Quand Hollywood commence à douter. Les seventies et la brisure du cinéma américain (entretien)
Les seventies et la brisure du cinéma américain
Un film amateur de 26 secondes a fait basculer l’esthétique du cinéma américain : enregistrant la mort de Kennedy en 1963 mais longtemps caché au public, il nourrit les théories du complot et la crainte de la manipulation des images. Avec la guerre du Vietnam, la génération montante des cinéastes au cours des années 1970 est confrontée au sentiment de l’inanité de la contestation culturelle.
Esprit – Pour vous, le moment de basculement du cinéma américain, la fin de l’innocence, est extrêmement précis puisqu’il est lié à la découverte des 26 secondes filmées par Abraham Zapruder au moment de l’assassinat de Kennedy à Dallas. Quel rôle ces images jouent-elles dans la compréhension du tournant du cinéma américain dans les années 1970 ? Selon vos termes, ce film amateur a constitué un « moment fondateur de l’histoire des images au xxe siècle1 ». L’histoire aurait-elle déjà parlé avant que le cinéma n’arrive ?
Jean-Baptiste Thoret – L’affaire Kennedy me fait penser à la « fêlure » de Fitzgerald : à un moment donné, l’assiette se fêle, puis un jour, elle se fend. Ces 26 secondes, c’est le moment de la fêlure, ou comme l’écrira Don DeLillo dans Libra, le moment qui brisa en deux le xxe siècle et l’Amérique. On est le 22 novembre 1963, Kennedy est en campagne présidentielle pour sa réélection. Il décide de se rendre à Dallas dans le Texas, contre l’avis de son entourage qui tente de l’en dissuader en raison d’un environnement jugé hostile. 12 h 30 : le cortège présidentiel arrive sur Dealey Plaza. Kennedy se fait tuer. Le lendemain, un homme appelé Lee Harvey Oswald est arrêté dans un cinéma de la ville. On nomme une commission dirigée par le juge Earl Warren qui rend ses conclusions en septembre 1964 : Oswald est l’unique tireur ; la thèse du complot est donc écartée. Le rapport se fonde notamment sur la théorie de la « balle magique » imaginée par un certain Arlen Specter et qui repose sur une analyse minutieuse de la trajectoire de la seconde balle. Entrée dans le dos de Kennedy et ressortie par le thorax, elle aurait causé en tout sept blessures.
Abraham Zapruder, un badaud qui habite Dallas et y tient un magasin de fabrication de vêtements, décide de filmer le passage du cortège présidentiel. Soit un home movie comme il s’en tourne déjà des milliers, une sorte de petit film de famille où l’on filme le président comme on filmerait ses enfants à la plage. Ce jour-là, il se trouve que Zapruder est posté sur un petit muret à droite de Elm Street, en compagnie de sa secrétaire qui lui tient le dos. Il enclenche alors sa petite caméra super 8 et filme en continu – autrement dit, et c’est très important, en plan séquence – l’assassinat de Kennedy, presque en direct. Ce film de 26 secondes sera immédiatement saisi par le Fbi. Au cours des quatre années qui suivent, le film de Zapruder reste invisible. Seuls quelques photogrammes seront publiés dans Life, en noir et blanc puis en couleurs. Il resurgit ensuite lors du procès initié par le procureur de la Nouvelle-Orléans, Jim Garrisson, en 1967-1969. L’idée géniale de Garrisson fut d’imposer au groupe Time-Life, qui détenait les droits du film, de le projeter en salle d’audience. Pour Garrisson il s’agit de montrer, à partir des images, qu’il y a eu un second tireur. Moment capital que retrace d’ailleurs le JFK d’Oliver Stone. Garrisson s’arrange également pour que des copies pirates du film soient tirées et distribuées dans les hauts lieux de la contestation de l’époque, à commencer par les campus universitaires. À partir de là, le film va être vu, revu, disséqué, analysé plan par plan et une première question émerge et commence à nourrir les théories du complot : le film confié par Zapruder en novembre 1963 est-il bien le même que celui que l’on découvre alors ? Autrement dit, n’y a-t-il pas des photogrammes qui auraient été retranchés ? Le film a-t-il été manipulé ?
Pendant des années, le film de Zapruder circule ainsi sous le manteau, en contrebande, parfois même au milieu de nudies ou de bandes hardcore, ce que montre notamment Greetings de Brian de Palma. Ce lien entre le hardcore et la politique est intéressant et spécifiquement américain. D’ailleurs, le plus grand entretien jamais donné par Garrisson à une revue a été accordé à Playboy. Tout ce qui va former le terreau de la contre-culture, étudiants et groupuscules contestataires inclus, découvre peu à peu le film de Zapruder et se rend compte qu’il y a un problème qui écorne terriblement la théorie du rapport Warren : on voit très bien qu’il y a eu au moins deux coups de feu. À partir de ce moment-là, les tentatives d’exégèse se multiplient, de sorte que l’on peut dire aujourd’hui que les 26 secondes de Zapruder constituent l’un des films les plus analysés de toute l’histoire du cinéma. Et pourtant, il ne sera officiellement diffusé à la télévision américaine qu’en 1975. Dans son talk-show, Good Night America, Geraldo Riveira présente le film comme un horror movie, un midnight movie : douze ans après l’assassinat de Kennedy, le film de Zapruder est présenté comme un film d’horreur. Pourquoi un film d’horreur ? Parce qu’on voit le crâne de John F. Kennedy exploser plein champ et en couleurs sur le 313e photogramme du film. Ce qui en fait le premier film gore de l’histoire du cinéma. Or, à l’époque, plus personne, ou presque, ne croit encore à la théorie du tireur unique. Le problème, c’est qu’entre ne pas croire à la théorie du tireur unique, en l’occurrence Oswald, et avoir accès à la vérité de l’assassinat, le jeu des interprétations reste ouvert. C’est dans cette brèche que se glisse la paranoïa et que vont proliférer les théories du complot, des plus sérieuses aux plus farfelues. Le moment Kennedy, et toutes les analyses que le film a provoquées, brise enfin ce que Serge Daney appelait le pacte photologique du cinéma classique, lequel postulait une équivalence entre la vision et le savoir. Je vois, donc je comprends. Avec le film de l’assassinat de Kennedy, s’installe une espèce de nouvelle loi, que l’on retrouvera d’ailleurs dans le Blow Up d’Antonioni, un nouveau pacte entre le film et le spectateur qui suppose que voir c’est désormais déchiffrer, analyser l’image, traquer ce qu’elle dissimule. Cette métamorphose est capitale.
