
Michon marxiste ?
Si l’œuvre de Pierre Michon se saisit volontiers de l’histoire révolutionnaire, ce n’est pas pour en faire advenir les idéaux en maniant les armes de la critique, mais pour ouvrir par la magie de l’écriture un autre horizon, qui est celui de la littérature et de l’art. Ce mouvement d’exode de la politique vers l’art, caractéristique d’une génération qui a vécu le reflux des espoirs révolutionnaires, renoue avec une certaine idée de l’écrivain, alchimiste et métaphysicien plutôt que sociologue.
D’Alger, où il est venu soigner ses bronches, moins d’un an avant sa mort, le 28 avril 1882, Marx écrit à Engels : « À propos ; vor der Sonne habe ich den Prophetenbart und die Kopfperücke weggeräumt » (« À propos : au soleil j’ai envoyé promener ma barbe de prophète et ma crinière »). Il fait ainsi l’offrande au soleil algérois de sa barbe de patriarche et de sa tignasse rasta, la moustache seule échappant au sacrifice sur l’autel d’un barbier, kabyle prétend-on, officiant dans la rue à ciel ouvert. Toutefois, ses filles le préférant en bon père Noël à la barbe de neige, en débonnaire pater familias, il a pris soin, avant le sacrifice, d’une ultime photo dont il dédicace un tirage à Laura sa cadette : « To my dear Cacadou. Old Nick. » – Old Nick : en anglais le diable, surnom familier et ironique par lequel ses proches désignent le théoricien redoutable de ce communisme dont le spectre hante l’Europe.
Continuons un instant cette enquête pogonologique. La scène cette fois est en Arles, quelques années plus tard, en 1888 exactement. Van Gogh, qui y fait le fameux séjour que l’on sait, s’étant lié avec un postier du nom de Joseph Roulin, réalise son portrait (il en existe plusieurs versions). Le facteur (ou plutôt « entreposeur ») est représenté avec sa barbe, une barbe que Pierre Michon qualifie, dans Vie de Joseph Roulin1, d’« assyrienne », de « fleurie », de « parfumée », barbe qui élève le simple « moujik » qu’est l’humble postier Roulin au rang de « sujet d’icône » et fait de lui une sorte de « saint au nom compliqué, Népomucène, ou Chrysostome, Abbacyr ».
Petit traité de pogonologie
Si je m’arrête à ce qui pourrait n’être que la focalisation sur deux images très anecdotiques (une photographie et le récit épistolaire du geste qui lui fait suite d’une part, la description littéraire, d’autre part, d’un trait physique à partir d’un tableau), c’est que les deux images me semblent avoir du sens bien au-delà de l’anecdote, à la fois dans leur parenté et les mouvements opposés qu’elles indiquent.
Parenté : la barbe est dans chacun des deux cas signe de majesté, sinon de sainteté. Représentée (photographiée ou peinte), elle acquiert une dimension iconique qui confère à son porteur une aura supplémentaire. Aussi pourfendeur des idéologies et illusions, aussi opposé qu’il fût à ce qu’on n’appelait pas encore le culte de la personnalité, Marx ne dédaignait pourtant pas d’envoyer à ses correspondants et disciples sa photo « officielle », celle qu’on retrouvera plus tard, retouchée, lissée, « botoxée », en tête des brochures de ses œuvres, à Moscou comme à Pékin. Quant à Roulin, ses portraits par Van Gogh, écrit Michon, nous le montrent « couvert comme un roi » et « assis comme un pape2 ».
Barbe « iconique » donc, mais également pourvue d’une signification révolutionnaire. Pour Marx, inutile de s’y étendre, il le dit lui-même, non sans quelque ironie de mécréant : sa barbe est celle d’un prophète, un prophète du communisme à venir, un messie portant la bonne nouvelle, la promesse, d’une émancipation qui a nom « règne de la liberté » (promesse « indéconstructible » dira Derrida, en 1993, quand aura sombré, avec l’Union soviétique, le communisme « réel »3). Quant à Joseph Roulin, c’est un prolétaire ordinaire, un « moujik » on l’a dit, et non un « barine ». Alcoolique avéré, il était aussi, écrit Michon, républicain et ardent partisan de « la Sociale », avec « une affectation d’athéisme que l’absinthe exaltait ». Quand poussait « sa barbe de jeune satrape », l’ont en effet laissé « baba » les « arguments du sans-culottisme éternel », la promesse égalitaire qui est celle de « l’utopie républicaine ».
