Duch : un homme, une institution, un communisme en procès
Alors que le procès du responsable khmer rouge est toujours en cours, que peut-on comprendre du parcours de cet homme ? Comment le crime de masse se met-il en place ? Quel est son lien à l’idéologie ? Et que peut-on apprendre, du point de vue de l’histoire et de la pensée politique, de ce type de procès ?
Le 30 mars 2009, s’est ouvert à Phnom Penh le procès de Kang Khek Ieu, alias Duch. Duch fut le responsable du centre codé S-21, où « plus de 14 000 ennemis [du Kampuchéa démocratique, KD] furent interrogés, torturés et durent avouer des crimes contre-révolutionnaires. À l’exception d’une poignée d’entre eux, tous furent exécutés1 ». L’ouverture d’un tel procès peut incontestablement être considérée comme une victoire sur l’impunité. Face à une période qui fut, tant au niveau national qu’international, occultée, nuancée, voire niée, la mise en place de ce tribunal est, à n’en pas douter, extrêmement salvatrice. Le fonctionnement de cette juridiction n’est certes pas sans susciter quelques interrogations, ne serait-ce que sur les dysfonctionnements, les instrumentalisations et les positions prises par ce tribunal mixte composé de juges cambodgiens et internationaux sous l’égide de l’Onu. Mais ces problématiques ne doivent pas occulter le caractère unique et donc capital du procès de Duch. Si l’on peut, en effet, questionner la primauté du jugement de Duch sur celui des hauts responsables du KD (Khieu Sampan, Ieng Sary, Nuon Chea, Ieng Thirith) d’un point de vue pratique, il est néanmoins plus contestable de n’accorder à celui-ci qu’une position subalterne. L’homme, et à travers lui, l’institution S-21, qui vont être jugés, revêtent une importance cruciale pour qui tente d’appréhender cette tragédie cambodgienne. Il n’est certes nullement question ici de faire la confusion entre dire la loi et écrire l’histoire, mais cet événement peut être considéré comme une réponse à l’horreur – celle définitive d’une justice qui doit prononcer une sentence, celle toujours partielle d’une réflexion historique et philosophique qui doit se confronter à « l’un des abysses les plus profonds jamais ouverts par des hommes2 ».
Mais qu’est-ce que penser S-21 et l’homme qui en fut le responsable ? Est-ce nuancer ce qui doit être condamné en bloc ? Est-ce rendre supportable par une analyse lénifiante cet objet détestable ? Comprendre n’est pas pardonner mais regarder en face une réalité qui défie la raison. Doit-on pour cela se préserver d’un tel regard ? La réponse à l’horreur se définit autant par cette capacité à rejeter celle-ci qu’à l’intégrer dans une dimension proprement humaine. Comme l’affirme Jacques Sémelin,
nous avons beaucoup de difficultés à ne pas voir le bourreau comme constitué d’un seul bloc monstrueux, incarnation personnifiée du mal. Mais nous sommes dans l’erreur : c’est là que réside le plus souvent notre plus grande résistance à comprendre le mal. Pour nous rassurer, nous voudrions que les choses soient nettes, tranchées […] Mais non, ce n’est pas tout à fait comme cela que les êtres humains se conduisent. Même les bourreaux peuvent avoir des conduites inattendues, des comportements doubles […] La nature morale d’un acte ne définit jamais totalement l’identité morale de l’auteur de cet acte3.
Le cas Duch n’y échappe pas. François Bizot, qui fut l’un des prisonniers de Duch en 1971 (c’est-à-dire avant que celui-ci ne devienne le responsable du centre S-21), a dressé un portrait saisissant de son ancien geôlier4. En réhabilitant l’homme dans le bourreau, Bizot ne le banalise pas, ni ne le déculpabilise mais esquisse une figure de proximité d’autant plus troublante et insaisissable qu’elle s’inscrit dans notre humanité.
S’il s’agit de mettre en évidence « l’exemplarité d’un prototype : prototype issu d’un système, d’une organisation sociale et politique5 », la question de la personnalité de Duch renvoie inéluctablement à celle de la machinerie du KD, et plus particulièrement à la place cruciale qu’occupait S-21. Les archives et les témoignages permettent certes de saisir de manière relativement précise le fonctionnement de la machine de mort S-21, mais l’interprétation faite de cette institution, et plus généralement de ce crime de masse diffère selon les spécialistes. Ce crime déconcertant, selon l’expression de Jean-Louis Margolin, est en effet considéré par certains comme « un cas extrême, marginal, aberrant » alors que pour d’autres, « il représente la caricature, grotesque mais révélatrice, de certains traits fondamentaux du phénomène communiste6 ». Définir du point de vue des sciences sociales, c’est tenter de nommer pour pouvoir penser, et donc permettre la comparaison. Car il s’agit de penser la tragédie cambodgienne par-delà les enjeux juridiques et mémoriels du procès. Réfléchir le KD, c’est en effet tenter de mieux appréhender l’Homme et l’Histoire du xxe siècle.
