
Les quatre vérités d’Albert Memmi
À propos du postcolonial au Maghreb
Profondément individualiste, jamais Memmi ne s’est assujetti au moindre esprit ni à la moindre chapelle.
J’ai trop entendu d’approximations, d’aberrations et de contre-vérités dans les commentaires qui ont suivi la récente disparition d’Albert Memmi (Tunis, 15 décembre 1920 – Paris, 22 mai 2020) pour ne pas réagir et donner mon point de vue. Moins en tant que proche ou ami, sympathisant de telle ou telle des causes ou partisan de telle ou telle chapelle, qu’en tant qu’universitaire, spécialiste de son œuvre et de cette littérature judéo-méditerranéenne dont il fut l’un des phares, au-delà des minorités culturelles dans le monde arabe. Mise au point qui sera faite à sa manière, en énonçant de façon claire et sans détours quatre vérités s’articulant les unes aux autres et s’appuyant sur son œuvre, qui illustrent ce que fut cette pensée, ses vertus et ses limites, mieux que ne le feraient plaidoyers ou épanchements.
L’identité et la différence
On connaît le passage célèbre de La Statue de sel où le héros, Alexandre Moredkhaï Benillouche, entrant au lycée français, interroge son identité face à la diversité des conditions représentées dans l’établissement. Né juif, pauvre de surcroît, dans un univers colonisé, il ne s’exprime que dans « le pauvre patois du ghetto », dans un milieu où deux doxa, deux langues, deux religions qui ne sont pas siennes se font souterrainement, et bientôt ouvertement, concurrence – les unes instruments de domination en ce qu’elles ouvrent les portes de tout accomplissement personnel, les autres armes nécessaires et prestigieuses d’une possible libération collective. Tout bilan établi, toutes distances prises, Mordekhaï « se retrouver[a] toujours indigène dans un pays de colonisation, Juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe[1] ».
Sans tomber dans le biographique, il importe de contextualiser un peu cette existence. Né en décembre 1920, dans une impasse à proximité immédiate du misérable quartier juif de Tunis, fils aîné d’une famille de petits artisans analphabètes de huit enfants vivants, Albert a cinq ans et fréquente l’école rabbinique, lorsque le colonisateur érige place Bab el Bhar une statue du cardinal Lavigerie brandissant sa croix en direction de la médina. Il découvre, grâce aux maîtres de l’Alliance israélite universelle, en même temps que la langue dans laquelle il écrira, que l’histoire de sa communauté, quoi qu’on en dise, n’a jamais été un long fleuve tranquille. À douze ans, l’entrée au lycée français, grâce à « une sorte de miracle », lui fait découvrir la « Tunisie mosaïque » et rencontrer quelques maîtres marquants, modèles comme Jean Amrouche et Aimé Patri, ou anti-modèles comme Psalmon ou Paquel. Dès quinze ans, il fréquente le mouvement scout juif, à tendance sioniste d’extrême gauche, Hachomer Hatzaïr. Dans l’entre-deux-guerres, la communauté juive d’Afrique du Nord doit faire face à un antisémitisme plus violent encore qu’en métropole ; à seize et dix-sept ans, il assiste au déchaînement de la folie fasciste qui éparpille les Républicains espagnols à travers tout le Maghreb et, en Tunisie, conduit à l’assassinat du militant communiste Giuseppe Miceli. Puis, c’est la guerre et l’Occupation italo-allemande de la Tunisie, qui vont le contraindre à s’engager, lui, pacifiste invétéré, et l’amener à connaître l’expérience des camps de travail[2]. Après quoi seulement, au milieu de bien d’autres rencontres déterminantes, ce sera le départ, pour Alger d’abord, puis pour Paris et une délicate orientation professionnelle : médecine, philosophie ? Ce sera, en fin de compte, la sociologie… Et toujours, depuis les premières lignes tracées à quinze ans et demi sur ses cahiers d’écolier, un taraudant besoin d’écrire !
