu ces discours en y cherchant, au contraire, des propriétés récurrentes qui témoignent d’une convergence non seulement dans les procédés rhétoriques, mais aussi dans les modes de pensée de tous les candidats, au-delà d’une multitude de différences incontestables et parfois abyssales qui les distinguent sans nul doute les uns des autres. En 2007, le principal trait commun des discours électoraux était l’idée selon laquelle la France traverse une crise profonde, qui nécessite des changements tout aussi profonds. Prenons quelques exemples.

Candidate du Parti communiste français, Marie-George Buffet proposait « une transformation sociale radicale », « une nouvelle organisation du monde et de l’Europe » : son objectif était de bâtir « un autre avenir » et d’« ouvrir le chemin à une autre vie, un autre monde, une autre politique », à la réalisation de quoi – ajoutait-elle – « des réformes radicales sont nécessaires3 ». Olivier Besancenot déplorait une « dégradation continue des conditions de vie » et appelait à « une vraie rupture4 » qui permettrait de « changer entièrement le monde » et de construire une « autre société sans classe5 ». Dominique Voynet souhaitait elle aussi « une réforme globale », « un changement radical de politique », « une révolution écologique ». « Avec les Verts, changeons le monde » – clamait la profession de foi de la candidate6. José Bové opinait du bonnet : « Nous pouvons changer vraiment la vie », « fonder une nouvelle république », « construire un monde de paix et de solidarité », « reconstruire l’espérance7 ».

Pour Jean-Marie Le Pen, « l’état de notre pays, la France, est critique à plus d’un titre8 » ; nous traversons « une véritable crise de civilisation9 », « la France est aujourd’hui ruinée, démoralisée, humiliée10… ». Il faut « … restaurer la souveraineté française, retrouver les frontières qui protègent notre peuple et notre économie, rétablir dans leurs droits légitimes les Français et leurs familles11 ». François Bayrou restait également persuadé que « la France est en crise » : elle est « l’homme malade de l’Europe ». Son « projet d’espoir » promettait « une révolution civique » et aspirait à « refonder notre démocratie12 ». Nicolas Sarkozy parlait « de la crise morale qui traverse la France » : « Il n’y a plus de règle, plus de loi commune, plus de norme, plus de valeur partagée, il n’y a plus rien pour endiguer le mal qui est dans l’homme… » Le « pays peut [pourtant] changer » : il lui faut seulement « une véritable révolution des mentalités13… ».

Ségolène Royal n’était pas moins révolutionnaire : elle voulait « … tout revoir, tout repenser14… » ; « la France […] s’est enfoncée dans la crise […] pour sortir de la crise et tirer notre pays vers le haut, il faut porter un regard neuf et changer les règles du jeu15 ».

La convergence des points de vue était remarquable. « Les choses vont mal » (Bayrou) ; « cela ne doit pas continuer ainsi ! » (Laguiller) ; il faut « changer tout de suite » (Royal) ; « il n’y a pas de temps à perdre » (Voynet). Plus l’image de la crise qu’ils dépeignaient était sombre, plus les candidats se revendiquaient porteurs exclusifs d’un espoir riche en promesses que rien ne semblait pouvoir limiter. Présentée comme la candidate d’une « gauche d’espérance16 », Ségolène Royal promettait de « faire reculer les précarités, les inégalités, les brutalités, les violences17 » ; « tout devenait possible » avec Nicolas Sarkozy ; José Bové voulait « sauver la planète18 » ; Arlette Laguiller assurait pouvoir « … mettre fin au chômage… » ; Dominique Voynet saurait « éradiquer la pauvreté » ; Jean-Marie Le Pen rendrait « à chacun le bonheur et l’honneur d’être français » ; Gérard Chivardi serait en mesure de sauver l’industrie, la poste, l’Edf, les écoles, les hôpitaux, les maternités19 ; Frédéric Nihous parviendrait à « mettre en place une politique du bien-être20 » ; Marie-George Buffet ouvrirait « le chemin à une autre vie » ; Olivier Besancenot réussirait à « changer entièrement le monde ».

La rhétorique de la crise, tout comme celle de la promesse prodigue, sont des expédients traditionnels du discours électoral. On ne saurait s’étonner de les retrouver à tout bout de champ lors de la campagne présidentielle de 2007 ; il n’est pas question non plus de prétendre que ces traits récurrents annulent ou atténuent les différences substantielles qui séparaient les candidats et leurs programmes. Ce qu’il importe de souligner, par contre, c’est le fait qu’au-delà des divergences se dessinait un consensus inattendu quant à la profondeur de la crise, présentée comme une catastrophe, et quant à la nécessité d’un renouveau salvateur qui ferait émerger un monde nouveau des décombres du monde actuel. Le présent serait marqué par ce que le siècle des Lumières nommait le vice radical, qui appelle naturellement une cure radicale. Aussi les discours électoraux donnaient-ils à voir un avatar de la radicalité dans sa forme la plus pure : chaque candidat s’efforçait de diagnostiquer le principe du mal essentiel dont il croyait affecté à la fois son pays et la planète entière, afin de proposer ensuite un remède capable d’agir sur cette cause profonde, de l’éradiquer durablement et de produire par conséquent des améliorations définitives à grande échelle. Cela n’a pourtant pas suffit pour satisfaire à l’exigence d’un sociologue qui, à la veille du second tour, déplorait que les politiques français ne fussent pas assez radicaux. Les sciences sociales auraient-elles le privilège d’accéder à une forme supérieure de radicalité, inaccessible au politique ? Regardons de plus près.

Les sciences sociales et la connaissance salvatrice

Les discours électoraux sont destinés à un public vaste et hétérogène, mal informé des arcanes de la vie sociale et économique, peu rompu à l’analyse des données chiffrées complexes, mal à l’aise devant les incertitudes des raisonnements probabilistes fondés sur des connaissances incomplètes du monde humain, toujours partiellement imprévisible. En revanche, le public des spécialistes auxquels s’adressent les sciences sociales est censé, lui, posséder toutes ces compétences qui manquent à l’homme de la rue. Bien que les phénomènes que les sciences sociales prennent pour objet soient souvent les mêmes que ceux du discours politique (économie, lien social, identité, inégalités, violence, immigration, environnement), elles aspirent à opérer une rupture par rapport aux visions de sens commun. On pourrait donc s’attendre à ce que leurs discours s’éloignent des diagnostics dramatiques et des solutions miracles propres à la posture radicale qui marque si fortement la rhétorique électorale. Essayons de vérifier si cette prédiction se confirme, en passant en revue quelques théories des sciences sociales parmi les plus reconnues et influentes au xxe siècle : par souci de concision je vais limiter mes exemples à la France, bien qu’il eût été aisé d’étendre l’échantillon à d’autres contextes nationaux.

Selon Émile Durkheim, la France et toutes les sociétés industrielles du début du xxe siècle se trouvaient dans « un état de crise et de perturbation qui ne [pouvait] se prolonger sans danger21 » : livrées au déchaînement de désirs insatiables dont l’individu est la source22, elles étaient en proie à l’anomie généralisée et à la « mélancolie collective morbide23 ». « Il faut qu’une puissance régulatrice joue pour les besoins moraux le même rôle que l’organisme pour les besoins physiques24. » L’étude scientifique des mécanismes de la vie sociale, en Occident et chez les peuples primitifs, avait comme objectif chez Durkheim d’apporter un instrument de salut à nos propres sociétés : ainsi, par exemple, la connaissance des religions australiennes, révélatrice d’un « aspect essentiel et permanent » de la nature humaine, devait nous aider à créer les conditions d’une nouvelle « effervescence créatrice » qui ferait surgir les idéaux nécessaires pour sortir les Européens de la funeste période d’anomie et de « médiocrité morale25 ». Claude Lévi-Strauss était également persuadé que le monde contemporain n’allait pas bien. Mais son diagnostic, et le remède qu’il préconisait, étaient différents. Pour Lévi-Strauss, les maux qui nous accablent ont pour source commune la prolifération excessive de l’espèce humaine26. Les effets catastrophiques qui en résulteraient sont multiples : la xénophobie, les haines, l’uniformisation culturelle qui étouffe les facultés créatives de l’homme, la dévastation du milieu naturel dont nous souillons irrémédiablement les éléments et qui prépare notre propre disparition27. Un espoir existe pourtant, et c’est la connaissance ethnologique qui le porte : elle peut éveiller notre conscience car elle étudie des sociétés qui n’ont jamais « cultivé une image de l’homme conçu comme le seigneur et maître de la création, libre de s’octroyer des droits exorbitants sur toutes les manifestations de la nature et de la vie. Bien au contraire : leurs systèmes philosophiques sont d’accord pour faire à l’homme une place de choix dans la nature, mais à la condition qu’elle n’empiète pas sur celle des autres espèces vivantes… ». L’ethnologie ne se contente donc pas de recueillir des données scientifiques : elle a aussi une vocation salvatrice, puisqu’elle seule peut nous faire entendre « les leçons d’une sagesse dont l’Occident pourrait s’inspirer s’il voulait éviter qu’une humanité trop imbue d’elle-même, prompte à détruire tout ce qui n’est pas elle, ne dispose plus d’aucun glacis protecteur pour se prémunir contre ses propres atteintes28 ».

On retrouve la même tonalité sotériologique chez Pierre Bourdieu. Sa sociologie dépeint un monde dramatiquement impitoyable où l’homme est un loup pour l’homme, selon ses propres termes29. Les dominants arrogants oppriment les dominés réduits à « un sentiment aigu de honte corporelle et [à] toutes les espèces de honte culturelle ». Désirant ardemment conserver ou « accéder à une forme reconnue d’existence sociale », les acteurs sociaux « n’ont pas d’autre choix que de lutter pour maintenir ou améliorer leur position dans le champ, contribuant ainsi à faire peser sur tous les autres les contraintes, souvent vécues comme insupportables, qui naissent de la coexistence antagoniste30 ». Plus impitoyable que la lutte des classes, cet affrontement symbolique nous enferme dans un monde insoutenable31. Seule la vraie science du social offre un moyen de salut : « En portant au jour les mécanismes sociaux qui assurent le maintien de l’ordre établi et dont l’efficacité proprement symbolique repose sur la méconnaissance de leur logique et de leurs effets32 », l’analyse sociologique permet « […] d’accéder à la liberté que la connaissance des déterminismes sociaux permet de conquérir contre les déterminismes33 ».

Qu’en est-il de la sociologie de Bruno Latour lui-même ? Elle aussi annonce un double chambardement salvateur. Il y a d’abord le passage révolutionnaire d’une ancienne sociologie fascinée depuis le xixe siècle par ces entités métaphysiques que sont la société et la nature, à une nouvelle sociologie qui prend pour objet les associations hybridées, mêlant des humains et des non-humains dont les interactions sont directement données dans l’expérience empirique. Pourtant, les effets de cette première refondation ne sont pas limités à la sociologie, car ils offrent les prémices d’une seconde transformation, encore plus vaste et ambitieuse. Les notions de société et de nature, présentées comme de vieux subterfuges des antirévolutionnaires, doivent être abandonnées pour que puisse se déployer une action politique d’envergure, destinée à transformer de fond en comble l’Occident34. Cette seconde refondation passe par la sortie de la modernité, dont la postmodernité – phase de transition utile – n’a pas réussi à supprimer les tares. L’émergence de l’anthropologie symétrique de Bruno Latour est censée contribuer à cette métamorphose. Promise à aboutir à « un nouveau “logos”, une nouvelle science totale de l’homme assemblé », elle veut aider l’Occident à repenser « sa manière de se présenter au reste du monde » et de cohabiter avec les non-humains35 ; elle pourra nous apprendre à partager un cosmos nouveau et pacifié qu’il faut construire, dans un effort constant de dialogue et de négociation avec une pluralité d’êtres et de cultures de la planète entière36. C’est un projet grandiose qui cherche avant tout à « altérer le cours de la société37 », guidé dès le début par « … la certitude qu’en modifiant […] la vision commune des sciences, tout le reste peut se mettre à changer38… ».

La radicalité sotériologique

Inutile de multiplier les exemples. Que faut-il retenir des quelques cas que je viens de citer à titre d’illustration ? On peut observer d’abord que les diagnostics du mal peuvent être différents, tout autant que les remèdes préconisés. Émile Durkheim et Nicolas Sarkozy insistent sur la nécessité des contraintes sociales qui doivent endiguer la menace des dangereuses pulsions individuelles. Pierre Bourdieu et Olivier Besancenot promettent de nous soustraire aux lois d’airain de la domination, le premier par une libération individuelle qu’assure la connaissance difficilement conquise de ces lois, le second par la promesse facile de leur abolition pure et simple. Bruno Latour et Ségolène Royal imaginent une démocratie participative qui réunira la pluralité des traditions et des intérêts dans l’unité d’un dialogue pacifié, Latour allant certes plus loin dans son projet d’une négociation généralisée car il rêve d’une enceinte parlementaire inédite où, à côté d’humains représentés par des politiques à l’ancienne, l’entremise des scientifiques permettra de représenter également les intérêts de non-humains, tels les gènes, les cellules souches et le climat39.