Duch ou l’ambiguïté du mal
Duch était au milieu des années 1960 l’archétype du jeune intellectuel indigné par la situation politique du Cambodge. Ancien professeur de mathématiques, il est devenu membre du parti communiste en 1967, arrêté par la police de Sihanouk en 1968 pour ses activités révolutionnaires et relâché en 1970 après le coup d’État de Lon Nol. Il a à peine trente ans et se retrouve responsable du camp d’Anlong Veng (M-13) qu’il dirigera jusqu’en avril 1975 – date à laquelle il est affecté « auprès de In Nat pour le seconder à la tête de S-21, et finalement le remplacer, en mars 19767 » jusqu’au 6 janvier 1979 où il abandonne S-21 devant l’arrivée des troupes vietnamiennes.
En 1971, François Bizot fut le prisonnier pendant trois mois du camp d’Anlong Veng dirigé par Duch, ce dernier ne prit la direction de M-13 que quelques mois auparavant, en août 1971. Le témoignage de Bizot se situe donc tout au début de cette carrière au service de l’Angkar (l’Organisation). Notons toutefois que dans ce camp furent élaborés au fil du temps les mécanismes appliqués quelques années plus tard à S-21. Ce n’est cependant pour David Chandler qu’en 1973, avec la purge des Khmers Hanoi (revenus en 1970 au Cambodge après des années d’exil au Nord-Vietnam), que le style administratif spécifique à Duch devient véritablement opératoire. Mais en 1971, Duch n’est pas encore ce fonctionnaire zélé et méticuleux. Bizot le décrit comme « un jeune homme inquiet, en quête d’absolu, épris de justice [et] profondément soucieux de vérité8 », précisant néanmoins que « chez lui la spécialisation technique avait pénétré profondément le domaine moral. Son travail l’enfermait dans une grande machine d’où il ne pouvait plus s’échapper9 ».
Les individus ne sont pas monstrueux en tant que tels, mais en tant qu’ils sont engagés dans la dynamique monstrueuse du meurtre de masse10.
En 1971, ce processus de l’impunité est certes déjà effrayant mais encore balbutiant – si certains éléments repérables dans le récit de François Bizot peuvent a priori expliquer les mécanismes de S-21, ils n’ont à cette époque nullement ces degrés de technicité, de cynisme et de cruauté caractéristiques du style Duch. D’où cette « brutale incapacité […] à identifier l’homme épris de justice avec le chef des tortionnaires de cette geôle abjecte11 », lorsqu’en 1988, visitant le centre S-21 transformé en musée du génocide, François Bizot découvrit sur l’un des clichés accrochés aux murs de la prison le visage de Duch.
Le portrait dressé du bourreau de M-13 par Bizot est pourtant saisissant. Duch apparaît d’abord et avant tout comme un pur, un idéaliste fervent dont le souci de l’inflexible vérité et la quête de l’absolu prévalent sur « l’aspect humain de la question qui [n’entre] pas en ligne de compte, comme s’il s’agissait d’une vue de l’esprit12 ». Sa représentation du monde semble totalement déréalisée faite d’oppositions dichotomiques et de classifications aussi abstraites que définitives (amis/ennemis, paysans/impérialistes). Mais cette rigueur idéologique est d’autant plus effrayante qu’elle justifie le sacrifice au nom de cette logique de l’Idée :
L’exploitation de l’homme par l’homme est la même partout ! s’emporta-t-il à nouveau. Elle est vieille comme le monde et déborde nos frontières. Je te trouve bien frileux pour un Français. N’as-tu pas fait toi-même la révolution et décapité des centaines et des centaines de têtes ? Veux-tu me dire quand le souvenir de ces suppliciés a empêché de glorifier dans vos livres les hommes qui fondèrent une nouvelle nation ce jour-là ? C’est comme pour les monuments d’Angkor, dont tout le monde admire l’architecture et la majesté… qui songe encore au prix qui fut payé, à la vie d’innombrables individus morts au cours d’incessantes corvées qui durèrent des siècles ? Peu importe l’ampleur du sacrifice ; ce qui compte, c’est la grandeur du but que l’on s’assigne […] Camarade, ajouta-t-il péremptoire, il vaut mieux un Cambodge peu peuplé qu’un pays plein d’incapables13 !