La contestation après la fin de la contre-culture
C’est ce qu’illustre le tournant que vous évoquez dans votre livre sur le cinéma américain des années 19702. À partir du début des années 1970, on entre selon vous dans une phase de désillusion, le travail de la contestation est déjà fait, et on bascule dans un cinéma qui prend acte du fait qu’on ne peut plus croire ce que nous disent les politiques.
Il suffit de comparer la représentation de la contre-culture et donc de l’alternative possible au système bourgeois dans Easy Rider de Dennis Hopper et dans Point limite zéro de Richard Sarafian (Vanishing Point). Deux années séparent ces deux films – l’un est réalisé en 1969, l’autre en 1971 – et pourtant tout a changé. Dans le film de Dennis Hopper, la contre-culture, les communautés hippies, tout cela est joyeux, parfois festif. Dans le film de Sarafian, c’est le contraire : la contre-culture se réduit à une poignée de hippies désœuvrés et à une secte satanique d’illuminés. Charles Manson et le meurtre de Meredith Hunter lors du concert des Rolling Stones sur Altamont Speedway sont passés par là. En deux ans, tout a changé : après l’euphorie, le temps du deuil.
Un des points de bascule très importants avec Kennedy – sachant bien entendu que tout ne se joue pas en une journée – c’est qu’auparavant, il y avait une espèce de confiance évidente et totale dans les institutions américaines, notamment dans la figure du président. À partir du meurtre de Kennedy et surtout du rapport Warren, sans oublier non plus la répression des manifestations étudiantes, l’affaire des papiers du Pentagone et bientôt la question du Vietnam, un doute s’immisce dans l’esprit des Américains qui, peu à peu, acquièrent la conviction qu’entre eux et les institutions censées les représenter, un voile opaque tombe. L’envers, beaucoup moins reluisant, des pouvoirs est révélé et le gouvernement se retrouve soupçonné de mensonge. Après Kennedy, plus aucun président, même Reagan, n’a pu redorer le blason de l’Institution, le doute est devenu systématique et la méfiance envers les autorités, un réflexe. On est entré dans « l’ère du soupçon », selon l’expression de Nathalie Sarraute reprise par Marc Chénetier3. Désormais, les représentations du politique et du pouvoir adopteront presque systématiquement un angle critique. Il me semble que la désillusion dont vous parlez survient plutôt après le scandale du Watergate et la démission de Nixon en août 1974. C’est le début de ce que l’on pourrait appeler le cinéma du complot qui n’envisage les institutions et les structures de pouvoir que sous l’angle d’une doublure secrète et corrompue : Conversation secrète (1974), Les trois jours du Condor (1975), À cause d’un assassinat, Les hommes du Président (1976), Marathon Man (1976) ou encore Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (Sam Peckinpah, 1974) qui dresse un portrait terrible de l’administration Nixon. Avant 1972-1973, le cinéma américain croit encore qu’il est possible de purger le système de ceux qui le dévoient. Souvenons-nous seulement de Tempête à Washington ou d’Un crime dans la tête. À partir du milieu des années 1970, cette croyance a disparu. C’est la dernière séquence plan des Trois jours du Condor : Robert Redford pense avoir démantelé une cellule corrompue des services secrets américains et s’est protégé en livrant ses informations au New York Times. « Êtes-vous sûrs qu’ils vont le publier ? » lui rétorque alors son adversaire. C’est une réplique terrible qui jette un doute sur la réalité des contre-pouvoirs, sur la cartographie du système (et si le journal aussi était dans le coup ?) et, par conséquent, sur l’efficacité des actions qu’on peut lui opposer.
Des films qui font éclater la vérité, il y en a par exemple chez Fritz Lang. Or, ce qui change là, c’est justement que les films ne font plus jamais éclater la vérité : l’enquête est inaboutie et pourtant la théorie du complot reste fermement établie.
Ce qui est fascinant, c’est que les débuts de l’ère du soupçon coïncident avec ce moment où le cinéma classique est à bout de souffle.
