Les trois leviers rhétoriques d’Obama
Coulisses de la magie
Un homme parle dans le froid à Washington le 20 janvier 2009. Grand, beau, le front haut. L’orateur, semble inspiré – il prêche ? – on n’a même pas l’impression qu’il lise son texte. Grain de voix de basse ; modulation des phrases. Le nouveau président des États-Unis, sourire aux lèvres, tourne régulièrement ses regards vers la gauche et vers la droite de l’assistance ; ses mains accompagnent discrètement les mots. Chaque atome de la foule – nous, dizaines de millions de spectateurs et de téléspectateurs – se surprend à être « emballé » : la force de conviction qui émane des discours de Barack Obama est déjà devenue un lieu commun.
Quels sont les ressorts de la magie ? Il paraît que les foules sont bêtes et facilement séduites par l’image, par la voix. Ôtons-nous l’image et le son. Lisons le texte, en anglais ou en traduction, dans le secret de notre cabinet. La magie fonctionne encore.
Sylvie Laurent, dans un article publié dans le numéro de décembre 2008 d’Esprit a examiné la force oratoire du nouveau président américain. Son analyse met l’accent sur les « emprunts à la tradition pastorale et aux souvenirs des luttes pour les droits civiques ». D’un geste rapide, Sylvie Laurent a évacué d’autres ressorts :
Sans céder aux envolées rhétoriques, il sait pourtant toucher ses auditeurs1.
Pas d’envolées lyriques ? En fait, bien mieux que des envolées. Le contraire, exactement. Les ressorts d’écriture mobilisés par B. Obama sont simples, bien connus – souvent décrits dans les livres de technique. Mais ils sont employés avec vigueur ; mots et phrases acquièrent une force et un contraste rarement atteints.
Trois leviers. Décrivons-les. Montrons-en l’usage percutant qu’en fait B.Obama : on peut parier que les discours vont devenir des repères d’anthologie pour tout apprenti séducteur –en politique, en business, ailleurs. Deux de ces trois ressorts sont très souvent employés par les créateurs de fiction, par les story-tellers de tout poil, et même par les rêveurs, qui les mobilisent chaque nuit, aussi, pour créer une histoire riche de sens dans une langue qui dépasse les mots. Freud parlait de déplacement et de condensation, on gardera ici les termes de métaphore et de métonymie.
Parler en stéréo
Comment accélérer le rythme, dans un discours – sans semer ses auditeurs ? Comment aller vite – sans dégrader le sens, sans abaisser la quantité d’information transmise ? Les deux premières figures mobilisées par B. Obama jouent ce rôle d’accélérateur de compréhension : métaphore et métonymie. Ces deux chemins de traverse sont des raccourcis d’expression qui plongent dans la pente pour nous rapprocher du but, accélérer notre compréhension.
La métaphore est « une comparaison nue, sans échafaudage » (voilà une définition métaphorique de la métaphore). Car la métaphore de base établit la comparaison sans aller chercher les mots habituels de la comparaison, les « … comme… », « … pareil à… », « … ressemble à… » (d’où : « ton visage est un paysage »). À partir de ce schéma de base, il est possible d’augmenter les effets, tout en respectant l’économie de moyens qui caractérise la métaphore.
B. Obama n’hésite pas :
Nous dompterons le soleil, le vent et le sol…
Il évoque ici les industries nouvelles du secteur énergétique. Voici la traduction en style technocratique :
Nous augmenterons la production d’électricité issue des énergies nouvelles – solaire, éolien, géothermie.
Chacun comprend la première phrase, métaphorique, plus vite que la deuxième. En plus, par ce type de raccourcis, B. Obama accède droit à nos cœurs. Car « l’image nue » s’adresse autant à nos sens qu’à notre raison. Raison et passion : Obama nous parle en stéréo. Voltaire déjà appréciait la métaphore qui « appartient à la passion », par opposition aux comparaisons qui « n’appartiennent qu’à l’esprit » (commentaire sur Corneille, remarques concernant Horace).
Deuxième chemin de traverse. La métonymie va nous faciliter la découverte d’une réalité plutôt vaste et complexe : nous trouvons directement le bon endroit pour pénétrer un monde complexe, en poussant une porte d’entrée à notre taille. En un instant nous saisissons le détail significatif (révélateur du tout). Ce petit bout de rien du tout doit être bien choisi par l’orateur. C’est, le plus souvent, un petit morceau de la vaste réalité à saisir : la partie pour le tout (« la voile » , pour indiquer « le bateau »). Ce peut être aussi un détail qui est accroché à cette réalité comme une cause, ou une conséquence : lien logique, contiguïté. Il est temps de donner un de ces extraordinaires exemples de métonymies employées par B.Obama. Un exemple est un petit représentant du tout (voilà une définition métonymique de la métonymie). Obama :
Un homme dont le père, il y a moins de 60 ans, n’aurait peut-être pas pu être servi dans un restaurant de quartier, peut maintenant se tenir devant vous pour prêter le serment le plus sacré.
Par cette métonymie, nous empoignons une abstraction statistique (la forte mobilité sociale ascendante permise, aux États-Unis). La phrase de technocrate à laquelle vous avez échappé :
L’abolition officielle de la ségrégation qui sévissait encore il y a 60 ans a ouvert de très fortes possibilités de mobilité sociale ascendante aux États-Unis y compris chez les immigrés de couleur, grâce à l’ouverture formidable du peuple américain, au point que le fils d’un immigré peut devenir le président de notre République.
Puissance du zoom métonymique !
