
Des films historiens
La production cinématographique de l'année 2021 fait montre d'un goût prononcé pour l'histoire, qui traduit sans doute une franche curiosité des scénaristes pour ce qui nous est étranger, ainsi que le désir d'aborder notre époque par le détour d'une autre. Comment ces intérêts s'articulent-ils et comment contribuent-ils à bousculer la vision que l'on peut avoir de notre passé ou de notre présent ?
Quatre films de 2021 témoignent d’un goût remarquable pour la discipline historique, d’une curiosité pour la spécificité d’une époque, d’un contexte, non sans une capacité de « montée en généralité ». S’y révèlent différentes manières d’articuler l’attention au particulier, avec la prise en compte d’une distance entre hier et aujourd’hui, et la faculté d’adopter une vision englobante au moyen d’échos et de rapprochements.
Onoda – 10 000 nuits dans la jungle, une exploration méthodique
Il est tentant, devant Onoda – 10 000 nuits dans la jungle (Arthur Harari, 2021), de sauter par-dessus le particulier pour considérer sans attendre la méditation d’ordre général, sur le rapport de l’homme à la nature, à la guerre, à l’autre… Tentant (le film, altier, s’y prête), mais peut-être dommageable. Parce qu’à l’évidence, Arthur Harari n’est pas sans idées aussi sur le plan de l’histoire. On peut notamment admirer comme il décrit un établissement d’élite japonais dans les années 1930 et 1940 : comment étaient alors éduqués les enfants des classes supérieures ? Qu’en déduire sur ce qu’on qualifiera, pour aller vite, de psychologie d’une nation ? Sans être explicite, est posée la question des conséquences de cette instruction sur les futurs dirigeants, que le cinéaste n’accable pas, dont il montre les vertus, mais dont il souligne aussi les certitudes idéologiques et leurs effets néfastes. Là encore cependant, le scénario évite de s’engouffrer dans du trop attendu, de délivrer son exposé sur le rôle de l’honneur ou de la discipline. Le motif est présent, mais le film sait rester ouvert à des observations plus surprenantes. Témoignant, par exemple, de l’existence d’un autre système de valeurs que celui qui, pour le Japon, nous est le plus familier, moins axé sur le sacrifice et davantage sur la survie.
L’histoire d’Hiro Onoda inspire au cinéaste d’autres réflexions, au fur et à mesure, sur la confrontation d’un homme jeune avec la mort (violente), la faim, le gouvernement des subalternes aussi – puisque le personnage est officier. La manière réellement réfléchie, méthodique, avec laquelle procède l’auteur (qui n’est pas du genre à déplorer en des termes vagues la tendance à la barbarie humaine) laisse admiratif. Comme la description, brève mais évocatrice, du Japon transformé des années 1970, avec son étudiant au visage poupin. Le film, peu porté sur les climax, considère tour à tour ces différents points, avec une forme de classicisme et même de méthode. Ce refus d’un axe dominant, cette construction consistant en une succession de centres d’intérêt, qui voit le cœur de l’intrigue sans cesse déplacé, ne sont pas si fréquents.

© Allyson Riggs / A24
First Cow, du goût pour l’histoire à l’histoire du goût
Kelly Reichardt dépeint l’Ouest balbutiant, son ébauche d’administration, ses activités économiques qui se mettent en place, plus ou moins formellement, dans un environnement encore sauvage, à travers le regard d’hommes doux, immigrés, cuisiniers, moins portés à vouloir faire l’histoire qu’à se demander comment tirer au mieux profit des opportunités qu’offre malgré tout l’endroit.