En effet, l’idéologie que véhiculait majoritairement le cinéma hollywoodien – celle d’un monde plein, signifiant, tendu vers une résolution des conflits et d’un rétablissement d’ordre moral, politique ou social – s’épuise au moment même où Kennedy se fait assassiner. En ce sens, le cinéma américain post-1967 est l’enfant du doute né à la fois de la tragédie de Dallas, des grondements de la contre-culture, de la guerre du Vietnam et de l’épuisement des structures classiques. Désormais, on ne connaîtra plus jamais la vérité. L’état du monde sur lequel s’achève la plupart des films du Nouvel Hollywood est beaucoup plus ouvert, incertain et fragmenté qu’au départ. Le mouvement du film hollywoodien était strictement inverse : on partait d’un monde parcellaire, parfois disloqué, d’une situation de crise, et la fonction du héros consistait justement, à coup d’actions efficaces et au nom d’une certaine sûreté morale, à réunifier le monde, à résoudre ses contradictions, à résorber ses lignes de fracture entre les individus et les groupes, en bref, à opérer un retour à l’ordre. La réconciliation constituant sans doute l’horizon commun de tous ces films. On nourrissait encore l’illusion d’un monde cohérent, signifiant. À partir de la fin des années 1960, on glisse sur une pente de plus grande complexité : le film s’ouvre sur un monde encore plus incompréhensible, la crise lui préexiste, elle est déjà là. La menace, et peu importe qu’elle soit d’origine humaine, extraterrestre ou politique, ne sert donc plus à ressouder, comme l’écrivit Daney à propos des Dents de la mer et du film catastrophe, une Amérique en proie à un risque de dislocation, mais cristallise un dysfonctionnement global.
Ce qui aboutit à une amoralité totale qui en est la conséquence dans tout le cinéma des années 1970.
Pour qu’il y ait moralité, pour qu’il y ait restauration de l’ordre, encore faut-il que le monde soit plein, que les catégories soient claires et que les frontières, entre le bien et le mal notamment, soient clairement délimitées. En tout cas, il faut que cette croyance existe. L’amoralité n’est pas à l’origine du monde fragmentaire dont j’ai parlé ; c’est plutôt l’inverse. Le monde, et par conséquent ceux qui l’habitent, est tellement fragmenté, incohérent, précaire, qu’il paraît illusoire de vouloir en donner une interprétation moralisatrice. Les frontières sont mouvantes. C’est donc un cinéma qui prend acte de cette indécision fondamentale. Tout ce qui autrefois était extraordinairement distinct et exclusif, d’un seul coup se mélange : le bien et le mal, le bourreau et la victime, soi et l’autre, le système et le contresystème, le champ et le hors champ, etc.
Filmer la violence
Les genres eux-mêmes sont donc remis en cause. On pourrait dire que la manière à la Scorsese de retravailler sur les codes des westerns commerciaux et les films noirs se termine là.
L’approche générique ne m’a jamais semblé être un levier théorique intéressant, ni productif en termes d’histoires des formes cinématographiques, même si l’industrie hollywoodienne, historiquement, s’est construite à partir des genres et n’a cessé de les croiser. Une fois que l’on a rangé un film dans une case générique – le western, le mélodrame, la comédie, le film d’aventures … – qu’a-t-on dit de lui ? Pas grand-chose. La question générique peut constituer, et constitue pour certains, un objet d’études et de ratiocinations infinies mais, au fond, elle n’intéresse pas les films eux-mêmes, si ce n’est de façon marginale. Je crois plutôt à la dimension performative du cinéma qui part de l’hypothèse que le film pense par lui-même et élabore son propre système formel et figuratif, son propre « discours » si l’on veut.
Mais votre question permet d’évoquer un point important du cinéma de l’époque. Il s’agit de la violence qui, jusque-là plutôt cantonnée au cinéma d’horreur ou au thriller, éclabousse l’essentiel de la production. Le carnage final de Bonnie and Clyde (Arthur Penn, 1967) ayant sans doute été, avec la sortie américaine de la trilogie des dollars de Sergio Leone en 1967, le déclencheur de ce mouvement. Il faut dire que l’assassinat de Kennedy et les images gore du crâne éclaté du président, ajoutés aux images quotidiennes en provenance du Vietnam et beaucoup d’autres événements sanglants, imposent la violence et l’horreur comme motifs absolument centraux du cinéma américain. Les répercussions sont évidemment gigantesques. C’est une des raisons pour lesquelles, à l’époque, une partie de la critique française, et exemplairement Les Cahiers du cinéma, se montrent sceptiques à l’égard de ce genre de cinéma et passent majoritairement à côté des films du Nouvel Hollywood. Car la violence n’est plus légitimée par le récit ou par l’action d’un personnage en particulier : elle s’exerce désormais pour elle-même. C’est ce que les censeurs du visible appellent la violence gratuite ou complaisante. Auparavant, la violence se dissimulait toujours derrière une action qui permettait de faire avancer le monde. À présent, elle est un phénomène autosuffisant, un surplus énergétique à liquider ou, en termes batailliens, la part maudite d’un cinéma hollywoodien fondé sur l’exploitation de l’ellipse et du hors champ, et qui fait violemment retour. C’est pour cela, notamment, que je pense que Sam Peckinpah est un cinéaste si important. Dans ses films, ce n’est plus X qui tire contre Y; autrement dit un individu violent contre un autre. « Ça » tire tout simplement. Peckinpah ne filme plus la violence comme une cause ou comme un effet mais comme un phénomène de pure perturbation qui affecte le monde et tous ceux qui l’habitent. C’est intéressant par rapport au débat toujours actuel sur la « bonne » et la « mauvaise » image, la « bonne » et la « mauvaise » violence, éternel serpent de mer de la critique de cinéma. En 1969, avec La horde sauvage, Peckinpah torpille cette distinction commode et montre que dès lors qu’on filme la violence, dès lors qu’on ouvre les yeux sur elle, on pactise nécessairement avec elle. C’est la fameuse séquence du viol dans Les chiens de paille (1971), où l’on adopte tour à tour la position du bourreau puis de la victime et c’est dans cet entrelacement, dans cette impossibilité de délier les positions, que résident la puissance et la singularité de la violence telle que l’a envisagée le cinéma américain des années 1970. C’est un acquis majeur même si, encore aujourd’hui, de nombreux films réactivent cette mythologie d’une bonne et d’une mauvaise violence au cinéma.
