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Dieu, le savant et le cosmopolite. Sur des écrits récents de Jürgen Habermas

mai 2009

#Divers

Sur des écrits récents de Jürgen Habermas

Pourquoi la religion prend-elle, comme en témoigne son dernier recueil traduit en français, Entre naturalisme et religion, une part grandissante dans la réflexion du philosophe allemand ? Cela vient d’une interrogation sur les limites de son approche procédurale : il s’inquiète ainsi des ressources éthiques d’un État libéral moderne. La démocratie peut-elle faire face au risque d’une « sécularisation qui déraille »?

Au mois de novembre est parue la traduction attendue d’un ouvrage de Jürgen Habermas, publié en Allemagne en 2005 : Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie1. Les défis en question sont de trois ordres : la science, la religion, la mondialisation. Les textes sur la religion, qui forment le cœur du livre, sont assurément ceux qui attirent le plus l’attention, parce que leur objet est brûlant. Et ils intriguent d’autant plus que Habermas n’avait jamais abordé le sujet avant les années 2000 – et les attentats du 11 septembre. Mais la place qu’il lui accorde n’a au fond rien de spécifique et s’inscrit dans un programme plus large et déjà ancien : comprendre, interpréter, réinterpréter le projet de la modernité, ce projet auquel Habermas travaille explicitement depuis près de trente ans2.

Ce programme philosophique et culturel est indissociable d’un engagement politique, fil conducteur de toute l’œuvre de Habermas : définir, justifier, garantir les fondements normatifs de la démocratie. La science (la compréhension de nous-mêmes qu’elle nous donne), la religion (qui détermine un certain rapport à soi, aux autres et au tout du monde), la mondialisation (qui implique une confrontation des cultures, la remise en cause des équilibres socio-économiques et politiques) ont toutes à voir, d’une manière ou d’une autre, avec la démocratie, ou du moins obligent-elles à poser la question du sens et de la direction que nous souhaitons donner à notre vie en commun.

À plusieurs reprises, Esprit s’était fait l’écho des débats engagés par Habermas sur la question religieuse, notamment lors du dialogue avec Joseph Ratzinger3. À l’occasion de la parution en français d’Entre naturalisme et religion, je souhaiterais replacer ces derniers écrits dans l’évolution philosophique de Habermas – sans vouloir forcer les rapprochements ou les continuités car ce livre n’est pas une œuvre autonome et systématique, mais un recueil d’articles et de conférences publiés ou présentés de façon éparse. Il est toutefois possible de reconstruire la logique inhérente à l’œuvre de Habermas et de resituer les problématiques, notamment celles ayant trait à la religion, dans un effort de réflexion qui ne doit pas tout à l’actualité. J’évoquerai ensuite plus concrètement ce que les lecteurs pourront trouver dans ce dernier opus.

Deux axes majeurs : une anthropologie philosophique…

On peut, pour schématiser, distinguer deux grands axes dans la philosophie de Habermas de ces trente dernières années : d’un côté, la problématique communicationnelle, qui l’a amené à développer une théorie de la société, une théorie de la connaissance et une théorie morale ; de l’autre, la veine plus proprement politique dédiée à la question de la citoyenneté : citoyenneté qui repose bien sûr sur les compétences communicationnelles des citoyens et qui se vit dans l’espace national comme dans l’espace trans- ou postnational. J’ajouterais une troisième thématique, plus discrète, qui apparaît comme en filigrane et vient faire la synthèse des deux premières : la thématique existentielle. Je développerai ce dernier point en conclusion de cet article.

