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Notes de lecture

Dans le même numéro

Comment gouverner un peuple-roi ? de Pierre-Henri Tavoillot

L’actualité politique nous donne parfois l’occasion d’interroger un certain nombre d’évidences. Si la « marche des affaires courantes » implique une certaine inattention, il est des moments qui nous obligent à la réflexion. Des crises qui nous obligent à rompre avec l’immédiateté. Ce que l’on nomme « la crise des Gilets jaunes » invite à rompre avec l’immédiateté. En effet, une telle mobilisation s’est présentée, a revendiqué sa légitimité, au nom du peuple et de la démocratie. Celle-ci étant présentée comme trahie en raison de l’oubli de celui-là. La distance serait à ce point creusée entre représentants et représentés que le gouvernement représentatif ne serait devenu qu’une vaste supercherie se réduisant au seul moment électoral.

Le genre démocratique oscille entre deux espèces, deux modalités d’exercice : la représentation absolue et le peuple en acte. Si la première conçoit le fait représentatif comme l’unique façon d’articuler la voix du peuple, le second soupçonne tendanciellement la représentation d’être une dépossession du peuple. De ce point de vue, loin d’être la médiation nécessaire à la mise en forme de la volonté populaire, le gouvernement représentatif ne fait que réaliser la captation durable du pouvoir au profit d’une élite tant sociale que gouvernante. Si à cela s’ajoute la multiplicité des parcours et des situations de chacun, on comprendra aisément que la loi peut de moins en moins être le registre de nos volontés. Comment la démocratie est-elle possible lorsque le peuple ne se reconnaît pas dans les lois auxquelles il se doit d’obéir et dont il est censé être la source ? D’où l’aspiration à exercer de façon plus consistante et plus constante sa citoyenneté, en réclamant par exemple un référendum d’initiative citoyenne, le droit de révoquer les élus et de promouvoir une démocratie plus participative.

Toutes ces revendications ont pour objectif de favoriser la coïncidence entre le peuple souverain et le peuple gouverné. Car telle est la difficulté primordiale de la démocratie : le peuple y est la fois sujet et objet. Sujet parce qu’il est censé disposer de lui-même, objet parce qu’il est ce sur quoi s’exerce sa propre souveraineté. La démocratie est précisément ce régime qui oblige le peuple à forger par lui-même les solutions aux problèmes qu’il a lui-même générés. C’est pourquoi, selon Pierre-Henri Tavaillot, « la plus parfaite allégorie de la démocratie » se trouve formulée par le personnage du baron de Münchhausen. En démocratie, le peuple est comme notre baron qui tente de sortir de l’eau « en se tirant lui-même par les cheveux ». En effet, « au bout du compte, c’est toujours à l’homme de se sortir lui-même du bourbier dans lequel il prend un malin plaisir à se plonger ».

La démocratie est ce régime surprenant, voire énigmatique. Il semble aussi le plus évident, parce qu’en mesure de répondre de la façon la plus immédiate à une question : qui doit être souverain pour que le peuple demeure libre tout en obéissant ? Notre exigence moderne d’autonomie nous répond : le peuple évidemment. Si être libre, c’est obéir à la loi que l’on s’est prescrite, toute législation se doit d’être le registre de la volonté populaire. À cette condition, il devient légitime de réclamer la coïncidence entre les vœux populaires et les injonctions légales. De là, le refus de toute médiation, de toute distance entre souveraineté et gouvernement. Or cette simplicité n’est qu’apparente, pour deux raisons qui font toute la complexité et « l’énigme de la démocratie ». La démocratie jouit d’une apparente simplicité qui, en la rendant séduisante, masque sa complexité.

La première difficulté réside dans la notion de peuple. Ainsi que le soulignait Pierre Rosanvallon, celui-ci est introuvable[1]. Le peuple ne se saisit jamais lui-même, il n’existe pas d’expérience de la totalité du peuple. Il suffit de se reporter aux débats et controverses relatifs à la représentativité et au nombre de ceux qui manifestent, pour constater le caractère problématique de l’idée de peuple. Quand a-t-il parlé ? Quand s’est-il montré ? Est-il dans la rue ou à l’Assemblée ? De telles questions font parties de celles « qui nous obligent à entrer dans des explications confuses, embarrassées ». Qui est le peuple ? « Est-ce la population, la majorité, l’ensemble des minorités, la masse, l’électorat, la plèbe, le prolétariat, la rue, l’opinion, l’air du temps, les ancêtres, les générations futures, les exclus, les opprimés, les victimes? »

La seconde difficulté réside dans la confusion, souvent commise, entre souveraineté et gouvernement. La simplicité apparente de la définition de Lincoln – « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » – nous laisse imaginer un peuple se gouvernant lui-même, alors que concevoir un peuple souverain, c’est se prémunir d’une captation de l’autorité politique au profit de quelques-uns, sans pour autant admettre la capacité du peuple à s’imposer les mesures qui lui seraient profitables. La souveraineté populaire est un principe de garantie et non de gouvernement. Ainsi que le soulignait Rousseau, un peuple qui se gouvernerait lui-même serait un peuple sans gouvernement, puisque chacun aurait la charge et la capacité de s’imposer l’exécution des lois.