Contraste
Le troisième levier est le plus mobilisé des trois évoqués ici. L’usage le plus systématique possible est fait de ce procédé didactique. Encore un raccourci pour comprendre. Le procédé du contraste consiste à bien baliser le terrain et à bien l’éclairer avant d’y lancer les ballons ; l’auditeur pourra non seulement suivre la direction dans laquelle partent les ballons, mais il pourra carrément anticiper leur trajectoire (il n’échappe pas au lecteur, désormais habitué, que ceci est une définition contrastée du contraste). B. Obama place des balises partout :
La question n’est pas de savoir si le marché est une force du bien ou du mal…
avant de de nous dire ce qu’est la question. Ou encore :
Le succès de notre économie n’est pas uniquement fonction de la taille de notre produit intérieur brut. […] Il dépend aussi de l’étendue de notre prospérité, de notre capacité à donner une chance à ceux qui le veulent […]
Ce rythme binaire est anticipable2, il aide à penser avec l’orateur : quand une phrase démarre sur
… là où la réponse à cette question est oui, nous continuerons,
chacun peut la poursuivre, par la proposition symétrique,
… là où la réponse est non, nous mettrons un terme3…
Chacun de nous se sent en phase – que dis-je, en communion – avec l’homme qui parle.
Le discours du 20 janvier 2009 concentre à un haut degré de fusion ces trois leviers rhétoriques. B. Obama mobilise ces trois figures sous toutes leurs formes. Nous nous sentons intelligents parce que l’orateur a fait en sorte que nous saisissions vite son message. En plus, il parle à notre cœur, par la métaphore et par la métonymie.
Métaphore et métonymie sont miscibles4, et B. Obama n’a aucune raison de se gêner. Pour évoquer la prospérité que l’Amérique doit chercher à partager avec les pays pauvres :
Aux habitants des pays pauvres, nous promettons de travailler à vos côtés pour faire en sorte que vos fermes prospèrent et que l’eau potable coule, de nourrir les corps affamés [= suite de métonymies, de zooms sur des détails évocateurs] et les esprits voraces [= métaphore].
Juste pour rire, la phrase technocratique aurait été :
Aux pays pauvres, nous promettons de collaborer pour faire en sorte que leurs habitants bénéficient aussi de la croissance économique, qu’ils puissent en être les acteurs et les bénéficiaires, et qu’ils puissent accéder au minimum de confort [= accès à l’eau potable] et de sécurité alimentaire [= nourrir les corps affamés], et enfin que s’améliore l’alphabétisation [= nourrir les esprits voraces].
Si, si.
Les éléments d’une liste ne sont jamais livrés à plat, chez B. Obama. Il ne se contente pas d’énumérer. Deux métonymies qui se suivent seront reliées par un contraste (antithèse). Pour évoquer la capacité d’engagement personnel des Américains :
C’est le courage d’un pompier prêt à remonter une cage d’escalier enfumée [= première métonymie], mais aussi [=antithèse] la disponibilité d’un parent à nourrir un enfant [= deuxième métonymie], qui décide en définitive de notre destin.
Le 20 janvier, en un quart d’heure, nous avons entendu deux douzaines de métaphores et métonymies ; et plus de trente jeux d’antithèses. Au total, trois boosters par minute. Surtout, ces trois ressorts sont employés à merveille. Ils séduisent les esprits et emballent les cœurs. La densité d’usage de ces figures rhétoriques et leur agencement auront affolé les rythmes cardiaques les plus endurcis – y compris en traduction.
Bonne nouvelle : à la différence de la magie de salon, la magie rhétorique a des règles qui, même dévoilées, n’empêchent pas qu’elle fonctionne5.
- *.
Sur notre site internet www.esprit.presse.fr : l’analyse systématique de ces figures de style est poursuivie par P. Varrod dans la version intégrale du discours d’inverstiture de Barack Obama et disponible en accès libre à la suite de la version en ligne de cet article (accès par le sommaire du numéro de mai 2009).
- 1.
Sylvie Laurent, « Les bonnes paroles de Barack Obama », Esprit, décembre 2008.
- 2.
Voulez-vous la preuve par l’absurde ? Pour que la phrase soit anticipable, encore faut-il que la deuxième partie soit livrée. Or, les phrases les plus travaillées des slogans du président français lors de sa campagne de 2007 ne livrent que la première moitié (des phrases complètes, ou des phrases de B.Obama) : « Je ne vous trahirai pas, je ne vous mentirai pas… » Mais que fera-t-il alors, positivement ?
- 3.
Déjà, en 2002, son opposition marquée à la guerre d’Irak était formulée en des termes contrastés : « Je suis opposé à une guerre stupide, non pas basée sur la raison, mais sur la passion, non sur les principes, mais sur la politique. »
- 4.
Les linguistes me feront remarquer que les deux figures sont faciles à marier car toute métaphore, au fond, repose sur une métonymie. « Les métaphores sont des métonymies qui s’ignorent » (U. Eco dans Sémiotique et philosophie du langage). En effet, une métaphore du genre « Cet homme est un lion » se construit en trois temps. Extraire une qualité du lion, ici le courage (ce « détail » du lion représente le lion par métonymie). Puis détecter la même qualité chez « cet homme », qualité qui va le représenter métonymiquement. Ces deux opérations de construction de métonymies ayant été effectuées discrètement, il reste à lier la métaphore exploitant l’élément commun aux deux métonymies (le courage).
- 5.
Une analyse rhétorique ne signifie pas que tout le secret est rhétorique. L’engagement de B.Obama dans l’action, visible dès les premiers jours de son mandat, peut dispenser de tout malentendu. Dès le 25 février, le New York Times commente les mesures prises les premières semaines : “Mr. Obama’s commitment has been more than rhetorical.”