Comment le cinéma américain représente-t-il aujourd’hui la violence terroriste ? World Trade Center d’Oliver Stone, par exemple, prend-il acte d’une nouvelle forme de violence contemporaine ?
Lorsqu’on écrit un livre sur une période historique déterminée, comme le cinéma américain des années 1970, il ne faut pas tomber dans le piège d’une chronologie trop rigide. Il est en effet faux de penser que dès lors qu’un film est réalisé entre 1967 et 1980, il appartient nécessairement au cinéma des années 1970. C’est vrai historiquement mais faux si l’on se place du point de vue d’une histoire des formes cinématographiques qui est, à mon avis, l’histoire qu’il faut aujourd’hui écrire. Autrement dit, on peut faire dans les années 1970 un film des années 1940 ou 1950 (voir les films de Peter Bogdanovich par exemple) ou un film des années 1980 (Spielberg et Lucas). C’est pourquoi, la vision strictement historique du cinéma conduit parfois à des contresens importants car l’histoire des formes n’avance pas au même rythme que l’Histoire, même s’il arrive que leurs trajectoires se recoupent. Cela dit, la grande majorité des productions hollywoodiennes contemporaines se construit encore sur des schémas classiques, autrement dit pré-seventies.
À propos de World Trade Center, je pense qu’il existe deux lectures possibles, en rappelant au préalable qu’Oliver Stone a réalisé, entre autres films, Nixon, JFK, Tueurs nés et Salvador. Quand j’ai vu World Trade Center, il m’a fallu 40 minutes pour avoir un doute sur l’adéquation, presque intellectuelle, de Stone, à ce qu’il était en train de faire. Ce film constitue un tissu de clichés qu’au fond, Stone a toujours abhorré : l’héroïsation, le sentimentalisme, l’apologie des valeurs familiales, institutionnelles et religieuses. Une séquence en témoigne suffisamment : lorsqu’un Christ chromo surgit et tend une bouteille d’eau à un homme enseveli sous les décombres, on atteint le summum du kitsch, et pourtant, c’est Oliver Stone, ce n’est ni Ron Howard, ni Michael Bay, ni Roland Emmerich. Passé cette image-là, je me suis dit qu’il fallait sans doute changer de focale. Naïvement peut-être, j’ai pensé que Stone, en dépit de toutes les concessions liées au sujet, ne pouvait pas prendre au sérieux cette séquence. S’agissait-il alors d’un nouveau type de cinéma critique qui, plutôt que d’emprunter la voie, plus habituelle, des films parodiques et pamphlétaires à la manière de Michael Moore ou de Joe Dante, choisissait de refaire à l’identique l’objet qu’il voulait critiquer ? Comment critiquer efficacement ? Quelle stratégie mettre en œuvre ? La parodie, la satire, le tract, le pamphlet, la dénonciation frontale n’ont-ils pas fait leur temps ? Au fond, les dizaines de films, de fictions, d’essais, de chansons et de romans anti-Bush ont-ils empêché sa réélection ?
Si l’on adopte ce point de vue, on se rend compte qu’il y a une grande ironie dans World Trade Center : c’est un film catastrophe extrêmement patriotique, voire réactionnaire, qui se paie le luxe d’évacuer le clou du spectacle – l’effondrement des tours – au profit d’une séquence totalement cheap : les tours s’effondrent hors champ, remplacées par la chute de quelques plaques en aggloméré et une bande-son assourdissante qui comble ce que l’image ne montre pas. J’ai du mal à croire qu’Oliver Stone, après une dizaine de films souvent pamphlétaires, ne puisse pas être conscient de cela, d’autant plus que ses déclarations à l’époque du 11 septembre 2001 avaient fait frémir Hollywood. L’ironie aussi, c’est que dans l’histoire du film catastrophe, c’est la première fois que l’inaction est à ce point valorisée. Stone aurait pu choisir comme héros un sauveteur. Là, ce sont deux pompiers bloqués sous les gravas, impuissants, rapidement immobilisés et incapables de produire la moindre action. Ce sont des voix sans corps, mises en scène de façon extrêmement rudimentaire. Le simple fait d’atteindre du bout des doigts un tuyau qui pend relève de l’exploit. Sur l’échelle des actions, cela constitue l’action maximale. C’est quasiment du Antonioni. Comme si la crise de l’image-action, qu’avait identifiée Deleuze avec le personnage handicapé joué par James Stewart dans Fenêtre sur cour en 1954, atteignait ici son point d’orgue. Comme si l’action ultime était devenue, par un effet de retournement savoureux, la non-action absolue. On n’a jamais vu de héros aussi inactifs dans l’histoire du cinéma catastrophe. Disons que je préfère faire le pari de cette interprétation plutôt que celle d’un renoncement de Stone à ce qui a fait sa force et parfois sa lourdeur.
Cette inaction serait-elle le symbole de la paralysie du cinéma américain face à un événement comme le 11 septembre ?
