Francis Jeanson et Esprit
2. Désaccords sur les stratégies anticoloniales
La relation entre Francis Jeanson et l’Algérie débute pendant la Seconde guerre mondiale quand le jeune bordelais s’est retrouvé à Alger, déserteur de l’armée giraudiste et en attente de son enrôlement dans les troupes gaullistes. A cette époque, il ne voit rien de la situation des Algériens, le contexte de lutte contre l’ennemi nazi ne lui permet pas d’appréhender cette réalité-là, totalement occultée. Jeanson retourne en Algérie de septembre 1948 à mai 1949, après son mariage, en juin 1948, avec Colette Johnson. Ce voyage de noces prolongé se déroule dans des conditions précaires. Sans travail, le couple vit d’expédients: Francis anime des conférences[1] à Alger sur la philosophie sartrienne et donne des cours particuliers. Les Jeanson ont des contacts avec la population locale. De fil en aiguille, ils prennent conscience de la situation des musulmans et de leurs aspirations grâce à leurs discussions avec des nationalistes modérés, comme Ferhat Abbas. A peine rentré en France, Jeanson est invité par le Centre Régional d’Art Dramatique d’Alger à donner une série de conférences sur le théâtre sartrien dans plusieurs grandes villes d’Algérie en octobre et novembre 1949, et c’est alors l’électrochoc… Après avoir vécu parmi les algériens, il pénètre le milieu des colons européens. En tant que personnage officiel, Jeanson est reçu fastueusement. Après avoir côtoyé la misère des Algériens, le raffinement des réceptions des colons, leur attitude et le comportement de l’administration française lui apparaît comme un pur scandale :
« J’ai été reçu dans de luxueuses résidences, et j’y ai entendu les pires horreurs : tantôt en termes plus ou moins voilés, tantôt franchement cyniques. […] Ils étaient totalement pourris, aliénés par la fantastique facilité de leur domination. Leur racisme était radical, sans aucune faille ; à ce point ancré en eux qu’on risquait de les surprendre en y faisant quelque allusion. Les Algériens? Mais ils en rencontraient tous les jours, et c’étaient toujours de bons Algériens! Ce qui était parfaitement impensable, pour eux, c’était l’existence d’un prétendu peuple algérien. Ce fut pour moi un très grand choc de faire connaissance avec ces milieux, où le luxe était répandu à profusion, et où l’on pouvait manifester autant d’inhumanité en si peu de temps.
Et puis je suis allé à Sétif, où j’ai été pris en charge par le Sous-Préfet. Il m’a promené dans sa ville. Devant un monticule de chaux, sur une place publique, il m’a dit, en me prenant familièrement par le bras : “Voilà, regardez : c’était là”. Il parlait des émeutes qui avaient eu lieu le 8 mai 1945. Il a continué avec fierté : “Vous vous souvenez? Ils ont voulu nous avoir, les Arabes! Et bien, c’est nous qui les avons eus! Mille pour un, Monsieur, mille pour un”. Ce tas de chaux, c’étaient les cadavres qui avaient été brûlés, carbonisés. […] Pour moi, ça a été décisif : cet homme pouvait me tenir pour complice, il se réclamait de la France à tout propos. Et il n’imaginait pas pouvoir me choquer en parlant de la sorte! Ce jour-là, en moi, l’écoeurement est devenu révolte.”[2]
Jeanson comprend qu’il recueille de précieuses informations auxquelles peu de personnes ont accès, d’autant plus qu’il tient les deux bouts de la chaîne, les nationalistes et les colons. A son retour en France, à la fin de l’année 1949, il écrit “Cette Algérie conquise et pacifiée…”, publié par Esprit qui accueille dans ses numéros d’avril et de mai 1950. C’est la revue de Mounier qui ouvre ce baptême du feu de l’engagement jeansonien. Il y critique sévèrement le “Statut organique de l’Algérie” promulgué le 20 septembre 1947 et analyse sans concessions le racisme colonial qui s’épanouit dans les “structures d’oppression française”[3]. L’article dérange ; le numéro d’Esprit de juin 1950 indique (dans la rubrique "Journal à plusieurs voix") que le numéro d’avril comportant l’article de Francis Jeanson a été retiré de la vente en Algérie.