Cependant, le mouvement est dans les deux cas inverse. Tandis que Marx coupe sa barbe de prophète, le personnage du récit de Michon, non seulement conserve la sienne, mais la voit transformée par Van Gogh en attribut iconique majeur. Là où le théoricien du communisme se « dé-prophétise » (et ainsi se défait de sa dimension légendaire) ; là où il pratique à sa façon très ironique le « rasoir révolutionnaire » (« je ne suis pas marxiste », déclare-t-il à son gendre Paul Lafargue), le prolétaire Roulin, lui, non seulement demeure dûment barbu, mais voit son attribut velu devenir l’indice flamboyant de son ascension symbolique, de son accession à un état social nouveau où, prince rouge, il régnerait en majesté.
De conserve avec le geste du peintre (le redoublant), Michon adjoint une dimension auratique (la présence d’un lointain) à la prose d’une vie très ordinaire de simple employé des Postes. Un lointain, une altérité : quand le facteur songe au « Grand Soir » et au « drapeau d’une seule couleur », à ses héros communards, alors, écrit Michon, un « autre Roulin » surgit en lui, « un prince Roulin dont la barbe était parfumée et la jeunesse éternelle », un « principicule hors-la-loi » qui est aussi un « prince féroce » auquel vient un « goût de vengeance ». Négation pure et simple dans un cas (Marx), transfiguration dans l’autre (Roulin selon Michon).
Écart entre Marx et Michon : le premier, en digne héritier des Lumières et de la tradition matérialiste, use de l’arme de la critique pour dissoudre tous les mirages de la société capitaliste, pour mettre au jour le « secret » qui se cache derrière « le caractère fétiche de la marchandise4 », et ainsi inciter le prolétariat à s’engager dans l’action révolutionnaire en vertu d’une logique historique où c’est la dimension téléologique du futur qui commande. L’écrivain, lui, a recours à la magie de l’écriture pour légender (via la peinture et les images) l’histoire révolutionnaire (sans rien omettre de sa noirceur), après coup quand la révolution a échoué (et non moins la Commune), confisquée après 1793 par les notaires, et que s’est éteint l’espoir en des « lendemains radieux du prolétariat5 ». Il inscrit l’époque (le xixe siècle) dans une légende des siècles qui redonne au présent toute son épaisseur mythologique.
De la littérature à la politique et inversement
Si l’on creuse un peu, on perçoit en sous-main deux mouvements qui s’opposent. Marx appartient encore à une époque où le schéma dominant (celui des Lumières) voit les aspirants poètes renoncer à la littérature pour entrer dans l’arène politique : il eut en effet, au temps de sa jeunesse, des velléités d’écriture (il songea par exemple à fonder une revue consacrée au théâtre). Quitter la littérature pour la politique, la tragédie sur les planches pour la tragédie sur la scène autrement tumultueuse et tueuse de la grande Histoire, ce fut le cas déjà des membres du Comité de salut public, comme Michon le montre admirablement dans Les Onze6.
C’est le mouvement inverse qu’on peut lire en filigrane de la Vie de Joseph Roulin. Ce dont le postier est le témoin, ce qui le rend une seconde fois « baba », c’est un mouvement où, si une incarnation advient, ce n’est pas celle de l’idée révolutionnaire, de son utopie, mais celle, autrement « indubitable », écrit Michon, de l’art. Le miracle de la valeur marchande que Marx prétendait élucider par un traité d’économie, il s’incarne désormais, plus « mystique » que jamais, dans une simple toile roulée que Vincent envoie à Théo gare Saint-Charles à Marseille, avant qu’elle aille plus tard éblouir des foules à Manhattan.
