Les puritains radicaux de Christopher Hill
L’historien britannique Christopher Hill a restitué toute l’importance historique des dissidents religieux liés aux révolutions anglaises du XVIIe siècle. En parcourant avec lui leurs différentes familles spirituelles, on voit comment elles ont nourri les imaginaires politiques radicaux dans tout le monde anglo-saxon jusqu’à aujourd’hui.
Dans un discours intitulé « Pourquoi la Révolution anglaise a-t-elle réussi ? » (1850), François Guizot remarque que, contrairement à ce qui s’est passé en France, les tumultes politiques de la période 1640-1660 ont abouti outre-Manche à la naissance d’une démocratie parlementaire et à la proclamation de la Déclaration des droits de 1689 (Bill of Rights). De fait, la Révolution française n’a rien inventé quand elle a jugé et condamné à mort Louis XVI. Un précédent avait eu lieu avec l’exécution de Charles Ier, roi d’Angleterre, condamné « pour trahison, meurtre et tyrannie » par une haute cour de justice et exécuté devant son palais le 30 janvier 1649. La monarchie et la Chambre des lords sont alors abolies pour établir le Commonwealth and free State, la République anglaise, de 1649 à 1659, avant que la dynastie des Stuart ne soit restaurée avec Charles II en 1660.
La première Révolution anglaise (la seconde ayant été celle de 1689, la Glorieuse Révolution, qui porta conjointement sur le trône Guillaume d’Orange et sa femme, Marie Stuart1) avait été l’œuvre des puritains, de ces fervents religieux qui voulaient épurer l’Église d’Angleterre des rites papistes – cette Église qu’avait créée Henri VIII en 1534 lorsqu’il divorça d’avec Rome. Ensuite, le terme « puritain » s’appliqua à l’hétérodoxie pour inclure les séparatistes (les sectes qui voulaient exister en dehors de l’Église presbytérienne2 que le Parlement s’engage à instaurer en 1643). Après 1647, il prend une dimension politique avec les indépendants3.
Il y eut, selon l’historien marxiste Christopher Hill, non pas une, mais deux révolutions : celle qui a réussi, la révolution puritaine, celle de la bourgeoisie, de la classe marchande, qui a assis son pouvoir ; celle qui a échoué, la révolution radicale, celle des laissés-pour-compte de la société anglaise, révolution écrasée par les vainqueurs. Ces puritains « radicaux » méritent bien une étude : porteurs de projets révolutionnaires, ils ambitionnaient de « mettre le monde à l’envers4 », conformément à la prédiction de l’Évangile dans les Actes des Apôtres (Actes 17, 6).
Ces puritains radicaux se divisent en quatre catégories : les niveleurs (levellers), les vrais niveleurs ou bêcheurs (diggers), les divagateurs (ranters) et les trembleurs (quakers). Nous laisserons de côté ici la figure de Milton, le grand poète du Paradis perdu, puritain certes et qui théorisa dans un traité célèbre la condamnation à mort du roi d’Angleterre, mais qui n’adhéra jamais à ces groupes radicaux5.
Les niveleurs
Les niveleurs6 émergent au moment où l’armée prend l’ascendant sur le Parlement : le Parlement, à majorité presbytérienne, est prêt à négocier avec le roi Charles Ier, alors que, dans les rangs de l’armée, les indépendants, ainsi que d’autres éléments plus radicaux, envisagent des alternatives politiques pour sortir de la guerre civile.
Au sein de l’armée d’Oliver Cromwell, les gradés auront ainsi à en découdre avec la base, les simples soldats, à l’occasion des débats de Putney (Saint Mary’s Church, dans le Surrey, 28 octobre-1er novembre 1647). Si les officiers ne veulent pas que l’on sape les fondements de la société politique, en revanche, les niveleurs souhaitent une refonte complète des instances de l’État – y compris l’abolition de la monarchie. Ils revendiquent l’égalité politique comprise au sens d’égalité juridique, et non d’égalité sociale. Tous les hommes étant fils d’Adam, argumentent-ils, ils doivent également bénéficier de la liberté aussi bien que du droit de propriété. Les rangs sociaux n’avaient plus de raison d’être : il fallait se défaire du joug normand, du système de classes hérité de Guillaume le Conquérant, car il n’y avait aucune raison pour que les « roturiers » ne jouissent pas des mêmes droits que les « nobles ».