Les deux revues pour lesquelles Jeanson officie sont comme les chambres d’écho des positions des Jeanson. Alors que Francis Jeanson récidive en juin 1952 dans Les Temps Modernes avec un article dans lequel il critique les deux pôles de “la logique du colonialisme: l’exploitation capitaliste et le mépris raciste, de plus en plus surdéterminés par la mise au point d’une stratégie anticommuniste à l’échelle mondiale”[4], Colette Jeanson réussit à obtenir une interview d'Abane Ramdane, haute personnalité du FLN, qu'elle publie dans les colonnes d’Esprit en juillet 1955[5]. Lorsqu’Esprit titre son numéro de novembre 1955 « Arrêtons la guerre d’Algérie », l’éditorial renvoie directement aux commentaires de Colette Jeanson.
En France, dès 1955, les Jeanson rencontrent fréquemment des Algériens du FLN et leurs discussions alimentent la réflexion des Jeanson qui décident d’écrire le livre-choc L'Algérie hors la loi. Ce pamphlet anticolonialiste narre l’histoire de la colonisation de l’Algérie par la France sous la forme d’une chronique passionnée et partisane. Les Jeanson entendent obliger la conscience collective des Français à considérer la colonisation de l’Algérie sous l’angle de l’oppression du peuple algérien. Ils s’insurgent contre le « néo-paternalisme inconcevablement attardé »[6] incarné à leurs yeux par le maire d’Alger Jacques Chevallier et, plus subtilement, par le grand orientaliste Louis Massignon. Ils n’épargnent pas non plus le PCA[7], dont ils déplorent l’attitude « attentiste » et qu'ils critiquent pour avoir condamné la violence des fellaghas dans un premier temps, avant de considérer leur lutte avec sérieux.
Le traitement éditorial auquel le Seuil soumet L'Algérie hors la loi n’est pas des plus cléments. Paul Flamand et Jean-Marie Domenach refusent que le livre soit publié dans la collection “Frontière ouverte”. Le Seuil est pourtant le promoteur d’une « littérature d’émancipation coloniale, dont le ton modéré et les options décolonisatrices auront une grande influence dans les sphères dirigeantes »[8]. Mais le ton jeansonien militant pour le FLN ne correspond pas à la stratégie éditoriale du Seuil. Cela annonce la rupture idéologique entre deux grandes figures de la gauche intellectuelle française, que sont Jeanson et Domenach. Jeanson épouse sans réserves les thèses du FLN, se refusant à condamner le terrorisme révolutionnaire tandis que Domenach le condamne d’emblée et refuse de définir la mission de l’intellectuel comme celle de porte-drapeau des militants algériens. Voici comment Domenach relate dans son journal sa rencontre avec Jeanson au sujet de l’Algérie hors la loi :
« L’autre jour, la pire des scènes depuis dix ans à Esprit, avec Jeanson. […] Il m’a parlé une demi-heure, de côté sur sa chaise, sans me regarder, et quand je lui répondais, il n’écoutait pas. Ce n’est même pas avec sa vérité qu’il discrimine les gens, mais selon son livre. Qui n’approuve pas sa méthode est un traître, au mieux un pharisien. Il est allé plus loin, il a osé me dire que ce refus de son manuscrit (sur l’Algérie) lui prouvait son tort d’avoir tenté –sous les sarcasmes de ses amis- de collaborer, lui athée, avec des croyants. J’étais son scandale personnel, ce qui faisait une vilaine figure. J’ai vu des auteurs employer bien des trucs, mais jamais encore ce chantage métaphysique. […] Le livre de Jeanson est faux et superficiel. Hyperexistentialiste, schématique, abstrait. Flamand, toujours oscillant, après avoir refusé, accepte – car derrière tous ces chantages s’en dessine un pire encore : votre refus me tuera. Le malheureux tousse, suffoque, et comment refuser à un tuberculeux ? »[9]
Flamand temporise et sollicite l’arbitrage d’une personnalité incontestée par les deux parties : Paul-André Lesort, écrivain et membre du comité de lecture du Seuil. Lesort se prononce après lecture, pour la publication. Mais les conditions de publication de L'Algérie hors la loi sont modestes, ce qui fait regretter à Jeanson le “grand discrédit du livre dans la maison.”[10]
Les différences d’appréciation sur la légitimité du mouvement nationaliste algérien, entre Francis Jeanson d’un côté, Jean-Marie Domenach, Daniel Guérin, Yves Déchezelles et Jean Daniel[11] de l’autre, révèlent des divergences au sein de la gauche intellectuelle française. Jusqu’à la conversion du leader nationaliste modéré Ferhat Abbas au FLN en 1956, de nombreux intellectuels de gauche hésitent entre le MNA de Messali Hadj et le FLN. Les Jeanson, eux, se prononcent dès 1955 en faveur du FLN. Deux critiques du pamphlet seront publiées dans les colonnes d’Esprit, l’une de Clémence Sugier, qui cherche à modérer l’affirmation jeansonienne d’un soutien unanime des catholiques d’Algérie en faveur du colonialisme, et l’autre, d’Alain Berger et Jean Ripert qui critiquent les Jeanson pour leur sous-estimation du rôle de Messali Hadj[12]. Rétrospectivement, l'histoire rendra à la thèse de Jeanson son statut d'analyse prémonitoire.
