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Notes de lecture

Dans le même numéro

La Philosophie d'Émile Zola."Faire de la vie", d'Arnaud François

Arnaud François décide d’écouter cette formule à la fois discrète et persistante sous la plume d’Émile Zola, étonnante au regard de la grammaire et de la philosophie, et qui perturbe le régime habituel des métaphores naturalistes : il est des rues, des magasins, des activités humaines qui, plus que d’autres, « font de la vie ». Cette vie-là, qu’il est possible de mettre au partitif (de la vie) et qu’on peut reconnaître à une ou plusieurs personnes de faire à un degré plus important que d’autres, c’est une vie-vivacité qui ne se confond ni exactement avec le vécu individuel, ni exactement avec la vie biologique, quoiqu’elle puisse avoir rapport avec eux et même les réunir.

En suivant le fil de cette expression, Arnaud François met au jour une philo­sophie zolienne de la vie, continue et de plus en plus complexe, y compris dans ceux des romans des Rougon-­Macquart qui relèvent le plus apparemment de ce déterminisme et de ce pessimisme qu’on se plaît à considérer comme les derniers mots de la pensée de Zola. Cette philosophie tient à une caractérisation progressive de la vie comme désir, comme poussée, comme mouvement, enfin comme travail, par laquelle Zola, sans se défaire de sa croyance en ­l’hérédité de l’acquis, se détache de plus en plus de la conception d’un monde gouverné par la dégénérescence. La vie travaille : le corollaire essentiel de cette découverte, c’est que nous pouvons prolonger l’effort de la vie en travaillant nous-mêmes et en élucidant les conditions d’un bon travail. Zola met la vie qu’il découvre au principe d’une cosmologie, mais surtout encore au principe d’une éthique qu’on peut dire vitaliste, et dont Arnaud François montre qu’elle se spécifie, d’une part, en une bioéthique et en une éthique médicale, d’autre part, en une éthique du travail.

Zola ne se départ jamais de son pessimisme, mais vient à lui donner une inflexion essentielle : il ne s’agit pas de dire que la vie n’est pas une souffrance, mais qu’elle n’est pas une souffrance dont on doive se tenir éloigné. Le travail, surtout, devient un moyen réel d’équilibrer cette part de souffrance. Face à la vie, Zola adopte plutôt l’attitude affirmative de Nietzsche que l’attitude négative de Schopenhauer. Il s’écarte encore du catholicisme, dont il lui semble qu’il fait du travail une valeur entièrement négative et qu’il retarde le moment de sa réorganisation – seule susceptible d’amener une société de solidarité et de justice –, et de l’anarchisme, qui lui paraît trop destructeur, trop éloigné du caractère créateur de cette vie qu’il a reconnue.

Arnaud François s’installe à la charnière essentielle de l’œuvre romanesque de Zola, entre le cycle des Rougon-Macquart et les deux cycles qui le suivent, celui des Trois Villes et celui des Quatre Évangiles. Il revient à ces deux derniers d’expliciter la philosophie de la vie, mais au Docteur Pascal, l’épilogue du premier, de donner la clef de lecture rétrospective de l’œuvre déjà existante et d’appeler à reconnaître en elle les signes d’une promesse. Arnaud François nous invite à déplacer notre regard vers les derniers romans méconnus de Zola, mais donc aussi à reprendre la lecture des morceaux les plus connus. Les causes de la chute de Florent, d’Étienne, de ­Gervaise ne sont pas celles qu’on croyait. C’est moins l’alcool qui est coupable que la société inégalitaire du Second Empire, contre laquelle il est possible de trouver des solutions politiques. C’est moins ­l’intempérance des personnages, surtout, que la nature du désir qui les anime, viciée par une aspiration inconsciente au repos. L’axiologie morale de Zola interroge la nôtre : on chute moins pour s’être abandonné à la vie que pour avoir voulu se tenir à l’écart d’elle, ou moins par l’effet de la vie que par l’effet d’une véritable pulsion de mort.

La nécessité d’affirmer la vie ne devient que plus pressante. Ce sera dans le travail au sens strict – travail qui devient l’objet d’un véritable droit puisqu’il a été reconnu comme ayant rapport à ce qu’il y a de vie en nous – et dans toutes les autres dimensions de l’expérience, artistique, amoureuse, procréatrice, qui constituent elles aussi des relais de la vie, les formes d’un travail. Dans les mots sublimes de Zola, il faut « bêcher la terre, étudier le monde, aimer la femme, arriver à la perfection humaine, à la cité future de l’universel bonheur, par le juste emploi de l’être entier ».

Le livre d’Arnaud François paraît indispensable pour la connaissance de l’œuvre littéraire. Il montre l’écrivain soucieux de prendre place dans le débat scientifique de son époque et même d’y marquer son originalité profonde, tenant en grande partie au couplage de la question de la vie et de la question du travail, l’ensemble servant de point de départ à sa revendication socialiste. Il montre toute la ressource que constitue le roman, forme remarquablement analytique à force d’être dialogique, pour la pensée philosophique elle-même. Avec beaucoup de finesse, beaucoup de clarté et même une certaine lumière, il invite à reconnaître la complexité du pessimisme zolien, traversé par une aspiration méconnue.

Mais il paraît surtout précieux pour l’appel à la vigilance sur lequel il se conclut, et qui est une invitation à bien apercevoir les valeurs que nous mobilisons au moment de penser le travail contemporain. Arnaud François suggère, sans renoncer à aucune liberté critique et sans ignorer que plus d’un siècle de transformations sociales profondes nous sépare des Rougon-Macquart, que Zola peut aider notre présent, en particulier par la manière qu’il a de faire découler sa philosophie du travail d’une philosophie de la vie, d’interroger le travail en adoptant le point de vue d’un philo­sophe de la vie. Zola est le penseur d’un droit au travail, d’une liberté individuelle fondée sur l’institutionnalisation de la solidarité et le penseur aussi du juste temps de travail, dont il pense qu’il faut non seulement le partager, mais l’adapter encore aux possibilités de chacun, le faire servir à la délivrance du meilleur travail possible de chacun – étant entendu que ce meilleur travail ne se définit pas seulement par rapport à la vie, mais pour chacun par rapport à sa vie.

 

Hermann, Philosophie, 2017
3 p. 35 €

Clément Girardi

Clément Girardi est titulaire d'un poste d'ATER auprès la chaire de Littérature française moderne et contemporaine du Collège de France. Il a soutenu sa thèse Henri Bergson et les lettres françaises, de 1890 à 1940 à l’Université Paris-Sorbonne en juin 2018.

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