Oui, mais cette paralysie va à rebours de la dimension exemplaire du film : c’est une sorte d’ironie au second degré. Vu des États-Unis, le contrat est rempli, Stone a montré patte blanche. Du reste, le film a été reçu comme un monument impeccable à la gloire des victimes du 11 septembre. Beaucoup de grands cinéastes aujourd’hui sont obligés de montrer qu’ils peuvent faire de petits films « comme tout le monde ». Même Scorsese a connu des moments consensuels – voir son récent Les infiltrés – mais sans tomber dans quelque chose d’aussi radical que Stone. Vue d’Europe, l’interprétation est différente. J’aime cette idée que la critique ultime consiste à produire un remake absolu et intégral de l’objet qu’on veut dénoncer. Ce problème me travaille constamment, notamment dans les colonnes Charlie Hebdo, où la question de la critique est posée en permanence. Mais on voit bien que la critique frontale, la parodie, la satire, la caricature, la diabolisation ou le second degré, au fond, sont de moins en moins efficaces. La critique est tellement intégrée à notre façon d’aborder les événements qu’il faut imaginer de nouvelles formes critiques efficaces, plus imprévisibles. Car au fond, l’espace de contestation est déjà intégré, prévu, « ménagé » par l’adversaire. En somme, comme le dit Baudrillard, tout système a besoin d’un contre-système pour survivre, se développer, et si celui-ci n’existait pas, sans doute le fabriquerait-il. Être pour ou contre, c’est jouer le même jeu. Ce qu’il faut, c’est parvenir à inventer un autre jeu.
Ressourcer Hollywood
C’est aussi ce que montre votre livre sur le cinéma américain des années 1970. En deux ou trois ans, il n’y a plus de cinéma de contre-culture issu de l’esprit hippie. La vitesse avec laquelle le cinéma américain a balayé cette culture hippie, qui pour nous est encore un mythe, est étonnante.
C’est justement ce qui fait le paradoxe et en même temps la beauté du cinéma américain de l’époque. Un mélange d’enthousiasme, d’énergie et de désenchantement. Cela me fait penser à cette fameuse phrase de Peter Fonda à la fin d’Easy Rider : « On a tout foutu en l’air ! » répète-t-il à Dennis Hopper. Car lorsque tous ces jeunes cinéastes prennent en main les rênes d’Hollywood, le rêve de la contre-culture est déjà mort. La tension entre l’euphorie de la prise du pouvoir (l’insertion des auteurs au centre du système, le fait de dire le monde tel qu’il est, de parler des gens qui vous ressemblent) et une conscience extrêmement aiguë, dès le départ, que tout cela est vain, me paraît constitutive du cinéma américain des années 1970. Dès 1969, Arthur Penn tourne Alice’s Restaurant qui dresse un constat imparable de ce paradoxe : je sais bien que c’est foutu, mais quand même.
On pouvait penser qu’Hollywood réagirait difficilement à la greffe de la contre-culture. Or, non seulement l’industrie a bien réagi, mais elle a parfaitement su absorber les énergies contestataires et, finalement, les dévitaliser. C’est un phénomène qu’a très bien montré Brian de Palma dans Phantom of the Paradise, avec le personnage de Swann, mogul de l’industrie du disque (symboliquement appelée : « Death Records ») et métaphore du système, dont l’activité principale consiste à vampiriser les talents extérieurs au système et à les recycler en produits consensuels et inoffensifs. Du coup, à partir de 1971-1972, on n’a plus que des cadavres d’énergie contestataire, l’affaire est réglée. Entre Easy Rider, Alice’s Restaurant, Bonnie and Clyde, réalisés à la fin des années 1960, et Taxi Driver, réalisé en 1976, les personnages se replient sur eux-mêmes, dans leur bulle, et le monde devient mental. C’est d’ailleurs quelque chose que comprend très bien et très vite Antonioni lorsqu’il vient aux États-Unis pour tourner Zabriskie Point en 1970. Après tout, peut-être la contre-culture, comme la révolution qu’elle portait, n’a-t-elle jamais existé ? Tout cela ne fut peut-être qu’un fantasme ? En témoigne la dernière séquence du film lorsque explose la maison de Robert Taylor qui incarne l’establishment. Tout s’arrête brutalement, on comprend que ce n’était qu’une image fantasmatique de la jeune héroïne. Dans la réalité, il ne s’est rien passé. Et si les années 1970 n’avaient été qu’un rêve ?
Aujourd’hui on peut répondre non. Comme disait Deleuze, l’âme du meilleur cinéma américain passe encore largement par les années 1970. Même si d’autres films se font selon des modèles anciens, les années 1970 sont un acquis définitif. Certains prolongent la ligne, d’autres décident de la biffer.
Malgré l’exemple d’Antonioni que vous venez de mentionner, on peut s’étonner de la quasi-absence de va-et-vient entre l’Europe et les États-Unis du point de vue cinématographique. Peu de cinéastes européens vont tourner aux États-Unis, y apporter quelque chose ou s’y régénérer. Wenders rate son coup, Godard s’en va.
Inversement, à ce moment-là, le cinéma américain devient extrêmement poreux à tout, y compris au cinéma français. Il intègre tout. Si les personnalités circulent peu, les formes modernes inventées par le cinéma européen, elles, nourrissent en profondeur les cinéastes du Nouvel Hollywood, qu’il s’agisse d’Arthur Penn, de William Friekdin, de Hal Hashby, de James Toback ou de Brian De Palma.
Quel rôle le Vietnam joue-t-il dans cette histoire ? L’une des thèses de votre livre, c’est que la violence interne est projetée à l’extérieur. Et le livre se termine sur le premier grand film sur le Vietnam, Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino (1978). Tout ce que l’on vient d’évoquer renvoie à la violence interne. Or, cette violence va finir par être projetée à l’extérieur, avant de revenir à l’intérieur, notamment avec le terrorisme.