Ces embarras démocratiques conduisent à négliger ce que le nom même du régime contient, à savoir le demos et le cratos. Une telle négligence est grosse de déceptions. La démocratie nous déçoit, nous paraît être en crise, si on ne prend pas la mesure d’une impossibilité : supprimer l’écart entre le peuple et le pouvoir. Certains appellent à une radicalisation de la démocratie, c’est-à-dire nous rendre moins oublieux du demos. Il faut pour cela multiplier la participation des citoyens, augmenter la fréquence électorale et permettre la révocation des gouvernants n’ayant pas rempli leur office. Cette radicalisation de la démocratie équivaut à la « recherche d’un nouveau gouvernement, qui serait enfin citoyen ». C’est ici qu’il convient de souligner qu’une telle aspiration conduit à une autre forme politique : l’anarchie, car elle favorise « une méfiance profonde à l’égard du pouvoir politique et une adoration de la toute-puissance individuelle ». À l’inverse, ceux qui stigmatisent l’impuissance bavarde de la démocratie et qui aspirent à un pouvoir fort, efficace et capable d’abréger les formes délibératives, ne peuvent que favoriser les démocraties illibérales où, certes, les gouvernants sont élus, mais dans lesquelles sont privilégiées les modalités expéditives de gouvernement.

Afin de bien identifier le peuple, « il faut donc modifier la manière de chercher en admettant qu’on ne le trouvera nulle part ». C’est parce qu’on croit le saisir dans l’opinion, au sein de ceux qui manifestent, ceux qui se lèvent tôt ou dans ce qu’on appelle le pays réel, qu’il devient une figure facile à instrumentaliser et à faire parler. Cet absent, ce peuple mystérieux, dont certains prétendent être les interprètes fidèles, se prête au populisme. Pour s’en protéger, il faut donc insister sur le caractère composé et pluriel de ce dernier. « Cela nous immunise au moins contre les tentations fusionnelles de ceux qui prétendent savoir d’emblée qui est, que veut et où va le peuple. » Le peuple est d’abord une société, une somme d’individus. Ce « préalable inconsenti  [2] » que représente la société devient le peuple-État, lorsque la volonté de vivre ensemble et d’organiser la coexistence fait l’objet d’une volonté. « Par où on passe de l’État de fait à l’État de droit. » À ces deux figures, il convient d’ajouter le peuple-opinion qui assure la non-coïncidence de la société avec l’État. La coïncidence est propre au totalitarisme. La démocratie est libérale à condition d’admettre et de respecter les droits de cet excès que constitue l’opinion. Aucune de ces figures n’est le véritable peuple : c’est leur articulation qui conditionne la possibilité et la pérennité de la démocratie. En effet, chacune de ces figures, si elle prenait l’ascendant sur les autres, nous mènerait aux pathologies démocratiques : l’État qui se veut le peuple devient totalitaire. Si le vrai peuple était la société et était en mesure de se passer de l’État, il ne serait plus question de démocratie mais d’anarchie. Quant à l’opinion qui, comme le soulignait Kant, est objectivement et subjectivement insuffisante, elle « désigne la vaste étendue des jugements qui sont seulement plausibles et possiblement douteux ». On nomme complexité une pluralité dont les éléments sont à la fois différents et indissociables. C’est pourquoi il est nécessaire d’articuler ces trois figures du peuple.

La démocratie est la méthode, le cadre qui nous permet de construire cette pluralité. Une méthode n’est de ce fait pas localisable, elle est la voie d’accès à l’articulation d’une pluralité d’éléments. « Considérer le peuple de la démocratie comme une méthode de construction de la démocratie, comme une règle du jeu pour le gouvernement d’un peuple, nous fera éviter bien des écueils. » Il existe des « règles de la méthode démocratique ». Comprendre que le peuple de la démocratie se réalise dans les procédures d’ajustement de ses figures nous affranchit des dérives substantialistes du populisme et de l’anarchie, qu’il nous faut regarder comme des approches abstraites de la démocratie.

Cette méthode ne peut faire l’économie d’une cinquième figure du peuple : le peuple-récit. « On ne peut vivre ensemble sans partager une même histoire, ce qui n’interdit ni la discussion ni l’esprit critique. » Il y a des lois qui ne conviennent qu’à un peuple. Et comme la politique se meut dans la contingence, elle ne peut qu’être un art et non une science. Les gouvernants devront faire preuve de virtuosité, de prudence, afin de conduire ce peuple qui se sait souverain et qui cependant se trouve dans l’obligation, pour demeurer libre, de déléguer à une minorité la charge de conduire les affaires. Une telle délégation est possible et légitime à quatre conditions : des élections équitables, une délibération ouverte, des prises de décisions et des gouvernants en mesure de rendre compte de leur action. Il y a des choses que le peuple peut faire par lui-même et d’autres qui excèdent ses aptitudes. L’art démocratique consiste de ce fait à tisser, entretenir et organiser le lien que le peuple entretient avec la partie de lui-même qu’il a placée à sa tête. La pleine intelligence de la démocratie exige, pour le peuple, de ne pas oublier le pouvoir et, pour le pouvoir, de ne pas oublier le peuple. Jamais de demos sans cratos, et réciproquement. « Oubli du peuple et oubli du pouvoir, cela donne un oubli de la démocratie. Nous en avons presque égaré l’esprit au profit d’un anarchisme bas de gamme qui produit, par réaction, un autoritarisme de façade. »

[1] - Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998.

[2] - Benjamin Constant, Réflexions sur la tragédie [1829], 1er article, dans Wallstein, édition de Jean-René Derré, Paris, Les Belles Lettres, 1965.

Odile Jacob, 2019
368 p. 22,90 €

Émeric Travers

Émeric Travers est agrégé de philosophie et docteur en science politique.

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