Ces quelques rapprochements sont indéniablement réducteurs et mériteraient des développements nuancés qui dépassent les limites de ce bref essai. Mon objectif premier est ici de mettre l’accent sur le fait qu’au-delà de leurs différences, tous s’accordent à penser que la réalité actuelle est altérée par un mal radical, cause première de l’ensemble de nos problèmes ; tous croient l’avoir correctement défini ; tous se disent capables d’y appliquer une cure radicale. Le changement à venir doit être décisif : on appelle à rejeter « le monde tel qu’il est », on annonce une refondation, une renaissance, le passage vers un monde nouveau, vers une ère nouvelle.

Le ton est toujours messianique et l’on s’étonne à peine en découvrant des accents christiques chez un Jean-Marie Le Pen (« N’ayez pas peur, entrez dans l’espérance40 ») ou chez une Ségolène Royal (« Aimons-nous les uns les autres41 »). D’ailleurs, les grands théoriciens des sciences sociales n’ont jamais été en reste des politiques à cet égard. Durkheim voulait être le porte-parole de la Société substituée à Dieu42 ; Lévi-Strauss se plaisait à exposer sa vision du destin de l’humanité en adoptant le point de vue d’un esprit surhumain placé au-dessus du temps et de l’espace43 ; Pierre Bourdieu a explicitement assimilé sa théorie du champ au « géométral de toutes les perspectives » qui, chez Leibniz, était le point de vue de Dieu44 ; Bruno Latour a déclaré espérer que ses études de sociologie des sciences conduiront en dernière analyse à renouveler la parole religieuse45. Cependant, il ne serait pas très éclairant d’assimiler les théories des sciences sociales à la catégorie de « religions laïques » que l’on a déjà appliquée, depuis le début du xxe siècle, au domaine politique. Les théories des sciences sociales ne sont pas nécessairement laïques et se distinguent fortement de ce que la théologie chrétienne appelle « religion46 ». Par contre, il est incontestable que les « grandes théories » des sciences sociales, à l’instar de nombreuses idéologies politiques, se rapprochent du christianisme en tant qu’elles s’assignent une finalité sotériologique. Cette homologie participe d’une continuité historique. Depuis leur institutionnalisation, au xixe siècle, les sciences sociales ont tenté de proposer une vision du monde alternative ou complémentaire de celle du christianisme, tout en s’inspirant d’idéologies politiques redevables du même modèle messianique. Jusqu’à aujourd’hui, la radicalité des sciences sociales, même lorsqu’elles sont athées, est souvent une radicalité messianique, de forme chrétienne47. L’effet de radicalisation que les discours des sciences sociales cherchent à produire est directement associé à leur ambition de diagnostiquer le mal radical et d’y administrer un remède tout aussi radical. Bon nombre de chercheurs et d’hommes politiques semblent communier dans la conviction que leurs entreprises respectives, toutes particulières qu’elles soient, possèdent un objectif sotériologique. Pour ce qui est de la campagne présidentielle 2007, aucun commentateur politique n’en fut ni surpris ni outré. Seul un prêtre s’en est ému : sur les ondes de la radio Fréquence protestante, le pasteur Pierre Cochet, de l’Église réformée de France, s’est dit choqué par le caractère messianique qu’ont revêtu les discours de chacun des candidats : « Le Président n’est pas le Messie, il y a d’autres moyens de susciter l’espoir », concluait-il non sans raison48. Quant aux sciences sociales, loin d’analyser cette dérive messianique de la rhétorique politique, elles n’ont fait que d’y participer, contribuant même parfois à sa surenchère. L’intervention de Bruno Latour fut à cet égard symptomatique : le principal reproche qu’il adressait aux politiques était d’être insuffisamment radicaux ; comme exemple à suivre, il leur proposait non pas une attitude de compétence et de lucidité, mais un messianisme sous une forme encore plus affirmée que celle dont la rhétorique a marqué les discours électoraux.

On aurait préféré que les sciences sociales, qui ambitionnent d’élaborer une « pensée nouvelle », cessent de donner des leçons à ceux dont elles peuvent souvent partager l’ingénuité, et qu’elles réfléchissent davantage aux limites imposées par la tradition conceptuelle dont elles restent, elles aussi, prisonnières. Car quel prix payent-elles pour avoir repris du christianisme la vieille aspiration messianique ? La question semblera superfétatoire à ceux qui considèrent que le discours radical du salut est une cerise métaphysique posée au sommet du gâteau empirique préalablement confectionné dans le seul but de connaître la réalité. Certes, il serait peu convaincant de réduire tout effort cognitif des sciences sociales à la rhétorique sotériologique qui les accompagne, de même qu’il serait naïf de croire que les programmes politiques se réduisent à leurs promesses messianiques. Il n’en reste pas moins que les théories savantes, tout comme les programmes politiques, sont tributaires d’une vision du monde marquée par sa finalité salvatrice, située en amont du politique et de la science. Pour ce qui est de la recherche, l’influence de cette finalité peut se manifester à tous les stades de l’enquête savante, depuis le choix de l’objet d’étude, en passant par la collecte de données, jusqu’à la formulation des conclusions finales. Il n’est pas rare que nous accordions nos faveurs au diagnostic du mal ontologique et au projet gratuitement généreux de son abolition, plutôt qu’aux arguties de l’étude empirique dont les subtilités échappent même à une partie du public savant. Qui plus est, l’intérêt spéculatif de la connaissance est souvent tenu pour insuffisant à justifier le travail de recherche : « Nos recherches ne mériteraient pas une heure de peine » si elles ne promettaient pas une transformation du monde49, disait Durkheim, suivi depuis avec ardeur par tant d’autres chercheurs. Ceux qui souscrivent à cet impératif respectable omettent cependant de reconnaître que la transformation dont rêvent les sciences sociales prend systématiquement une forme radicale aux accents salvateurs. Serions-nous toujours aussi enthousiastes et prêts à accepter la peine d’un modeste travail empirique si nous renoncions d’emblée à l’habitude de jouer aux sauveurs qui s’offrent indulgemment le droit de promettre tout et n’importe quoi, sans assumer par ailleurs la responsabilité de répondre des promesses non tenues ?

À cet égard, la politique présente une différence fondamentale par rapport aux sciences sociales qui la sermonnent. Une fois les élections terminées, l’homme politique porté au pouvoir doit descendre des nuages messianiques, afin de se mesurer à la réalité sociale, quitte à être sanctionné en cas d’échec. En sciences sociales, par contre, la campagne électorale est permanente, sans fin. Que de promesses, que de séductions, que de rhétorique, que d’exaltantes fresques brossées à grands traits ! La surenchère ne connaît aucune limite. C’est à qui annoncera la plus grande rupture, la plus profonde refondation, le plus brillant changement de paradigme, l’innovation la plus neuve, la purification la plus radicale du mal. Pourtant, il n’est pas certain que le chemin de la connaissance soit nécessairement pavé de bonnes intentions et que l’espérance soit toujours la meilleure compagne de la lucidité. Il est sans doute exaltant de prodiguer des promesses millénaristes et d’imaginer que l’on s’attaque à la racine même du mal ; il est même fort probable que le public escompte du politique et du chercheur qu’ils adoptent une telle posture messianique. Le politique a maintes raisons de se plier à cette attente, du moins tant qu’il n’est pas investi de la responsabilité d’un pouvoir. Quant au chercheur, jugé sur ses seuls discours, il n’ignore pas non plus la demande publique et il lui faut donc une témérité certaine pour prendre le risque de la décevoir en revoyant ses ambitions à la baisse. Car sa tâche première devrait être de décrire et de comprendre le « monde tel qu’il est », au lieu de le rejeter et d’imaginer des arrière-mondes possibles. On peut certes ne pas aimer le monde réel – souvent confus, parfois injuste, toujours trivial – mais il vaut mieux le juger après avoir fait l’effort de le comprendre ; le monde que nous condamnons cesse d’être l’objet de notre curiosité, et nous augmentons ainsi les chances de mal comprendre ce que nous réprouvons. Je serais prêt à donner raison à ceux qui affirment que les défis de l’avenir nous imposent l’impératif d’un « changement radical des mentalités », à condition qu’ils veuillent bien admettre que ce changement des mentalités devrait commencer par la leur, obstinée à voir les problèmes du présent comme manifestations d’un mal radical et à concevoir leurs solutions futures en termes d’un renouvellement eschatologique, cependant que la réalité est trop complexe pour se plier facilement à notre insatiable besoin d’espérance.

Wiktor Stoczkowski50

Coup de sonde

Identités multiples d’Europe centrale51

Maria Delaperrière, Bernard Lory et Antoine Marès (sous la dir. de), Europe médiane. Aux sources des identités nationales, Paris, Institut d’études slaves, 2005, 479 p.

De l’Estonie à la Grèce, dans l’espace compris entre l’Allemagne et la Russie, ce recueil collectif met à la disposition du lecteur francophone des textes fondateurs des identités nationales ou révélateurs des imaginaires nationaux de nos voisins centre-européens et est-européens. Ces textes sont traduits majoritairement pour la première fois ; ils sont regroupés autour de douze thèmes : mythes des origines et de l’âge d’or (grandeur et décadence), représentations territoriales et emblématiques de la patrie, héros national, sacrifice, identités nationales, religieuses, sociales, langue maternelle, exil, unicité et pluralité de la nation, amis et ennemis, auto-situation de la nation. Des poèmes de Mickiewicz au philosophe Jan Patocka en passant par des nouvelles yiddish, des manifestes politiques ou la complexité slave du Sud, le lecteur est invité à cheminer dans ce labyrinthe fléché grâce à un double index ainsi qu’à des commentaires sur les thèmes, les auteurs et les spécificités nationales. Cet ouvrage offre ainsi les éléments pour réfléchir à nos identités européennes multiples.

L. C.

Péter Esterházy, Aux gens du livre. Essais et nouvelles, traduit du hongrois par Agnes Járfás, Paris, Exils, 2005

L’écrivain hongrois le plus drôle est sans doute Péter Esterházy. D’humeur parfois massacrante et d’un humour toujours mordant, il est le seul à railler avec succès à l’étranger les turpitudes de sa patrie, et peut-être le seul dans son pays à allier un sérieux background centre-européen avec un langage infiniment cocasse. Le public français peut désormais découvrir ce romancier consacré à la fois comme un pamphlétaire redoutable et un écrivain soucieux de sa production (et sa vente) littéraire, et ceci grâce à l’entreprise audacieuse de la maison Exils qui a publié un recueil « d’essais et de nouvelles » dudit auteur, intitulé Aux gens du livre. Le sous-titre constitue une supercherie en soi parfaitement réussie, digne de l’auteur même, car ces pages contiennent tout sauf récits et essais ; le lecteur peut s’amuser en revanche à divers discours, pamphlets ou chroniques hebdomadaires de la plume vivace du prestidigitateur hongrois, admirer une imagination débridée ou se délecter des moqueries vis-à-vis du métier de l’écrivain et du monde en général.

Féru de ses maîtres – Hrabal, Gombrowicz et Danilo Kis –, le Hongrois ironique s’ingénie à démontrer l’inutilité de la littérature, la duplicité de la politique, ou encore le ridicule de l’identité nationale ancrée dans l’histoire. Qu’il écrive un discours hilarant à l’occasion d’empocher un prix prestigieux international ou qu’il revisite le mythe de Barbe-Bleue devenu femme et homosexuel(le), il ne cesse de traduire les vibrations du monde qui l’entoure par le biais d’un mélange d’actualité politique, d’histoire culturelle et de pseudo-psychanalyse narcissique. On apprend ainsi entre autres que l’intelligence est préférable à la génialité, que la ville de Berlin présente indiscutablement plus d’intérêt que Budapest, qu’être hongrois signifie être « semi-européen » et que le plagiat a tout d’une activité respectable. Du postmoderne dans tous ses états, fruit d’une quinzaine d’années de création.