Selon les niveleurs, le pouvoir d’État est établi par consentement. Ainsi, dans The Free-Mans Freedom Vindicated (1646), John Lilburne, en des accents lockéens, dit que l’autorité politique n’est que puissance déléguée par des hommes qui ont volontairement accepté de se soumettre à elle :
[C’est] contre nature, irrationnel, péché, pervers, injuste, diabolique et tyrannique, qu’un homme, quel qu’il soit, s’arroge un pouvoir, une autorité ou une juridiction sur tout autre homme, sans son libre consentement.
Ce que corrobore Richard Overton dans An Arrow Against All Tyrants (1647) :
Tout homme étant par nature Roi, Prêtre et Prophète, nul ne peut partager avec lui cette juridiction naturelle qu’il a sur lui-même s’il n’en a reçu le mandat, s’il n’a pas été commissionné, s’il n’a pas le libre consentement de celui sur lequel il prétend l’exercer.
Le colonel Thomas Rainsborough devait s’opposer violemment à Henry Ireton, gendre de Cromwell, pour dire que :
Réellement, je pense que l’homme le plus pauvre d’Angleterre a une vie à vivre, tout comme l’homme le plus considérable ; et donc, Monsieur, je pense qu’il est clair que tout homme qui doit vivre sous un gouvernement doit commencer par se placer lui-même, de son propre consentement, sous l’autorité de ce gouvernement ; et je pense donc aussi que l’homme le plus pauvre d’Angleterre n’est pas le moins du monde obligé à l’égard d’un gouvernement sous l’autorité duquel il ne se serait pas placé lui-même, et auquel il aurait été soumis sans avoir eu voix au chapitre7.
Au nom du statu quo ou du conservatisme social, Ireton réplique que « seuls les personnes qui ont un intérêt local permanent dans le royaume » – les propriétaires fonciers – doivent pouvoir élire leurs représentants. Sans parler des vagabonds, les domestiques, les apprentis, mais aussi les femmes devaient être écartés, au prétexte qu’ils dépendent de quelqu’un, société, maître ou mari.
Outre la mise en place du suffrage universel masculin (à l’exclusion des catégories précitées), les levellers voulaient que le Parlement soit une assemblée représentative des individus de base : il s’agissait là d’une véritable révolution puisque le royaume d’Angleterre est une organisation d’intérêts collectifs permanents, d’ordres ou de classes disposant de droits coutumiers propres : les nobles dans la Chambre des lords, les roturiers dans la Chambre des communes. Les niveleurs voulaient une institution à une seule chambre avec des membres élus annuellement selon le principe un homme, une voix. L’assemblée législative ne devait plus représenter les états du royaume, mais tous les Anglais.
Selon Christopher Hill, les levellers ne méritaient pas vraiment le nom de niveleurs, car ils excluaient une grande partie de la population du suffrage universel. Cependant, ils comptent au nombre des premiers démocrates anglais : en plus du suffrage « universel » masculin, ils voulaient une réforme électorale, des élections annuelles, une large tolérance religieuse, la séparation de l’Église et de l’État, la liberté de la presse, l’équité des jugements (procès avec jury), une plus grande justice sociale (non-imposition des personnes ayant un revenu inférieur à 30 livres par an ; taux d’intérêt ne dépassant pas les six pour cent). Ce mouvement devait être sévèrement réprimé par Oliver Cromwell, pour disparaître en 1649 avec l’emprisonnement de ses leaders (John Lilburne, pour ne citer que le plus célèbre).
Les bêcheurs
Il s’agit du groupe auquel Christopher Hill accorde le plus de place dans The World Turned Upside Down8. Et pour cause : les diggers allaient jusqu’au bout de la logique des niveleurs, lesquels étaient accusés par leurs adversaires de vouloir égaliser les conditions sociales. Ils revendiquaient l’abolition de la propriété privée : ils voulaient établir une communauté égalitaire, où l’on ne différencierait plus les possédants des pauvres, le châtelain du vagabond. Il fallait encourager la culture collective des communaux, friches ou forêts. Ils ne s’arrêtaient pas là : ils voulaient également supprimer le salariat afin d’établir la liberté et l’égalité complète, et réaliser sur la terre le communisme universel, conformément à la volonté du Christ :
Celui qui travaille pour un autre, soit à gages, soit pour payer redevance, n’accomplit pas un juste travail […] mais celui qui est résolu à travailler et à manger avec tous les autres, faisant ainsi de la terre un commun trésor, celui-là donne la main du Christ pour libérer la création de la servitude et laver toute chose de la malédiction originelle9.