Très vite, cependant, l’apprenti-écrivain prend conscience que les deux versants de son identité ne peuvent s’exprimer sur le même mode, avec les mêmes termes, ni dans les mêmes genres. D’une condition collective, on rend compte, on établit le constat – et cela « oblige à l’objectivité[3] », suppose le regard logique[4], clinique, du sociologue ou de l’ethnologue ; on ne peut que l’analyser, sauf à prétendre la faire évoluer par la politique… Mais Memmi n’a pas l’âme du politique, même s’il disait se situer à gauche en esprit. L’accomplissement personnel – s’il est possible – sera affaire de volonté, de conviction et de travail. À ce stade encore, il est de l’ordre du vœu.
Qui méconnaît la « condition paradoxale » du Juif arabe[5], jamais sûr de ses origines, d’une identité qu’il sait pourtant profondément enracinées sur cette rive, les tiraillements et les déchirures qu’occasionne la quête d’identité, le patient travail et les jeux de mémoire que permet celle des origines, ne peut comprendre ni la pensée de Memmi dans sa continuité, ni ses prises de position à tel ou tel moment de sa carrière, ni même l’originalité d’une écriture tantôt tragique, tantôt ludique.
Parler des origines, d’une identité problématique, conduit aussi à évoquer la différence – Memmi a beaucoup travaillé là-dessus, toujours à partir de son vécu, avec la conscience d’appartenir à une minorité que chaque partie tente de s’adjoindre dans sa lutte contre l’autre abhorré, mais en lui faisant bien comprendre qu’elle ne pourra jamais être pleinement reconnue comme même.
C’est donc à travers ce dilemme entre identité et altérité qu’il faut penser les théories de Memmi sur la domination et leur prolongement vers la dépendance : en contexte de domination sociale, la peur de l’autre est constante, irréductible, consubstantielle au système. C’est pourquoi il fait de cette « peur agressive de l’autre », qu’il nomme « hétérophobie », l’une des composantes du racisme.
Que ce soit physiquement, psychologiquement ou métaphysiquement, tout le monde est dépendant, selon Memmi[6]. Du nouveau-né attaché au sein de sa mère au vieillard en perte d’autonomie, la dépendance est une donnée naturelle sur laquelle viennent quelquefois se greffer des implications pathologiques (addictions) ou mythiques (croyances), alors que la dominance est la conséquence d’un moment historique, de contingences économiques et culturelles. Memmi décrit ce phénomène non seulement pour le colonisé, mais aussi pour le Noir, le prolétaire, le serviteur, la femme et bien évidemment le Juif[7].
Dans l’espace arabo-musulman, cependant, l’irréductibilité de la différence ne s’inscrit pas seulement au cœur du système colonial. Elle est déjà sensible durant la période précoloniale, à travers la dhimma, statut conféré aux non-musulmans sous couvert de protection mais qui, de fait, le désigne comme tel et l’infériorise[8]. De Solika Hatchuel au Maroc à Bathou Sfez en Tunisie, toute une histoire, une littérature et une tradition de héros-victimes y renvoient dans l’Afrique du Nord, dont le colonisateur prendra opportunément prétexte pour tenter d’amener à lui ces populations. Ces mythes d’enfermement, de séparation et de ségrégation ont nourri l’imaginaire de Memmi, ne serait-ce qu’à travers les récits très populaires de certains de ses maîtres à l’école de l’Alliance israélite universelle[9].
Du colonial au postcolonial
Se libérer, acquérir son indépendance donc, de haute lutte s’il le faut. En rupture avec bien des théoriciens, Memmi avance que c’est en tant que peuple et sur le mode nationaliste que les colonisés y parviendront, ce qui suppose non seulement de forger une conscience collective, mais aussi de trouver à l’État-nation en train de naître des fondements légitimes – au Maghreb, ce fut en vérité aisé, grâce aux deux dimensions culturelles et éthiques prestigieuses que sont l’islam et la langue arabe. Les États naissants y seront constitutionnellement de langue arabe et de religion musulmane.
Ensuite, il y a le sort des minorités ethniques, religieuses, linguistiques… laissées pour compte des décolonisations qui, en dépit de leurs spécificités, se font toutes selon un mode exclusiviste et nationaliste. En faisant le sacrifice du « retour au pays natal » en 1949, Memmi savait-il déjà qu’il ne trouverait pas sa place dans la Tunisie en train de renaître ? Ou bien le découvrit-il sur place et au fil des mois dans ses relations personnelles ou professionnelles ? Je n’ai pas tout à fait de réponse à ces questions, bien que le Journal des années 1949-1956 fournisse d’intéressantes indications[10].