András Kányádi

Károly Pap, Azarel, traduit du hongrois par Frédérique Kaczander et Agnès Kahane, Paris, Mercure de France, 2003

Publié en 1937, Azarel est le roman de la révolte d’un fils qui suscitera bien des polémiques. Récit autobiographique, il s’est inspiré des propres souvenirs d’enfance de l’écrivain dont il faut d’abord dire quelques mots. Károly Pap écrit dans l’entre-deux-guerres, période de doutes et de questions souvent mal posées, au sein d’une classe intellectuelle heurtée par la « mutilation » de la Hongrie de Trianon, fragilisée par la crise économique mondiale, et dont la nouvelle génération, elle-même divisée, ne peut se reconnaître dans le pouvoir conservateur du régime horthyste. L’antisémitisme, encore relativement faible au xixe siècle, est patent et aboutit dès 1920 à la loi du numerus clausus universitaire. Pap est un écrivain emblématique de cette judaïté « sans qualité », expression reprise de Robert Musil par Jacques Le Rider à propos des intellectuels juifs viennois de la Belle Époque et qui peut s’appliquer à l’ensemble de cette génération juive hongroise. Confrontée à l’effondrement de l’idéal libéral et assimilationniste, elle doit élaborer des stratégies individuelles en réponse à l’antisémitisme qui malmène les certitudes héritées de leurs pères sur leur propre identité. Pap est un homme qui s’est d’abord défini par ses rejets et ses ruptures. Né en 1897 à Sopron, il est le fils du rabbin de la communauté néologue et le petit-fils d’un orthodoxe qui travaillait dans le commerce et qui se perd à la fin de sa vie dans l’adoration divine. Son père, homme de lettres à ses heures, est partisan de l’assimilation dans la société hongroise. Il s’était lui-même démarqué de son propre père, qui avait vécu comme une trahison au vrai judaïsme l’entrée de son fils à l’école rabbinique de tendance néologue. Ce sont des éléments que l’on retrouve dans le roman. Enfant, Pap a étudié au heder, avant d’embrasser avec enthousiasme la révolution de Béla Kun, un choix qui le fait renier à jamais par son père. Il s’engage dans l’Armée rouge et commande la ville-garnison de Murakeresztúr, à la suite de quoi il est emprisonné pendant un an et demi à Szombathely. Après un court et miséreux exil à Vienne, Pap revient en Hongrie et vit de divers petits emplois. C’est sa rencontre avec l’écrivain juif Ernö Osvát notamment qui le pousse à publier les nouvelles qu’il commence à écrire dès 1922. Il publie dans la prestigieuse revue Nyugat [Occident], fondée en 1908 par le grand poète hongrois Endre Ady, qui, de retour de son séjour en France, lance une révolution poétique, inspirée notamment de sa lecture de Baudelaire. La revue est la plateforme de la modernité littéraire et de l’avant-garde avant la Première Guerre mondiale. Puis Pap se joint au groupe des écrivains népi autour de László Németh et Gyula Illyés, qui reconnaissent en lui l’une des voix essentielles de la judaïté hongroise, au tournant des années 1930. Il meurt à la fin de 1944 à Bergen-Belsen.

La rupture familiale est une expérience fondamentale pour le jeune écrivain. Pap appartient à cette génération des fils en rébellion contre leur père – et c’est toute l’histoire du roman de 1937, Azarel. C’est un conflit générationnel à échelle européenne – Pap se rapproche par certains aspects de la rébellion filiale d’un Franz Kafka telle qu’il l’évoque dans sa Lettre au père. La rupture est indissociable du rejet de la foi en l’assimilation des Juifs dans la société hongroise. Azarel permet à l’écrivain de régler ses comptes avec le double héritage religieux qu’il a reçu de sa famille en dénonçant les aspects principaux de la diaspora juive hongroise, de l’adoration mystique pour un Dieu terrifiant à l’hypocrisie de l’assimilation néologue. Le narrateur, l’enfant Gyuri, retrace l’histoire de ses neuf premières années et de son écartèlement identitaire entre deux mondes : celui du judaïsme ancien, incarné par son farouche grand-père orthodoxe, Jeremia, et celui du judaïsme néologue, assimilé dans la vie hongroise moderne, mode de vie de son père rabbin et du reste de sa famille. Lorsque l’enfant naît, son destin est scellé par la promesse lâche faite par son père à Jeremia de lui remettre l’enfant afin qu’il soit élevé saintement. Jeremia, un fou de Dieu, figure de mechouga biblique, compte réparer la trahison de son propre fils parti vers les rives du judaïsme moderne, en faisant de son petit-fils un saint des temps messianiques. Mais le voyage prévu à Jérusalem ne s’accomplit pas et le grand-père meurt attaché à l’enfant par ses franges rituelles. Le retour au foyer est douloureux : privé de la magie mystique de son grand-père, l’enfant, traumatisé, ne trouve pas d’amour parmi les siens et s’ennuie. Mettant en doute l’existence de Dieu et la propre foi de son père, Gyuri revendique sa méchanceté au nom de la vérité et part mendier dans la ville. Mais la révolte est abattue par une intervention divine dans la synagogue. Fiévreux, il en ressent aussi une grande culpabilité. Ses parents décident d’enterrer le questionnement authentique de l’enfant sous l’explication de la maladie – une explication que l’enfant fera semblant d’accepter pour vivre en paix dans sa famille.

Le roman déploie une extraordinaire finesse dans l’analyse de la psychologie enfantine qui relance la réflexion sur la condition juive moderne. Par le choix d’un narrateur enfant, le double je qui préside à l’écriture crée un effet de dialogisme porteur d’ironie. La voix de l’enfant installe au cœur de la narration un discours naïf, pur, cruel parfois jusqu’au sadisme, mais également dépositaire d’une vérité de l’évidence. Par sa parole, l’enfant a un rôle de démystificateur. En cela, il se rapproche du bouffon bakhtinien, car en dénonçant les masques portés par son entourage, il est lui-même frappé de ridicule. La voix du narrateur, quant à elle, opère des liens entre le destin du personnage et celui de l’ensemble du peuple juif. Par un jeu de réécritures bibliques burlesques, le père rabbin devient un dieu rigide et petit-bourgeois trop soucieux de ses finances. Transposer le père rabbin en Dieu, c’est aussi donner une dimension mythique à la révolte du fils contre le père. C’est celle de l’homme contre son Dieu, que l’enfant accomplira dans un geste sacrilège en jetant des pierres sur la synagogue. Le récit biographique est lui-même miné par l’écriture de scènes qui se passent bien avant la formation de la conscience du personnage-narrateur et par une technique de la chronique. À cette perturbation générique s’allie la reproduction stylistique de la perception enfantine : référentiel brouillé, écriture paratactique et accumulation des comparaisons. En travestissant le genre du roman autobiographique, Azarel, dont le titre renvoie à trois générations d’hommes, renouvelle le roman de famille juif.

Clara Royer

Karl Kraus, les Derniers Jours de l’humanité, version intégrale, traduite de l’allemand par Jean-Louis Besson et Henri Christophe, Marseille, Agone, 2005, 792 p.

Œuvre quasi mythique de par sa démesure, connue par son titre mais rarement lue, cette pièce de l’écrivain et journaliste Karl Kraus (1874-1936), rédacteur intransigeant et unique de la revue viennoise Die Fackel, connaît enfin une édition intégrale. Cette publication monumentale est l’aboutissement d’une entreprise de longue haleine. En 1986, les Presses universitaires de Rouen avaient fait paraître, par les deux mêmes traducteurs, la version scénique, reprise en 2003, préfacée par Jacques Bouveresse et postfacée par Gerald Stieg, aux éditions Agone (qui publient aussi – traduit par Pierre Deshusses – le pendant tardif de cette pièce, la Troisième nuit de Walpurgis de 1933). Pour obtenir le texte de cette version scénique, Kraus avait divisé par quatre la matière de sa grande pièce qui requiert des centaines de personnages et occuperait une dizaine de soirées théâtrales. Écrite au sortir de la Première Guerre mondiale, les Derniers Jours de l’humanité est une fresque apocalyptique, un bilan catastrophique d’une réalité dépassant l’imagination. Ce chaos, mimétique de son objet, est cependant structuré et réfléchi par l’antagonisme de deux personnages revenant constamment, le Râleur, sorte de porte-parole de l’auteur, et l’Optimiste. Le premier constate le caractère irréel car inimaginable des années de guerre et tente d’en révéler les mécanismes. Pour y parvenir, Kraus n’invente justement rien. Au contraire, la pièce est un gigantesque collage de faits qui se sont produits et de citations de quelques grands de ce monde et du commun des mortels. Par cette manière de faire, Kraus inaugure le siècle des discours médiatiques envahissants ; et sa littérature – comme celle, de nos jours, d’une autre voix venant du même pays, Elfriede Jelinek – se démarque de l’insupportable en s’y frottant au plus près. Le Chevalier, la Mort et le Diable du siècle de Dürer ont laissé la place à l’alliance mortifère des trois T Tinte, Tod, Technik – l’encre, la mort, la technique –, pour une imprécation contre la mascarade de la presse à laquelle Kraus oppose son intelligence du langage manipulé et manipulateur, une intelligence que l’on espère contagieuse pour le lecteur.

Bernard Banoun

Luc Bondy, Mes Dibbouks. Rêves améliorés, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Bourgois, 2006, 201 p. (Meine Dibbuks. Verbesserte Träume, Wien, Paul Szolnay Verlag, 2005)

L’homme de théâtre Luc Bondy ne livre pas ici une biographie, trop conscient qu’il est du penchant naturel à peupler la scène personnelle de faits et gestes souvent imaginaires. Il porte plutôt un regard lucide et acéré sur des coins sombres ou des pics saillants de sa mémoire, à la traque de ses « dibbouks », ces « âmes pécheresses d’un mort qui entrent dans un vivant, le dirigent et peuvent aussi le corrompre » (p. 135). Dans l’opacité de la vie, sur les planches qu’il a arpentées, porté par ses fantômes et ses morts, il taille ici au scalpel quelques scènes : partagées en quatre chapitres (« Dédicace tardive », « Parmi les genêts », « Histoires morales » et « Turbulences »), elles travaillent la relation au père, à l’enfance, aux autres, aux grandes questions et aux petits faits du quotidien. Le livre s’ouvre en 2003 sur la mort du père, François Bondy, rédacteur entre 1951 et 1969 de la revue littéraire Preuves, traducteur et promoteur de nombreux talents littéraires. L’aveu (« le jour où j’ai perdu mon père, j’ai perdu mes papiers », p. 23) déclenche l’errance comme si les fragiles amarres se voyaient ainsi lâchées et la conscience brutalement exposée à la marche vers la mort. Le livre clôt ensuite sur l’image d’un homme cherchant appui sur une rambarde. De cette danse des morts, Bondy esquisse ici quelques pas, sans complaisance, en demeurant un veilleur de vie.

Marielle Silhouette

Czes?aw Mi?osz, Traité de théologie, traduit du polonais par Jacques Donguy et Michel Mas?owski, postface de Michel Mas?owski, Le Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 2003, 110 p.

Le Traité de théologie de Czes?aw Mi?osz (prix Nobel 1980), poète polonais ayant vécu longtemps aux États-Unis et mort en 2003, est un de ses derniers poèmes écrit à l’âge de quatre-vingt-douze ans. C’est comme un coup-de-poing sur la table, et en même temps une vision de la religion dans la perspective de toute une vie.

Un tel traité, un jeune homme ne l’écrira pas./C’est […] simplement une façon de rendre grâce/et aussi le refus de la décadence/où est tombée la langue poétique de mon siècle

écrit-il au début du poème. Penseur du métaphysique, il a constaté depuis des années la crise de l’imaginaire spatial, une des raisons de la crise du religieux dans la civilisation occidentale. Ce poème est aussi sa contribution à rendre le langage de la foi conforme à l’expérience et au savoir de l’homme moderne :

Les dogmes catholiques sont de quelques centimètres/trop élevés, nous devons nous dresser sur la pointe des pieds, et alors/pendant un instant, il nous semble que nous voyons

constate-t-il. Le poème évoque des scientifiques et des mystiques avec leur pensée ésotérique, mais il se termine par une épiphanie du Beau représenté par la Belle Dame à Lourdes :

[…] j’étais conscient, //de venir du pays où Tes sanctuaires servent à renforcer l’illusion nationale/et à avoir recours à Ta protection, déesse païenne, /devant l’invasion de l’ennemi. [… Mais le poète] veut rester fidèle à Ton intention insondable//D’apparaître aux enfant à Lourdes et à Fatima.

Michel Mas?owski

W?adys?aw Stanis?aw Reymont, la Terre de la grande promesse, Paris IV, Circe, université de Varsovie, trad. d’Olivier Gautreau, dossier critique réuni par Danuta Knysz-Tomaszewska et Ma?gorzata Smorag-Goldberg, Cultures d’Europe centrale (hors série no 3), Paris-Varsovie, 2004

Si le domaine littéraire polonais s’est enrichi, ces derniers temps, de la traduction de plusieurs nouveautés littéraires, notamment ceux écrits par la jeune génération (des noms tels que Huelle, Mas?owska ou Stasiuk, peuvent désormais devenir familiers aux lecteurs français), de nombreuses œuvres considérées comme classiques par les Polonais restent encore inédites en France. Pour combler ces lacunes, la série « Petite bibliothèque bilingue des classiques de la littérature polonaise » se lance avec la Terre de la grande promesse (Ziemia obiecana, 1897) de W. St. Reymont (1867-1925), réalisé par le Circe (Centre interdisciplinaire de recherches sur l’Europe centrale) de Paris-Sorbonne, en collaboration avec l’université de Varsovie. Ce roman de grande envergure (son auteur a reçu le prix Nobel en 1924 pour une autre œuvre, les Paysans) est resté jusqu’à nos jours presque inconnu en France. Seuls ceux qui se souviennent de son adaptation cinématographique par Andrzej Wajda en 1974 peuvent en reconnaître le titre. Cette « Terre » est ?ód? (aujourd’hui deuxième ville polonaise par le nombre de ses habitants) qui, à la fin du xixe siècle, connaît un remarquable essor industriel en Europe Centrale. Cette ville se développe dans l’irruption d’un capitalisme sauvage, devenant une métropole hétérogène, tout en contrastes, brassant différentes nationalités, cultures et religions. Reymont met en scène trois amis représentant trois grandes nations, polonaise, allemande et juive, présentes dans cette ville. Il se penche sur les mécanismes qui régissent cette société au seuil de la modernité du xxe siècle, à la fois cruelle et fascinante.