Ce mouvement d’exode de la politique vers la littérature et l’art, s’il n’est pas tout à fait nouveau (Baudelaire confesse s’être après 1848 « dépolitiqué »), est essentiel à la génération qui est celle de Pierre Michon, une génération qui aura vécu sous l’égide de ces « deux mythes sociaux très beaux et très forts » que sont « le mythe de la révolution, du “Grand Soir” et le mythe des beaux-arts7 ». Parce qu’elle est aussi la mienne, permettez-moi ici un excursus autobiographique.
Horizon d’attente
Dans la Préface de son essai Sade, Fourier, Loyola (1971), Barthes souligne que la « jouissance du Texte n’est souvent que stylistique ». Mais il y a, ajoute-t-il, une autre jouissance, supérieure, qui advient quand le texte littéraire « transmigre dans notre vie », quand, via « quelques détails ténus », il parvient à faire qu’« essaiment » dans la vie du lecteur, « à la façon des atomes épicuriens », des « biographèmes » qui « transmigrent » dans sa propre existence, au point qu’ils paraissent « écrire des fragments de sa propre quotidienneté8 ».
On a souvent accolé à Pierre Michon l’épithète très réductrice de « styliste », « étiquette très louche9 », qu’il récuse vivement. Mais tout lecteur le sait, si son œuvre a pu rencontrer l’écho qu’elle continue d’avoir, c’est parce qu’elle procure bien autre chose qu’un simple plaisir stylistique. Il y a lieu ici de s’attarder sur le contexte de la réception de Vie de Joseph Roulin, sur l’horizon d’attente qui la précède et qu’elle vient à sa façon peut-être non pas exactement combler mais du moins réjouir. Car Vie de Joseph Roulin est indéniablement un livre qui vient à son heure. Il paraît en 1988, quand est avéré le reflux des espoirs révolutionnaires que toute une génération (ou du moins une portion essentielle de la jeunesse d’alors) avait pu partager ; quand s’installe une longue période de restauration. Deux traits me semblent caractériser l’époque en question (c’est ainsi du moins que je l’ai vécue). D’une part, le spectre du marxisme continue de rôder, malgré la prétendue « fin de l’histoire » qu’annoncera bientôt (en 1989 puis 1992), reprenant à sa façon Kojève, Fukuyama. D’autre part, pour beaucoup, s’opère un transfert de libido. Du domaine politique, l’investissement libidinal se déplace vers le domaine artistique. La valeur « art » tend ainsi à se substituer, dans les imaginaires, à la valeur « révolution » : l’heure est à Van Gogh et non plus à Lénine, Trotski ou Mao. Or ce sont bien ces deux traits qui sont au cœur du récit de Pierre Michon à travers la figure et l’histoire de Joseph Roulin : spectre de Marx et sacre de l’artiste. Tout un lectorat, désormais plus ou moins « dépolitiqué », est, dans les années 1980, en attente d’un livre tel que cette Vie de Joseph Roulin. Il se réjouira d’y pouvoir trouver des « biographèmes » qui résonnent fortement au regard des interrogations qui sont siennes quant à l’orientation de sa propre existence.
Deux traits sont au cœur du récit de Pierre Michon à travers la figure et l’histoire de Joseph Roulin : spectre de Marx et sacre de l’artiste.
Tel fut mon cas quand j’ai reçu, à Saint-Nazaire, ville à l’époque éminemment ouvrière, le choc d’un livre qui me laissa comme bien d’autres « baba ». Ce qui compte ici, c’est la capacité d’une écriture à inscrire un biographème dans l’espace mental, imaginaire, du lecteur. Cela passe par une phrase ou deux, par la façon dont elles parviennent, par « quelques détails ténus, source cependant de vives lueurs romanesques » (Barthes) à rejoindre le lecteur dans sa vie la plus incarnée, dans son corps, son existence sensible. Ces détails, en l’occurrence, sont ici les « mains blanches » du jeune blanquiste dont Michon fait le portrait à la page 23, la « chambre pauvre » où se tient la réunion, ou encore le côté enfiévré d’une parole qui méduse ses auditeurs. Ainsi à Nantes ai-je pu entendre Benny Lévy, en 1967, fascinant, médusant un auditoire de jeunes ouvriers, dans une chambre mansardée où l’un d’eux, un jeune électricien, vivait (et je me souviens même que le toit fuyait et qu’une bassine servait à recueillir l’eau de pluie).