Les représentations du jeune idéaliste se construisent sur des clivages idéologiques où l’ennemi est omniprésent. Mais la définition de cet ennemi pose problème car dans cette pureté de type politique, « le critère principal de différenciation est l’idéologie. Or la vérification de la conviction idéologique de tel ou tel individu prête à interprétation : que croit-il vraiment ? N’est-il pas en train de nous tromper14 ? » D’où cette incessante logique de l’aveu. Il faut donc que l’ennemi soit identifié en tant que tel en confessant sa prétendue culpabilité pour ensuite être éliminé. « La définition de l’ennemi étant de plus en plus floue et de plus en plus large15 », elle finit par peser sur n’importe qui.
Cet idéal de pureté révolutionnaire se construit également par opposition incessante avec la pollution du corps social, ces figures multiformes et partout dissimulées de l’impureté – qu’il s’agit d’éliminer. C’est ainsi que Duch envisage le futur KD:
Cette société ne conservera que ce qu’il y a de meilleur en lui et éliminera tous les restes contaminés de l’époque décadente que nous traversons16.
La rhétorique de l’infection présente dans les deux types fondamentaux de pureté n’obéit pourtant pas aux mêmes logiques.
Le regard de la pureté identitaire tend à se concentrer sur un ennemi unique, tel que le Juif ou le Tutsi, tandis que celui de la pureté politique balaie le corps social à la recherche de ses supposés traîtres. La première vise à éradiquer l’ennemi perçu comme un Autre en trop, la seconde à soumettre la société en éliminant l’ennemi perçu comme suspect17.
D’où l’obligation faite aux prisonniers de dresser des listes de leurs associés – pour construire des chaînes ou des réseaux de traîtres.
Si la logique du massacre ne peut se saisir qu’à partir d’un imaginaire de la destructivité, force est cependant de constater que cette dynamique ne résulte pas d’une cause unique mais plutôt de leur accumulation. La question de la technicité est à cet égard l’une des caractéristiques centrales de cette entreprise de déshumanisation. Si elle s’inscrit dans le paradigme de la prison élaboré par Enzo Traverso18 – « principe de clôture, déshumanisation des détenus, flétrissure et discipline des corps, soumission aux hiérarchies, rationalité administrative » –, elle ne partage cependant pas l’ensemble des éléments qui constituent le paradigme de la guillotine – « exécution mécanique, mort sérialisée, tuerie indirecte, déresponsabilisation éthique de l’exécuteur, mise à mort comme processus sans sujet ». Car sa logique est d’intégrer la forme judiciaire – il s’agit de construire à travers des réponses préparées la culpabilité du déjà condamné à l’exécution. Notons toutefois que la libération de François Bizot en 1971, certes exceptionnelle, intervient lors de la toute première phase de construction de cette machine – l’événement mérite d’être souligné, ne serait-ce que pour saisir ce processus qui, dévoyé jusqu’à l’absurde, traite néanmoins les détenus comme « des éléments d’un système judiciaire et leurs aveux avaient pour objectif de fournir les preuves nécessaires19 ». La forme judiciaire est une étape du traitement de l’ennemi qui ne modifie en rien la culpabilité des individus, elle ne fait que la confirmer. Les prisonniers « n’avaient pas été accusés parce qu’ils étaient coupables : ils étaient coupables parce qu’ils avaient été accusés20 ». Devant cette déréalisation totale, la pure technicité s’impose comme l’unique enjeu de cette institution macabre ; le travail de Duch consistera à parfaire dans les moindres détails cette ingénierie sociale et à contrôler son fonctionnement dans les moindres aspects. Dans les archives de S-21,
les questions et les notes que Duch écrivait avec soin, souvent à l’encre rouge, apparaissent sur des centaines d’aveux. Il les corrigeait et les dénigrait, suggérait de battre les détenus ou de les torturer et poussait les interrogateurs à débusquer la vérité enfouie21.