Dans un écrit programmatique, The Law of Freedom (1652), Winstanley transpose la revendication politique du général Thomas Rainsborough au domaine économique : si l’homme le plus pauvre doit avoir le droit de vote,
[il] peut aussi justement faire valoir son droit à la terre que l’homme le plus riche […] La vraie liberté est là où un homme trouve sa nourriture et sa subsistance, c’est-à-dire dans la jouissance de la terre10.
Évidemment, il dénonce les clôtures (enclosures) comme autant de gestes de spoliation :
Au commencement des temps, le grand créateur, la Raison, fit de la terre un trésor commun afin de subvenir au besoin des bêtes sauvages, des oiseaux, des poissons et de l’homme destiné à régner en maître sur cette création […] Au commencement, il n’était soufflé mot de la domination d’une espèce humaine sur les autres… Mais, dans leur égoïsme, certains imaginèrent […] d’instituer qu’un homme enseigne et commande à un autre. Et c’est ainsi […] que l’homme se trouva soumis à la servitude et que l’esclavage auquel le réduisirent certains de sa propre espèce fut plus féroce encore […] Et il advint que la terre […] se hérissa de haies et de clôtures du fait de ceux qui enseignent et gouvernent ; des autres, on fit […] des esclaves. Et cette terre où la création avait entreposé des richesses communes à tous, la voici achetée et vendue, tout entière aux mains de quelques-uns qui déshonorent ainsi horriblement le Grand Créateur, comme s’il faisait acception de personnes, se délectant de la misère où vivent les uns et se félicitant de la misère cruelle et de la détresse des autres. Il n’en était pas ainsi au commencement11 […]
Cet accent évoque par anticipation le Rousseau du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes puis du Contrat social : « Au commencement, écrit Winstanley, tous les hommes étaient semblables, il n’existait ni princes, ni serfs, ni vilains : cet état de choses fut établi plus tard par la violence et la cruauté » – par l’égoïsme de quelques hommes prompts à vouloir dominer les autres. « L’apparition de l’amour-propre sur la terre inaugura la Chute de l’homme » : Winstanley voyait la Chute comme une conséquence de la cupidité. Tout le pouvoir d’État (lois, prison, potence) n’existe que pour protéger les biens que les riches auraient volés aux pauvres12 !
Il en va des propriétaires comme de la monarchie : Winstanley liait l’exploitation économique à l’esclavage politique. Maintenant que l’on avait proclamé la République d’Angleterre (19 mai 1649), il était opportun que les nouveaux dirigeants procèdent à une réforme agraire, en acceptant la mise en commun des terres. Ce nivellement des propriétés était bien sûr inenvisageable pour la classe politique dirigeante, elle-même faite de possédants : la communauté des biens signifiait le bouleversement des institutions politiques. Aussi les vrais niveleurs seront-ils durement réprimés.
Winstanley, pour faire écho à l’attente millénariste ambiante, prétendait que « la Bête » de l’Apocalypse n’était autre que « la propriété souveraine ». Il fallait l’abattre : « Tant que nous aurons des propriétaires, nous empêcherons d’accomplir le travail de rénovation où réside le salut. […] Christ est le Niveleur en Chef13 ».
Ils croyaient que l’Angleterre avait été assujettie au joug normand : autrement dit, les libertés fondamentales du royaume ne remontaient plus à 1066 ni à la grande Charte (1215), comme le croyaient les parlementaires, mais il y avait eu un âge d’or en Angleterre avant la conquête normande. Le commun peuple avait été privé de son droit fondamental pour être exploité par une classe dirigeante étrangère. Afin de recouvrer leurs droits politiques, le commun peuple d’Angleterre devait se constituer en communautés autonomes.
Les vrais niveleurs deviennent « bêcheurs » lorsqu’ils passent de la théorie à la pratique : le dimanche 1er avril 1649, en plein sabbat (jour de repos), un petit groupe d’individus visiblement fort pauvres prend possession des friches de la colline Saint-Georges près de Cobham, dans le Surrey. Ces terres dépendant du manoir local, leur entreprise est manifestement illégale. D’autant plus qu’ils entendent en faire le point de départ d’une immense opération de réappropriation collective des communaux d’Angleterre de la part du « commun peuple ». L’expérience durera un an. Contraints de déplacer leur colonie de quelques kilomètres, ils disparaîtront définitivement de la scène au printemps 1650.