C’est plus spécifiquement sur la question de la cuisine, perçue à la fois comme activité prosaïque et fait social total, que le résultat séduit : que représente un beignet (un peu de lait, de miel) pour des hommes qui n’ont rien goûté de tel depuis des mois, parfois des années ? Quelle valeur cela a-t-il, y compris au sens économique (comment elle se mesure, se monnaye, le film en parle aussi) ? Convenons qu’il s’agit d’un sujet inhabituel au cinéma, en tout cas américain, le cinéma asiatique montrant probablement un plus grand intérêt pour ce domaine. C’est minime d’une certaine manière, et immense d’une autre : une petite fable sur l’éternel appât du gain qui laisse entrevoir quelque chose qui ne serait pas loin d’une philosophie de l’histoire. Du rôle de la gourmandise ou du goût. De fait, qu’on pense au commerce des épices : que d’expéditions risquées et de guerres l’être humain n’a-t-il pas entreprises pour manger un peu mieux ? Mais le terme de philosophie ne convient pas ici : une rêverie ? Méditation sans solennité, conte doux assumant des partis pris parfois très simples, qui pourraient facilement rebuter (le prologue avec ses jeunes gens d’aujourd’hui découvrant l’histoire ; l’empathie pour l’animal ; le pathétique dans la scène où le jeune garçon voit partir le dernier beignet convoité), mais charment, peut-être précisément grâce à l’équilibre trouvé entre la ténuité de l’objet et sa portée.

© 2021 20th Century Studios
Le Dernier duel, le passé comme miroir du présent
Le geste du Dernier duel (Ridley Scott, 2021), consistant à s’emparer d’un fait divers du xive siècle pour y voir l’exemple parfait de la domination, en premier lieu physique, des femmes par les hommes depuis toujours ou presque, peut paraître excessivement généralisant. Aboutissant par ailleurs à un constat un peu trop évident : boys’ club, jalousie et volonté de réclusion. Mais au contraire de l’exhibition, le film est bien un passage en revue des différentes caractéristiques de cette domination. Méthodique lui aussi, sans raideur : parfois, le scénario suggère une permanence à travers les siècles, esquisse un parallèle amusé avec aujourd’hui ; parfois, il prend acte des spécificités de ce Moyen Âge éloigné, auquel il s’intéresse réellement, avec le mélange adapté de sérieux et d’amusement. À quoi pouvait ressembler la vie d’un petit noble de cette période, forcé d’être mercenaire ? Quelles stratégies patri- et matrimoniales, quels deuils (d’une première femme et d’un enfant), à une époque où l’on mourait plus facilement qu’aujourd’hui, quels ajustements, non sans aigreur, quand on perd la faveur d’un puissant ? Ce n’est pas le cœur, mais c’est présent.
Il faudrait aussi évoquer plusieurs notations, légèrement périphériques par rapport à la question de la domination physique, mais tout de même pas sans lien avec celle de la condition féminine : par exemple, lorsque l’héroïne commence à s’occuper de chevaux, révélant dans ce domaine aussi une largeur de vue supérieure à celle de son époux qui n’a en tête que l’élevage de montures de guerre – elle pense agriculture, économie. Quel espace pour les femmes, quelles activités entre le domestique et l’économique ? On peut admirer comme les scénaristes interrompent leur traité (car il s’agit bien d’un traité, même ludique), ou plutôt le développent, l’enrichissent, en y ajoutant ces éléments.
Évidemment, le cœur du propos reste le viol. Le film s’attaque avec aplomb à l’une des questions les plus importantes du moment et propose une interprétation qui nous a paru forte et juste. Le violeur n’est pas ici un psychopathe. Il accomplit un acte qui, dans le système de valeurs qui est le sien (celui de son époque), n’est pas le pire qui soit. C’est un homme qui se sait charmant et se croit irrésistible. Il ne prête pas grande attention à une résistance, se dit qu’elle est peu de chose, passe outre. Conscient de la nature de son geste, on peut en discuter ; de sa gravité, à l’évidence, non. Le scénario fait preuve d’une réelle profondeur dans sa volonté d’approcher une psychologie qu’il sait ne pas être totalement atteignable, dans le même temps de considérer la société qui la produit, et réciproquement, non sans paradoxes ou contradictions (un système de valeurs n’est jamais entièrement clos ou cohérent), de les entrelacer dans un grand mouvement de réflexion à la fois légèrement approximatif et surtout puissant.