La production éditoriale d’une “littérature d’action” sur la guerre d’Algérie ne prend véritablement forme qu’à partir du printemps 1957, avec la publication du réquisitoire Contre la torture de Pierre-Henri Simon au Seuil, et celle du plaidoyer Pour Djamila Bouhired de Georges Arnaud et Jacques Vergès, de La Question d’Henri Alleg, et de L’Affaire Audin aux Editions de Minuit en 1957-1958. D’après les sondages d’opinion, les français ne prennent conscience de la réalité de la guerre qu’au printemps 1956[13]; en 1957, l’opinion française est donc mieux disposée à prêter attention aux écrits “subversifs” qui contestent la légitimité de cette guerre coloniale, alors qu’en 1955, l’indépendance ne fait pas encore partie du cadre de représentation mentale.
C’est encore Esprit qui publie en avril 1957 « La paix des Némentchas »[14] de Robert Bonnaud, témoignage accablant d'un appelé en Algérie face à la torture. En mai 1957, toujours dans les pages d’Esprit, Domenach se prononce pour un anticolonialisme réformiste dans « Algérie, propositions raisonnables ». Il transmet sa position à travers la plume de Georges Chaffard qui stigmatise la position de Jeanson qualifiée de « mythe attendrissement, celui du nationalisme angélique ».
Comme Jeanson, Domenach est contre la guerre coloniale menée par la France en Algérie, il condamne l’usage de la torture et de la censure, mais, contrairement à Jeanson, il ne soutient pas le FLN et adopte une ligne réformiste. Plus enclin à soutenir le MNA de Messali Hadj, le directeur d’Esprit condamne sans équivoque le FLN après le massacre de Mélouza en mai 1957, où trois cents messalistes sont massacrés par l'ALN.
De plus, les deux intellectuels ne nourrissent pas la même analyse sur le retour au pouvoir du général De Gaulle en mai 1958[15]. Jeanson lit dans ce retour au pouvoir de De Gaulle une préfiguration de l’arrivée du fascisme en France; il succombe en cela à la phraséologie antifasciste en vogue dans les rangs de gauche de l’époque. Jeanson estime que le gaullisme au pouvoir fait le jeu du fascisme en Algérie, dont il prédit à maintes reprises l’importation en France si l’on n’y prend garde. Jean-Marie Domenach adopte une attitude plus nuancée envers le retour aux affaires du général, dont il observe le jeu politique avec finesse même s’il lui arrive d’exprimer son impatience face à ses voltes-faces et atermoiements[16].