Cette rationalité administrative obéit à des logiques d’efficience intégrant la souffrance, la peur et la douleur comme des variables. Les différents types de pression sur les prisonniers sont par exemple conceptualisés dans le carnet des interrogateurs où les méthodes pour obtenir des aveux (faire de la politique/imposer la torture) se font selon une progression en sept points. La section interrogatoire de S-21 était subdivisée en deux groupes : une section spéciale chargée d’interroger les prisonniers importants et une section générale chargée d’interroger les prisonniers ordinaires. Cette section générale était elle-même divisée en trois sous-sections – méthode froide, méthode chaude, mastication. La mort des prisonniers devait également s’inscrire dans une procédure, d’où les dispositions préventives pour éviter les suicides, l’existence d’une sous-section médicale pour s’occuper des prisonniers malades en cours d’interrogatoire pour les empêcher de mourir…
Peut-on saisir l’exemplarité du prototype Duch à partir des seules notions de pureté politique et de technicité ? La dynamique de déshumanisation semble en effet se conformer à « ce sens du devoir sans véritable réflexion sur le sens de ce devoir22 » qui caractérise l’absence de pensée du bourreau. Cette thèse élaborée par Hannah Arendt à partir de la figure d’Eichmann met en évidence « le gouffre existant entre cet exécutant ordinaire et le caractère extraordinaire de son crime23 », excluant de fait toute explication de type pathologique. Le rapport déréalisé au monde par le biais de l’idéologie et de la technicité inscrit l’homme ordinaire dans une banalisation de l’extraordinaire – ce qui n’équivaut nullement à affirmer la banalité du crime mais à penser le bourreau à partir de notre commune humanité. La non-pensée – cette curieuse et authentique inaptitude à penser24 – saisit au plus près cette intériorisation des normes et cette routinisation des actes dans les crimes de masse modernes ; le prototype permet d’analyser ce nouveau type de terreur et ses mécanismes non seulement à partir d’un décalage de normes mais également à partir d’une rationalité administrative. Cette figure idéale-typique de la banalité du mal pose néanmoins certaines questions. Si, d’une certaine manière, Duch paraît obéir à ce prototype, il n’a pourtant pas agi dans un « cadre dépersonnalisé, anonyme et abstrait, de décisions qui ne vous mettent pas au contact des êtres, de leurs cris, de leurs angoisses, puis de leur mort25 ». Il institua non seulement les mécanismes appliqués à M-13, puis à S-21, en assurait le fonctionnement mais participait également aux interrogatoires, aux séances de torture et assistait à certaines exécutions à Choeung Ek26. Le phénomène de la cruauté et du sadisme, et plus généralement celui de la violence inutile, est un sujet délicat tant d’un point de vue moral – « la monstruosité de l’objet étudié appelle [souvent] des jugements sans nuances27 » – que scientifique. Si l’explication dans le cas de Duch et de S-21 relève en partie du calcul rationnel, elle ne peut pour autant être suffisante. Le pouvoir absolu et les situations d’impunité peuvent créer une possible ivresse de la violence ainsi qu’une extase de la toute-puissance. L’hypothèse est dérangeante, elle doit pourtant être intégrée dans toute étude sur les conditions du massacre de proximité.
Les études psychologiques des bourreaux, entamées dès le tribunal de Nuremberg28, parviennent toutes au même résultat : le désarroi. Pendant le procès Eichmann, « une demi-douzaine de psychiatres avaient certifié qu’il était normal. “Plus normal, en tout cas, que je ne le suis moi-même après l’avoir examiné”, s’exclama l’un deux29 ». Barry Ritzler qui fit l’analyse en 1978 des tests effectués à Nuremberg concluait que « le seul trait remarquable chez les accusés était une faculté d’empathie plutôt limitée, et pour le reste […] il n’y avait là, cliniquement, rien de particulier30 ». L’expertise psychologique de Duch aboutit aux mêmes conclusions : absence de pathologie, homme méticuleux, consciencieux, soucieux du détail et attentif à être bien considéré par ses supérieurs, empathie limitée. L’homme est ordinaire, scandaleusement ordinaire. Il existe chez Duch, comme dans la plupart des sujets analysés, cet écart aussi problématique que déconcertant entre l’agir en situation et l’être. Comme le souligne Harald Welzer :
Les actes humains sont souvent […] quand on les considère de l’extérieur, extrêmement contradictoires, voire paradoxaux, parce qu’ils se règlent sur des critères internes de cohérence et de plausibilité susceptibles de changer à leur tour en fonction des situations – ce qui est au demeurant fonctionnellement lié à la plus remarquable faculté de l’espèce humaine dans son évolution : à sa faculté d’adaptation31.
Les témoignages sur la personnalité Duch insistent tous sur ce décalage entre l’homme et le bourreau. Vann Nath, l’un des rares survivants de S-21, et Leam Sarun, qui a connu Duch dans les années 1960, relatent cette même incompréhension :
Vann Nath :
Duch venait s’asseoir là, tout près, sur le fauteuil, pour regarder. Il regardait… et me parlait des peintres célèbres comme Van Gogh, Picasso […] Duch était tellement correct et gentil […] Il riait […] Il souriait, il était joyeux. L’atmosphère ici n’était plus pesante. Parfois, il faisait des blagues […] Après la chute du régime, quand j’ai vu sa signature sur les documents pour envoyer des milliers de gens à la mort, je ne l’ai presque pas cru.