L’une des découvertes majeures de Memmi dans ses portraits du colonisateur et du colonisé tient au concept de duo qu’ils forment ensemble. Duo étrange, contre-nature en vérité, mais indissoluble et qui touche, de manière certes spécifique selon les contextes, à toutes les dimensions de l’être social, au-delà même du sort historique fait à la colonisation. C’est un aspect du problème que n’ont pas voulu voir la plupart des théoriciens des décolonisations, sans doute parce qu’il n’annonce pas des lendemains des chantent.
Enfin, il y a la manière : profondément non-violent, Memmi admire la façon dont Bourguiba a mené son pays à l’indépendance, mais s’oppose à Sartre, à Sénac, à Fanon et à une partie de la gauche française dans leur acceptation du terrorisme comme une « violence nécessaire ». C’est là un point de convergence majeur avec Camus, qui semble l’avoir senti dans sa préface à La Statue de sel.
Sans oublier que l’indépendance nationale, si nécessaire soit-elle, n’est qu’une solution sans garantie, et souvent un leurre – comme l’est l’assimilation à titre individuel.
Sur le postcolonial, Memmi s’est toujours montré très réservé, ce qui dans le contexte d’exaltation tiers-mondiste des décennies 1960-1970 lui a été vivement reproché. Dès ce moment-là, Memmi, considérant nécessaire qu’un prolongement soit donné à son Portrait du colonisé sous forme d’un Portrait du décolonisé, pressent que l’idée qu’il se fait du postcolonial dans le monde arabe ne plaira guère. Une note du Journal-1962, au moment même où l’Algérie se libère, est là-dessus très claire : « Pourquoi je n’ai pas écrit le portrait du décolonisé – Parce que, si le P[ortrait] du C[olonis]é devait se peindre /largement/ contre le colonisateur, celui du décolonisé devait se peindre largement contre le décolonisé lui-m[ême]. Certes, il y a des séquelles graves de la C[olonisat]ion, lesquelles, dans certains cas, ne disparaissent jamais totalement, comme un boitillement ou une faiblesse des poumons, mais l’essentiel est dorénavant ailleurs : dans la manière où il conduira sa vie. »
Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard, et sous la pression de son éditeur, qu’il acceptera de peindre ce si décrié Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, « mal accueilli à sa parution en 2004, oublié à la mort de l’auteur », que, seul parmi les intellectuels de la post-colonie, Kamel Daoud accepte de lire « comme une consolation, un encouragement à l’exercice et au droit de lucidité sur soi et les siens[11] ».
L’engagement
Forgée en contexte de constantes oppositions, la pensée militante de Memmi s’inscrit d’abord, de manière assez naturelle, parmi les théories de l’engagement alors en vogue. L’influence de maîtres tels qu’Aimé Patri ou Jean Amrouche, puis la recherche tâtonnante de parrains dans le Paris de l’immédiat après-guerre n’a donc rien d’étonnant.
Cela ne se fit pourtant pas sans défiance ni réserves – un trait majeur de son caractère ayant été fort peu relevé par trop d’observateurs qui n’ont cru voir en lui qu’un compagnon de route du Parti communiste ou le disciple fidèle de tel ou tel mentor, sans oublier tous ceux qui l’ont considéré, sa vie durant, comme un chantre du sionisme. Profondément individualiste, jamais Memmi ne s’est assujetti au moindre esprit ni à la moindre chapelle ; il ne s’est jamais trouvé à l’aise dans un parti ou une école de pensée ; il déteste les cénacles littéraires (surréalisme, existentialisme, Nouveau Roman, etc.) et ses engagements à des organismes ou mouvements (Hachomer Hatzaïr, partis politiques, Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples, etc.) ont été pour la plupart rompus en cours de route, sans que soient remises en cause pour autant l’idéologie ou les convictions militantes qui les sous-tendaient. Dès l’âge de dix-neuf ans, il écrit à un ami : « De plus en plus, l’idée de me cantonner à un groupe, à un système d’idées, à une appartenance me paraît étriquée ! » – et entreprend la composition d’un caustique Portrait du partisan qu’il renoncera finalement à publier.