Sur le modèle pionnier de Vérités Pour, cette “Centrale d’information sur le fascisme et l’Algérie” lancée clandestinement par le réseau Jeanson, d’autres bulletins indépendant fleurissent, animés du même désir de faire éclater la vérité sur la guerre d’Algérie. Vérités Anticolonialistes reprendra le flambeau de VP en 1961. Vérité-Liberté s’inscrit également dans la postérité de VP, le premier numéro, publié en mai 1960, trouve à ses commandes des personnalités familières : Paul Thibaud, Pierre Vidal-Naquet, Laurent Schwartz, Robert Barrat, et Jean-Marie Domenach. VL se donne comme mission de reproduire toute bribe d’information frappée par la censure; c’est d'ailleurs VL qui publiera dans son intégralité le brûlot jeansonien Notre Guerre, saisi par la censure dès sa sortie en juin 1960 pour « provocation à l'obéissance ». Le directeur d’Esprit soutient cette reproduction, alors qu’il est une des cibles principales de Jeanson dans ce pamphlet. Notre Guerre est une profession de foi dans laquelle Jeanson récuse les virulents commentaires désapprobateurs qui ont déferlé dans les journaux et sur les ondes après la révélation dans la presse de l’existence d’un réseau d’aide au FLN. Il estime que la guerre d’Algérie révèle une gauche française en phase inquiétante de “spleen politique” qui l’amène à réinventer le mythe de l’opinion publique pour mieux se garder d’agir. La rivalité sanglante entre les messalistes du MNA et les partisans du FLN a freiné la gauche progressiste dans son jugement du FLN. Jeanson regrette que la gauche française ait assisté en spectatrice à l’éclosion de la révolution algérienne :
« J’ai cru qu’on pouvait réveiller la gauche française […] J’avais besoin de me préparer à une attitude vraiment politique à l’égard de l’Algérie. Parce que ça a été pour moi, au début, une attitude affective : une révulsion profonde, une réaction viscérale. Alors j’avais besoin de “rôder” mon attitude politique, ce qui s’est fait entre 1955 et 1958 […] En 1958, j’ai politisé mon attitude, avec la venue au pouvoir de De Gaulle. Je me suis dit, à ce moment-là, qu’il y avait peut-être une occasion de ressusciter la gauche »[17].
Pour Jeanson, la guerre d’Algérie constitue l’opportunité idéale pour engager un travail de maturation des consciences militantes en France. Jeanson bouscule la gauche officielle et progressiste, celle qu’il nomme la gauche « frileuse » ou « respectueuse » selon le mot de Marcel Péju des Temps Modernes. Son réseau veut incarner le “sursaut” de la gauche. Pour cela, il sacrifie à la rhétorique alarmiste et accusatrice de la France coupable de “génocide” sur le peuple algérien :
« A vous de dire si vous aimez mieux être complice d’un génocide, d’un crime dont la France elle-même a défini la nature en contresignant une convention internationale, et que vos gouvernants continuent de perpétrer sans la moindre équivoque - en votre nom et grâce à vous. »[18]
A la seule exception des Temps Modernes, les milieux intellectuels ne sont pas solidaires de son combat pro-FLN. Jeanson pense que la gauche doit simultanément combattre le régime gaulliste et la menace “fasciste” venue d’Algérie en organisant une alliance pratique avec le FLN. La lutte algérienne représente pour lui le seul salut de la gauche française; le porteur de valises ne veut pas seulement revitaliser les forces démocratiques du pays, mais participer à l’avènement d’une révolution socialiste en France. Le réseau Jeanson et Les Temps Modernes proposent non pas un nouvel horizon politique à gauche mais un nouveau moyen d’y parvenir par la lutte pour la libération algérienne.
« Dans le tout début, ça a été presque un problème nationaliste, un problème d’honneur […] universaliste : on est Français, citoyens d’un pays démocratique. Il n’est pas possible qu’on accepte ce genre de choses, il ne sera pas dit qu’il n’y a pas eu de démocrates […] Puis, peu à peu, c’est devenu l'idée qu'à la limite nous tenions peut-être là l’occasion d’une révolution. […] A l’époque, je l’ai vraiment pensé. Naïvement bien sûr. »[19]
Il avoue avoir « été utopique à ce moment-là »[20]. Aux Temps Modernes, Jeanson trouve un allié en la personne de Marcel Péju qui dissèque l’action intellectuelle de protestation contre la guerre d’Algérie dans son article au titre désormais célèbre, “La gauche respectueuse”, à travers lequel il s’insurge lui aussi contre l’attitude de la gauche. Selon Marcel Péju, si les journaux de la gauche intellectuelle se prononcent négativement sur l’engagement de Francis Jeanson et de son réseau c’est parce qu’il les met face à leurs propres carences : « c’est leur échec qu’ils lisent dans le “réseau Jeanson” ».[21] Péju estime que l’existence d’un tel réseau sauve la gauche du déshonneur; Jeanson pallie les failles de la gauche, son geste est avant tout politique. Mais il se trouve à contre-courant du milieu intellectuel qui, à l’exception de Sartre, analyse la question algérienne sous l’angle politique et moral et non sous un éclairage révolutionnaire.
