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Dans le même numéro

Game of Thrones : violence, sexe et Moyen Âge

août/sept. 2014

#Divers

Jamais une série télévisée n’aura provoqué un tel engouement. Pourtant, rien de particulièrement nouveau dans l’univers et l’intrigue proposés par Game of Thrones. Le genre s’apparente à ce que l’on pourrait appeler de la « fantasy médiévale » : un royaume imaginaire particulièrement complexe, sept couronnes et une lutte de pouvoir pour s’emparer du Trône de fer. L’intrigue, avant tout politique, mêle univers de chevalerie et éléments magiques. Comment comprendre alors qu’elle fascine une audience si large, composée en majorité de jeunes adultes de vingt à trente-cinq ans ? Contrairement aux autres références du genre, la complexité de Game of Thrones la destine à un public plus averti. Car ce n’est pas le surnaturel qui domine, mais bel et bien la lutte politique, comme dans ces autres séries à succès du moment : House of Cards, Borgia, Borgen1.

L’une des raisons de ce succès s’explique par les stratégies de diffusion, qui permettent à la série d’occuper tout l’espace médiatique. Chaque nouvel épisode sature les canaux d’informations à l’échelle mondiale. Dès le soir de la première retransmission, les réactions pleuvent sur les réseaux sociaux, sur les blogs et sur les sites de presse en ligne. Si bien que, pour un jeune adulte normalement « connecté », il est quasiment impossible de passer à côté du dernier rebondissement de l’intrigue. Cette omniprésence encourage, oblige, presque, le public à s’intéresser au phénomène. L’épisode sort à la télévision américaine chaque dimanche soir. Il ne faut attendre que le lendemain, en France par exemple, pour qu’il soit disponible sur la chaîne câblée Ocs City. Ce délai si court s’explique à la fois par le franc succès de la série, mais aussi par l’obligation d’une diffusion quasi simultanée à l’échelle planétaire. Car comme à chaque fois, les ennemis sont le streaming et le téléchargement illégal.

Une diffusion officielle à plus d’une semaine d’intervalle n’est de toute façon plus permise. Qui est encore prêt à attendre, au risque de se faire « spoiler » l’intrigue (gâcher le suspense par des révélations intempestives), alors qu’en un clic, et sans risque, les épisodes sont disponibles quelques heures après leur diffusion ? Tous les records ont été battus pour l’ultime épisode de la saison 4, sorti le 15 juin dernier, regardé (toutes offres confondues, légales ou non) par plus de vingt millions de personnes2.

Malmener les spectateurs

Les réalisateurs ont d’ailleurs bien compris qu’il fallait, pour entretenir les conversations, « faire le buzz » le plus régulièrement possible. La série n’hésite pas, parfois à outrance, à jouer sur les tabous, méthode la plus simple et la plus efficace pour susciter la réaction. La violence, voire l’ultraviolence, justifiée par le contexte de guerre permanente à une époque inspirée des conflits médiévaux, fait partie intégrante de l’univers de la série. La justice, par exemple, se règle volontiers par des sanctions barbares. Ainsi, le vertueux Ned Stark n’hésite pas, dès le premier épisode, à décapiter un déserteur du Mur (édifice protecteur du Royaume) devant ses enfants pour leur montrer qu’un véritable seigneur fait justice lui-même. Si, dans les livres, ces détails crus sont déjà choquants, c’est sans commune mesure avec la force émotionnelle induite par l’image. D’ailleurs, les scénaristes n’hésitent pas à prendre des libertés avec la diégèse originale : certaines intrigues secondaires sont amplifiées pour servir le sensationnalisme. Une scène d’amour entre les frère et sœur incestueux Cersei et Jaime Lannister se transforme ainsi en viol dans un édifice religieux, devant leur propre enfant tout juste assassiné.

L’auteur, George R.R. Martin, par ailleurs scénariste, et qui participe à l’écriture de la série, choisit de malmener à l’extrême ses spectateurs. Si l’un des ressorts classiques de la fiction est l’identification aux héros, l’écrivain n’hésite pas à tuer brutalement des personnages principaux, créant un climat de crainte permanente chez les fans. Cette incertitude permet de jouer sur un suspense sans cesse renouvelé, tout en donnant une profondeur tragique à certains protagonistes. Sansa Stark, par exemple, est le stéréotype même de la jouvencelle amoureuse ; mais la mort de la moitié de sa famille et la torture psycho­logique dont elle est victime dans la maison des Lannister la transforment en un personnage brisé, lui donnant un visage nouveau au fil des saisons. Les multiples rebondissements de ce type permettent de complexifier et d’étoffer sans cesse la dimension dramatique des différents acteurs du récit.