Benedetta, les vertus de l’indétermination historique
Les lignes précédentes décrivent aussi dans une large mesure la démarche de Benedetta (Paul Verhoeven, 2021). Qu’est-ce que cela fait d’être une religieuse du xviie siècle ? Expérience de pensée impossible en un sens, mais tout de même passionnante – on ne saura jamais, mais l’effort d’une réflexion permet néanmoins de s’approcher d’une forme, à l’évidence incomplète, de compréhension. C’est visiblement ce qui a motivé le film en premier lieu. Celui-ci est clair sur le fait que son personnage n’est pas qu’une manipulatrice. Peut-être insiste-t-il un peu trop sur ce point, mais c’est par crainte d’être mal compris : beaucoup de manipulation s’ajoute à la croyance, mais croyance il y a, incontestablement. Benedetta n’est pas une femme d’aujourd’hui lâchée dans le monde d’hier, tâchant d’en tirer ce qu’il est possible d’en tirer (reconnaissance, pouvoir, plaisir, etc.). Elle se croit, se sait l’instrument de Dieu, l’épouse du Christ, qu’elle désire de ce fait aussi charnellement. Si Verhoeven s’amuse à mettre en scène ses fantasmes kitsch (Jésus étalon venant sauver la jeune femme de divers dangers), c’est pour illustrer le fait qu’on a ici affaire à une altérité irréductible ; à un mode de pensée qu’il n’est probablement plus possible d’approcher qu’intellectuellement, et à moitié.
Il ajoute la chose suivante, proche de ce point de vue, à nouveau, du Dernier duel : un mode de pensée, celui-ci en particulier, n’est jamais monolithique et incontesté. En fonction des origines sociales et des tempéraments, d’un tas de choses, des divergences peuvent apparaître. La partie où le personnage de Christina, la rivale, prend du galon et s’oppose, avec une forme d’aigreur mais non sans force, à Benedetta, en tentant d’imposer quelque chose comme une foi un peu plus rationnelle, un refus agacé de ce qu’elle estime être un grand n’importe quoi, est à ce titre révélatrice. Un temps, le scénario n’est pas loin de nous faire croire à un possible basculement, changement de personnage principal, avant de refermer cette piste. La chute de Christina ne signe pas pour autant la fin du caractère profondément polyphonique du film : le personnage qui serait pour nous un point d’appui suffisant nous reste refusé, il n’en est pas. Différentes positions coexistent et se confrontent, parfois mortellement. Bartolomea pourrait être cette figure moins mystique que les autres, dotée d’un fort esprit pratique ? Celui-ci est inséparable, aux yeux des scénaristes, d’une forme d’ignorance populaire, ce n’est pas de là non plus, ni de nulle part, que viendra la vérité.
On l’a compris : des différents auteurs dont il est question ici, Verhoeven est probablement le moins intéressé par les particularités de l’époque concernée. Benedetta pourrait probablement se dérouler au Moyen Âge sans que le film en soit sensiblement changé. L’important est qu’il y ait la peste, du sexe et un peu de barbarie. Il est permis d’y voir une limite, mais aussi de juger féconde cette indifférenciation : elle permet au cinéaste, d’une part, de livrer un nouveau grand film d’aventure à rebondissements, grotesque ou bouffon par endroits, formanien dans sa façon de plonger avec délectation dans le grand passé de l’Europe ; d’autre part et plus profondément, elle permet de prendre à bras-le-corps cette question (historique, anthropologique, philosophique) majeure qui serait, pour le dire avec un peu de grandiloquence, les permanences et transformations de l’esprit humain.
Il n’est pas nécessaire de préciser qu’un film n’est pas un article ou une thèse. Pas en premier lieu le résultat d’une recherche (encore que les scénaristes d’Onoda et du Dernier duel se soient, selon toute apparence, livrés à un travail de documentation appréciable), ni l’instrument d’un regard renouvelé sur telle période de l’histoire (encore qu’on ne soit pas loin d’avoir ce sentiment, dans une petite mesure, devant certains passages des deux précités). Le rapport plus rêveur, approximatif voire amateur, selon les cas, à la discipline a sa bonne contrepartie : des intuitions, parfois candides, parfois saisissantes, un va-et-vient entre curiosité ponctuelle pour tel ou tel sujet et les réflexions qu’ils inspirent, en lien assumé avec une préoccupation, de l’époque et de l’auteur. Il est heureux que cette démarche existe et génère, comme ici, des œuvres importantes.