Maurice Duverger est certainement le plus représentatif de cette vision morale ; les colonnes du Monde accueillent son article “Les deux trahisons”, dans lequel il donne libre cours à sa désapprobation de l’action du réseau Jeanson. La condamnation de Jean-Marie Domenach publiée dans Esprit se situe aussi à un niveau moraliste. La revue se prononce, par l’intermédiaire de son directeur, contre son ancien collaborateur. Domenach se veut constructif dans sa critique et esquisse une troisième voie, celle de la résistance pacifique, entre l’attentisme et l’aide effective au FLN. Il cautionne l’acte moral de protestation contre la guerre, mais cet acte moral ne doit pas se commuer, contrairement à l’acte jeansonien, en un déni d’obéissance à la loi d’un Etat légitime. Domenach privilégie l’option de « la résistance non violente, de la désobéissance civile, de la protestation pacifique »[22] ; il s’intéresse à la légitimité de la violence et de son rapport à l’Histoire en évoquant deux attitudes, celles qui s’inscrivent dans le cadre de la non-violence, donc de “l’éthique de détresse” et celles qui s’insèrent dans l’ordre de la violence. L’hébergement de militants algériens et la désertion appartiennent à la première situation tandis que l’aide directe au FLN renvoie à la seconde.
Ainsi, via le prisme douloureux de la guerre d’Algérie, se manifeste le progressisme réformiste d’Esprit. Cette obligation de solidarité avec la communauté française interdit aux citoyens français de s’engager sciemment dans une organisation politique de solidarité avec le FLN. Esprit cherche à neutraliser le geste jeansonien en le réduisant à sa seule dimension de témoignage symbolique, tandis que Marcel Péju revendique à travers Les Temps Modernes la signification éminemment politique de l’action du réseau. La stratégie argumentative des deux revues est donc antagoniste. Toutefois, même si le réseau Jeanson s’attire des jets de pierre symboliques, il creuse son sillon, comme Jeanson l’espérait: ses moindres gestes, scrutés sous les feux de l’actualité, ont incité les forces de gauche à se manifester.
Tandis que Maurice Duverger, Jean-Marie Domenach et Le Monde expriment leur soutien au général De Gaulle, les directeurs de France-Observateur et de L’Express, Claude Bourdet et Jean-Jacques Servan-Schreiber, sans pour autant cautionner Jeanson, se méfient toujours de l’homme du 18 juin. Dès le 3 mars 1960, Claude Bourdet livre dans France-Observateur, sous le titre « Pourquoi aident-ils le F.L.N.? », sa vision de l’entreprise du réseau. Jeanson y est perçu comme le diviseur de la gauche. C’est tout le fossé idéologique entre les “porteurs de valises” et la gauche qui se manifeste ici. En réalité, Claude Bourdet craint que le réseau ne le déborde et que ses efforts pour rassembler une nouvelle gauche ne soient réduits à néant[23].
C’est finalement Jean Daniel, le pourfendeur de l’Algérie hors la loi qui livre, dans le numéro d’Esprit de mai 1960, l’analyse la plus fine du défi politique que représente le réseau Jeanson. Le journaliste rappelle que la trajectoire historique de la gauche française n’est pas « anticolonialiste par essence. […] Elle est, idéologiquement, impérialiste, ce qui l’a conduite en Algérie à être pour l’intégration ». Jean Daniel soumet ensuite l’idée que Francis Jeanson opère une instrumentalisation de la révolution algérienne, au point de nier la dimension arabo-islamique du mouvement algérien :
« Le glissement intellectuel est très perceptible, qui mène de l’impossibilité de concevoir une décolonisation opérée par la réaction au souhait de voir le socialisme réalisé en France grâce à la guerre d’Algérie : si la gauche est nécessaire aux Algériens, ces derniers la feront renaître. »[24]
« Je crains que nos philosophes n’en soient arrivés à “sacraliser” le FLN comme les intellectuels staliniens sacralisaient il y a quelques années le Parti communiste. C’est la recherche angoissée de l’absolu disparu. C’est la considération du FLN comme seule force organisée de gauche. » [25]
Au fond, qui sont les algériens de Jeanson? Les algériens avec lesquels le réseau travaille ne sont pas les “chefs historiques” du FLN mais les responsables de la Fédération de France du FLN aux velléités socialisantes; le regard politique sur la lutte de libération nationale algérienne est donc biaisé.