Le Vietnam est en quelque sorte le bruit de fond de la décennie, le fantôme permanent du Nouvel Hollywood. Gilbert Adair, un critique américain, avait écrit que la plupart des films américains réalisés entre les années 1965 et 1975 parlaient directement ou indirectement du Vietnam. L’influence est de plusieurs ordres. Il y a d’abord la question strictement formelle. Après Kennedy, les Américains regardent tous les soirs à la télévision des images extraordinairement violentes qui leur arrivent du Vietnam, et ce, bien avant le massacre de My-Laï et l’image très célèbre du chef de la police de Saigon tuant à bout portant ce Viêt-cong pour les caméras de la chaîne Nbc. Image traumatique qu’on retrouve d’ailleurs dans beaucoup de films américains. Tout d’un coup, la violence surgit sur les écrans. Jusque-là, elle était inféodée à une espèce de théorème du hors champ, de l’ellipse hollywoodienne qui a permis de produire des films extraordinaires puisqu’il s’agissait d’inventer une manière de faire comprendre et de ressentir la violence sans pour autant la montrer frontalement ou directement. Avec le Vietnam, cette sorte d’accord implicite avec le spectateur est rompu. Et ce que je trouve intéressant d’un point de vue esthétique – et c’est en un sens l’inverse du 11 septembre –, c’est que le cinéma américain va mettre dix ou quinze ans, avant de se hisser à la hauteur des images du Vietnam. Celles-ci font sens. Mieux : elles constituent le sous-texte de tous les films de l’époque qui renvoient constamment à des images d’actualité extrêmement précises. Lorsque Arthur Penn, à la fin de Little Big Man (1970), filme un plan où l’on voit le général Custer pointer le pistolet sur la tempe du jeune Dustin Hoffman, le public américain de l’époque sait pertinemment à quoi cela renvoie. Il en est de même pour les images de la roulette russe dans Voyage au bout de l’enfer, et pour le doigt sur la tempe de Robert de Niro dans Taxi Driver (1976).
Le conflit vietnamien a lieu à l’extérieur des États-Unis, mais en même temps, et c’est ce que montre brillamment Michael Cimino dans Voyage au bout de l’enfer, il s’agit d’un conflit interne, qui pollue les esprits collectifs et qui divise les Américains. Les raisons pour lesquelles cette guerre est menée sont extrêmement floues, de sorte que, progressivement, le doute sur les institutions commence à s’emparer de la population américaine. À cet égard, Voyage au bout de l’enfer montre comment le Vietnam en arrive à se greffer dans l’esprit des Américains comme un cauchemar. À la fin de la première partie, on passe ainsi en un raccord, avec une brutalité extraordinaire, d’une Pennsylvanie ouvrière à une rizière vietnamienne, d’une soirée paisible entre amis à l’horreur pure d’un champ de bataille. Un plan suffit pour passer de chez soi à l’ailleurs absolu. Cimino choisit de biffer les séquences de transition, de voyage vers le Vietnam : rien ne relie physiquement et géographiquement les deux pays. Le Vietnam constitue le cauchemar de l’Amérique. Par conséquent, on y accède mentalement.
Ce qui frappe justement dans ce film, c’est l’insularité des scènes qui ont lieu au Vietnam et leur caractère fantasmatique.
C’est une différence majeure par rapport à Ford dont on sait qu’il hantait les films de Cimino. Chez Ford première manière, disons jusqu’au début des années 1960 (Les deux cavaliers), la question de la communauté, sa capacité à se préserver et à s’ouvrir à l’autre dans le même mouvement, est centrale, de même que le lien entre tous les cercles, de la famille au monde. La recherche de ce lien justifiait que l’on filme des trajets, des parcours d’un lieu à un autre. Chez Cimino, la maison Amérique est rompue et le monde n’est plus qu’une accumulation d’îlots qui ne communiquent plus entre eux.
À l’époque, Cimino, comme beaucoup de cinéastes d’ailleurs, fut violemment attaqué par la critique française (Serge Daney et Serge LePeron pour ne citer qu’eux) qui lui reprochait la façon dont les Vietnamiens étaient représentés. Si l’on considère que Cimino fait un film sur la réalité historique et politique du Vietnam et qu’on attend du cinéma qu’il soit historiquement juste – ce qui est à mon sens aberrant mais qui constitue malgré tout une grille de lecture classique –, la représentation des Vietnamiens comme une bande de brutes perverses et excitées est effectivement insupportable. Or, Cimino ne cherche pas à rendre compte de la réalité de la guerre. Encore une fois, il filme moins le Vietnam que la tragédie d’une communauté confrontée à l’horreur, son cauchemar, et qui tente de se reconstruire. C’est la troisième partie du film.
Cimino est l’un des plus grands cinéastes de l’histoire du cinéma américain. J’ai mis beaucoup de temps à lui trouver la bonne place dans mon livre car c’est à la fois un cinéaste des seventies et un homme dont l’œuvre est irréductible à une période historique donnée. Son film constitue la synthèse des années 1970 – tout l’esprit des seventies y est –, et s’interroge en même temps sur l’après-seventies. Il prend acte de ce qui n’est plus possible et tente de reprendre la ligne du grand cinéma américain, et singulièrement celui de John Ford. À cet égard, ce n’est nullement un film-tombeau puisqu’il problématise d’une certaine manière son propre avenir. La horde sauvage (1969), par exemple, est un formidable tombeau, somptueux, comme toute l’œuvre de Peckinpah qui ne se pose pas la question de la reprise, contrairement à Voyage au bout de l’enfer. C’est le sens du God Bless America qui clôt le film, soit le début d’une reconstruction de cette communauté qui passe par une chanson reprise par tous ses membres. De sorte qu’au terme d’une succession d’effondrements, le film s’achève sur la possibilité d’un nouveau départ, d’une nouvelle communauté.