Le volume propose une sélection de quatre-vingts pages, choisies parmi les plus de quatre cents pages que comporte le texte original, dans une traduction dont le texte polonais, en regard dans cette édition bilingue, permet de rendre particulièrement sensible l’extrême précision et la qualité de la transcription stylistique. Le choix des extraits, nécessairement restrictif, répond au parti de donner une suite logique de passages plutôt qu’une plus grande variété des thèmes que propose l’œuvre de Reymont. La quasi-totalité des passages se trouve ainsi tirée de la première partie du roman, en omettant des épisodes situés dans un manoir traditionnel à la campagne, épisodes qui, dans le roman, donnent un contrepoids intéressant, bien que désuet, à l’image de la ville-« moloch ». On comprend cependant les restrictions qu’impose ce type de publication d’extraits, forcément incomplet, et l’on ne peut que se réjouir que la qualité et l’intérêt de ce volume aient déjà séduit un éditeur qui propose la publication du texte dans son intégralité52.

L’important dossier critique comporte deux volets : l’un consacré à l’auteur et à son roman, l’autre au film d’Andrzej Wajda. Les articles replacent l’œuvre dans son contexte historique, d’une part grâce à la comparaison établie avec les Frères Ashkénazi de I. J. Singer (« La boue et le sable » par Natalia Krynicka), un autre roman consacré à cette grande métropole naissante, et d’autre part en situant cette œuvre au sein des poétiques de l’époque, notamment en faisant ressortir la notion de « Laideur » qui fait alors son apparition dans les écrits naturalistes (« La Laideur à l’assaut du roman » par Magdalena Popiel). Le roman de Reymont est sans doute la première analyse littéraire la plus complète de la pathologie sociale et culturelle qui accompagne l’avènement des grands centres industriels urbains. Le lecteur, désireux d’en savoir plus, dispose d’une bibliographie sélective des ouvrages critiques consacrés à Reymont, ouvrages malheureusement presque uniquement en polonais. La partie du dossier consacrée à l’adaptation cinématographique de ce roman par Andrzej Wajda contient plusieurs articles ainsi qu’une interview du réalisateur, conçue expressément pour ce volume. Le film de Wajda a suscité lors de sa sortie une violente polémique dans les médias : certains l’accusant d’antisémitisme et d’un nationalisme prononcé, d’autres y trouvant des sentiments philosémites et antipolonais. Le dossier qui en porte témoignage présente différents points de vue touchant cette œuvre cinématographique : celui d’un spécialiste du cinéma polonais, Tomasz Burek (« Le Pandémonium de Reymont et Wajda »), celui d’un traducteur de littérature polonaise en français, Jacques Burko (« La Terre de la grande promesse : Reymont et Wajda, même combat ? »), celui encore du réalisateur lui-même, le tout complété par une note confidentielle tirée des Archives de la censure polonaise (qui commente aussi bien le film lui-même que les opinions qu’il a suscitées dans la société). Cette note est ensuite analysée par Ma?gorzata Smorag-Goldberg qui replace les propos du réalisateur, heurté par la polémique autour de son film, dans un contexte plus large.

Kinga Siatkowska-Callebat

Ewa Hoffman, Après un tel savoir… La Shoah en héritage, traduit de l’anglais par Aline Weill, Paris, Calmann-Lévy, 2005, 267 p.

Eva Hoffman vit à Londres et aux États-Unis, elle est journaliste, critique littéraire, et enseigne la philosophie au Massachusetts Institut of Technologie (Mit). Née à Cracovie en 1945, elle émigra au Canada à l’âge de treize ans avec ses parents, survivants de l’Holocauste, et sa sœur.

« Après un tel savoir… » (titre tiré d’un poème de T. S. Eliot), essai brillant, personnel et érudit, dense, à mi-chemin entre l’essai universitaire et le témoignage, marie avec succès la réflexion personnelle à des analyses psychologiques, philosophiques et politiques. Il se compose de sept parties qui renvoient chacune à une problématique différente, ouvrant un champ de réflexion très vaste, fondé sur une solide connaissance de l’histoire des relations polono-juives exposée avec une objectivité et une justesse rares.

Eva Hoffman se penche sur la manière dont se transmettent les souvenirs personnels des épreuves terribles, décrit son combat pour éviter d’être une « victime de victimes », autrement dit pour échapper à cet héritage trop lourd sans renier l’histoire de ses parents, et nous invite à réfléchir à l’impact différé de la Shoah sur la « deuxième génération », celle des enfants des survivants, et aux processus souterrains par lesquels la mémoire de la souffrance se transmet en laissant des lésions intérieures, source d’angoisse et de troubles divers.

En regardant son propre vécu à travers les prismes de l’histoire, de la psychologie et de la morale, Eva Hoffman nous donne des clés pour appréhender les mécanismes par lesquels l’individu s’approprie la malédiction de son ascendance pour mieux s’en libérer. Elle revendique son droit à une mémoire personnelle qui ne soit pas contaminée par le masochisme ou la mauvaise conscience, et dénonce les rites convenus du « devoir de mémoire », leur préférant une recherche plus poussée et plus efficace qui lui est propre.

Agnieszka Grudzinska

Librairie

Lucien Karpik. L’ÉCONOMIE DES SINGULARITÉS, Paris, Gallimard, 2007, 384 p., 26 €

Ce livre est consacré à ce qui est apparu à l’auteur comme un angle mort de l’analyse économique orthodoxe : celle-ci serait incapable de se mouvoir dans l’univers des biens singuliers, ces biens « incommensurables » qui rassemblent les services professionnels personnalisés (médecin, avocat, conseil d’entreprise, conseil de gestion), et les œuvres d’art, la grande cuisine, les biens de luxe, le tourisme, de nombreux produits des industries culturelles, certaines formes d’artisanat, etc. Lucien Karpik propose de remédier à cette défaillance de la théorie économique et de parcourir la « terra incognita du marché des produits singuliers ».

Les biens singuliers sont des biens différenciés, multidimensionnels, pour le classement desquels il n’existe aucun accord unanime. Sur ce marché très particulier, la concurrence sur la qualité prévaut sur la concurrence par les prix. L’opacité de l’information, l’incertitude sur la qualité nourrissent des comportements opportunistes que seuls des dispositifs d’aide à la décision et de coordination permettent d’endiguer. Les effets de réseaux sont ici nécessaires ; c’est ce qui permet par exemple que le marché apparemment opaque de la psychanalyse puisse fonctionner.

Karpik oppose la décision au jugement. La première, qui concerne les choix économiques habituels, s’inscrit dans un système d’équivalences et relève du calcul ; le second, qui est à l’œuvre pour les marchés de biens singuliers, repose sur « la synthèse qualitative d’une pluralité de critères d’évaluation », et requiert des dispositifs aidant au fonctionnement du marché des singularités. Les appellations Aoc en sont un exemple bien connu. Ces dispositifs permettent au consommateur de déléguer le processus de choix, au risque du renforcement du pouvoir discrétionnaire et de l’autorité des instances en charge de l’élaboration des jugements de qualité.

Arrivé à ce point de sa démonstration, Karpik relève la place centrale de la confiance, sans laquelle le dispositif de jugement ne saurait être crédible. Il dessine la figure de l’homo singularis, porteur d’une pluralité de valeurs et participant d’une pluralité de mondes, contrastant avec l’homo œconomicus qui n’utilise qu’un seul critère de jugement et qui ne se situe que dans un seul monde. La multiplicité des critères et des valeurs suscite des « actualisations proliférantes » dont aucun marché ne peut s’accommoder, les choix de consommations devenant erratiques et insaisissables. Les mécanismes et les déterminations qui président à ces choix peuvent néanmoins être cernés : ils procèdent de la combinaison d’un engagement en valeur et d’un engagement en finalité. Le premier renvoie à un ensemble de critères, tandis que le second procède de la rationalité instrumentale qui résulte elle-même des contraintes traditionnellement mises en évidence par la théorie économique, contraintes de temps et aussi d’argent. Le Guide Michelin est une illustration plutôt convaincante de ce double mécanisme par la variété de critères de qualité qu’il propose et les compromis qu’il rend possible. De même, la confrontation des comparatifs portant sur les mêmes éléments d’une chaîne de haute-fidélité diffusés par la Fnac et par la revue Diapason conduit à la mise en évidence de mondes différents produisant des dispositifs de jugement différenciés, capables de qualifier les produits singuliers.

Karpik dresse une typologie des régimes de coordination caractéristiques de l’économie des singularités. Il distingue les régimes impersonnels et les régimes personnels de coordination. En combinant trois critères, la taille du marché (restreint ou étendu), les formes d’intervention des dispositifs impersonnels (dispositifs substantiels quand la connaissance porte sur les contenus spécifiques des singularités, ou formels, lorsque la connaissance porte « sur les positions relatives dans des rangements ordonnés selon des critères quelconques ») et les formes d’engagement des consommateurs (engagement actif ou passif, autonome ou hétéronome), il distingue quatre régimes de coordination à dispositifs impersonnels : le régime de l’authenticité, le régime Méga, le régime de l’opinion experte et le régime de l’opinion commune. Le premier, défini par « l’adéquation de dispositifs substantiels, de l’activité et de l’autonomie du consommateur et du marché restreint autour d’une logique globale esthétique », est incarné par exemple par les marchés de l’art, des grands vins et de la mode. Le « régime Méga », qui réunit les dispositifs substantiels, le marché étendu ainsi que l’activité et l’hétéronomie du consommateur autour d’une logique globale définie par la tension entre les critères esthétiques et les critères de la rentabilité, renvoie aux « mégafilms » ou aux « mégamarques ». Le « régime de l’opinion experte » intègre les dispositifs formels, le marché restreint, la passivité et l’autonomie du consommateur autour d’une logique globale de la délégation de jugement conditionnelle ; il se manifeste avec les prix littéraires par exemple. L’expert intervient, mais le consommateur est en position éventuelle de lui résister. Le dernier régime, celui de l’opinion commune, associe les dispositifs informels, le marché étendu, une qualification des produits par les positions relatives, et un consommateur passif et hétéronome autour d’une logique globale de la délégation de jugement fondée sur la commodité. On pense ici au hit-parade par exemple.

Karpik dessine une cartographie des régimes de coordination à dispositifs personnels ; ces dispositifs reposent sur l’encastrement dans des réseaux personnels, cognitifs, marchands ou/et coopératifs. Tandis que le régime des convictions pourrait s’illustrer dans le marché des cours particuliers, le régime professionnel renvoie au marché des médecins comme à celui des avocats, et le régime inter-firmes, marchand ou coopératif, se manifeste en cas de sous-traitance ou de partenariat.

Karpik soumet cette grille théorique d’analyse des différents produits et marchés des singularités à l’épreuve de l’étude empirique, qu’il s’agisse du marché des grands vins, de celui des blockbusters ou encore de celui des prix littéraires. On se heurte ici aux limites de l’ambition affichée dès les premières pages de ce livre. Tandis que l’auteur se positionne en critique de la théorie économique et s’attelle à la construction d’une théorie alternative, on est surpris du peu de cas qu’il fait, et cela malgré un corpus foisonnant de références, de toute une littérature économique qui s’est emparée de ces questions. Lucien Karpik ignore ou néglige les développements de l’analyse de la demande proposés notamment par Amartya Sen en termes de méta-préférences ou de préférences de second ordre, comme les modèles de multiple selves avancés notamment par Thomas Schelling, qui introduisent la possibilité de la coexistence de plusieurs hiérarchies de préférences en compétition chez un même individu. L’élégance de la construction théorique laisse place à une description superficielle de marchés dont une analyse plus fouillée du fonctionnement aurait permis de montrer la segmentation, la fragmentation, la complexité. De même, sur chacun des marchés, Karpik souligne l’accroissement des écarts de rémunération qui accompagne les positions qui se situent dans le haut du classement des qualités ; on regrettera l’absence de données qui auraient permis d’étayer et de discuter la réalité de ces écarts.