Ainsi le collaborateur depuis 1948 d’Esprit et des Temps Modernes, soutenu par Les Temps Modernes, attaqué par Esprit, révèle que si, dans le champ culturel de la guerre d’Algérie, Esprit et Les Temps Modernes occupent toujours une position dominante, et sont pleinement engagées dans la controverse autour du réseau Jeanson, en revanche elles occupent des positions opposées dans cette polémique car même si la condamnation morale est unanime, la guerre d’Algérie exacerbe les tensions au sein de la gauche intellectuelle d'un point de vue politique[26]. Jeanson cristallise les déchirements de la gauche. Cela sera encore plus manifeste lors du procès du réseau qui débute le 5 septembre 1960 au Tribunal Permanent des Forces Armées de Paris. Dès le lendemain, le directeur des éditions de Minuit, Jérôme Lindon, publie la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie dit “Manifeste des 121” rédigé par les écrivains Maurice Blanchot et Dionys Mascolo[27]. Le procès Jeanson a entraîné la mobilisation de la communauté intellectuelle et toute la politique de la gauche à partir de septembre 1960 se détermine dorénavant par rapport à l’action du réseau. Le “Manifeste des 121” incarne la résistance française à la guerre d’Algérie, c’est un acte de solidarité envers le réseau Jeanson. Les 121 signataires déclarent :
« Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français »[28].
Les signataires du Manifeste représentent la “renaissance d’une extrême gauche”[29].Dans le numéro de France-Observateur du 6 octobre 1960, l’historien Pierre Vidal-Naquet isole trois catégories de signataires : les partisans de Francis Jeanson qui voient la régénération de la gauche dans l’alliance avec le FLN, les militants du devoir de refus de la guerre qui rejettent toute union avec le FLN, et enfin, ceux qui acceptent la critique de la gauche respectueuse mais refusent de considérer le FLN comme le salut du socialisme français.
Suite à cela, le 21 septembre puis le 12 octobre 1960, le journal Carrefour publie le “Manifeste des intellectuels français” signé par trois cents intellectuels de droite qui se dressent en défenseurs des valeurs de l’Occident. Un troisième manifeste voit aussi le jour : le Manifeste des étudiants, enseignants et syndicalistes intitulé « Pour une paix négociée en Algérie », publié en octobre 1960 par L’Enseignement public, organisme de la FEN[30]. Cette dernière pétition de soutien aux signataires du Manifeste des 121 émane de la “nouvelle gauche”, de la gauche intellectuelle modérée à l’image de la revue Esprit dont l’un des collaborateurs, Paul Ricoeur, appose sa signature ainsi qu’Edgar Morin, Merleau-Ponty et Jean Cassou.