En d’autres termes, il y a toujours l’idée qu’une refondation est possible, malgré le passage par le mal. Cimino est très atypique.
Oui, mais Cimino réalise ses films dans les années 1970. Son premier film, Le canardeur, date de 1974 et emprunte ses codes au road-movie de l’époque. Voyage au bout de l’enfer est réalisé en 1978. Or la même année, sort Superman de Richard Donner et deux ans avant, était sorti Rocky. Autrement dit, le contexte du cinéma américain à l’orée des années 1980 n’est plus du tout le même : les années 1980 arrivent à grands pas et avec elles ce que Baudrillard appelait la « résurrection en trompe-l’œil de la scène primitive américaine ». La question qu’on peut alors se poser est la suivante : est-ce que la refondation proposée par Cimino va produire quelque chose ? À mon avis, non. En effet, les années 1980 sont un démenti extraordinairement violent du cinéma des années 1970. Elles se fondent sur une dénégation du cinéma des seventies et de ce qu’il a véhiculé : la critique de la mythologie hollywoodienne, la disparition du héros et des logiques binaires, l’illisibilité du monde, l’omniprésence de l’échec, la mélancolie, le Mal intérieur, etc. L’amnésie politique, dont témoigne par exemple American Graffiti de Georges Lucas – un film de 1973 qui s’arrête délibérément en 1962, un an avant l’assassinat de Kennedy –, est constitutive du cinéma des années 1980 qui se fabriquera sur le déni des seventies. Spielberg et Lucas opèrent tous deux un retour à des formes anciennes, renouant ainsi avec le monde d’avant la « fêlure », comme si les seventies n’avaient jamais eu lieu : retour à des structures binaires, à des schémas qui fonctionnent, à des héros pleinement héros, à des personnages unifiés, à une morale pleine, autant d’illusions pré-seventies.
Héritages de la contre-culture
Dans ce contexte, n’est-ce pas justement aujourd’hui que les gens éduqués au cinéma dans l’amour du Nouvel Hollywood (cinéastes et critiques de cinéma confondus) peuvent produire des films qui exploitent au contraire tout ce qui a germé en matière de contre-culture durant cette période ? Je pense notamment à Terrence Malick, mais aussi à un traitement de la violence dans le cinéma américain récent qui peut être à la fois superbe et politiquement engagé. Dans le cinéma documentaire américain, on peut penser aux films sur les kamikazes, en particulier celui de Julia Loktev, Day Night Day Night (présenté à Cannes 2006).
En effet, depuis trois ou quatre ans, on assiste à un retour en force du cinéma américain des années 1970 qui touche aussi bien la production hollywoodienne que la critique de cinéma qui s’y reconvertit massivement. Les années 1980 furent, pour les cinéastes et l’esprit des années 1970, une période de purge et un moment difficile pour les cinéastes du Nouvel Hollywood, en tout cas pour ceux qui auraient voulu continuer à faire des films en maintenant l’esprit des années 1970 : Friedkin, Carpenter, Altman, Pakula, Frankenheimer, Romero, Coppola, sans parler de tous ceux qui disparaissent durant ces années-là, comme Richard Sarafian. Aujourd’hui, on est confronté à un problème de génération : les cinéastes qui ont entre 30 et 40 ans ont été nourris au cinéma américain des années 1970. C’est leur période de référence, tout comme les années 1930 l’étaient pour les cinéastes des années 1970. De plus, le 11 septembre 2001 et la guerre en Irak ont fait remonter le spectre du Vietnam, des manifestations antiguerres. De nombreux intellectuels américains se sont alors tournés vers la dernière période où l’Amérique a réfléchi à la question de la contestation politique et du rapport à la guerre : la période « Vietnam ». Avant le déclenchement de la guerre en Irak, et pour les think groups américains, les seventies et la guerre du Vietnam étaient des références constantes. De fait, les années 1970 constituent le dernier grand moment contre-culturel du pays.
Les productions récentes de Gus Van Sant sont tournées vers ce type de traitement.
On peut en effet citer des exemples précis, au-delà de la vague des récents remakes (Massacre à la tronçonneuse, Zombie, Assaut, La planète des singes, La colline a des yeux). On voit bien par exemple qu’un film comme The Shooting de Monte Hellman est le fantôme de Gerry de Gus Van Sant et que Elephant se souvient de La cible de Peter Bogdanovitch. Il faut rappeler que ce qui a servi de base à Van Sant, notamment pour mettre au point et dessiner les trajectoires des étudiants dans le lycée de Columbine, ce sont les schémas correspondant aux hypothèses des trajectoires empruntées par la balle « magique » dans le crâne de John F. Kennedy. Van Sant avait chez lui des posters et des cartographies de ces trajectoires et s’en est inspiré. On le voit aussi avec Michael Moore. La référence centrale de Bowling for Columbine c’est Apocalypse Now. Leur dynamique est similaire : ce sont deux films qui partent à la recherche du mal et tentent de remonter jusqu’à sa source. C’est Charlton Heston reclus dans sa villa californienne et Marlon Brando dans son temple cambodgien. Le grand modèle des documentaires de Moore ce sont les fictions des seventies, ce qui est tout à fait logique pour quelqu’un qui fait du cinéma documentaire aujourd’hui et qui s’interroge sur son rapport à ce qu’il veut dénoncer. Et puis, sa volonté de séduire, de toucher un public plus large que celui de l’éternel cercle des déjà convertis, le conduit à user de moyens empruntés au cinéma de fiction populaire. On lui a beaucoup reproché ce mélange des genres. Pourtant, cela montre que le documentaire, pour retrouver sa puissance de frappe politique, doit se réinscrire au centre du système, et non pas rester dans ses marges. La puissance du cinéma américain, c’est qu’il fait toujours l’hypothèse du public.