Leam Sarun :
En 1965, il est parti enseigner au lycée de Skoun. Là-bas, je suis allé le voir de temps en temps. Ses élèves l’adoraient. Avec eux, il allait aider les paysans à faire la rizière ou à réparer les charrues. Il aimait aider les pauvres. Il détestait l’injustice […] Je n’ai appris qu’en 1980, quand j’ai vu sa photo, que Kaing Guek Eav et Duch étaient la même personne. J’étais terrorisé. Au début, je ne l’ai pas cru.
Réhabiliter l’homme dans le bourreau dérange profondément nos convictions morales – la démarche est pourtant indispensable pour tenter de saisir le caractère « extraordinairement malléable [des êtres humains] quand il s’agit de s’adapter aux conditions d’une situation nouvelle32 ».
S-21 et la figure de l’ennemi
Parmi les 195 centres de sécurité du KD, la prison codée S-21 avait des spécificités : elle était d’une part placée directement sous les ordres du comité central, elle traitait d’autre part les anciens responsables du régime (dirigeants, cadres, militants, soldats khmers rouges). L’institution occupait une place cruciale dans le système du KD car elle fut non seulement stratégique pour le Centre du pouvoir mais elle fait également sens dans cette rationalité délirante et les obsessions paranoïaques de ce système communiste. Les dispositifs de soumission et d’exécution, ainsi que l’ampleur du crime de masse (pour la période KD, les estimations les plus vraisemblables varient entre 1, 3 et 2, 3 millions de morts, soit entre 17 % et 30 % de la population33) posent pourtant un problème historiographique majeur. Comment en effet expliquer l’atrocité du polpotisme – et plus particulièrement de S-21 – événement sans équivalent dans l’univers communiste ? Le KD aurait-il opéré une sorte de synthèse idéale des deux totalitarismes34 comme l’affirme Christian Godin ? Est-il un mouvement communiste qui aurait tôt dévié vers un ultranationalisme et un racisme de type nazi35 ?
Ce type d’interprétation dissocie phénomène communiste et génocide, arguant de la répression des minorités chinoise, vietnamienne et musulmane (Chams) par le KD. Peut-on néanmoins redéfinir le régime khmer rouge à partir de ses substrats nationalistes et ses pratiques xénophobes ? Est-ce un élément moteur de ce crime de masse ? Qu’il puisse exister des composantes autres qu’une orthodoxie idéologique dans les mouvements communistes n’est nullement spécifique au Pck (parti communiste du Kampuchéa). En tant que système politique, mode de production et de vie réels, le communisme comme idée coexiste toujours avec des éléments culturels d’une société – le nationalisme, l’imaginaire du rattrapage des pays développés, les identités culturelles, ethnologiques, religieuses… Cela ne disqualifie pourtant pas la logique de pureté politique mais lui confère une forme singulière. Si certains modes opératoires pratiqués à S-21 peuvent en effet différer des méthodes communistes – notamment l’absence de rééducation – la dynamique sur laquelle se structure cette machine de destruction s’inscrit dans un dispositif typiquement communiste. Le principe de l’aveu n’est compréhensible qu’à partir d’un imaginaire de l’ennemi intérieur. Cet ennemi qu’il s’agit de soumettre donne forme à ces délires paranoïaques sur lesquels le système maintient « la pureté et la dynamique de la révolution36 ». Il est cette figure permanente et nécessaire entre l’inflexible idéologie et la réalité. Le réel n’étant jamais en conformité avec l’idéologie – voire la contredisant – il faut pour préserver le mouvement de l’Idée repérer les responsables de cet écart. Comme l’analyse Nicolas Werth à propos des grands procès de Moscou de 1936-1938 :
Les figures de la rupture et du complot naissent d’une contradiction aiguë entre l’illusion d’une maîtrise qu’exercerait le Parti sur le développement économique et social et l’absence réelle d’une telle maîtrise. Elles sont le résultat d’une formidable illusion politique, marquée par le refus d’analyser les causes réelles des échecs ou des difficultés […] La figure du complot va amplifier le thème de la rupture entre la ligne et son application pratique. Toute non-réalisation des projets et des promesses d’un pouvoir qui se dit et se croit tout-puissant sera imputée à l’activité subversive de saboteurs, d’espions et d’agents de l’ennemi37.