En revanche, on retrouve plus de finesse dans la reprise de l’étude que Karpik a publiée antérieurement sur le marché des services personnalisés proposés par les avocats. Plusieurs pages passionnantes sont dédiées à la « désingularisation des singularités », au travers d’une critique très argumentée de la politique notamment européenne en la matière. On retrouve la désingularisation dans le champ de la musique de variétés, dont Karpik montre qu’elle se traduit par la standardisation et l’appauvrissement, et qu’elle produit une « transmutation d’une fraction des produits singuliers en produits différenciés ». L’hypothèse est très convaincante ; mais l’absence d’analyse plus précise du marché laisse le lecteur sur sa faim comme avec ses questions : une « fraction » du marché est-elle concernée, ou bien au contraire n’est-ce pas la majeure partie des biens singuliers qui se trouve happée par la standardisation, au sein de processus qui relèvent de l’industrialisation et de la globalisation des marchés des biens singuliers ? Les quelques pages qui décrivent les structures industrielles du marché de la musique de variétés demeurent frustrantes ; rien n’étaye a priori l’hypothèse que la concentration produit moins de diversité, et le fonctionnement en oligopoles à frange concurrentielle autorise l’émergence et le développement de produits innovants comme de produits dits de niche dont les industries culturelles ne sauraient faire l’économie. Pour le dire en d’autres termes : le star system est d’autant plus fort qu’il laisse à ses marges se développer des marchés d’artistes et même de stars oppositionnels, dont il parvient en nombre de cas à intégrer la capacité créative au travers de stratégies bien connues d’achats de fonds ou de rachats de firmes. Parce que la désingularisation conduit à l’essoufflement de la demande, les marchés des singularités ne bâtissent jamais de véritables barrières à l’entrée. En revanche, c’est sur le marché du jugement que l’on compose avec le foisonnement de l’offre pour trier et orienter le consommateur confronté à des biens radicalement incertains.

Il est enfin dommage que la véritable révolution que constitue l’internet comme nouveau réseau producteur de jugement n’ait pas été plus questionnée.

Bien construit, l’ouvrage est ambitieux, mais l’italique trop souvent employé pour insister sur la force des concepts ne sert pas l’analyse. Nombre de propositions sont circulaires. On n’en mentionnera qu’une parmi tant d’autres : « Le jugement est formé en prenant appui sur la connaissance crédible des produits singuliers procurée par les dispositifs de jugement » (p. 55). Si Karpik apporte une pierre importante à la connaissance de l’économie des singularités, cet apport se situe dans tout un courant de recherches, qui naît dès la fin du xixe siècle dans certaines pages des Principles of Economics d’Alfred Marshall, et réinvesti par l’économie des conventions d’un côté, l’économétrie appliquée à l’appréciation de la qualité par la méthode des prix hédoniques d’un autre côté, et certains courants de l’économie industrielle qui se sont penchés sur l’économie des stars. Prétendre se démarquer de cette tradition pour construire une théorie de la singularité qui soit elle aussi… singulière conduit à une démarche aussi riche qu’originale, mais qui parfois, à trop vouloir rompre avec toutes amarres, reste à la superficie du fonctionnement de marchés qui ont pu constituer des laboratoires pour l’analyse économique des marchés de l’information.

Françoise Benhamou

John Le Carré LE CHANT DE LA MISSION, Paris, Le Seuil, 2007, 347 p., 21, 80 €

John Le Carré est de retour au cœur des ténèbres africaines. En 2001, dans la Constance du jardinier, il dénonçait le comportement des multinationales par le biais des aventures d’un diplomate britannique en poste à Nairobi dont l’épouse venait d’être assassinée par des tueurs travaillant pour le compte d’un laboratoire pharmaceutique dont elle se préparait à révéler les agissements. Dans le Chant de la mission, il campe un interprète, Bruno Salvador, dit « Salvo », fils d’un missionnaire catholique irlandais et d’une villageoise congolaise. Abandonné à trois mois dans le couvent où il a vu le jour, il est adopté par le Saint-Siège qui l’envoie en Angleterre recevoir une éducation classique au sein d’un collège du Sacré-Cœur. Repéré par le frère Michael pour ses dons linguistiques, il devient, grâce à la « protection » et à la fortune familiale de ce dernier, un interprète haut de gamme parlant couramment le français ainsi que toutes les langues, connues ou méconnues, d’Afrique de l’Est. Réputé pour ses capacités hors pair, il met ses talents au service du renseignement britannique qui le fait ainsi entrer dans l’« honorable conférence des voleurs de son ».

C’est dans ce cadre qu’on va lui demander de participer à une réunion organisée dans une petite île de la mer du Nord par un mystérieux « Syndicat anonyme » regroupant, entre autres, un ancien ministre du New Labour « défenseur » de l’Afrique, lord Brinkley of the Sands, ainsi que des hommes d’affaires qui souhaitent, officiellement, apporter la démocratie et la prospérité au Congo oriental en s’appuyant sur un leader charismatique local : le Mwangaza. L’idée générale est donc de se faire rencontrer, en marge d’une réunion officielle qui se tient au Danemark, les chefs de guerre locaux afin de parvenir à un accord. « On récupère, dit l’un des organisateurs, tous les mecs qui se détestent, on les invite à relâcher la pression, et quelque chose de merveilleux va forcément en sortir, tant qu’on croît aux contes de fées. »

Dans la villa truffée de micros où tout le monde doit se retrouver, Salvo est officiellement présenté aux Africains présents comme traducteur trilingue : français, anglais et swahili. Ses connaissances des autres idiomes sont cachées aux participants dont ce sont souvent les langues maternelles. Officieusement, il doit écouter et traduire d’un chat room aménagé en sous-sol les propos tenus en privé par les participants. Notre interprète, dit « le zèbre » par l’un des négociateurs, finira par entendre des sons qui n’auraient jamais dû lui parvenir, être au courant d’accords extorqués sous la torture qui étaient censés demeurer à jamais secrets.

De retour en Grande-Bretagne il estimera de son devoir d’en informer le lord au-dessus de tout soupçon qui dirige le Syndicat et qui a tellement à cœur les intérêts de cette région du continent noir si riche en ressources minérales. Il le paiera très cher, découvrant, mais un peu tard, que les convictions affichées par un homme n’engagent que ceux qui le croient sincère. Et que, comme lui disait frère Michael au temps de son enfance, « il y a des gens dans ce vaste monde que seul Dieu peut aimer ».

Ce roman, typique du John Le Carré engagé d’après la guerre froide, qui refusa un titre honorifique que lui destinait Margaret Thatcher, est une virulente dénonciation de l’hypocrisie de certains milieux politiques britanniques, et plus largement occidentaux. Une dénonciation qui résonne d’autant plus fort qu’il s’agit de la seule fiction de l’auteur écrite à la première personne, ce qui n’était même pas le cas d’Un pur espion, pourtant son roman le plus autobiographique53. Par les thèmes abordés et les positions adoptées, le Chant de la mission illustre à la perfection la formule camusienne selon laquelle un roman est une philosophie mise en images. Comme dans le Tailleur de Panama, John Le Carré raconte l’histoire d’un homme que son métier place en position d’entendre des choses à l’insu de tous. Sauf qu’ici il ne s’agit plus d’une comédie mais d’une tragédie. D’une tragédie qui se veut emblématique d’une époque car, ainsi que le déclarait l’auteur :

Ce n’est pas vraiment sur le Congo que j’ai écrit. C’est sur une foultitude d’autres choses. Le Congo n’est qu’une toile de fond54.

Une toile de fond sur laquelle passent des avions sans marquage où les sièges sont remplacés par des cages, se signent de mirobolants contrats qui spolient des peuples de leurs richesses naturelles, se déplacent des armées privées55 payées sur fonds secrets…

Jean-Paul Maréchal

Wole Soyinka, II TE FAUT PARTIR À L’AUBE, Traduit de l’anglais (Nigeria) par Étienne Galle Arles, Actes Sud, 2007, 653 p.

La parution de ces mémoires est un événement à plusieurs titres. Il s’agit d’un ouvrage qui court sur plusieurs décennies et traite en détail de la guerre civile du Nigeria (1967-1970), et des vingt dernières années pendant lesquelles, après le Nobel en 1986, notre auteur a été très actif sur la scène internationale. Le livre est divisé en plusieurs séquences, sans doute rédigées à des moments différents, mais parcourues du même souffle, animées de la même énergie, toujours rendues avec la même empathie par son traducteur Étienne Galle, éclairées par des cartes et une chronologie.

Wole Soyinka veut faire mentir le dicton yorouba qu’il cite :

Lorsqu’on est proche du statut des anciens, on perd le goût de la bataille.

Il veut vivre sous l’emblème qu’il s’est donné, celui d’Ogoun, Dieu des combattants. Certes, il y a des pauses et la variété des situations et des anecdotes est l’un des intérêts de ce livre :

Les rugissantes années soixante ne furent pas cependant une suite ininterrompue de violence et de résistance, d’imposture, d’une immense désolation qui semblait parfois dominer, voire définir la vie d’un homme de trente ans. Il y eut aussi des temps de soulagement… L’enseignement fournissait un sursis constant.

(p. 87)

Il nous raconte, dans ses années « rugissantes », sa participation aux activités du Congrès pour la liberté de la culture, premier souper avec le diable, en l’occurrence la Cia, son amitié avec Pierre Emmanuel, et les accès de « francophobie douce » que provoquait en lui l’amour inconditionnel de Tchikaya U Tamsi, le poète congolais, pour la civilisation française.

Le livre est aussi la suite et le complément du premier volume d’autobiographie, Cet homme est mort, paru en anglais en 1972, en France en 1986 – non réédité en France, souvent réédité au Nigeria –, un texte qui a beaucoup compté dans la vie et la carrière du futur Nobel. Wole Soyinka n’a pas soutenu la sécession biafraise. Sa position est expliquée en détail dans ces mémoires. Lisons page 156 :

Face à Ojukwu… j’étais là pour le persuader de mettre fin unilatéralement aux combats.

Le texte nous permet de combler les lacunes de notre information, en clarifiant en particulier l’épisode un peu obscur de la troisième force (entre les fédéraux et les Biafrais) dans la guerre civile (1967-1970). Wole Soyinka espérait que, dans cette guerre de « seigneurs de la guerre », l’un des « petits » seigneurs prendrait Lagos pour y instaurer le socialisme ! Naïveté, occasion perdue ? Il ne croyait pas en Ojukwu pour ce rôle, qu’il confiait à Victor Banjo, un colonel fusillé après l’échec de sa tentative.

Wole Soyinka croyait que la guerre civile pouvait aboutir à un meilleur régime fédéral ; il se plaçait du point de vue du « citoyen nigérian », position en partie utopique, vu le peu de cas que la plupart des régimes ont fait des citoyens, mais position qui le rendit bien plus lucide et critique que les intellectuels engagés dans chaque camp. Il n’hésita pas à dénoncer les massacres et les génocides perpétrés contre les Biafrais.

Je n’étais pas le seul à écrire des articles amers sur les massacres, à dénoncer surtout l’apathie du gouvernement Gowon face aux tueries. Nous l’accusions de fermer les yeux sur le génocide…

(p. 134)

Son appel à l’opinion internationale fut en somme dans l’Afrique des années 1960 une première, de la part d’un écrivain : une nouvelle forme d’engagement, qui n’avait rien à voir avec la lecture de Fanon, mais plus avec celle de René Dumont que notre auteur ne connaissait sans doute pas !