Dans les années 1970, les grands films étaient à la fois des films d’auteurs et des films populaires, des films divertissants et des films politiques. Je crois que Moore tente de retrouver cette alchimie. On pourrait aussi citer le cas de Michael Mann qui est peut-être le dernier grand cinéaste américain à porter haut les couleurs des seventies, tout en étant résolument contemporain. Mann est de la même génération que Cimino, De Palma, Scorsese et Carpenter mais pendant que ses « collègues » du Nouvel Hollywood révolutionnent le cinéma américain, Mann est en Europe et tourne des documentaires. Son premier film, Le solitaire, date de 1980, soit l’année de La porte du paradis de Cimino et de la fin brutale du Nouvel Hollywood.
En citant Gus Van Sant et Michael Mann, on a l’exemple de deux grands cinéastes qui sont entièrement portés par ce mouvement.
The Insider de Michael Mann en 1999 (Révélations) reprend par exemple la ligne du cinéma du complot de Pollack, Pakula et consorts. Il ne tente pas de refaire ces films mais repart d’eux, ce qui est très différent. Pour le dire vite, The Insider, c’est l’anti-Trafic. Soderbergh croit encore à une possibilité de rédemption par la construction d’un contre-système, il s’inscrit dans une tradition venue de Frank Capra, si l’on veut. Tandis que Mann prend acte du fait que celui-ci a disparu. Il n’existe plus de position extérieure au système. Je pense à cette scène clé où Pacino, avant de diffuser le reportage censé mettre en cause les fabricants de tabac, rencontre l’avocate de Cbs qui refuse de diffuser son enquête à l’antenne et lui dit cette phrase extraordinaire : « Nous sommes tous dans le même bateau. » Dans le film, Pacino, ancien élève d’Herbert Marcuse, croit encore, à l’ancienne, qu’il suffit de s’extraire du système pour le combattre. L’avocate, et c’est le point de basculement du film, lui révèle que le système est sans limites et que même lui y est intégré. De ce point de vue, Erin Brockovich, autre film de Steven Soderbergh, dit en 2000 exactement le contraire et cultive l’illusion d’un contre-système. C’est un film postérieur aux années 1970, mais qui ne travaille pas pour autant sur leurs acquis puisqu’il croit à une possible reconfiguration du système. Ce que je dis là n’est pas un jugement de valeur. L’erreur serait justement de considérer les seventies comme une marque de fabrique, une garantie de qualité.
Les intellectuels du début des années 2000 qui cherchent dans la contestation une façon de se situer, cela ne renvoie ni tout à fait au cinéma des années 1970, ni non plus au cinéma contemporain. Et pourtant, il y a effectivement une disparition des repères, des affrontements et des lieux d’identification.
Ce qui est quand même terrible avec la fin des années 1970, c’est l’anéantissement de cette conviction selon laquelle la contestation et la lutte peuvent être efficaces et peuvent faire fléchir le système. La question de l’opposition efficace au système, des stratégies de résistance qu’on peut lui opposer, fut au cœur du cinéma des années 1970. Je pense notamment à Conversation secrète de Coppola, aux Trois jours du Condor de Pollack et surtout au film de Pakula, À cause d’un assassinat, qui décrit le passage d’une logique de contestation de type classique (sortir du système afin de le combattre) à une logique d’un second type, selon laquelle le système est englobant et que, par conséquent, le fantasme d’une position extérieure au système n’est qu’un cadavre théorique régulièrement réanimé lorsqu’il s’agit de penser des formes de résistance. Jean Baudrillard l’avait bien vu. Dès le début des années 1980, avec la traduction aux États-Unis de Simulacre et simulation la question de la résistance est thématisée par le cinéma américain. Faut-il être au centre du système pour mieux le combattre ? Peut-on le faire s’emballer en jouant avec ses propres armes ? C’est la conviction d’une stratégie d’extase illustrée notamment par Matrix et qui consiste à potentialiser le système à la puissance « n » pour le pousser à s’effondrer. La stratégie inverse revient à combattre le système de l’extérieur, selon d’autres armes, d’autres règles. L’alternative est la suivante : luttons-nous hors de la matrice, avec les habitants de la planète Zion, ou bien adoptons-nous la stratégie incarnée par le personnage que joue Keanu Reeves, celui qui emballe le système et qui va finir par le faire plier de l’intérieur ? C’est un débat contemporain omniprésent qui se résume à une question simple : comment faire pour résister, pour critiquer efficacement ? En ce sens, le cinéma américain, du petit film indépendant d’auteur au blockbuster, est ontologiquement politique car cette question le travaille en profondeur.
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Critique de cinéma, notamment à Charlie Hebdo, auteur de l’Amérique éclaboussée. L’assassinat de JFK et le cinéma américain, Éd. Rouge profond, 2003 et le Cinéma américain des années 1970, Paris, Cahiers du cinéma, 2006.
- 1.
J.-B. Thoret, l’Amérique éclaboussée …, op. cit.
- 2.
J.-B. Thoret, le Cinéma américain des années 1970, op. cit.
- 3.
Marc Chénetier, Au-delà du soupçon. La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1989.