Histoire et légende (Balzac)
Mais laissons le contexte (la réception) pour sonder de plus près les textes.
Écartons préalablement deux hypothèses de lecture que mon titre pourrait éventuellement suggérer et qui n’ont pas lieu d’être. Du point de vue de l’objet, il ne s’agit évidemment pas de faire de Michon un écrivain marxiste, qui s’efforcerait d’illustrer par ses récits une doctrine préétablie (Marx et Engels eux-mêmes, d’une telle littérature, ne voulaient pas). Ce fut le cas cependant pour certains écrivains soviétiques dans les années 1920 et 1930. Je songe par exemple à Platonov s’appliquant tant bien que mal à se conformer, à contrecœur, aux canons du réalisme socialiste, aux canons de ce que Lukács, qui s’y oppose, appelle « l’orthodoxie naturaliste stalinienne10 ». Et cependant, par les vertus de son écriture, échappant, ce même Platonov, à toutes les faiblesses de ce réalisme militant (Tchevengour).
Du point de vue de la méthode, il ne s’agira pas non plus de lire Michon à la lumière d’une théorie marxiste de la « production littéraire » (Pierre Macherey), en projetant sur son œuvre des catégories comme celles du miroir et du reflet (Lénine à propos de Tolstoï, Lukács à propos de Balzac). Il s’agira plutôt, loin de toute approche idéologisante aussi bien que sociologisante, de mettre à jour une imprégnation en quelque sorte spectrale (quoique bien réelle – aussi réelle que la lutte des classes elle-même) du marxisme (d’un horizon marxiste) dans l’œuvre de Michon. Il s’agira au fond de lire Michon comme lui-même a pu lire Balzac dans ce texte magnifique qu’est « Le temps est un grand maigre », texte où la catégorie de spectre est essentielle, en même temps qu’une philosophie du temps, non pas explicite mais infuse, comme le voulait Mallarmé, s’y peut lire en filigrane.
Toute une tradition marxiste a voulu faire de l’auteur de La Comédie humaine le parangon d’une esthétique réaliste en même temps qu’on voyait en son œuvre, à rebours de l’idéologie réactionnaire (légitimiste) qu’il pouvait lui-même professer, la confirmation des analyses économiques du capitalisme et de la lecture de l’histoire de son développement dans la France de la première moitié du xixe siècle produites par Marx. Ce dernier, on le sait, admirait Balzac, louant, dans un passage célèbre du livre III du Capital, « sa conception des rapports réels », telle qu’elle s’exprime par exemple dans un roman comme Les Paysans. Aux dires de Lafargue, il songeait même à écrire, une fois venu à bout de son opus magnum, un ouvrage critique sur le romancier.
Ce qui intéresse Marx et ses successeurs chez Balzac, c’est donc, indépendamment de l’idéologie professée par l’auteur, la puissance démystifiante de l’entreprise romanesque, sa capacité à mettre à nu les mécanismes inaperçus par lesquels le capitalisme et la logique de la marchandise s’imposent, après une phase d’accumulation primitive, dans tous les domaines, y compris celui du livre et de la culture. C’est aussi la capacité du roman réaliste à faire apparaître, à travers le miroitement des détails et péripéties les plus contingents, la « nécessité sociohistorique » d’une époque (Lukács). Dialectique de la contingence et de la nécessité éminemment hégélienne, qui structure toute une philosophie marxiste de l’histoire et commande, en matière de littérature, une préférence pour une esthétique continuiste plutôt que pour un art « formaliste » du fragment et du montage.
Ce débat autour du réalisme n’est pas celui de Michon. À ses yeux, Balzac n’est pas vraiment un réaliste. Il le dit au détour d’une phrase : Balzac était en enfer « du temps où il passait pour un réaliste11 ». Le temps qui prévaut dans son œuvre n’est pas le temps continu qui vaut dans la perspective historico-téléologique de Marx. Le « grand maigre » est un « Chronos arlequin » qui ne cesse de sauter hors de ses gonds, de se présenter sous un nouveau jour, de déjouer l’ordinaire rationalité narrative. Grand maître des existences, il souffle sur elles le chaud et le froid. Il commande aussi à la « toute-puissance énonciative » d’un écrivain qui, bataillant pour atteindre l’impossible, n’hésite pas à mêler les vivants et les morts, se montrant ainsi sans égard pour une successivité temporelle bien ordonnée. Le parangon du réalisme qu’est supposément Balzac est d’abord pour Michon un métaphysicien (métaphysicien du nonsense le plus vertigineux), un mage romantique, un alchimiste qui a en main « le feu Saint-Elme, les apparitions, les spectres, les masques », qui fait « revenir les morts ».
