
City Hall, le goût de la démocratie
Le film de Frederick Wiseman se présente comme une ode tranquille à la démocratie participative dans ce qu’elle a de plus laborieux mais aussi de plus émouvant.
Avec City Hall, le plus parisien des documentaristes américains, Frederick Wiseman, revient à Boston, sa ville natale, pour y raconter le quotidien des institutions municipales. Dans la droite ligne de ses quarante-deux films précédents, le cinéaste campe sa caméra – et sa perche – dans les halls officiels, au croisement des rues, et jusque dans les plus petites officines de cette municipalité progressiste de la côte Est, la onzième plus grande des États-Unis, une des plus cosmopolites aussi, dirigée depuis 2013 par le maire démocrate Martin Walsh. Wiseman signe un monument de quatre heures et trente minutes, aussi enthousiasmant par son ambition – observer les rouages de la démocratie locale – qu’accessible. Si la durée assumée est depuis longtemps chez Wiseman une marque de fabrique, ce film semble répondre, plus encore que les précédents, à l’impératif que s’est donné le réalisateur : faire du documentaire non pas un outil d’étude à prétention académique, mais bien une modalité du cinéma, c’est-à-dire un art de la révélation.
Pour la première fois, le film fait émerger une figure centrale, celle de Martin Walsh, maire issu de la communauté irlandaise catholique, élu avec plus de 51 % des suffrages, comme le héros humble et sincère d’une politique au service de ses citoyens. Wiseman n’offre pas seulement un nouveau chapitre à son étude des institutions américaines, commencée en 1967 avec Titicut Follies, qui abordait les conditions de vie des criminels atteints de troubles psychiatriques à la prison d’État de Bridgewater. Alors que Welfare (1975) racontait la vie d’un bureau d’aide sociale à New York, Public Housing (1997), celle des habitants de logements sociaux à Chicago, Domestic Violence (2001), les actions menées par la ville de Tampa contre la violence domestique, Monrovia, Indiana (2018), le quotidien des habitants d’un petit village conservateur du Midwest américain, City Hall rivalise, en force narrative, avec les précédentes études de Wiseman sur les politiques de la ville. Au-delà de l’apparition inédite d’une figure – relative – de héros, le film donne surtout à voir une société qui fonctionne, au-delà des limites de toute institution et des faiblesses de la nature humaine.
En cet automne 2020, le parti pris de City Hall apparaît comme un contrepoint politique aux doutes suscités par l’administration Trump. Celle-ci n'est le plus souvent évoquée qu'en toile de fond, à l’exception d’une séquence dans laquelle Walsh tente de fédérer ses équipes autour d’actions de lobbying, à l’heure où la Maison Blanche s’avère moins accessible aux représentants locaux que sous l’administration Obama. Sans jamais adopter une posture militante, Wiseman livre un récit qui repose sur un emboîtement de séquences dans lesquelles prime la parole : celle du maire qui s’adresse à ses citoyens, et celle des employés municipaux qui font leur travail et échangent leurs arguments autour des problèmes à résoudre, de la drogue au chômage endémique dans certaines communautés, en passant par la gestion des places de parking. À rebours de la politique-spectacle, de l’exercice périlleux de l’adresse aux masses propre à toute période électorale, la parole, dans City Hall, exprime les dissensions que ne manque pas de faire surgir l’ordinaire de la vie d’une communauté. Présentés non pas comme des obstacles, sources au mieux de clivage politique, au pire d’impasses de l’action publique, les points d’achoppements y apparaissent comme autant d’occasions d’être dépassés. Il y a là comme une ode tranquille à la démocratie participative dans ce qu’elle a de plus laborieux mais aussi de plus émouvant. C’est ce que semblent refléter les regards tantôt lumineux, tantôt reconnaissants de certains visages présents dans une assemblée réunie pour évoquer les problèmes de réinsertion rencontrés par les anciens combattants, lorsque Martin Walsh évoque son passé de membre d’Alcooliques anonymes pour montrer qu’il est possible de guérir de ses traumatismes. Par tous ces aspects, jamais une institution, dans un film de Wiseman, n’a semblée aussi incarnée. Si le réalisateur a coutume d’affirmer que le personnage principal de ses films est le lieu, l’institution comme cadre, dans lequel les individus qui le traversent en révèlent le fonctionnement, City Hall fait honneur à la parole dans ce qu’elle porte de plus noble : le moyen le plus court pour aller vers l’autre.
Au vue de l’imposante filmographie construite au cours de plus de cinquante ans de carrière, serait-il imprudent de dire que Wiseman atteint, avec City Hall, le sommet de son art ? Il convient de rappeler un aspect connu et néanmoins essentiel de sa démarche, volontiers apparentée aux autres tenants du cinéma direct américain que sont les frères Maysles ou encore D. A. Pennebaker : Wiseman n’a pas cessé, depuis son premier film, de tenir la perche et le micro, laissant le soin à un chef opérateur de saisir l’image. Au tournage comme au montage, c’est donc le son qui guide l’image et non l’inverse. Le tour de force inimitable auquel nous a habitué Wiseman est réitéré ici avec brio. Il parvient à faire de sa recherche personnelle un ressort narratif qui se suffit à lui-même, avec pour résultat un film qui édifie sans moralisation ni didactisme.