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https://memorial-france.org
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Flux d'actualités

Agents de l'étranger ?

Défendre les droits humains en Russie

entretien avec

Natalia Morozova

Juriste pour le Centre des droits humains Memorial, Natalia Morozova, récemment réfugiée en France, craint qu’avec la guerre en Urkaine, la Russie ferme totalement ses portes, qu’un nouveau rideau de fer s’abatte et que le gouvernement se mette à traquer les ennemis intérieurs, au premier chef ceux qui sont catalogués comme « agents de l’étranger ». 

Vous venez d’arriver en France, depuis la Russie que vous avez quittée dans la précipitation après l’invasion de l’Ukraine. Depuis plusieurs années, vous y travailliez comme juriste pour le Centre des droits humains Memorial. Pouvez-vous nous présenter votre formation et votre parcours ?

Au départ, j’ai mené une carrière de journaliste et d’éditrice, après avoir étudié dans une faculté de lettres, puis j’ai travaillé pendant vingt ans pour des journaux comme Vogue, Elle, ou Madame Figaro. Tout a commencé en 2012, alors que je travaillais pour un magazine de voyage. Je m’étais rendue, par curiosité, au procès de douze personnes accusées d’avoir participé à la manifestation du 6 mai 2012. Les racines de ce mouvement remontent aux élections législatives de décembre 2011. À Moscou, le soir des élections législatives, les citoyens ont rapidement compris qu’il y avait des fraudes et sont spontanément sortis dans la rue. Beaucoup d’eux ont été arrêtés et envoyés en détention préventive, parfois pendant quinze jours, comme c’est arrivé à l’un de mes collègues. Ce mouvement de protestation contrastait avec un certain pacte tacite qui existait jusque-là entre la société russe et le pouvoir, qui consentait à l’autoritarisme du régime en échange de la stabilité économique et politique.

La manifestation du 6 mai 2012 s’est tenue la veille au soir de l’investiture de Poutine. C’est l’une des plus massives qu’ait connu la Russie contemporaine, avec plus de 100 000 participants. La répression du gouvernement a été très brutale. C’étaient les premières condamnations de manifestants qu’on voyait en Russie, et ce procès, pour lequel il y avait des audiences tous les jours, a duré près de deux ans. On a vu des gens sanctionnés par des peines de prison allant de deux à quatre ans. J’ai été alors profondément choquée par l’attitude des juges, qui ne prêtaient absolument aucune attention aux plaidoiries des avocats de la défense.

Ayant assisté à cette bataille juridique, j’ai commencé à consacrer des articles à cette affaire, et c’est ainsi que j’en suis venue à m’intéresser au droit. J’ai repris des études dans ce domaine, obtenu un diplôme de Master, puis cherché un travail lié aux droits humains. Je ne peux pas dire que je voulais changer le système, mais il me semblait que si j’entrais dans le milieu juridique, je pourrais l’améliorer un peu. C’est comme ça que j’ai décidé de changer de métier. Comme je parlais à la fois le français et l’anglais, l’idée m’était venue de travailler auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

J’ai ensuite présenté ma candidature auprès de Memorial comme juriste junior. C’est un statut habituellement accordé aux étudiants Bac+4 … mais j’étais d’accord ! Puis j’ai commencé à y travailler en traitant les plaintes déposées par l’association auprès de la CEDH, début juillet 2019. J’ai également travaillé à la rédaction d’un rapport d’observation sur les événements de 2011 et 2012 pour la CEDH.

Je suis arrivée chez Memorial au moment des manifestations de l’été 2019, qui ont commencé avec l’arrestation d’une journaliste indépendante accusée de trafic de stupéfiants. Il y a ensuite eu une affaire concernant des députés municipaux qui voulaient candidater pour rentrer à la Douma de Moscou, ce qui leur a été interdit. Il en a découlé des protestations et des manifestations, qui ont donné lieu à de nombreuses arrestations. J’ai participé à toutes ces mobilisations, puis travaillé auprès des tribunaux pour défendre les inculpés. Avec Memorial, nous nous procédions à des recours auprès de la CEDH.