Si d’autres communautés de diggers se mirent en place en 1650, l’une à quelques kilomètres de là (Little Heath), l’autre à Wellingborough, dans le comté de Northampton, elles furent rapidement dispersées par le pouvoir. Le nombre de participants au mouvement ne fut jamais considérable. Si les propriétaires locaux furent souvent assez inquiets, les autorités nationales ne prirent guère au sérieux la menace.
S’il est clair qu’ils sapaient les fondements de la société, il n’est pas moins clair que leur vision de l’homme avait de sérieuses conséquences théologiques. Tout d’abord, selon Winstanley, la Chute ne renvoie pas à la désobéissance d’Adam et Ève qui, voulant connaître le bien et le mal à l’extérieur d’eux-mêmes, goûtèrent le fruit défendu. Cette chute de nos premiers parents ainsi qu’elle est rapportée dans la Genèse est écartée au profit de la chute qui se répète à l’intérieur de l’homme en raison de sa convoitise, à chaque fois qu’il veut posséder quelque chose pour lui-même. La chute biblique est de nature allégorique : dans The New Law of Righteousness (1649), il conclut :
Alors vous, les Prédicateurs, ne dites plus au peuple, qu’un homme dénommé Adam, qui a désobéi il y a 6 000 ans, est celui qui a empli chaque homme de péché et de corruption en croquant une pomme.
Ensuite, Dieu ne décrète pas la réprobation, autrement dit, il est inconcevable qu’il destine une poignée d’élus au salut éternel, alors qu’il décréterait la réprobation de la majorité. Cette idée, selon Winstanley, n’est qu’une construction des élites dirigeantes pour maintenir le peuple en servitude ; la doctrine de l’élection reflète les inégalités de l’ordre social. On arrive à une formule détonante :
C’est le gouvernement monarchique… qui a décrété que les hommes qui sont tous frères seraient élus ou rejetés, de la naissance à la mort ou de toute éternité.
Que dire de l’au-delà ? S’il est possible de reconstruire le paradis sur terre, l’enfer n’est qu’une invention des possédants pour spolier la masse des pauvres.
Comme Milton, Winstanley identifie Dieu à la « Raison suprême » ; plus encore, il est amené à une sorte de panthéisme matérialiste : Dieu est dans la nature :
[Il] est l’esprit incompréhensible, la Raison ; et de même qu’il a voulu que la création jaillisse de lui, de même gouverne-t-il l’ensemble de la création avec Justice et modération.
Les divagateurs
Il est intéressant de voir que pour déloger les bêcheurs de la colline Saint-Georges, un procès leur fut intenté, procès dans lequel ils furent accusés d’appartenir à la secte des divagateurs. Ces derniers, selon Ephraïm Pagitt, ne se différencient guère des quakers – sauf qu’ils pratiquent l’irréligion ouvertement. Selon lui, le ranter se définit négativement :
il « nie l’existence de Dieu, du Diable, du Ciel ou de l’Enfer » ;
il pense que la création est bonne, car Dieu réside essentiellement dans chaque créature ;
il nie la réalité du péché : ainsi, il nie l’œuvre de Moïse (la Loi donne la connaissance du péché). Ce faisant, il nie Christ puisqu’il ne croit pas en l’existence de l’Enfer (Christ est venu pour accomplir les œuvres de la Loi afin que l’homme soit sauvé) ;
au final, il nie l’autorité de l’Écriture, réduite à autant de fables, de mythes, puisqu’il faut l’interpréter allégoriquement.
Il rejette l’Église, le ministère, les sacrements comme le baptême, pour souligner la loi morale intérieure : le divagateur appelle l’homme à écouter Jésus au-dedans de lui-même. Nombre de ranters ne croyaient pas en l’existence d’un Dieu personnel (antitrinitarisme), ni en l’immortalité : en plusieurs points, ils ressemblaient aux frères de l’esprit libre du xive siècle.
Comme les quakers, ils croyaient être affranchis de l’obéissance aux lois14.