L’ennemi n’est certes pas dans cette dynamique « cet Autre en trop perçu comme fondamentalement étranger [mais] renvoie davantage à la figure du traître multiforme et partout dissimulée38 ». D’où cette logique de l’aveu dont l’objectif est de concrétiser la trahison et d’imputer à autrui la non-réalisation des projets révolutionnaires. Cette rationalité délirante ne doit cependant pas être saisie à partir de la seule structuration idéologique, l’imaginaire du complot se déploie en effet en situation. Plus le moment est critique, plus le discours de type paranoïaque est attractif ;
il a la faculté de capter l’émotion collective en la canalisant sur une figure largement ou totalement imaginaire de l’ennemi. Et le discours rationnel qui accompagne cette opération psychologique peut non seulement susciter la conviction, mais mobiliser le groupe en vue d’une action […] Ainsi voit-on que cet imaginaire de la peur, qui prend racine dans le réel, en en proposant une interprétation imaginaire, retourne en quelque sorte dans le réel… mais pour agir39.
Il faut d’une part souligner que le mouvement khmer rouge « se rattache par tout son être, par sa logique la plus intime, à l’univers de la guerre40 » : bombardements américains sur les maquis nord-vietnamiens installés à l’est du Cambodge (1969-1973), guerre civile entre 1970 et 197541 et relations conflictuelles entre les Khmers rouges et Hanoi qui aboutissent à la chute du KD en 1979. S’y ajoute d’autre part la faiblesse d’un régime qui ne possède « ni cadres aguerris en nombre significatif, ni militants suffisamment encadrés (l’armée se substitue en fait au parti, chose unique dans le monde communiste), ni appui populaire indiscutable42 ». L’imaginaire de l’ennemi construit idéologiquement trouve dans ce contexte anxiogène la justification et la concrétisation de ses traits obsessionnels.
Ces éléments conjoncturels sont des facteurs de radicalisation qui ne modifient nullement la logique de pureté politique mais la rendent, selon le terme de Jean-Louis Margolin, paroxystique. Il s’agit en effet de rattacher le KD à l’univers communiste tout en interprétant le régime selon des catégories spécifiques et contextuelles. Définir le polpotisme comme une forme extrême de communisme est une tautologie, il est cependant problématique de n’associer ce qualificatif qu’avec le KD. L’événement doit plutôt s’analyser comme un processus radical mais cependant révélateur de la répression propre aux systèmes communistes ; la pratique volontariste des Khmers rouges n’aurait été – par comparaison avec les autres régimes – que peu contrebalancée par des préoccupations d’ordre stratégique et économique. Si « le volontarisme totalitaire n’imagine même pas que la réalité objective puisse constituer une épreuve pour les décisions humaines43 », la confusion entre l’imaginaire et le réel trouve dans le KD sa forme extrême. Notons toutefois que le Grand Bond en avant chinois est quasiment parvenu à ce degré de mysticisme révolutionnaire – il fut d’ailleurs un modèle pour les dirigeants Khmers rouges. Le KD – et son institution symbole – s’inscrivent donc dans ce projet politique de refaçonnage total du corps social, c’est-à-dire de restructurer selon un imaginaire prométhéen la société cambodgienne par destruction des éléments de l’ancien système.
La question de la figure de l’ennemi est centrale dans l’appréhension du crime de masse. Elle se décline à travers trois grandes problématiques intrinsèquement liées. La première est celle de l’intentionnalité autour de laquelle s’est construite la notion de génocide. Elle suppose la sélection préalable d’un groupe en tant que tel. Si celui-ci est explicitement désigné dans les logiques de pureté identitaire, l’ennemi dans le cadre de la pureté politique est figuré mais non désigné. Le discours, à l’instar de celui de Duch, est de type sacrificiel, il est néanmoins déjà largement orienté : impérialistes, contre-révolutionnaires… Bien qu’inscrit dans un imaginaire de la destructivité, il n’emprunte pas le vocabulaire de l’éradication mais celui de la soumission. Ces structurations idéologiques déterminent largement les phases suivantes : la dynamique du massacre et les modes d’annihilation. Dans la pureté de type identitaire, les lignes de continuité entre discours et mode d’annihilation sont aisément repérables. Le massacre planifié dans le but d’éliminer physiquement l’Autre opère comme une prophétie autoréalisante44. La dynamique du massacre ne modifie ni la figure de l’ennemi ni l’objectif d’éradication. L’autre type de pureté est bien moins saisissable car intègre des variables interprétatives, stratégiques et paranoïaques qui vont constituer les formes et les dynamiques du massacre. L’ennemi est fondateur dans le premier cas, il est mobilisateur dans le second. En conséquence, les deux logiques conduisent à des modes d’annihilation différents : l’un doit éradiquer, l’autre doit éliminer.