Parmi les premières affaires sur lesquelles j’ai travaillé, il y a eu aussi des dossiers présentant des situations très dures, liées à la Tchétchénie, concernant les caves de Kadyrov, où les gens étaient torturés et pour certains exécutés. Nous étions contactés par des parents de victimes et avions également lancé une procédure auprès de la CEDH. Certains de ces proches sont partis de Russie et de Tchétchénie et sont aujourd’hui à l’abri, mais beaucoup ont peur car on sait que les sbires de Kadyrov menacent ceux qui osent porter plainte. Un requérant a vu sa maison incendiée pour avoir déposé une plainte contre le gouvernement tchétchène auprès de la CEDH.

Vous avez commencé à travailler pour Memorial dans des conditions déjà très contraintes. Mais ces derniers mois, ce travail semble être devenu littéralement impossible. À partir de quand les choses ont-elles commencé à empirer, et quelles ont été les étapes marquantes de cette escalade répressive ?

Le gouvernement a fait adopter la loi sur les « agents de l’étranger » en juillet 2012 et celle-ci est entrée en vigueur en novembre de la même année. L’organisation Memorial a été l’une des premières officiellement qualifiées ainsi, le 21 juillet 2014, juste après l’annexion de la Crimée. Dès le début, des défenseurs des droits humains disaient que cette loi avait été adoptée pour faire taire les organisations non gouvernementales luttant pour les droits humains, mais personne n’a voulu y prêter attention. La loi est d’ailleurs formulée de façon si imprécise et vague qu’on ne sait pas très bien ce ce qu’elle recouvre. En 2016, nous avons reçu des amendes pour n’avoir pas mis cette mention sur notre site. À l’heure actuelle, une vingtaine de procès-verbaux ont déjà été établis contre nous pour cette raison.

Le conseil de l’organisation a finalement décidé d’indiquer cette mention sur sa page d’accueil. Le 4 octobre 2016, c’est le Centre des droits humains de Memorial qui a été officiellement déclaré « agent de l’étranger ». Suite à cela, cependant, nous n’avons pas été spécialement inquiétés pendant trois ans.

Cette qualification est due au fait que nous recevons effectivement des financements de l’étranger. Nous avons divers projets financés par des organismes européens ou américains, mais nous ne recevons pas pour autant d’ordres ou de consignes émanant de gouvernements ou de fondations occidentales. Il est en réalité impossible de se conformer strictement à cette loi, car elle est trop vague.

Précisons que pour les Russes, le terme d’« agent de l’étranger » est très fortement connoté. Il est lié à l’atmosphère des années 1930 et à la notion de « cinquième colonne » : c’est une façon de désigner les traîtres.

Les choses ont empiré à partir des grandes manifestations qui ont eu lieu en mars 2019 pour la liberté d’Internet, qui ont été réprimées par un grand nombre de procès-verbaux et d’arrestations. Nous avons soutenu nombre des personnes inculpées à l’époque, et cela nous a valu un procès. Celui-ci a débuté en 2019, pour durer tout au long de l’année 2020. Nous avons finalement été condamnés à une amende de 100 millions de roubles, que nous sommes parvenus à payer en conduisant une campagne de financement participatif. Malgré cela, nous avons subi une perquisition dans nos bureaux le 4 mars 2022.

Que vous ayez pu lever tout cet argent dit quelque chose du soutien de la population et de sa mobilisation. Que peut-on dire des personnes qui vous ont soutenu financièrement ? S’agit-il de proches de victimes que vous aviez aidées ou de citoyens ordinaires sans rapport particulier avec Memorial ?