On leur prêtait la nudité, symbole du dénuement. Enivrés par l’alcool dans les tavernes, repaires du Malin, ils avaient la réputation d’entonner des chants lascifs, d’exécuter des danses obscènes, de se livrer à la luxure. On les taxait d’antinomisme : puisque Christ avait racheté tous les pécheurs, et pas seulement les élus, peu importe ce que l’on faisait, bien ou mal, car cela n’avait aucune incidence sur le salut.
En fait, les divagateurs allaient jusqu’au bout de la logique calviniste : si un homme est prédestiné au salut, il est impossible qu’il puisse pécher : le régénéré n’est plus soumis à la loi morale ; d’autre part, puisque Christ est mort pour l’humanité, le salut universel est possible : l’homme étant perfectible, personne n’a lieu de haïr le corps, car il est lui-même manifestation de Dieu. Aussi les ranters expriment-ils leur affranchissement de la Loi de l’Écriture en s’adonnant aux plaisirs, à l’alcool, au tabac, aux jurons, et à l’amour libre :
Quelqu’acte que tu commettes dans l’amour et la lumière est amour et lumière, même si c’est l’acte appelé adultère15.
Car « Tout est pur pour ceux qui sont purs » (Tite 1:15) : le péché n’existe pas. Pour les divagateurs, le ciel et l’enfer sont des états d’esprit, et il n’y a pas de Dieu autre que la nature :
Dieu, écrit Joseph Salmon, est cet être pur et parfait en qui tous nous existons, agissons et vivons, ce sang invisible, ce souffle de vie qui poursuit sa course silencieuse à travers les veines cachées et les artères secrètes de la création tout entière16.
Et puisque Dieu est partout, il n’y a aucune différence entre le sacré et le profane : la raison humaine est elle-même manifestation de Dieu. Christopher Hill montre comment, pour Gerrard Winstanley, « Dieu et la Raison ne firent plus qu’un ; Christ dans nos cœurs prêchait pour une vérité séculière17 ».
Les plus grands représentants des divagateurs faisaient partie de l’Armée de Cromwell : qu’il s’agisse de Laurence Clarxton, d’Abiezer Coppe ou de Joseph Salmon. Leur égalitarisme social était corroboré par une vision religieuse apocalyptique (voir Luc 1:46-55) La morale qu’ils prônaient, avance Christopher Hill,
représentait plutôt une extension aux classes laborieuses des attitudes propres aux classes traditionnellement oisives : refus du travail, liberté sexuelle, langage blasphématoire, insistance sur les œuvres plutôt que sur la foi18.
Les ranters furent en rivalité avec les quakers de George Fox, groupe auquel ils se rallièrent en 1660 au moment de la Restauration.
Les premiers quakers
Le propos de Christopher Hill est de suggérer que le mouvement quaker à ses débuts était « beaucoup plus proche en esprit des divagateurs que ses dirigeants ne voulurent bien l’admettre plus tard19 ». Si sa préférence va au groupe communiste, il en vient aux premiers quakers, puisque les bêcheurs comme les divagateurs devaient se rabattre sur le quakerisme à partir de 1660, au moment de la Restauration.
Le premier quaker fut George Fox : à dix-neuf ans, en 1644, il quitte le domicile de ses parents pour faire une quête spirituelle. Celle-ci devait durer trois ans, jusqu’au jour où il entend la voix du Christ, et qu’il est transformé par « la Lumière ». Cette lumière intérieure n’a rien à voir avec l’illumination de l’Esprit saint, que l’on voyait comme le prolongement d’une réflexion rationnelle, indispensable pour comprendre les saintes Écritures : l’inner light renvoie à quelque chose de mystique, elle est une négation du christianisme, ce que l’ex-quaker George Keith va justement reprocher à son maître, William Penn, celui par qui le quakerisme s’est exporté en Amérique.
Quel était le credo des premiers quakers ? Selon Christopher Hill, reprenant l’énumération faite par le baptiste John Bunyan, ils prétendaient que :
la Bible n’est pas la Parole de Dieu : ils rejetaient l’autorité supérieure de l’Écriture au profit de l’expérience personnelle du divin ;
tout homme est habité par l’esprit du Christ ;
Jésus n’avait pas répondu des péchés des hommes devant la justice divine ;
la chair et le sang du Christ se trouvent dans le corps des saints ;
il n’y aura pas de résurrection de la chair ;
celle-ci a déjà eu lieu intérieurement pour les hommes vertueux ;
après la crucifixion, Jésus n’est pas monté aux cieux ;
il ne redescendra pas sur terre le jour du Jugement dernier pour juger les hommes.