Lorsqu’il accepte de se mobiliser pour des causes qu’il considère comme justes, c’est toujours de façon libre et individuelle, sans jamais s’enflammer, conséquence d’un raisonnement et d’un constat. Ainsi, s’il se déclare favorable à l’État d’Israël, c’est suite à une série de démonstrations s’agençant, d’un essai à l’autre, de manière syllogistique : c’est en créant leur État-nation que les peuples opprimés se libèreront (Portrait du colonisé) ; or c’est en tant que peuple en perpétuel exil que les juifs sont opprimés (Portrait d’un juif) ; donc ils ne peuvent se libérer qu’à travers la création d’un État juif (La Libération du juif), même si cet État n’a pas vocation à tous les réunir.
Certes, une fois le constat de la nécessité d’un État juif établi – si c’est cela le sionisme, alors oui, Memmi est sioniste –, Memmi ne dit rien de la localisation ni des conditions d’existence ou de la politique de cet État, sur lesquelles il s’est en vérité très peu exprimé[12] – et l’on touche là à un autre trait de son caractère : terriblement méfiant à l’égard des idéologies, des mouvements spontanés comme de ses propres emportements, il se retenait d’écrire sur l’actualité immédiate et signait peu de déclarations publiques ou de manifestes, ce qui lui fut publiquement reproché au moment de l’intervention soviétique en Hongrie, puis au moment de la guerre d’Algérie. Et que dire de sa retenue en mai 1968, alors qu’il fait partie de l’Union des écrivains et qu’il enseigne dans une des universités les plus engagées, et plus tard de sa réserve sur les « printemps arabes », quand la plupart des intellectuels occidentaux s’enflamment à la perspective d’un futur de ces États enfin renouvelés ?
Une pensée irréductible
Décidément, Memmi n’est réductible à aucune forme de militantisme ou de suivisme ! Il faut donc en finir avec tous les procès en compilations, dettes ou plagiats qui lui sont systématiquement intentés – et pour cela évoquer ses relations avec deux intellectuels de son temps.
Fanon d’abord, dont l’itinéraire a si souvent croisé le sien qu’il paraît difficile d’imaginer qu’il n’y a pas eu d’influence réciproque, même si le Journal de Memmi ne fait état d’aucune rencontre et s’il n’existe aucune correspondance. Avant de créer, à l’hôpital Charles Nicolle de Tunis, son propre centre psychiatrique, Fanon, médecin psychiatre de formation, a brièvement travaillé dans le laboratoire de psychologie sociale de la Manouba, où Memmi a lui-même officié quelques mois plus tôt. On sait aussi que les deux hommes se sont croisés en Sorbonne, lors du premier congrès de écrivains et artistes noirs en septembre 1956 ; qu’adoubés par Sartre qui les a préfacés, ils ont tous deux écrit sur l’Afrique du Nord, dès le début des années 1950, dans Esprit et Les Temps Modernes…
Peau noire, masques blancs, publié aux éditions du Seuil en 1952, est certes bien antérieur au Portrait du colonisé (1957), mais les auteurs n’ont pas bénéficié des mêmes réseaux : l’un est fortement redevable à Francis Jeanson, et à travers lui, à Sartre et Gramsci ; l’autre doit plutôt à Camus, Nadeau et Amrouche. De plus, l’approche par Fanon des phénomènes de domination raciale – car, plutôt que de la relation coloniale, c’est de la relation homme blanc-homme noir qu’il s’agit dans ce premier essai – relève d’une social-thérapie, parfois de la psychanalyse, aux antipodes de la psychiatrie sociale pratiquée par Memmi. Sans parler de l’écriture : froide, méthodique, implacable chez Memmi ; emportée, pamphlétaire, plus poétique que logique chez Fanon[14].