Même si un plus grand nombre de nos soutiens habitaient les grandes villes, ils émanaient de toute la société. Pendant le procès, nous avons en effet reçu de l’aide de gens que nous avions défendus ou bien de proches, mais aussi simplement de personnes connaissant l’activité de Memorial et qui pensent que notre travail est important. Cela représentait vraiment beaucoup de monde, et tous n’étaient pas des familiers de l’association.

Quand on fait ce genre de travail, on comprend assez vite que c’est une sorte de jeu de hasard, car le gouvernement peut frapper n’importe qui. Ce ne sont pas forcément des militants qui sont visés, même s’ils sont évidemment plus en danger que les autres. C’est ce que nous appelons la « tchétchénisation » de la Russie : les pratiques de violence arbitraire, qui se sont généralisées à l’arrivée au pouvoir de Ramzan Kadyrov en Tchétchénie, se répandent de plus en plus dans l’Ouest de la Russie. Elles ont d’abord commencé par se diffuser dans d’autres Républiques du Nord-Caucase, mais désormais, la pratique de la torture dans les postes de police, par exemple, est en train de se généraliser partout dans le pays. Plus personne n’est en sécurité en Russie.

Les témoignages, de plus en plus nombreux, sont bouleversants. Or je crains qu’avec la guerre, la Russie ferme totalement ses portes, qu’un nouveau rideau de fer s’abatte et qu’ensuite le gouvernement se mette à traquer les ennemis intérieurs. Les plus évidents parmi eux seront ceux qui sont déjà catalogués comme « agents de l’étranger ».

Le discours de Vladimir Poutine du 16 mars 2022, qui menace les « traîtres » et la « cinquième colonne », vise en réalité plutôt les oligarques, qu’il accuse de gagner de l’argent en Russie mais de le dépenser en Europe. Il rappelle les purges staliniennes des années 1930, mais fait également penser à la propagande du gouvernement hutu au Rwanda pendant le génocide, lorsqu’il comparait les Tutsi à des cafards.

La dérive répressive, militariste et criminelle de Poutine s’est étendue sur vingt ans. Comment expliquez-vous ce processus, dans un pays qui s’était pourtant ouvert et modernisé ? Comment arrive-t-on au stade où plus aucune critique du régime n’est possible ? Comment se fait-il qu’on ait laissé faire Poutine ?

Les protestations de la société civile en 2011 et 2012 ont été soigneusement étouffées, entre autres parce que le pouvoir a su jouer des divisions entre les opposants. Mais cela ne répond que partiellement à la question, à laquelle il est difficile de répondre.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, on parle beaucoup de ceux qui étaient prétendument aveuglés et qui se réveillent d’un coup, comme cette journaliste qui a brandi une pancarte à la télévision pour protester contre la guerre. Certain prétendent qu’elle ne peut être qualifiée d’héroïne car, avant ce geste risqué, elle a servi la propagande russe à la télévision pendant vingt ans, ce qui la rend responsable de l’état actuel de l’information en Russie, alors que les véritables héros sont en prison et qu’on ne le leur propose pas l’asile, comme Emmanuel Macron l’a fait pour cette femme. D’autres considèrent que de telles prises de parole peuvent réveiller les consciences en Russie. Je ne sais pas quoi en penser.

Quel est votre sentiment sur le niveau d’information, en Russie, sur la guerre en Ukraine ? Est-il vraiment possible d’empêcher totalement les Russes d’accéder à des informations qui ne relèvent pas de la propagande d’État ? Les réseaux sociaux ne permettent-ils pas d’échapper au contrôle de l’information ?

Depuis le début de l’invasion russe, il y a eu des milliers de sites internet supprimés en Russie. Une grande partie du problème vient du fait que les gens ne veulent pas savoir. Même à l’époque soviétique, si on tenait vraiment à être informé, on pouvait y arriver. Le problème est que les gens allument la télévision, reçoivent des informations prémâchées sans se poser trop de questions et préfèrent se replier sur leurs soucis quotidiens. Ils font l’autruche.