À l’instar de nombreuses sectes protestantes anglaises (l’Angleterre a une longue tradition anticléricale puisqu’elle commence avec John Wycliffe au xive siècle), ils prétendaient que n’importe quel homme pouvait être ministre : les quakers rejetaient la médiation sacerdotale. Ils rejetaient la dîme. Tout rassemblement de vrais chrétiens, en quelque lieu que ce soit, était légitime : nul besoin d’églises approuvées par l’État. Autant dire qu’ils constituaient une menace pour l’ordre politico-religieux, si l’on considère que l’Église est une institution coextensive à la société. Les quakers se rassemblaient en silence, silence rompu seulement quand quelqu’un dans l’auditoire était mû par l’esprit pour parler. Ajoutez à cela que les premiers quakers n’étaient pas pacifistes : beaucoup étaient d’anciens soldats ; ils n’étaient pas retirés de la vie politique, puisqu’ils demandaient que le Parlement siège de manière permanente. En 1659, ils s’associent à diverses pétitions.
George Fox est souvent associé à la secte des « chercheurs », lesquels ne croyaient pas en l’existence d’une véritable Église (synonyme de sacerdoce universel des croyants, de tolérance mutuelle, de paix) : aussi se résignaient-ils à attendre que Dieu vienne rétablir son royaume.
Christopher Hill consacre plusieurs pages à James Nayler, l’autre grande figure du mouvement : en 1656, celui-ci fit son entrée à Bristol sur un âne ; il était complètement nu, et des femmes criaient Hosanna sur son passage. Il se croyait parfait dans sa nudité. On crut qu’il se prenait littéralement pour le Christ faisant son entrée dans Jéricho. Voilà pourquoi il fut sévèrement puni pour ce que l’on voyait comme un horrible sacrilège.
La révolution oubliée
Le travail de Christopher Hill a profondément modifié l’historiographie anglaise. Alors que l’école de pensée dominante sur le xviie siècle voyait le conflit comme un phénomène constitutionnel, de nature politico-religieux, C. Hill le voit comme « un grand mouvement social comparable à la Révolution de 178920 ». Toute sa vie, il a mis les projecteurs sur une révolution souterraine, la révolution que les historiens libéraux (whig) avaient voulu effacer et refouler, parce qu’elle se présentait comme une alternative à la révolution bourgeoise puritaine. Cette révolution est l’œuvre commune des puritains radicaux – niveleurs, vrais niveleurs (bêcheurs), divagateurs, premiers quakers, groupes auxquels l’on aurait pu joindre cinquièmes monarchistes, grindletoniens ou muggletoniens. Et M. Hill fait revivre, dans un langage dénué de jargon, des personnages hauts en couleur. Son approche a permis de faire la lumière sur les oubliés de l’histoire.
Toutefois, la pensée de C. Hill a évolué en l’espace de 60 ans21 puisqu’il finira par dire que la Révolution anglaise n’a pas été faite ni qu’elle a été consciemment voulue par la bourgeoisie, mais qu’elle a seulement ouvert la voie à la première révolution industrielle.
Autre question : les groupes que C. Hill propose de discerner désignent-ils des réalités objectives ? On est en droit d’en douter, car C. Hill s’appuie sur une catégorisation faite par l’élite dirigeante : or, celle-ci, par la voix de Thomas Edwards ou d’Ephraïm Pagitt, multipliait à dessein les sectes hétérodoxes. Il s’agissait là d’une stratégie de l’orthodoxie politico-religieuse pour confondre la pensée dissidente, pour en faire une hydre de Lerne, quelque chose de repoussant, des excroissances dangereuses pour le corps social : Gangraena (1646), la gangrène, un cancer qu’il faut éradiquer avant qu’il ne ronge jusqu’à annihiler le tissu social. En répertoriant « les hérétiques et les sectaires de ces derniers temps », E. Pagitt invite l’opinion publique anglaise à se garder des faux prophètes.
