Il y a trente ans, la destruction d’un mur, dont la nouvelle allait ébranler l’ordre international, marquait un tournant historique qui généra une poussée d’optimisme. L’éditorial de décembre, « 1989 à l’Est ? » est à cet égard éloquent : la « violence pacifique de la liberté » avait gagné et il n’était pas question de tempérer sa joie. L’événement fut merveilleusement contagieux : 1989 traversa les frontières. Quelques décennies plus tard, l’humeur a tourné, et l’heure est à la reconstruction des murs. Cet anniversaire est l’occasion de rappeler la posture singulière de la revue Esprit, relais tout au long des années 1970 et 1980 des voix de l’autre Europe et d’une gauche antitotalitaire. Il s’agit aujourd’hui de les faire entendre à nouveau.
Comme le soulignait Fréderic Worms à l’occasion du vingtenaire de 2009, 1989 ne peut être réduit à un seul événement, celui de la chute du mur de Berlin. 89 est un ensemble de faits distincts qui entrent en tension les uns avec les autres ; c’est également le bicentenaire de notre Révolution ; ce sont des événements inattendus et des promesses déçues, dont une lecture téléologique serait malvenue. La table ronde « Voyage en communismes » permet d’appréhender la multiplicité de ces crises en Chine, en Union soviétique, en Europe de l’Est et en Afghanistan, croisant les points de vue d’auteurs proches d’Esprit, comme Pierre Hassner, Marc Lazar et Jacques Rupnik. 1989 fut donc un bouleversement spécifique pour la revue. Paul Thibaud en complète la lecture avec « Comment se décomposent les communismes ? » ; Olivier Mongin en décrivant « Le grand virage démocratique ».
1989 fonctionne comme une chambre d’échos, dont les vibrations nous parviennent encore, comme une révolution peut revenir sur ses pas : 1989 n’est pas uniquement synonyme de ruptures mais également de retours et d’échecs, comme le prouvent les articles « L’ordre règne à Pékin » de Jean-Philippe Béja, écrit « à chaud » après le massacre de la place Tian’anmen, « Afghanistan : le retour des vieux démons », d’Olivier Roy et « Incertitudes polonaises ? » d’Aleksander Smolar. J.P. Béja s’interroge sur la malédiction chinoise qui étouffe l’espoir dans la répression, évoquant pour le lecteur de 2019 les événements en cours à Hong Kong. Olivier Roy documente la segmentation traditionnelle d’un pays miné par son instabilité. Dans un entretien, Alexandre Smolar explique le rêve de « normalité » des Polonais, qui souhaitent un retour à la démocratie, l’État de droit et l’Europe. Dans les dernières lignes, il exprime sa crainte d’une « dérive populiste »…
Alors que l’on se tournait vers l’avenir, revenaient d’autres lectures du passé, comme dans cet « Échange pragois sur la culpabilité » de Richard von Weizsäcker et Václav Havel. Au fil de son discours, tenu à l’occasion du 51ème anniversaire de l’invasion allemande de la Tchécoslovaquie, Vaclav Havel exprime le souhait d’une Europe fondée sur les droits de l’homme, la liberté des peuples et la démocratie. La question européenne est également centrale dans les lignes de François Fejtö, « La fin d’un monde ? Itinéraire personnel, de Budapest à Paris et de Paris à Budapest » : il y rappelle les enjeux de l’équilibre continental dans le portrait singulier d’un centre-européen, qui se définit comme tel. Cette identité perdue, inconnue pour les nouvelles générations, est le reflet d’une Europe trop souvent amnésique, incapable d’entendre les échos historiques et politiques qui interrogent sa raison d’être.