L’argument pourrait du reste être retourné : si dette il y a, ne serait-elle pas plutôt celle de Fanon dans L’An V de la révolution algérienne (1959) ou Les Damnés de la terre (1961), essais qui méritent comparaison avec le Portrait du colonisé[15] ? En décembre 1961, apprenant la mort de Fanon, Memmi réagit : « Ses 2 derniers livres m’avaient irrité : il m’avait +/- pillé, sans jamais me citer. » Il couvre d’annotations un exemplaire des Damnés de la terre de tous les emprunts au Portrait qu’il croit y trouver, principalement au chapitre « De la violence ».
Itinéraires géographiques et intellectuels qui ont pu laisser penser à une influence de Fanon sur son aîné, voire à une « dette non assumée[13] » de Memmi envers son cadet ! Quelle dette en vérité, et pourquoi toujours dans ce sens ?
Quant à Camus, inutile de revenir sur le regrettable malentendu qui entraîna sa rupture avec Memmi, au début de l’année 1958, après qu’il a aidé l’auteur de La Statue de sel à entrer chez Gallimard et donné sa célèbre préface à une réédition de ce roman[16]. Ajoutons simplement, afin de montrer toute les affinités entre ces deux hommes pareillement déchirés entre l’amour du sol natal et une justice historique qui les condamne à l’exil, cette note inédite du Journal, au moment de la mort de Camus, montrant bien comment Memmi associe son existence et sa pensée à celles de l’auteur de L’Homme révolté : « Ce que Camus a montré par sa vie (c’est-à-dire à la fois par son œuvre voulue et par ses hésitations, ses déclarations contradictoires, ses conflits avec ses amis et avec les siens, etc.), c’est qu’il n’est pas possible /est difficile/ d’être un juste quand on appartient (réellement et non seulement de cet attachement /presque/ purement intellectuel de beaucoup d’intellectuels français) à un groupement oppresseur /injuste/. Cela est faux de dire que Camus n’a pas été pour les Arabes et pour la fin de la colonisation. Cela est faux dans son œuvre et pour ceux qui l’ont connu. /J’ai encore relu son dernier livre il n’y a pas longtemps[17]./ Mais il voulait aussi la justice /et la vie sauve/ pour son groupe. Or un groupe n’est pas /jamais/ tout mauvais. Ici, je vais peut-être ne pas arriver à m’expliquer tout à fait. Un homme, ou groupe humain, peut avoir des torts, même graves ; il ne peut être contesté /en tout cas/ dans son existence même. Car alors, la justice qui réclame contre lui s’annule d’elle-même, car elle devient injuste du coup, et tout s’abolit. Il faut donc à la fois rendre justice aux opprimés et ne pas faire rendre justice aux oppresseurs au point /à ce point/ que l’on en devienne injuste envers eux. Au fond, Camus n’est pas sorti de ce dilemme. Pouvait-il en sortir ? Peut-on en sortir ? Quelle fut la solution de la plupart d’entre nous ? Généralement, nous avons plus ou moins choisi, mal, en tâtonnant, et nous n’avons pas cru que la [phrase non terminée] Je n’ai pas cru, personnelle[emen]t, que la c[olonisat]ion pourrait être aménagée. D’où 1 froid entre n[ou]s. Nous ne nous sommes plus parlés vers la fin. Sans cesser de nous estimer. Du moins Je veux /je dois noter encore une fois/ mon affection pour [lui ?]. Je l’ai défendu q[uan]d il fut attaqué par B. Frank [18]. »
In terrae pax hominibus bonae voluntatis. « Je crois, souligne Memmi dans son Journal-1959, que la mise en forme d’une vérité est aussi importante que sa découverte. » Lui restituant le mérite et la primeur de ces découvertes, et bien d’autres que nous n’avons pu aborder, je n’ai cherché ici qu’à mettre en forme quatre de ses vérités cardinales, afin d’en souligner la logique et de répondre ainsi à quelques approximations ou contre-vérités entendues après sa disparition.
[1] Albert Memmi, La Statue de sel, Paris, Buchet-Chastel/Corrêa, 1953, p. 87.
[2] Voir A. Memmi, « Journal d’un travailleur forcé », dans Journal de guerre (1939-1943), Paris, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2019.