Il nous raconte en détail ses relations avec Ibrahim Babangida (qui dirigea le pays de 1986 à 1993). Le récit, qui prend des allures d’autocritique, est extrêmement instructif. Les contacts entre militaires, qui professaient un ethos national, et intellectuels, qui faisaient de même, ont été souvent au détriment de ces derniers. Il relate en particulier l’intervention d’une coalition de la plume, avec le romancier Chinua Achebe et le poète J. P. Clark, (p. 308-330) en faveur d’un général poète, Maman Vatsa, qui ne put l’arracher au peloton d’exécution. Wole Soyinka s’est trompé. Il avait pris une cuillère dont le manche n’était pas assez long pour dîner avec ce diable de général, qui trahit ses engagements, refusa le retour prévu au régime civil, emprisonna ses opposants, organisa des élections dont il ne voulut pas reconnaître le résultat, nomma un président intérimaire, et dut finalement se retirer. Mais soudain le drame vira très largement au sanglant, voire au pathologique ; le général Sani Abacha, qui prend le pouvoir en novembre 1993, a déjà une réputation de violence : c’est un « psychopathe confirmé » (p. 477). Il fait pendre un écrivain, Ken Saro Wiwa en novembre 1995, et lance ses sbires sur les traces de Wole Soyinka. Ce dernier savait « qu’il faut partir à l’aube » : il quitta son pays un matin de novembre 1994 sur un porte-bagages de moto, franchit secrètement la frontière et fut aidé par notre pays. Je trouve particulièrement intéressantes les pages où il nous raconte ses hésitations personnelles devant la conduite à suivre face au nouveau dictateur. Il a envie de rester chez lui, il a du travail :

J’éprouvais un profond ressentiment à l’idée d’être à soixante ans de nouveau délogé de chez moi et par un être que vraiment je méprisais. Je savais ce qu’il avait fait pendant la guerre civile56 et l’armée le savait aussi. Dans la région Centre ouest il avait été le champion des tueries. Hommes, femmes, enfants le futur leader suprême ne faisait pas de différence. Il suffisait qu’une femme le méprise ou lui préfère un rival pour que ce soit le meurtre garanti. Shehu Yar ‘Adua, alors chef d’état-major avait recommandé son renvoi de l’armée…

(p. 488)

Les années Abacha ont été, après les 28 mois de prison de 1967 à 1969 pendant la guerre civile, les pires moments que Wole Soyinka a vécus. Ce fut un exil dangereux car Abacha était vindicatif, et rusé – rappelons ici qu’il professait un enthousiasme aussi affecté que compromettant pour la francophonie : qui s’en souvient ? Wole Soyinka était devenu la voix de l’opposition en exil. Il n’était pas le chef d’un mouvement politique ; il se trouvait simplement qu’il savait s’exprimer et qu’il s’est lancé dans cette lutte jusqu’au matin où il apprit que le dictateur était mort dans son lit en 1998 : excès de viagra ! Notons aussi que pendant toutes ces années Wole Soyinka a joué un rôle de premier plan dans les négociations pour la libération de l’Afrique du Sud et la naissance d’un régime démocratique et la France officielle l’a aidé. Le voici qui essaie de faire se rencontrer Buthelezi et Mandela : il ne verse jamais dans la caricature ni dans l’amalgame. Buthelezi par exemple refusait de négocier avec les Boers tant que Mandela était en prison. Wole Soyinka dans ces pages a croisé tous les grands de ce monde (Shimon Peres, Clinton, Mitterrand, etc.) et traité avec eux en militant de la paix et de la liberté.

Wole Soyinka prend des risques, et n’hésite pas quand certains grands principes sont en jeu. Il nous raconte comment il a diffusé un faux enregistrement de discours électoral en 1965, ce qui lui valut de passer en jugement une première fois, et surtout consacra sa réputation de risque-tout courageux. Sa fuite a un fort parfum d’aventure et ce n’est pas pour lui déplaire… Il y a chez lui un individualisme combiné avec une détestation tout orwellienne du totalitarisme. Il se trompe parfois, reconnaît ses erreurs, qualité finalement assez rare chez les écrivains et les intellectuels, au moins chez nous !

C’est dans ce discours [du Nobel] que, pour mon éternel dépit, je fis figurer Montesquieu parmi les collaborateurs de la pensée raciste européenne – que les mânes de ce grand homme trouvent en son cœur d’ancêtre la force de me pardonner cette calomnie.

(p. 30)

Cette absolution tardive a son prix : l’Esprit des lois n’est pas réductible à Bordeaux, port négrier, même si Montesquieu ne commente pas le Code noir qu’il ne pouvait ignorer !

L’épisode le plus original concerne Pierre Verger, le grand photographe-anthropologue, devenu une autorité sur la divination yoruba. P. Verger avait confié, par plaisanterie, à Ola Yai, collègue de Wole Soyinka à Ifé, qu’il avait subtilisé la tête de d’Ori Olokun, la fameuse tête en bronze du dieu de la mer, et qu’elle se trouvait maintenant au Brésil. Voici donc Soyinka-Zorro qui avec son ami Ola Yai monte une opération de sauvetage. Il enrôle l’aide des services de l’État nigérian, part au Brésil à Bahia, dérobe la statue qu’il ramène triomphalement au Nigeria pour s’apercevoir qu’il s’agissait d’une copie du British Museum… La plaisanterie de Verger lui coûta cher. Le visa nigérian lui fut refusé, Wole Soyinka eut beau intervenir, il ne put convaincre Pierre Verger de se réconcilier ! En somme le zèle « réparatoire » lui avait joué un mauvais tour ; on lui sait gré de confesser cette équipée loufoque, en compagnie d’Ola Yai, aujourd’hui ambassadeur à l’Unesco ! Le redresseur de torts a parfois tort ! Son tempérament lui joue de mauvais tours, mais il est fair play ! L’homme de théâtre se met en scène et sait faire rire à ses dépens…

Ce texte devrait permettre de clarifier des questions souvent posées : Soyinka, écrivain difficile, donc peu lu, bien qu’il soit excellemment traduit, sait nous passionner. Soyinka, écrivain africain, n’est pas un exilé. Il anime à partir de Las Vegas (!) un réseau de villes refuges, mais il est souvent chez lui, au Nigeria, et ne se considère pas comme en fuite de son pays. Il pose en somme, face aux réflexes protectionnistes, aux solidarités linguistiques, hérités du monde colonial, et si vivaces chez nombre d’intellectuels, la question de la mondialisation de la culture et de la possibilité d’action pour un intellectuel africain. Il nous présente ainsi un tableau très instructif de l’Afrique, aussi éloigné du cauchemar (de Darwin) que des songes absurdes de la négrologie (de Smith). Son exemple n’est pas assez connu et médité dans le monde intellectuel francophone, qui semble trop souvent croire que la dénonciation de la Françafrique de naguère suffit à fonder une vision de l’avenir.

Alain Ricard

FRANÇOIS MAURIAC, UN JOURNALISTE ENGAGÉ, Centre François Mauriac de Malagar, Éd. Confluences, 2007, 139 p., 15 €

Ce livre d’entretiens, accompagné d’un Dvd, est consacré à l’évolution de la pensée politique de Mauriac, éditorialiste, journaliste engagé dans les événements majeurs de son siècle, mais dont la trajectoire en définitive, qui le mena de la droite à des positions résolument de gauche, fut aussi à géométrie variable.

Les propos de Jean Daniel, Jean-Claude Guillebaud, Francis Jeanson, Jean Lacouture, René Rémond et Jean Touzot retracent cet itinéraire atypique à la façon d’une libre conversation, en huit grands moments chronologiques, des années 1920 à la fin de la guerre d’Algérie. Pour comprendre la logique du parcours apparemment erratique de Mauriac, il ne faut jamais perdre de vue qu’il est né dans la bourgeoisie catholique provinciale, « parmi les injustes » comme il le dit – les riches – passionnément attachés à la tradition catholique et aux valeurs bourgeoises. Chrétien avant tout, comme tel ayant soif de justice, il échappe aux découpages politiques, idéologiques ou partisans.

Son amour de l’ordre, valeur bourgeoise par excellence, a cédé plus d’une fois devant son refus jamais démenti d’être rivé à un camp, encore moins à une doctrine. Si Mauriac a voulu très tôt devenir écrivain et est devenu de fait l’immense romancier consacré par le prix Nobel (1952), il n’a jamais néanmoins cessé de faire du journalisme, bénévolement dans son jeune âge, puis journaliste de carrière, essentiellement au Figaro, quand il eut quatre enfants à élever.

Jusque dans la première partie des années 1930, Mauriac fut un journaliste de droite. C’est à partir de 1935, avec la volonté de Mussolini de conquérir un empire colonial, comme la France, la Belgique ou d’autres, que Mauriac change de ton, précisément au moment de l’invasion de l’Éthiopie. Non qu’il soit contre la colonisation, pas davantage contre le régime autoritaire mis en place par Mussolini. Non, sa réaction, personnelle, est de l’ordre de la sensibilité et de la morale. Ce qui l’indigne, c’est l’usage de la violence que déclenche l’Italie (aviation, bombardements, gaz…) et qu’elle va utiliser contre les indigènes qui ne peuvent résister « qu’avec des sagaies ». Cette situation de totale injustice va se solder par des morts innombrables. À l’époque, la droite est pour Mussolini et les catholiques lui sont reconnaissants d’avoir établi le Concordat avec le Saint-Siège. Les articles de Mauriac l’éloignent de ce qu’il faut bien appeler jusque-là son camp, mais aussi de ses confrères de l’Académie, quand il refuse de signer un manifeste sur la défense de l’Occident rédigé par un intellectuel d’extrême droite, Henri Massis.

La guerre d’Espagne qui va éclater quelques mois plus tard conforte le tournant désormais pris par Mauriac. Là encore, il ne va pas réagir en politique, mais en chrétien dont le cœur saigne de voir un peuple martyrisé et une terre de haute spiritualité – pays de Thérèse d’Avila et de saint Jean de La croix – ravagée, détruite, qui plus est, avec l’aide et la bénédiction de l’Église. Bouleversé, déchiré, il ne s’en aperçoit pas moins que s’y prépare la Seconde Guerre mondiale évoquant « le merveilleux champ de manœuvre que constitue l’Espagne pour les Russes, d’un côté, les Italiens et les Allemands de l’autre qui essaient, sur le corps piétiné de l’Espagne, leurs tanks et leurs torpilles ».

La Seconde Guerre mondiale est bientôt là et, durant les années 1939-1940, Mauriac a beaucoup écrit dans la grande presse, notamment à Paris Soir : « Contre la guerre, crier est un devoir. » En 1940, il s’installe dans son domaine landais, à Malagar, et les Allemands aussi ! qu’il ne se prive pas de traiter de horde d’envahisseurs qui déferlent sur le Sud-Ouest, ce qui lui vaut d’être interdit de reparaître, à tous les sens du terme. Il reparaît cependant, clandestinement (de Malagar, il fait beaucoup de voyages à Paris), au Comité national des écrivains et des lettres françaises, au côté d’une grande majorité de communistes – alliance très provisoire s’il en est mais on est dans le cadre d’une sorte d’Union sacrée et les écrivains – tous les écrivains – doivent se rendre utiles dans la petite mesure où ils le peuvent.

Ainsi, Mauriac, à sa manière inclassable, n’est jamais resté en dehors de la sphère publique. En vieillissant, titulaire du prix Nobel qui lui confère une audience internationale, le romancier cesse de développer son art dans la fiction parce que, dit-il, « je trouve plus urgent de faire du journalisme » pour se colleter avec les problèmes de son temps. Essentiellement la décolonisation où son pays fait des choses qu’il réprouve. Au Maroc d’abord, où le sultan Sifi Mohammed Ben Youssef, qui a déclaré son pays solidaire de la France lors de la guerre de 1939-1945, est déposé. C’est à propos des événements du Maroc que Mauriac a commencé son fameux Bloc-Notes qu’il définira plus tard comme « un journal intime à vocation universelle ». Il y eut, en fait, trois bloc-notes, ou plus précisément trois journaux différents (La Table ronde, L’Express, Le Figaro littéraire) qui le publièrent, L’Express étant de loin le plus brillant et celui qui permit à Mauriac d’être au meilleur de lui-même. Jean Daniel raconte :

Lorsque Mauriac rejoint L’Express, je suis surtout impressionné par le fait qu’une grande personnalité de droite va désormais cautionner une entreprise anti-colonialiste.

Il s’y engage, avec toute sa foi de chrétien, sa volonté de justice, la puissance et la qualité de sa plume et beaucoup de courage car il sait que l’Oas ne fait pas de cadeau et frappe à Paris si nécessaire ! Dès le deuxième jour du soulèvement algérien, Mauriac crie : « Surtout qu’on ne torture pas », sachant fort bien que la France torture dans tout le Maghreb (il est informé par des prêtres de la Mission de France qui vivaient auprès des populations). La torture était pour lui inacceptable. Peut-être aussi s’est-il essentiellement consacré à cette campagne contre la torture parce qu’au début de ce qu’il a compris être une véritable guerre, il n’avait pas d’idée très précise sur la solution politique qui pouvait être donnée au conflit. Mais il perçut d’emblée qu’on était dans le cadre de la question coloniale, alors que l’Algérie, pour beaucoup de Français, c’était la France, quatorze départements français qu’on ne pouvait abandonner comme le Maroc ou la Tunisie. Pour Mauriac, homme de morale, chrétien, il fallait dénoncer « ce qui attentait à la fois à l’honneur de la France et aux préceptes de la religion ». Si l’on y ajoute la totale liberté qu’il a choisi d’avoir toute sa vie, refusant toute attache politique, quelle qu’elle soit (très jeune, amené par son frère, alors séminariste, futur abbé, au Sillon de Marc Sangnier, il refusa d’adhérer à ce mouvement de jeunes catholiques, alors très à gauche, mais il en resta marqué toute sa vie). Si la lecture du Bloc-notes reste passionnante aujourd’hui, c’est que Mauriac s’y révélait, selon Lacouture, « extrêmement compétent et merveilleusement sensible » et qu’il savait « y traiter en dramaturge tous les acteurs du grand théâtre politique ».