L’identification de deux grilles de lecture ne doit pas masquer le fait que dans une situation historique donnée, les frontières sont bien plus floues que dans un modèle descriptif et comparatif. La rationalité d’un processus de destruction de masse obéit à des logiques structurantes qui permettent de rattacher un massacre à un imaginaire de destructivité. Le KD s’inscrit dans une dynamique de destruction-soumission pour reprendre la typologie de Jacques Sémelin45, c’est-à-dire la destruction partielle d’une collectivité dont l’effet se veut global – il s’agit de créer un effet de terreur pour imposer une domination politique sur les survivants46. D’autres dynamiques s’imbriquent cependant dans cette destruction-soumission, notamment celle de l’éradication. Peut-on pour autant requalifier l’ensemble du processus à partir d’une dynamique secondaire ? Peut-on prétendre à l’instar de Ben Kiernan que le racisme fut l’un des éléments moteurs du régime ou n’est-ce pas plutôt « dans un cadre de projet politique radical que ceux qui étaient perçus comme pouvant s’y opposer ont été stigmatisés en termes de race47 » ? Faut-il par ailleurs privilégier les ressemblances de S-21 avec les camps nazis, où tous les détenus étaient condamnés à mort ou se focaliser sur cette logique de l’aveu typique de l’univers communiste ? Toute la difficulté de la définition tient au fait de ne sombrer ni dans le particularisme ni dans l’essentialisme. La compréhension d’un tel phénomène requiert une distinction et une échelle des dynamiques qui permettent par extension de saisir les potentialités criminogènes (et a fortiori génocidaires) d’une logique de pureté politique. Si le paroxysme du KD doit être appréhendé à partir des conditions ayant rendu possible cette violence de masse, il s’agit d’interroger les entraves qui, dans les autres univers communistes, l’ont maintenue à un degré moindre.
Faut-il se dégager des enjeux juridiques et mémoriels pour penser les processus de destruction ? S’il s’agit de ne pas faire la confusion entre dire la loi et écrire l’histoire, force est cependant de constater que face à ces objets détestables, l’approche scientifique ne peut décemment se contenter d’invoquer l’unique démarche compréhensive. Comme l’affirme Wolfgang Sauer, « l’historien est confronté à un phénomène qui ne lui laisse pas d’autre choix que le rejet quelles que soient, par ailleurs, ses positions personnelles ». Il y a dans toute étude des crimes de masse la présence latente d’un puissant élément moral48 qui ne doit pourtant pas conduire à l’interférence entre des notions juridiques et des concepts construits à partir d’observations sociohistoriques. L’utilisation du terme génocide pour qualifier les crimes du KD est caractéristique de cette primauté de la reconnaissance – par utilisation d’un vocabulaire normatif – sur la pensée du massacre. Mais, comme le souligne fort à propos Jacques Sémelin :
Ceux qui se trouvent ainsi préoccupés par la question des sanctions pénales devraient ainsi prendre en compte une autre notion juridique, tout aussi puissante et même plus ancienne : celle de crime contre l’humanité. De fait, des juristes comme Antoine Garapon ou David Boyle estiment que les violences commises par les Khmers rouges relèvent bien davantage du crime contre l’humanité, même si des tendances génocidaires y sont repérables, notamment à l’encontre de la minorité musulmane. Or cette incrimination est aussi grave que celle pour génocide (cette dernière étant d’ailleurs parfois considérée comme une catégorie de la première) et doit donc faire l’objet de peines d’une égale sévérité49.
Ce n’est donc pas minimiser que d’utiliser un vocabulaire non normatif. La pensée du massacre n’est pas antithétique de l’enjeu de reconnaissance. Cette pensée, toujours inconfortable, est un point d’appui indispensable pour mesurer et appréhender les violences de masse.
- *.
Docteur en sciences politiques, Institut d’études politiques de Lille. A récemment publié « Le mythe de la transition politique en Chine. 1989-2008 » sur le site www.laviedesidées.fr et « Les Essais sur la Chine : le frivole et l’éternel », Textyles 34, 2008.
- 1.
David Chandler, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, Paris, Autrement, 2002, p. 14.
- 2.
Jean-Louis Margolin, « Postface », dans D. Chandler, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, op. cit., p. 195.
- 3.
Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, 2005, p. 338.
- 4.
François Bizot, le Portail, Paris, Éd. de la Table ronde, 2000.
- 5.
Myriam Revault d’Allonnes, « L’impensable banalité du mal », Cités 36, Paris, Puf, 2008, p. 20.
- 6.
J.-L. Margolin, « Cambodge, au pays du crime déconcertant », dans le Livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 681.
- 7.
F. Bizot, le Portail, op. cit., p. 8.
- 8.
Ibid., p. 6.