[3] Journal inédit, août 1956. Pour cela, Memmi créera le genre du portrait. Voir notre introduction, « Le Portrait selon Memmi », à A. Memmi, Portraits, édition critique de Guy Dugas, Paris, CNRS Éditions, coll. « Planète libre », 2015, p. 9-20.
[4] Du Portrait du colonisé (Paris, Buchet-Chastel/Corrêa, 1957), Sartre dira à juste titre dans sa préface qu’il relève de ces « géométries passionnées », plus redoutables en efficacité que bien des pamphlets enflammés.
[5] Memmi a souvent insisté sur la condition particulière du Juif arabe qui le discrimine tout autant par rapport aux communautés majoritaires en pays arabo-musulmans qu’à l’égard des autres communautés juives en Israël. L’expression « condition paradoxale » est, me semble-t-il, de Raymond Aron, à propos de la condition juive en général. En ce qui le concerne, Memmi parlera plutôt de la condition du Juif arabe comme d’une « condition impossible ».
[6] A. Memmi, La Dépendance, Paris, Gallimard, 1979.
[7] A. Memmi, L’Homme dominé, Paris, Gallimard, 1968.
[8] Ce statut perdura jusqu’à la colonisation, dans les imaginaires collectifs sinon dans les faits – ce qui contribua à amener les minorités concernées à prendre fait et cause pour la colonisation, du moins à l’origine.
[9] Leurs textes étant désormais introuvables, on a trop peu travaillé sur l’influence marquante qu’ont pu avoir des instituteurs-écrivains comme Vitalis Danon ou Ryvel (Raphaël Lévy) sur des générations d’élèves de l’Alliance israélite universelle.
[10] A. Memmi, Tunisie, an 1, édition de Guy Dugas, Paris, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2017.
[11] Kamel Daoud, « Avec Memmi, contre l’oubli », Le Point, 4 juin 2020.
[12] Fidèle à ses idées pacifistes, Memmi militait discrètement dans le mouvement La Paix maintenant, qui prône le retour des Palestiniens sur leur territoire. Pour le reste, plutôt que de hurler prématurément avec les loups, n’est-il pas préférable d’attendre que soient publiés ses inédits sur Israël et le Journal des différents voyages qu’il y fit ?
[13] L’expression est de Khalid Zekri, « Frantz Fanon-Albert Memmi, une dette non assumée », L’Opinion (Maroc), 3 juin 2020. Mais des attaques de ce genre doivent à la rigueur et à la précision.
[14] Tellement soucieux d’écrire au plus près au réel qu’il en conçut toute une théorie de l’écriture colorée, Memmi se montrait, par exemple, déconcerté par un échange entre Fanon et son premier lecteur, Jeanson, qui lui demandait de préciser sa pensée dans une phrase de Peau noire, … : « Cette phrase est inexplicable. [J’écris] irrationnellement, presque sensuellement. Les mots ont pour moi une charge. Je me sens incapable d’échapper à la morsure d’un mot, au vertige d’un point d’interrogation. »
[15] L’inventaire de la bibliothèque de Fanon fait par Jean Khalfa dans son édition des Écrits sur l’aliénation et la liberté (Paris, La Découverte, 2015) ne contient aucun titre de Memmi, mais il est certain que Fanon a lu dès sa publication le Portrait du colonisé, dont il dit dans un article d’El Moudjahid d’août 1953, cité dans ces Écrits…, qu’il « s’efforce d’analyser en profondeur les mécanismes psychologiques du colonisé et les démonte avec la minutie, la rigueur d’un horloger ».
[16] Voir le dossier « L’affaire “Camus, colonisateur de bonne volonté” », dans notre édition des Portraits, op. cit., p. 218-224.
[17] Sans doute les Chroniques algériennes 1939-1958, réunies chez Gallimard en juin 1958, avec un avant-propos de l’auteur précisant son état d’esprit face au drame que vit alors l’Algérie.
[18] Memmi évoque la lettre de défense qu’il envoya à La Nef (n° 12, décembre 1957) en réponse à un virulent article de Bernard Frank (1929-2006) contre Camus (La Nef, n° 11, novembre 1957), défense qui se retourna contre lui.