S’il y a un sociologue chez Balzac, ce n’est pas cet aspect « marxien » du romancier qui prévaut pour Michon. Ou du moins il doit être revu à la lumière d’une écriture qui transfigure la matière narrative dont elle s’empare, qui fragmente en vignettes le tableau de la société et tire l’histoire du côté de la légende. « Pourquoi démystifier ? demande Michon. Je ne suis pas sociologue. Je prends des noms propres indubitables comme Van Gogh et Rimbaud. Je les fais trembler un petit peu dans l’espace de 60 ou de 120 pages. Je les mets en cause, à l’épreuve, mais je crois qu’à la fin l’aura ressurgit intacte12. »
Ce recours à la notion d’aura indique qu’il s’agit bien pour le récit michonien, à l’instar de ce qui fonde le genre traditionnel des « vies », de trouver « un point de tangence avec le divin ». Avec cette difficulté considérable que cette recherche advient en régime post-religieux. C’est là toute la question du sacré chez Michon.
Un récit marxien
Après Vie de Joseph Roulin, s’il y a un récit « marxien » chez Michon, c’est bien évidemment Les Onze13. Toute la première partie est comme hantée par le spectre du Capital, tandis que la seconde partie déploie un récit qui n’est pas sans parenté, dans son analyse de la lutte des classes et des arcanes du pouvoir, avec Le 18 Brumaire.
« L’existence indubitable des Onze », le tableau où sont représentés les membres du Comité de salut public, si elle vaut comme « bloc formel d’existence », est aussi très marxistement rapportée, dans cette première partie, à ses conditions matérielles, économiques, de production, à ce qui en est l’infrastructure. Reconstituant la généalogie de François-Élie Corentin, l’auteur dudit tableau, Michon expose comment, au « temps de la terrible douceur de vivre », le peintre a pu jouir d’une situation sociale qui est le fruit de l’exploitation de « deux générations de terrassiers et maçons limousins », « dont le statut et le salaire à peu de choses près étaient ceux des nègres d’Amérique ». La douceur de vivre réservée aux nantis a pour envers des « fondations invisibles ». Sous l’apparence des eaux calmes d’un canal creusé pour le compte du roi et l’enrichissement du grand-père maternel du peintre, il y a un « substrat limousin », autrement dit la misère noire d’un prolétariat de maçons creusois trimant dans la boue. Leur exploitation contribue à une forme d’accumulation primitive qui n’est pas sans parenté avec celle qui résulte du commerce « triangulaire », commerce où « la chair noire », le « bois d’ébène, la pièce d’Inde comme on disait [est] transmuée pour quelques-uns en or pur, en tables à cent couverts sous les marronniers d’Inde, en bals ». Cette accumulation primitive est aussi le fumier sur lequel fleurit l’or frelaté de la culture, d’abord sous la forme de la « glandouille poétique » du père, François Corentin de la Marche, « anacréon de province » (autrement dit poète raté), puis avec le fils, François-Élie, l’auteur du célèbre tableau. Ainsi Michon donne-t-il à voir cette « majesté sinistre de l’accumulation primitive dans le domaine de la culture » que, selon Lukács, Balzac a mise en scène dans ses romans.
Que la division du travail soit un facteur essentiel de la division entre les classes, c’est ce que montre avec force le récit des Onze quand son auteur met dans la bouche de François-Élie enfant cette remarque : « Ceux-là ne font rien : ils travaillent. » (le futur peintre répond ainsi à sa mère avec qui il se promène et qui lui explique que ces « Limousins noirs » qui sont en train de curer un canal en contrebas d’une turcie de Loire « refont ce qu’a fait une première fois ton grand-père »). Ainsi, l’animal laborans, parce qu’il ne fait pas d’œuvre, à la différence de cet homo faber qu’est l’artisan ou l’artiste, n’est pas vraiment un homme.