Quant à l’influence des réseaux sociaux, notamment sur la jeunesse, il est vrai que beaucoup de gens, même sans être des partisans d’Alexeï Navalny, pour prendre cet exemple, avaient l’habitude de regarder ce qu’il faisait, car c’est très bien conçu. Son équipe est constituée d’excellents professionnels, qui savent vendre des informations sérieuses en les rendant attrayantes, notamment grâce au charisme de Navalny. Cependant, concernant les jeunes générations, le compteur est très différent selon l’échelle sociale. On peut tout autant y trouver des propagandistes actifs du régime. C’est une véritable guerre de l’information et des images qui se livre à l’intérieur de la Russie.

Dans une tribune, publiée dans Le Monde le 27 mars 2022, Jonathan Littell dénonçait la passivité des Russes et les appelait à se dresser contre le pouvoir de Vladimir Poutine. Cette prise de position n’est-elle pas un peu facile de la part de quelqu’un qui n’a pas à en subir les conséquences en Russie ?

Cette tribune ne m’a pas choquée. Contrairement à nous, Jonathan Littell a beaucoup fait pour la Tchétchénie à l’époque de la guerre. Nous aurions dû nous intéresser davantage à ce qui se passait là-bas. Nous sortions de l’époque soviétique, où il n’y avait rien. Puis, dans les années 1990, d’énormes possibilités sont apparues : il était possible de voyager, d’aller au restaurant… Nous ne nous sentions pas concernés par ce qui se passait en Tchétchénie. Seules certaines personnes, comme Alexandre Tcherkassov, s’en souciaient. Nous n’avons rien fait non plus concernant la Syrie. Mais les gouvernements européens ont aussi leur part de responsabilité, car ils ont signé des accords avec Poutine et lui ont fait beaucoup de concessions. Nous, les Russes, avons un très fort sentiment de culpabilité aujourd’hui à l’égard des Ukrainiens. Mais nous sommes sidérés par les évènements, abattus par un sentiment d’impuissance.

Y-a-t-il encore des choses à espérer du point de vue du droit international ?

Il faut toujours espérer ! Plus de 17 000 plaintes contre l’État russe sont passées par Memorial, à l’intention de la CEDH. On peut nourrir l’espoir que cela aboutisse à des résultats concrets.

Concernant la Cour pénale internationale, j’espère qu’on peut encore y engager des actions. Mais deux difficultés risquent de se présenter : premièrement, on dit beaucoup que Vladimir Poutine est fou, et j’ai peur qu’on décide de ne pas le juger pour cette raison, alors que ce procès doit avoir lieu. Ce serait une bonne chose pour la Russie si on jugeait tous ses crimes de guerre, non seulement ceux survenus en Ukraine, mais aussi en Syrie. Le travail juridique sur ces guerres, notamment les témoignages photographiques sur l’enfer de la guerre, est d’une grande importance, car il servira aussi les historiens.

Mais, c’est l’autre difficulté, j’ai bien peur que ces jugements ne concernent que le sommet de la hiérarchie du pouvoir et qu’on néglige d’autres collaborateurs de moindre importance, comme les journalistes qui se sont rendus complices de ces crimes. On parle par exemple des crimes de Staline, mais que fait-on des millions de délations survenues pendant son régime ? Il est important pour l’État de se confronter à son passé et de l’assumer. La dernière fois que Memorial a été convoqué en justice, le procureur nous a dit : « Pourquoi nous, les vainqueurs d’Hitler, devrions-nous nous repentir et nous sentir coupables ? » Le régime actuel ne veut pas voir que les victoires passées ont servi à occulter le passé cruel du régime stalinien. Aujourd’hui, c’est le régime de Poutine, et non plus les historiens, qui entend décider du passé.

Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon et Benjamin Tuil le 29 mars 2022.