Monique Seyler

Brèves

Pierre Bouvier, LE LIEN SOCIAL, Paris, Folio essais/inédit, 2007, 416 p., 7, 20 €

Auteur d’ouvrages pionniers sur le métro parisien ou d’études comparatives sur le travail en France et aux États-Unis, l’auteur, qui est aussi poète à ses heures, a toujours privilégié les analyses portant sur le quotidien. Cet ouvrage, dont la dimension pédagogique est manifeste, n’a donc pas pour seul but de faire une incursion dans les théories qui ont précédé la naissance de la sociologie, de rappeler l’importance de la réflexion philosophique sur le contrat social (Locke, Rousseau) qui a anticipé la naissance de la sociologie et la polarisation sur le lien social. Au contraire, c’est l’occasion pour Pierre Bouvier d’associer une approche conceptuelle sur le lien social et la sociologie à une approche anthropologique dont la production de l’École de Chicago reste une expression majeure. Mais au-delà de cette mise en relation de la sociologie et de l’anthropologie, Pierre Bouvier actualise la réflexion sur le lien social dans le cadre de la mondialisation. Ce qui est une invitation à penser les recompositions du lien social par le haut et par le bas. S’adressant à un public large, le livre de Pierre Bouvier se démarque par sa rigueur de la littérature habituelle à destination des étudiants.

O. M.

Pierre Boisard, SORTIR DU CHÔMAGE, Paris, Mango, coll. « En clair », 2007, 240 p., 9 €

Ce livre ne prétend pas renouveler notre compréhension du chômage. Son objectif est plus modeste : poser un diagnostic équilibré et dresser la liste des remèdes incontournables. L’auteur remplit au mieux ce cahier des charges grâce à une bonne connaissance de la littérature économique et sociologique sur le marché du travail. Sans surprise, c’est le modèle nordique qui inspire ses suggestions de réforme : investir dans la formation, la recherche et les nouvelles technologies, accompagner les restructurations, revoir l’accompagnement des demandeurs d’emploi et étoffer la négociation entre les partenaires sociaux. Il est plus réservé sur les mesures en faveur des services à la personne – dans lesquelles il voit non sans arguments des cadeaux au riche et des primes à la déqualification de l’emploi –, montrant par là son attachement à une sortie « par le haut » de la crise de l’emploi, respectueuse de notre idéal égalitaire. L’un des mérites de ce livre est de rester au plus près des faits et de ne pas céder à la tentation de l’utopie, obligeant à réfléchir dans les limites de ce qui est possible dans la France d’aujourd’hui.

B. P.

François Denord, NÉOLIBÉRALISME VERSION FRANÇAISE, Paris, Demopolis, 2007, 380 p., 24 €

Si la doctrine est de plus en plus étudiée, l’histoire du néolibéralisme demeure largement méconnue. Dans son cours intitulé Naissance de la biopolitique, Michel Foucault insistait déjà sur la dimension continentale, et même française, du néolibéralisme que l’on a trop souvent tendance à voir comme un objet d’importation en provenance des États-Unis. Ce livre étudie cette idéologie politique depuis ses origines dans les années 1930 jusqu’à son triomphe apparent aujourd’hui. Le point de vue est d’abord historique : le néolibéralisme est né de la crise du libéralisme qui trouve ses racines dans la Première Guerre mondiale et les prémisses d’une étatisation de l’économie par le Front populaire. Bien peu nombreux sont les intellectuels (et même les dirigeants d’entreprise) qui se réclament du « laisser-faire » dans les années 1930, où triomphent le corporatisme à droite et le planisme à gauche. C’est dans ce contexte qu’il faut aborder le « colloque Lippmann » de 1938, véritable acte de naissance du néolibéralisme. Les participants à ce colloque (Hayek, Röpke, Von Mises, Rueff, réunis sous les auspices de Louis Rougier, personnage étonnant s’il en est) substituent la « concurrence » au « laisser-faire » traditionnel. Surtout le néolibéralisme ne rejette plus l’intervention publique, à condition qu’elle se fasse au bénéfice du marché dont la guerre et les totalitarismes ont révélé la fragilité. L’auteur suit alors le destin de cette doctrine jusqu’au début des années 1980 où elle semble s’imposer en France, bien après la rupture de l’accord gaullo-communiste en faveur de l’État social. L’influence de la Société du mont Pèlerin apparaît décisive, même si l’opposition y est tranchée entre le libertarisme d’un Hayek (résolument opposé à l’État) et l’« ordolibéralisme » d’un Röpke qui présidera à la constitution de l’État fédéral d’Allemagne et inspirera la construction européenne. Mais le livre vaut autant par le point de vue sociologique qu’il offre. En France, le néolibéralisme n’avait de chance de s’épanouir qu’à la condition de convaincre la haute administration. De ce point de vue, ce n’est pas la figure de Raymond Aron qui est centrale, mais celle de Jacques Rueff, polytechnicien, membre de « X-Crise » dans les années 1930 et conseiller du général de Gaulle après 1958. Bien loin d’être une idéologie d’aventuriers, le néolibéralisme français est inséparable de l’État et de ses grands corps sans lesquels, même dans le domaine économique, rien n’est possible. Même si ce livre passionnant se présente comme une archéologie du sarkozysme, il semble que cette alliance hexagonale de la haute fonction publique et du marché soit aujourd’hui en passe de perdre de son autorité. Comme si le néolibéralisme français était amené à plus de logique en redevenant une pensée d’entrepreneurs.

M. F.

Arlette Jouanna, LA SAINT-BARTHÉLEMY, Paris, Gallimard, coll. « Les journées qui ont fait la France », 2007, 400 p., 26 €

Cet ouvrage historique offre un double intérêt. Il donne l’occasion de lire une historienne qui maîtrise remarquablement la Renaissance et les conflits opposant la noblesse française à la monarchie sur un sujet offrant une riche matière narrative. Il permet, ensuite, à partir d’un événement déterminant de l’histoire politique et religieuse française, de remettre en perspective le vaste sujet du développement de l’État et de la neutralisation des conflits religieux dans le cadre français. Replaçant les événements du 24 août 1572 dans le cadre des guerres de Religion (guerres françaises qui s’étalent de 1562 à 1598 et guerres européennes, dans lesquelles la France se trouve, à fronts renversés, alliée aux puissances protestantes), Arlette Jouanna montre que le massacre intervient paradoxalement dans une période de recherche de conciliation, qui suscite une méfiance et un désarroi prêts à verser dans la violence. En prenant en compte la politique internationale – en particulier les relations entre l’Espagne et l’Angleterre – dans l’analyse des événements, elle discute les principales thèses historiques qui ont cherché à comprendre l’événement jusqu’à présent. Selon l’interprétation originale et très documentée qu’elle propose, l’enchaînement des événements produit une situation d’exception : l’assassinat de l’amiral de Coligny crée un péril pour le salut de l’État, si bien que le roi recourt à une action préventive, en se justifiant au nom de la justice royale extraordinaire. Après l’examen détaillé de l’enchaînement des faits, Arlette Jouanna ouvre une non moins passionnante investigation sur les argumentaires qui se sont opposés autour de la justification des massacres par l’état d’exception : n’était-ce pas un changement de la nature du pouvoir monarchique qui était en jeu si l’on acceptait l’idée de la justice extraordinaire du roi ? Contre le développement de l’arbitraire royal, trois courants de pensée politique se distinguent : les « malcontents » qui prennent conscience de la marginalisation du rôle de la noblesse, les « politiques » qui veulent organiser la coexistence des religions sous l’autorité royale, les « monarchomaques » qui relativisent l’autorité royale et le devoir d’obéissance à partir d’une théorie de contrat. Malgré ces contestations, bien loin d’affaiblir la monarchie, ces journées marquent une étape décisive dans le renforcement du pouvoir royal et l’évolution de la monarchie vers l’absolutisme.

M.-O. P.

Jean-Denis Bredin, TROP BIEN ÉLEVÉ, Paris, Grasset, 2007, 140 p., 11, 90 €

Même s’il raconte « son » histoire, il nous y a habitués dans de précédents récits, Jean-Denis Bredin ne cède en rien à l’autobiographie. L’enfant qu’il décrit est un enfant parmi d’autres de la bourgeoisie même si son histoire est unique. L’histoire d’un enfant dont la mère est une grande bourgeoise catholique qui aime se montrer, et le père un juif assimilé qui mourra en 1939, un homme cultivé et d’une grande discrétion qui attend de son fils sérieux, rigueur et respect des études. C’est le récit d’une sensibilité à fleur de peau qui, sous le couvert de la pudeur et de la timidité, se tient à distance du monde et du réel. « Sans le savoir, je souffrais déjà de cette infirmité qui devait tant compliquer ma vie : je ne savais guère vivre au présent. Je me nourrissais de souvenirs et d’attente, j’écrasais tout moment entre l’anxiété qui le précédait et les soucis qui le suivaient. » Entre père et mère, entre l’apparaître maternel et les morts nombreux qu’il accompagne à leur dernière demeure, l’enfant « trop bien élevé » s’acclimate « à distance » avec la mort : « On me met un costume bleu foncé, je monte dans une citroën noire, et nous allons à l’église, à la synagogue, au cimetière. Je sais qu’il ne faut pas pleurer, être digne, serrer les mains, et quand défilent tous ces gens qui vous embrassent apparaître ému et dire merci. » Trop bien élevé, il continue à l’être quand sa mère se réfugie chez un couple de paysans pendant l’exode. Mais alors, les qualités d’un enfant trop bien élevé se révèlent : il comprend mieux que d’autres ce qui est en train de se passer, il entend des voix discordantes à la radio et autour de lui, et il commence à se souvenir qu’il est juif. L’exode physique, celui de la défaite, rejoint l’exode intérieur de l’enfant. Trop bien élevé dans une guerre cruelle, celui qui souffre de son infirmité de timide ne prend pas la défaite historique à distance. Il l’affronte. Et l’écriture est déjà une arme.

O. M.

Fellag, L’ALLUMEUR DE RÊVES BERBÈRES, Paris, Lattès, 2007, 312 p., 14 €

Dédié à l’écrivain assassiné Tahar Djaout, ce roman du comique Fellag raconte l’histoire d’un écrivain, officiel celui-ci, qui vit à Alger dans une ville où on coupe constamment l’eau. Si les spectacles de Fellag racontent comment rire de la cruauté du pouvoir (voir son entretien « Langage, rire et violence. Ou comment jouer en banlieue ? », Esprit, juillet 2007), et transformer le cauchemar en un rêve, le roman opère autrement cette alchimie. À travers des histoires (amitiés, meurtres, assassinats, vengeances), l’allumeur de rêves berbères évoque la sortie d’un cauchemar symbolisé par l’absence d’eau et de lumière, par la soif et l’aveuglement. C’est l’Alger des années 1990, un Alger populaire où Fellag parvient à imaginer des corps, des groupes et des communautés qui ne sont pas soumis au pouvoir ou fascinés par la religion de la terreur, celle qui vient encore de sévir. Alors que Fellag racontait Paris dans Rue des petites daurades (2001), il raconte Alger et ses souffrances dans ce roman. Une fois de plus il passe d’un monde et d’une langue à l’autre, il entrechoque les identités, ici et là-bas. Mais la nécessité est toujours la même : écrire ou jouer sur scène pour que le cauchemar devienne un rêve. « Lorsque je découvris ma baignoire pleine, je ne savais plus si je rêvais ou si elle s’était remplie pendant mon cauchemar. »

O. M.

En écho

DROIT SOCIAL Et Le Revenu De Solidarité Active – La revue Droit social (no 12, décembre 2007) a le mérite de ne pas se perdre dans les arcanes du formalisme juridique. Un premier ensemble de textes porte sur quelques-unes des réformes en cours de la présidence Sarkozy. Alors que Gérard Vachet répond à la question : « Moins d’impôts, moins de cotisations = plus de travail ? », deux textes portent sur la loi sur la grève dans les transports publics. Mais les deux articles qui se penchent sur le revenu de solidarité active retiennent particulièrement l’attention. « Le Rsa comme dispositif ciblé sur une catégorie de personnes en situation de pauvreté, les salariés, va logiquement réduire à court terme le nombre de pauvres dans cette catégorie et pour leurs familles. Mais on sait bien que l’évaluation des politiques publiques ne peut se contenter d’aboutir à un constat d’amélioration du sort de publics triés par avance. On doit y raisonner en termes de choix entre des alternatives pour un même montant de ressources engagées, de choix des cibles des aides publiques […] Il n’est pas indifférent de noter que des politiques fiscales, sociales ou d’emploi ayant les mêmes présupposés (les trappes à inactivité) se sont d’abord répandues dans les pays les plus inégalitaires du monde développé. Mais ce qui risque alors de passer à la trappe est à la fois la reconnaissance des contraintes qui empêchent des personnes de trouver un emploi rémunérateur, les politiques de promotion de l’emploi décent et les autres volets présents dans le rapport Hirsch 2005 portant sur la lutte contre la pauvreté. » Comment intervenir dans l’urgence tout en anticipant parallèlement les mécanismes qui recréeront des trappes de pauvreté ? Loin d’être une critique sans nuances, le texte de Gadrey invite Martin Hirsch à ne pas oublier toutes les facettes du rapport Hirsch de 1995.