L’exploitation économique se double donc d’une humiliation sociale. Elle n’épargne pas le premier maillon de l’ascension. François Corentin de la Marche, le père du peintre, s’il apprend le latin et anoblit son patronyme, ne parvient pas à échapper complètement à son origine de classe. Il continue de porter en lui et de « dissimuler sous le petit collet » « cette impression qu’[il] est une taupe », autrement dit un animal dont il est loisible aux maîtres du monde d’écraser le museau du talon.
Taupes et chevaux
Avec ce mot de « taupe », Michon reprend délibérément un emblème essentiel du bestiaire de Marx (le fameux « Bien creusé, vieille taupe14 »). L’allusion est évidente, mais l’emblème est affecté chez l’écrivain d’une signification qui n’est pas exactement marxienne.
Certes, Joseph Roulin, « le vieux facteur rouge », croit en la révolution, en l’avènement de cette « vraie république » qui « clôturera le monde », mettra fin à l’Histoire. C’est un croyant ; il voit dans ses rêves « le drapeau d’une seule couleur qui doit mettre fin au mal flotter sur notre paradis avec la bête qui représente l’Histoire […] la bête patiente, aveugle et fouisseuse, impotente, la vieille taupe que Marx avait dans son blason15 ».
Mais, dans Les Onze, la taupe de Michon n’a pas exactement le même sens que celle de Marx. Ce dernier empruntait l’animal et la formule à Hegel (qui l’empruntait lui-même au Hamlet de Shakespeare). « Brav gearbeitet, Maulwurf ! » (« Bien bossé, la taupe ! ») : Hegel faisait de la taupe l’emblème d’un travail souterrain de la Raison s’affirmant progressivement dans l’Histoire avant de s’épanouir pleinement à la lumière du jour comme Esprit. Vision à la fois téléologique et théologique. Marx, selon une démarche matérialiste qui lui est coutumière, renversait l’idéalisme hégélien pour faire de la taupe l’emblème de cette force sociale nouvelle qu’est le prolétariat, force révolutionnaire traversant le « purgatoire » de l’Histoire pour marcher vers le paradis de la société sans classes. Plus de théologie (d’Esprit du monde), mais téléologie encore, cependant. Rien de tel avec la taupe de Michon dans Les Onze. Elle ne s’intègre aucunement à une philosophie où l’Histoire serait synonyme de marche émancipatrice. Nulle téléologie, l’animal est bien plutôt chez Michon signe de malédiction, stigmate d’infériorité sociale difficilement effaçable plutôt que signe d’espoir en la victoire à venir de la révolution.
Un autre emblème complète, dans le même sens, le blason des Onze, c’est celui du cheval. Il me semble devoir être lu à la fois en lien et en opposition à ce qui est un autre emblème essentiel du blason de Marx, celui de la locomotive – autrement dit du cheval-vapeur. Promise à un bel avenir, une phrase célèbre de Marx datant de 1845 aura suffi à établir le destin symbolique exceptionnel de l’engin locomotive : « Les révolutions, écrit-il, dans Les Luttes de classes en France, sont les locomotives de l’histoire. »
Au xixe siècle, avec l’essor de la grande industrie, s’affirme un âge du fer qui prospérera en architecture et trouvera avec le rail un vecteur essentiel de propagation. Au siècle suivant, même si l’électricité occupe une place prépondérante (devenant notamment le vecteur principal de l’édification du socialisme sous Lénine puis Staline), l’âge du fer – et avec lui l’emblème de la locomotive – continue de s’affirmer. On en retrouve maintes traces dans la littérature soviétique des années 1920. Si le cheval est l’animal emblématique de l’épopée révolutionnaire dans Cavalerie rouge d’Isaac Babel (1926), il se voit concurrencé par le cheval-vapeur dans Tchevengour, le grand roman, non moins épique, d’Andreï Platonov. Le cheval d’un des deux héros, Kopionkine, se voit nommé « Force prolétarienne16 ». Il y est le véhicule et le vecteur d’une quête donquichottesque d’un communisme utopique dont rêvent les héros et qu’ils croiront trouver à Tchevengour, là « où le temps si long de l’histoire » leur semble « avoir pris fin17 ».