François Guizot a été le premier historien à parler de « révolution » au sujet des événements de 1640-166022 : jusque-là, il était question de guerres civiles ou de grande rébellion. C’est à Samuel R. Gardiner que l’on doit l’expression « révolution puritaine », mais il s’agissait d’une révolution qu’il voyait aboutir en 1689. Christopher Hill, en parlant, selon sa propre expression, de « la révolution qui n’a jamais eu lieu », parle effectivement d’« un mythe ». Toutes les idées exprimées par les sectes protestantes du xviie siècle ne traduisent pas une évolution des mentalités, au contraire, puisqu’elles remontent à plusieurs siècles. Toutes sont empreintes de millénarisme, pas seulement les cinquièmes monarchistes que l’on verra à l’œuvre dans le Nominated Parliament ou parlement des saints de Cromwell en 1653. L’antinomisme des familistes a eu une grande influence sur les sectes protestantes radicales, affirmant le caractère réversible de la Chute. En fait, il est difficile de tracer une ligne de fracture entre, d’une part, les calvinistes purs et durs (à savoir, les puritains) et, d’autre part, les antinomiens (puritains radicaux), comme si l’on avait à faire à deux mondes différents : d’un côté, l’élite avec les pasteurs instruits dans les universités, dotés de bénéfices, de l’autre, des « prédicateurs mécaniques » ignorants, et itinérants, les seconds haïssant les premiers.
En partant en mer, en colons ou en habits de pirates, les puritains vont néanmoins ouvrir une nouvelle page de cette histoire politique et théologique qui, à défaut de « mettre le monde à l’envers », donnera forme au Nouveau Monde23.
- *.
Maître de conférences habilité à diriger des recherches à la faculté de droit de Grenoble.
- 1.
Les Deux révolutions d’Angleterre : documents politiques, sociaux, religieux, présentés par Olivier Lutaud, Paris, Aubier-Montaigne, coll. « Bilingue », 1992. Voir aussi Elisabeth Tuttle, Religion et idéologie dans la Révolution anglaise (1647-1649), Paris, L’Harmattan, 1989.
- 2.
« Presbytériens » : opposés à la hiérarchie épiscopale, ils voulaient une organisation ecclésiastique par paliers (consistoires locaux, conseils de district, synodes provinciaux, assemblée nationale).
- 3.
« Indépendants » : partisans d’églises locales autogérées, ils prennent un tour politique quand ils organisent le procès de Charles Ier en 1649.
- 4.
Christopher Hill, The World Turned Upside Down: Radical Ideas During the English Revolution, Londres, Temple Smith, 1973 (trad. fr. : le Monde à l’envers. Les idées radicales au cours de la Révolution anglaise, Paris, Payot, 1977).
- 5.
Il est aussi l’auteur d’un des tout premiers plaidoyers pour le divorce, voir les articles d’Olivier Abel, Claude Habib, Sandra Laugier et Irène Théry dans le dossier d’Esprit de juillet 2004 (« Divorce : idéal du consentement ou peur du conflit ? »).
- 6.
Olivier Lutaud, les Niveleurs, Cromwell et la République, Paris, Julliard, 1967.
- 7.
C. Hill, le Monde à l’envers…, op. cit., p. 106.
- 8.
C. Hill, le Monde à l’envers…, op. cit.
- 9.
Ibid., p. 103.
- 10.
Ibid., p. 107. Voir Gerrard Winstanley, l’Étendard déployé des vrais niveleurs : ou l’État de communisme exposé et offert aux Fils des Hommes, Paris, Allia, 2007.
- 11.
C. Hill, le Monde à l’envers…, op. cit., p. 105.
- 12.
Ibid., p. 93 et 131.
- 13.
Ibid., p. 118, 111 et 105.
- 14.
Heresiography, 1645.
- 15.
Laurence Claxton, A Single Eye All Light, No Darkness, Londres, 1660, cité dans C. Hill, le Monde à l’envers…, op. cit., p. 170.
- 16.
Joseph Salmon, Heights in Depths and Depths in Heights (1651), cité dans C. Hill, le Monde à l’envers…, op. cit., p. 142.
- 17.
C. Hill, le Monde à l’envers…, op. cit., p. 287.
- 18.
Ibid., p. 263.
- 19.
C. Hill, le Monde à l’envers…, op. cit., p. 187.
- 20.
Son premier ouvrage, The English Revolution 1640, date de 1940.
- 21.
Son dernier ouvrage, The Origins of the English Revolution Revisited, date de 1997.
- 22.
François Guizot, Histoire de la Révolution d’Angleterre, 1625-1660, éd. Laurent Theis, Paris, Robert Laffont, 1999.
- 23.
Voir Michael Walzer, la Révolution des saints, Paris, Belin, 1987.