- 9.
Ibid., p. 186.
- 10.
J. Sémelin, Purifier et détruire…, op. cit., p. 286.
- 11.
F. Bizot, le Portail, op. cit., p. 435-436.
- 12.
Ibid., p. 179.
- 13.
Ibid., p. 189-192.
- 14.
J. Sémelin, Purifier et détruire…, op. cit., p. 61.
- 15.
Jean-Clément Martin, « La Révolution française : généalogie de l’ennemi », Raisons politiques, n° 5, 2002, p. 73.
- 16.
F. Bizot, le Portail, op. cit., p. 192.
- 17.
J. Sémelin, Purifier et détruire…, op. cit., p. 62.
- 18.
Enzo Traverso, la Violence nazie. Généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002, p. 54-55.
- 19.
D. Chandler, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, op. cit., p. 23.
- 20.
Ibid., p. 101.
- 21.
Ibid., p. 40.
- 22.
J. Sémelin, Purifier et détruire…, op. cit., p. 340.
- 23.
Ibid., p. 341.
- 24.
Hannah Arendt, Considérations morales, Paris, Payot, 1996, p. 26.
- 25.
Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, Paris, La Découverte, 2005, p. 110.
- 26.
« En 1977, alors que les purges s’intensifiaient, S-21 se remplit, tout comme le cimetière qui se trouvait à côté. La même année, un cimetière chinois près du hameau de Choeung Ek, à 15 kilomètres au sud-ouest de la capitale, fut utilisé comme champ d’exécution, les prisonniers importants étant toutefois toujours assassinés dans la prison. » D. Chandler, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, op. cit., p. 169.
- 27.
J. Sémelin, Purifier et détruire…, op. cit., p. 347.
- 28.
Leon Goldensohn, les Entretiens de Nuremberg, Paris, Flammarion, 2005.
- 29.
H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 1997, p. 48.
- 30.
Harald Welzer, les Exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, Paris, Gallimard, 2007, p. 13.
- 31.
H. Welzer, les Exécuteurs…, op. cit., p. 96.
- 32.
Ibid., p. 95.
- 33.
« L’ampleur de la tuerie n’a absolument rien de comparable à ce qu’on a connu ailleurs dans l’univers communiste : environ 8 % de pertes dans la population en Urss, en 35 ans ; entre 7 % et 12 % des Chinois victimes de l’ère Mao Zedong, en une trentaine d’années. » J.-L. Margolin, « Le Cambodge des Khmers rouges : de la logique de guerre totale au génocide », Vingtième siècle, janvier-mars 2003, p. 3.
- 34.
Christian Godin, la Totalité réalisée. L’Histoire, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 181.
- 35.
J.-L.Margolin, « Postface », dans D. Chandler, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, op. cit., p. 193.
- 36.
D. Chandler, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, op. cit., p. 61.
- 37.
Nicolas Werth, les Procès de Moscou, Bruxelles, Éd. Complexe, 2006, p. 112.
- 38.
J. Sémelin, Purifier et détruire…, op. cit., p. 60-61.
- 39.
Ibid., p. 69.
- 40.
J.-L. Margolin, Vingtième siècle, op. cit., p. 4.
- 41.
« Sur le bilan et les effets de ce conflit, divergences et oppositions font rage. Le nombre de victimes est loin d’être connu. Beaucoup d’auteurs ont paresseusement repris le chiffre (assurément guère sous-estimé) fourni par Pol Pot lui-même : 600 000. Marek Sliwinski, auteur du plus sérieux (quoique non définitif) essai d’évaluation démographique sur le Cambodge contemporain, parvient à 310 000 morts violentes pour la période. » J.-L. Margolin, Vingtième siècle, op. cit., p. 6.
- 42.
J.-L. Margolin, Vingtième siècle, op. cit., p. 17.
- 43.
Christian Godin, le Triomphe de la volonté, Seyssel, Champ Vallon, 2007, p. 22.
- 44.
Jean-François Bayart, l’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 179.
- 45.
« La diversité des situations historiques conduit à distinguer au moins trois types de logique politique des massacres, c’est-à-dire de volonté de destruction partielle et/ou totale du groupe visé, selon que leur objectif est : la soumission (paradigme du Kampuchéa démocratique) ; l’éradication (paradigme de la Shoah) ; l’insurrection (paradigme du 11 septembre 2001). » J. Sémelin, Purifier et détruire…, op. cit., p. 389.
- 46.
Ibid., p. 389.
- 47.
Ibid., p. 398.
- 48.
Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Gallimard, 1997, p. 50.
- 49.
J. Sémelin, Purifier et détruire…, op. cit., p. 410.