Enfin, pour parachever cette tentative d’analyse des rapports féconds et tortueux entre Jeanson et Esprit, il nous faut aborder l’après-guerre d’Algérie et les retrouvailles de Jeanson et Domenach en 1963. La réinsertion de Jeanson se présente comme une réinsertion sociale et intellectuelle grâce au Seuil et aux Temps Modernes. En mars 1962, alors que les négociateurs du FLN demandent explicitement, lors des pourparlers des accords d’Evian, que les européens ayant aidé le FLN en métropole bénéficient eux aussi d'une amnistie, les représentants de la France leur opposent une fin de non-recevoir en rétorquant qu’il s’agit là d’une affaire intérieure, d’une affaire “franco-française”
S’engagent alors les premières actions contestataires, menées au départ par le Secours populaire français, dès avril 1962 : le Secours populaire français transmet une pétition au Président de la République afin de protester contre l’emprisonnement “des jeunes soldats, des hommes et des femmes dont le seul crime a été de tenter tous les efforts pour que soient conclus les accords”. La sensibilisation et la mobilisation sur cette délicate question de l’amnistie sont également les thèmes de la conférence de presse organisée chez l’unique député du PSU, Tanguy-Prigent, le 21 janvier 1963, annonçant la fondation d’un comité de soutien aux Français poursuivis pour avoir refusé de porter les armes contre le peuple algérien. La conférence réunit des figures de la lutte contre la guerre d’Algérie, tels Francis Jeanson, Noël Favrelière, Sartre et même Jean-Marie Domenach. Cette conférence se prononce pour la création d’un « comité en faveur des Français métropolitains poursuivis et condamnés pour aide au FLN et qui, libérés, détenus ou en fuite n’ont pas été amnistiés ». Une déclaration provocante à l’encontre du pouvoir politique, pour le pousser dans ses retranchements, est adoptée à l’issue de la conférence :
« S’il est vrai que quelques dizaines d’insoumis et de déserteurs ont été réincorporés, et qu’un certain nombre de membres des réseaux de soutien sont sortis de prison, d’autres y demeurent, et politiquement le problème de leur réhabilitation reste entier. En présence d’une situation aussi absurde et aussi injuste, les signataires du présent texte décident de se solidariser entièrement avec leurs camarades exilés ou détenus »[31].
C’est le PSU qui apparaît alors à l’avant-garde de cette lutte pour l’amnistie des “porteurs de valises” et son hebdomadaire, Tribune socialiste, multiplie les appels en ce sens.
***
Ainsi l’histoire qui s’est jouée entre Jeanson, philosophe sartrien athée, et Esprit, revue personnaliste d’inspiration catholique, est une histoire d’hommes autant que d’idées; une histoire d’enjeux intellectuels et politiques, une histoire inaugurée par l’amitié généreuse de Mounier qui lui mit le pied à l’étrier à Esprit et au Seuil, qui s’est transformée en entente cordiale sous la direction d’Albert Béguin avec qui il partageait la même dénonciation des injustices coloniales et une même ambition littéraire; enfin, une histoire de rupture avec Jean-Marie Domenach, précipitée par leurs différends concernant la guerre d'Algérie. Jeanson et Domenach se retrouvèrent néanmoins dans le combat contre la guerre coloniale en Indochine, lors de l’affaire Henri Martin, contre le recours à la torture et la censure pendant la guerre d’Algérie et pour l’amnistie des porteurs de valises après 1962.
Le rôle décisif d’Esprit et de Mounier dans l’insertion et l’ascension de Jeanson au sein du champ intellectuel de la fin des années 1940 est souvent minimisé au profit du rôle - certes prépondérant - joué par Les Temps Modernes et Sartre.
Un demi-siècle après les faits, il est intéressant de réévaluer de manière apaisée la présence de Jeanson au sein de l’histoire passionnante et tumultueuse de la revue de Mounier. Elle semble quelque peu minorée si l’on en croit le dossier de présentation historique de la revue Esprit, une revue dans l’histoire, publié en 2002 à l’occasion du 70ème anniversaire de la fondation de la revue par Emmanuel Mounier. Si le rôle de Jeanson y est bien exposé, en revanche son nom ne figure pas en tête de chapitres parmi ceux des collaborateurs de poids de la revue. Est-ce un signe révélateur de la difficulté de positionner le philosophe existentialiste dans l’histoire de la revue, ou au contraire faut-il lire cette absence comme un moyen de le restituer à sa juste place, aux contours d’Esprit ?
Marie-Pierre Ulloa est l'auteur de Francis Jeanson, un intellectuel en dissidence de la Résistance à la guerre d'Algérie, Paris, Berg International Editeurs, coll. "Ecritures de l'histoire", 2001.
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[1] Lettre de Francis Jeanson à Paul Flamand, le 26 mars 1949. Archives des Editions du Seuil.
[2] Entretien de Francis Jeanson avec Christiane Philip, le 6 mai 1974.
[3] Francis Jeanson, “Cette Algérie, conquise et pacifiée…”, avril 1950, Les Temps Modernes, p.622. Voir également Francis Jeanson, “Le tournant algérien”, Esprit, octobre 1951.