On retrouve en outre des personnalités absolument détestables, en particulier le sanguinaire Joffrey, jeune roi sadique et cruel. Ces personnages, qui ne sont pas sans rappeler certains dictateurs récemment déchus, ne sont pas relégués à des rôles secondaires, et déclenchent, sans doute à dessein, de très nombreuses réactions sur les réseaux sociaux. Il suffit de taper « Joffrey Baratheon » sur Google pour observer les innombrables photomontages exprimant la haine viscérale des spectateurs à son égard.

Le Moyen Âge à l’honneur

De plus, si Game of Thrones est censé se dérouler dans un univers médiéval, et que les relations sociales respectent les attentes que les spectateurs peuvent avoir sur cette époque, George R.R. Martin n’hésite pas à bouleverser de manière subtile les rapports sociaux. Ainsi, certains protagonistes féminins, complexes et développés, ne sont en rien subalternes. On pense à Arya Stark, qui insiste auprès de son père pour prendre des leçons d’épée et se travestit en garçon pendant tout son périple, tout en rappelant constamment à qui le lui demande qu’elle est bien une fille ; à Brienne de Torth, qui sait se battre à l’égal d’un homme et suit scrupuleusement tous les codes de la chevalerie ; ou encore à Ygrid, sauvageonne du Nord, entièrement libre de ses choix, amoureux comme guerriers. Ce traitement des personnages féminins, original et renouvelé, intègre dans l’histoire les problématiques de notre siècle. Il a aussi pour avantage notable de permettre aux femmes de s’identifier à des héroïnes fortes et non stéréo­typées, ce qui participe sans aucun doute au succès de la série.

Dans le même temps, l’auteur use de stratégies tout à fait classiques dans ce type de littérature, comme par exemple les quêtes initiatiques et identitaires de certains personnages ou encore l’utilisation d’un univers lointain et imaginaire. Game of Thrones constitue ainsi une sorte de dystopie aux régions complexes et variées, topos de la littérature d’heroic fantasy : les paysages enneigés impitoyables au-delà du Mur, le désert aride de Dorne, les montagnes rocailleuses du Val ou encore la capitale haute en couleur de Port-Réal. En plus de proposer un panel de cultures différentes, aux us et coutumes variés, ces tableaux, tournés dans plusieurs pays, du Maroc à l’Islande en passant par Malte, introduisent des respirations bienvenues au milieu de la complexité des intrigues politiques.

La série éveille d’ailleurs l’intérêt des chercheurs. Ce succès grandissant n’est pas pour déplaire aux historiens médiévistes : l’histoire multiplie les références historiques (la chute de l’Empire romain, l’Écosse de la fin du Moyen Âge, ou la guerre des Roses). Certes, les anachronismes et imprécisions sont légion, mais la série suscite un regain d’intérêt pour une période de l’histoire souvent délaissée. C’est en tout cas l’avis de Steven Isaac, chercheur américain à l’université de Longwood (Virginie, États-Unis), dont l’essai mettant en lumière le parallèle entre l’affrontement de deux protagonistes, Gregor Clegane et Oberyn Martell, et les combats judiciaires au xiie siècle, a été téléchargé plus de dix mille fois en quelques jours3.

  • 1.

    Sur House of Cards, voir l’article de Jean-François Pigoullié dans ce numéro, p. 213. Voir aussi son texte sur Borgen, « Borgen : une réhabilitation de la politique », Esprit, février 2013.

  • 2.

    Article du Figaro, paru le 23 juin 2014 (http://www.lefigaro.fr/culture/2014/06/20/03004-20140620ARTFIG00107-game-of-thrones-le-nouveau-culte.php).

  • 3.

    Article de Charlotte Mader, paru le 12 juin 2014 (http://www.univ-poitiers.fr/actualites/recherche/la-serie-game-of-thrones-sous-la-loupe-de-la-recherche-1165221.kjsp?RH=1328804465611).