Dans Les Onze, les chevaux, au lieu de faire signe vers le cheval-vapeur et d’être en mouvement vers quelque lieu utopique, acquièrent une dimension mythique, fabuleuse. Pour ce faire, il faut transgresser le simple récit historique, son régime de vérité propre. Il faut prendre le parti du romanesque, plutôt que celui de l’historiographie savante, comme l’a fait Michelet lui-même – ou plutôt comme il est supposé l’avoir fait dans « les douze pages définitives qui traitent des Onze ». Il s’y est laissé emporter par son récit et, en quelque sorte halluciné, il en est venu, écrit Michon, à « inventer » « sa fable d’un cheval riant dans la nuit derrière la cloison où les trois sorciers commandent à l’enchanteur la peinture des Onze18 ».
Extatique, l’Histoire, étant ainsi sortie de ses gonds, peut laisser place à des figures spectrales où l’humanité et l’animalité en viennent à se confondre. Les membres du Comité de salut public ne sont plus tout à fait des hommes : les « onze têtes pâles », « esseulées et perchées », des commissaires sont « onze formes semblables à des chevaux ». Elles font penser « à quelque chose de plus ancien et de moins conjoncturel que des têtes coupées au bout d’une pique ». On n’est plus dans le temps historique, on est dans l’éternité du mythe. Quant aux chevaux, solidaires d’un monde archaïque, celui des « grandes chasses », ils sont des dieux, des « bêtes divines », « des gibiers idolâtrés et redoutés, divins tyranniques, sur les murs des cavernes » ; « C’est Lascaux », conclut Michon. On se souviendra alors du livre que Bataille a consacré aux peintures de Lascaux, où les chevaux sont sauvages et participent d’un « monde où l’animal est revêtu d’une dignité intacte, au-dessus de notre humanité affairée » ; ils se placent, écrit Bataille, « au niveau des dieux et des rois19 ».
L’Histoire, même la grande, est ainsi pour Michon beaucoup plus que l’Histoire selon Marx. Elle renvoie à la double énigme, sans réponse, de l’existence et du temps.
- 1. Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Lagrasse, Verdier, 1988, p. 51, 11, 21.
- 2. Ibid., p. 11.
- 3. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
- 4. Karl Marx, Le Capital, livre I [1867], trad. par Joseph Roy, éd. Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008, p. 152.
- 5. P. Michon, Vie de Joseph Roulin, op. cit., p. 41.
- 6. P. Michon, Les Onze, Lagrasse, Verdier, 2009.
- 7. P. Michon, Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, 2007, p. 51.
- 8. Roland Barthes, Œuvres complètes, tome III, 1974-1980, Paris, Seuil, 1995, p. 704-706.
- 9. P. Michon, Le roi vient quand il veut, op. cit., p. 145.
- 10. Georg Lukács, Pensée vécue, mémoires parlées [Gelebtes Denken, 1980], trad. Claude Prévost et Jean Guégan, Paris, L’Arche, 1986, p. 140.
- 11. P. Michon, Trois Auteurs, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 43.
- 12. P. Michon, Le roi vient quand il veut, op.cit., p. 49.
- 13. P. Michon, Les Onze, op.cit.
- 14. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte [1852], présentation et traduction de Grégoire Chamayou, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2007, chapitre VII.
- 15. P. Michon, Le roi vient quand il veut, op. cit., p. 63.
- 16. « “Salut, Force prolétarienne !” dit Kopionkine à l’adresse du cheval qui haletait, gavé qu’il était de nourriture grossière. “Allons sur la tombe de Rosa Luxemburg !” » (Andreï Platonov, Tchevengour [1928], trad. Louis Martinez, préface de Georges Nivat, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 126).
- 17. Ibid., p. 283.
- 18. P. Michon, Les Onze, op. cit., p. 129.
- 19. Georges Bataille, La Peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance de l’art, Genève, Skira, 1955, p. 126.