[4] Francis Jeanson, “Logique du colonialisme”, Les Temps Modernes, juin 1952, p.2216.
[5] Colette Jeanson, “L’Algérie à la “une””, Esprit, juillet 1955.
[6] Francis Jeanson, L'Algérie hors la loi, édition algérienne, 1993, p.275.
[7] Parti Communiste Algérien.
[8] Anne Simonin, “Les Editions de Minuit et les Editions du Seuil, Deux stratégies éditoriales face à la guerre d’Algérie”, in La Guerre d’Algérie et les intellectuels français, sous la direction de Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Editions Complexe, 1991, pp.219-245, ici p.224.
[9] Jean-Marie Domenach, Beaucoup de gueule et peu d’or, journal d’un réfractaire, [1944-1977], Seuil, pp. 103-104, 2001.
[10] Lettre de Francis Jeanson, le 2 février 1956, destinataire non identifié. Archives des Editions du Seuil.
[11] Jean Daniel, « Entre le chagrin et le haussement d’épaules », L’Express, 13 janvier 1956
[12] Alain Berger-Jean Ripert, Clémence Sugier, « Les Livres », Esprit, avril 1956.
[13] Voir Charles-Robert Ageron, “L’évolution de l’opinion publique française face à la guerre d’Algérie”, in Mohamed Touili (sous la direction de), Le retentissement de la révolution algérienne, actes du colloque international d’Alger (24-28 novembre 1984), Enal-Gam, Alger-Bruxelles, 1985, pp.161-169. Article repris et étoffé sous le titre “L’opinion française à travers les sondages”, in Jean-Pierre Rioux (sous la direction de) La guerre d’Algérie et les Français, Fayard, 1990, pp.25-44.
[14] Voir également Robert Bonnaud, “Le Vrai Crime”, Esprit, juin 1957.
[15] Lire à ce propos le livre de Benjamin Stora, Le Mystère De Gaulle, son choix pour l’Algérie, Robert Laffont, 2009.
[16] Voir « hésitations gaullistes et radicalisation de la divergence » in Goulven Boudic, Esprit 1944-1982. Les métamorphoses d'une revue, Paris, éditions de l'Imec, p. 285, 2005.
[17] Entretien de Francis Jeanson avec Christiane Philip, le 12 mai 1974, pp.126-127.
[18] Ibid, pp.61-62.
[19] Entretien Francis Jeanson avec Christiane Philip-Jeanson, le 12 mai 1974, pp. 125-126.
[20] Interview de Francis Jeanson, “Il est temps que l’Algérie se mette à écrire son histoire pour ses enfants”, Le Soir d’Alger, 19 juillet 1991.
[21] Marcel Péju, “La Gauche respectueuse”, art. cit., p.1514. C’est moi qui souligne.
[22] Jean-Marie Domenach, Esprit, mai 1960.
[23] Témoignage de Christiane Philip, le 5 mai 1996.
[24] Jean Daniel, “Socialisme et anti-colonialisme”, Esprit, mai 1960, pp.809-814.
[25] Jean Daniel, “Socialisme et anti-colonialisme”, Esprit, mai 1960, pp.809-814.
[26] Helenice Rodrigues da Silva, Texte, action et histoire. Réflexions sur le phénomène de l’engagement, L’Harmattan, 1995. L’ouvrage est une synthèse d’une thèse achevée en 1991 qui pense la question de l’engagement des intellectuels durant la guerre d’Algérie à partir des Temps Modernes et Esprit exclusivement.
[27] Voir Fabien Augier, La Résistance française à la guerre d’Algérie. La déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ou “Manifeste des 121”, mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de Robert Bonnaud, Université de Paris VII, 1987. Voir également Philippe Mesnard, Maurice Blanchot. Le sujet de l’engagement, L’Harmattan, 1996, pp.248-253.
[28] “Déclaration des 121 intellectuels” reproduite in Vérités pour, n°18, 26 septembre 1960, p.5.
[29] Jean-François Sirinelli, “Les intellectuels français en guerre d’Algérie”, in La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Cahiers de l’IHTP, n 10, novembre 1988, p.12.
[30] Fédération de l’Education Nationale.
[31] Déclaration reproduite in Le Monde, 22 janvier 1963.