DISSENT ET LA FRANCE – Dans la revue de Michael Walzer, Dissent (automne 2007), on lira bien entendu des textes qui font écho à la campagne américaine pour les présidentielles de 2008 (“Reading the candidates” de David Greenberg), la question sempiternelle du rapport entre médias et démocratie (Jeffrey Scheer) mais aussi un dossier sur “The New France” où l’on retrouve les plumes de Philippe Askenazy, Nancy L. Green et Mitchell Cohen.

ÉTUDES ET LA CRISE DU LOGEMENT SOCIAL – Dans son numéro de décembre 2007, la revue des jésuites (Études à ne pas confondre avec Esprit !) publie trois articles dont l’actualité est manifeste : un article de Jean-Luc Racine sur le Pakistan, un texte de Louis Besson et Michel Mouillart sur le logement social ainsi qu’une prise de position d’Anne Guibert-Lassalle sur « le livre, personnage en danger ».

REPRÉSENTER LA VILLE ET LES TERRITOIRES – Dans le numéro de novembre-décembre 2007 d’Urbanisme, un dossier est consacré aux nouvelles représentations graphiques de la ville et des territoires. Alors que les illustrations en trois dimensions se répandent, elles peuvent induire une grande facilité dans la présentation des projets architecturaux et urbains, au détriment de la réflexion. En consacrant un texte aux univers urbains imaginaires dans Sim City et Second Life, Michel Lussault offre une belle réflexion sur l’image et sa capacité à représenter une géographie à l’heure du numérique : « L’espace offert par toute image n’est pas “seulement” une représentation spatiale, un double mimétique, une réplique en réduction ; c’est aussi de l’espace en propre, support de discours et de pratiques. »

LA POSTCOLONIE – La Revue du collège international de philosophie (no 58, Puf) publie un dossier sur la postcolonie (voir notre livraison « Pour comprendre la pensée postcoloniale », Esprit, décembre 2006) qui donne l’occasion de lire Achille Mbembe sur Fanon et Laënnec Hurbon sur la révolution haïtienne.

Avis

« Esprit public » : la rencontre de débat public se poursuit chaque mois à la mairie du 3e arrondissement de Paris, en partenariat avec Esprit et Alternatives économiques (salle des fêtes de la mairie du 3e arrondissement, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris). Exceptionnellement, la séance du lundi 7 janvier 2008 a lieu à 20 h 30 : « Le monde en 2050 » par Jacques Attali. Lundi 4 février 2008, le rendez-vous est à nouveau à 19 h : « Omc, Fmi, Banque mondiale. Faut-il brûler les institutions économiques internationales ? », discussion entre Jean-Pierre Landau et Dominique Plihon.

« Justice et reconnaissance » : le séminaire de philosophie du droit (Ihej, Enm, Esprit) poursuit son programme avec, le 7 janvier 2008, François Dubet (professeur à l’université de Bordeaux et directeur d’études à l’Ehess) : « Reconnaissance et principes de justice » ; le 21 janvier 2008, Jean-François Kervégan (professeur de philosophie à l’université de Paris 1) : « Qu’apportent les théories de la reconnaissance à la philosophie du droit ? » ; le 4 février 2008, Pascal Mbongo (professeur à la faculté de droit de Poitiers) : « Démocratie des identités et police des discours » ; le 18 février 2008, Monique Castillo (professeur à l’université Paris XII) : « La reconnaissance en quête de fondation » ; le 17 mars 2008, Joël Hubrecht (chargé de mission à l’Institut de hautes études sur la justice) : « Victimes de crime de masse : une reconnaissance impossible ? » ; le 31 mars 2008, Fabienne Brugère-Leblanc (professeur à l’université Bordeaux 3) : « Ce que le féminisme fait à la justice et à la reconnaissance » ; le 14 avril 2008, Marcel Hénaff (professeur à l’université de Californie à San Diego) : « Justice, terrorisme, réciprocité » ; le 5 mai 2006, Thierry Pech (secrétaire général de La République des idées) : « La société du ressentiment » ; le 19 mai 2008, Denis Salas (maître de conférence à l’Enm) et Sandra Travers de Faultrier (avocate et chargée d’enseignement à l’Iep de Paris) : « L’appel au jugement » ; le 2 juin 2008, synthèse et conclusion par Julie Allard (chargée de recherches au Fnrs et au centre Perelman de philosophie du droit de l’Université libre de Bruxelles). Les conférences ont lieu à Paris, Enm, 3ter, quai aux Fleurs, 75004 Paris ou sont accessibles sur internet : www.ihej.org

En ce début d’année, nous tenons à remercier tous nos abonnés et lecteurs de leur fidélité. Celle-ci est la condition de notre indépendance et de notre survie économique. Au moment où la grande presse, qui s’est trop reposée sur l’idée que le marché publicitaire pourrait indéfiniment financer ses pertes, accumule les déficits et se trouve livrée au plus offrant, la permanence de lieux autonomes des pouvoirs économiques et politiques apparaît plus déterminante que jamais. Le bon accueil que reçoit notre travail rappelle qu’on peut s’adresser de manière développée et nuancée à des lecteurs.

Dans les mois qui viennent, nous porterons une attention particulière aux gouvernements locaux, dans la perspective des élections municipales. Alors que l’aménagement du territoire a longtemps laissé entendre que la région parisienne absorbait les forces vives du pays, il faut désormais s’interroger sur la sous-représentation chronique des métropoles françaises dans la vie politique et la détérioration relative de leur niveau de vie (nous mènerons ces réflexions avec Pierre Veltz, Cynthia Ghorra-Gobin, Vincent Renard et Cristina Conrad). Nous nous interrogerons également sur les perspectives de la gauche avec Zaki Laïdi. Le numéro double de mars-avril sera consacré à l’emprise grandissante du thème des catastrophes dans la vie contemporaine. Pour ne pas traiter ce sujet de manière abstraite ou généralisante, nous passerons en revue des études de cas sur des catastrophes industrielles ou naturelles des années récentes avec notamment Jean-Pierre Dupuy, Antoine Garapon, Frédéric Worms, Frédéric Gros, Frédéric Keck…

  • 1.

    Professeur à l’Institut d’études politiques, Bruno Latour est devenu, depuis la disparition de Pierre Bourdieu, le penseur français vivant le plus cité dans le monde anglo-saxon, d’après les chiffres fournis par la banque de données scientométriques Web of Science.

  • 2.

    Bruno Latour, « L’avenir de la Terre impose un changement radical des mentalités », Le Monde du 5 mai 2007.

  • 3.

    Programme du Pcf : http://www.pcf.fr/

  • 4.

    Olivier Besancenot, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle.

  • 5.

    Propos d’Olivier Besancenot tenus dans l’émission « L’imaginaire historique des candidats à l’élection présidentielle », La fabrique de l’histoire, France Culture, le 22 février 2007.

  • 6.

    Dominique Voynet, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle.

  • 7.

    José Bové, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle.

  • 8.

    http://www.lepen2007.fr/

  • 9.

    Ibid.

  • 10.

    Jean-Marie Le Pen, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle.

  • 11.

    Ibid.

  • 12.

    François Bayrou, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle ; voir aussi le projet de l’Udf sur le site du parti : www. udf.org/legislatives_2007/avant_projet.pdf

  • 13.

    Nicolas Sarkozy, Discours à Perpignan, le 23 février 2007, d’après Le Monde, dimanche 25-lundi 26 février 2007 ; voir aussi le site http://www.u-m-p.org/site/index.php/ump/s_informer/discours/nicolas_sarkozy_a_perpignan

  • 14.

    Discours de Ségolène Royal cité d’après Éric Le Boucher, « Ségolène Royal : l’archéo-moderne », Le Monde, dimanche 18-lundi 19 février 2007, p. 30.

  • 15.

    Ségolène Royal, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle.

  • 16.

    Selon les termes de l’« Appel des intellectuels », Le Nouvel Observateur du 1er mars 2007.

  • 17.

    Ségolène Royal, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle.

  • 18.

    José Bové, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle.

  • 19.

    Gérard Chivardi, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle.

  • 20.

    Frédéric Nihous, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle.

  • 21.

    Émile Durkheim, le Suicide. Étude de sociologie (1897), Paris, Puf, 1999, p. 423.

  • 22.

    Ibid., p. 281-283.

  • 23.

    Ibid., p. 424.

  • 24.

    Ibid., p. 275.

  • 25.

    Id., les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, Puf, 1994, p. 611.

  • 26.

    Wiktor Stoczkowski, « Racisme, antiracisme et cosmologie lévi-straussienne. Un essai d’anthropologie réflexive », L’Homme, Revue française d’anthropologie, no 182, 2007, p. 28.

  • 27.

    Claude Lévi-Strauss, « Race et culture », dans le Regard éloigné, Paris, Plon 1983 (1re éd. 1971), p. 44.

  • 28.

    Id., « Discours de récipiendaire à la remise du prix Érasme », dans Praemium Erasmianum MCMLXXIII, Amsterdam, Stichting Praemium Erasmianum, 1973, p. 27-28.

  • 29.

    Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, p. 52.

  • 30.

    Ibid., p. 44 et 52-54.

  • 31.

    Ibid. Voir aussi P. Bourdieu, avec Loïc Wacquant, Réponses, Paris, Le Seuil, 1992, p. 50.

  • 32.

    P. Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la Recherche en sciences sociales, no 2-3, 1976, p. 101.

  • 33.

    Id., Raisons pratiques, Paris, Le Seuil, 1994, p. 11.

  • 34.

    « … s’il existe une société, alors aucune politique n’est possible » (Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006, p. 362). À propos de la notion de nature, voir B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 2004, p. 17.

  • 35.

    Id., Changer de société…, op. cit., p. 378.

  • 36.

    Id., Un monde pluriel mais commun, entretiens avec François Ewald, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2003, p. 9.

  • 37.

    Id., Changer de société…, op. cit., p. 9.

  • 38.

    B. Latour, Jubiler, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002, p. 28.

  • 39.

    Voir par exemple B. Latour, « José Bové est-il un vandale ? », Le Monde du 13 septembre 2001, p. 27.

  • 40.

    Jean-Marie Le Pen, Profession de foi, premier tour de l’élection présidentielle ; à comparer avec « N’ayez pas peur ! Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ ! », dans le premier discours de Jean-Paul II ; voir aussi Jean-Paul II, Entrez dans l’espérance, Paris, Plon-Mame, 1994.

  • 41.

    Ségolène Royal, discours au stade Charléty, le 2 mai 2007 ; à comparer avec l’Évangile selon saint Jean 13, 34-35.

  • 42.

    Marcel Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994, p. 36.

  • 43.

    W. Stoczkowski, « Racisme, antiracisme et cosmologie lévi-straussienne », art. cité, p. 36.

  • 44.

    P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 186.

  • 45.

    B. Latour, Jubiler, op. cit., p. 207.

  • 46.

    Daniel Dubuisson a bien analysé toutes les ambiguïtés de la notion de religion, que les sciences sociales ont empruntée à la théologie chrétienne (Daniel Dubuisson, l’Occident et la religion. Mythes, science et idéologie, Bruxelles-Paris, Éd. Complexe, 1998).

  • 47.

    W. Stoczkowski, « Formes chrétiennes de la pensée athée : l’infrastructure axiomatique de la sociologie de Pierre Bourdieu », à paraître dans les actes du colloque Sciences humaines et religion, qui s’est tenu à l’École des hautes études en sciences sociales en septembre 2005.

  • 48.

    Le pasteur Pierre Cochet, de l’Église réformée de France, « La chronique du jour », la radio Fréquence protestante, le 7 mai 2007, 9 h 05.

  • 49.

    « Nous estimerions que nos recherches ne mériteraient pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif » (É. Durkheim, De la division du travail social (1893), Paris, Puf, 1960, p. xxxiv).

  • 50.

    Laboratoire d’anthropologie sociale. École des hautes études en sciences sociales.

  • 51.

    Pour tout renseignement sur les « Palabres centre-européennes » : Aurélie Rouget-Garma, université de Paris-Sorbonne, Centre universitaire Malesherbes, 108, boulevard Malesherbes, 75850 Paris cedex 17, Tel. 01 43 18 41 93, courriel : Aurelie.Rouget-Garma@paris-sorbonne.fr

  • 52.

    Le roman est en cours de traduction par Olivier Gautreau pour la série « Les Classiques du monde » aux éditions de Zoé.

  • 53.

    John Le Carré a publié en 2002 dans The New Yorker un récit de son enfance repris en épisodes par Le Figaro Magazine du 26 juin au 13 août 2004.

  • 54.

    Le Monde, 21 septembre 2007.

  • 55.

    Voir Stephen Grey, les Vols secrets de la Cia. Comment l’Amérique a sous-traité la torture, Paris, Calmann-Lévy, 2007 et Patrick Radden Keef, “Iraq: Armerica’s Private Armies”, New York Review of Books, vol. 51, no 13, 12 août 2004.

  • 56.

    Un quart de siècle auparavant.