Comme l’on sait, c’est dans la Théorie de l’agir communicationel4 que Habermas jette les bases communicationnelles de sa philosophie. Le but est alors double : philosophiquement, réhabiliter l’idée de raison et de rationalité (pratiques), et sortir du pessimisme réducteur de sa propre tradition philosophique, celle de la théorie critique ; politiquement, défendre le projet d’une modernité culturelle qui, fin des années 1970, semble remis en cause par la droite conservatrice allemande ; les moyens pour atteindre ce double but : d’une part, s’appuyer sur le pragmatisme (et notamment la théorie des actes de langage d’Austin) pour montrer que le langage, même le plus quotidien, est le principe de la raison et la raison en acte (Habermas considère en outre que, parmi les courants issus du jeune hégélianisme, le pragmatisme est le seul à « prendre la démocratie au sérieux », façon de se raccrocher à une tradition politiquement non suspecte) ; d’autre part, relire les grands sociologues armé de ce nouvel outillage conceptuel (puisqu’il s’agit de fournir une théorie de la société) : Durkheim, Parsons, mais surtout Weber ; les résultats : une théorie de l’action qui dégage les conditions de possibilité d’une socialisation s’effectuant de manière réflexive, donc au fond, potentiellement démocratique ; un nouveau paradigme, fondé sur le concept de raison communicationnelle, qui entend congédier la philosophie du sujet au profit d’une approche intersubjective des actions humaines – et donc aussi des questions normatives ; une analyse de la modernité en deux volets, à la fois comprise comme une aptitude cognitive et morale (accepter de se soumettre aux exigences de la raison communicationnelle ; admettre la seule force du meilleur argument, entre autres) et comme un processus de modernisation (rationalisation des formes de vie, sécularisation des images du monde) qui favorise cette aptitude et libère les ressources communicationnelles.

Les années 1980 et 1990 sont notamment consacrées à compléter, modifier ce paradigme intersubjectif, dialogique. D’une part, dans la perspective d’une théorie morale : Habermas développe une éthique de la discussion, met en place la distinction entre le juste et le bien, entre morale universelle et éthiques particulières ; d’autre part, dans l’optique d’une théorie de la connaissance : il continue notamment à discuter l’héritage du pragmatisme kantien. À ce titre, Vérité et justification5 est une œuvre essentielle, qui renouvelle de façon décisive certains aspects de la Théorie de l’agir communicationnel : Habermas revisite notamment son concept de vérité, qu’il n’avait plus retouché depuis les années 1970, en s’appuyant sur le programme d’un réalisme interne développé par Hilary Putnam ; il réexamine le statut des idéalisations propres à toute activité humaine6, élabore un concept d’objectivité opératoire dans le monde moral et social, dépouillé de toute connotation ontologique et en même temps susceptible de répondre au contextualisme radical d’un Richard Rorty.

Parallèlement, toujours dans cette lignée pragmatiste, il développe une théorie de l’apprentissage évolutionnaire fondée sur l’idée qu’« on ne peut pas ne pas apprendre » ; il poursuit ainsi son effort (après sa reprise dans les années 1970 et 1980 de la psychologie cognitive de Piaget et de Kohlberg) pour lier processus naturels (développement de la conscience) et processus sociaux (performances morales-pratiques) et réconcilier, comme il le dit lui-même, Kant et Darwin. Il « naturalise » en quelque sorte sa morale, et se dote d’arguments scientifiques pour prouver que la rationalité pratique est incarnée dans la morale postconventionnelle et est rendue possible par nos structures cognitives.

Bref, dans ces derniers textes, Habermas affine son anthropologie philosophique et précise les ressources pragmatiques, morales et sociales sur lesquelles peut s’appuyer un citoyen moderne.

… et une théorie de la citoyenneté

Avec Droit et démocratie7, qui paraît en Allemagne en 1992, Habermas propose justement une théorie de la citoyenneté. Pour lui, il s’agit désormais de fixer le flux communicationnel qu’il a mis en évidence dans les interactions quotidiennes dans un médium stable et qui permette d’en conserver tout le potentiel critique, tout en lui conférant une efficience sociale ; ce médium, c’est le droit moderne.

Tout comme la Théorie de l’agir communicationnel, cet ouvrage répond à différentes stratégies philosophiques et s’inscrit dans un contexte culturel spécifique : de manière contingente, il s’agit pour Habermas de prendre position dans le débat qui anime la philosophie américaine et qui commence à s’exporter en Europe, le débat, pour le dire vite, entre libéraux et communautariens, initié par les travaux de John Rawls et qui invite à une discussion sur ce qu’est une communauté politique moderne. Il s’agit aussi pour Habermas de se resituer dans sa tradition, en réinvestissant la théorie du droit de Kant et de réintroduire de la confiance dans un médium en partie disqualifié par Marx et ses prédécesseurs de l’École de Francfort. C’est aussi l’occasion, à côté de cette stratégie philosophique, de prendre part à un débat socio-politique sur la juridicisation de la société et de prendre en compte les analyses du sociologue Niklas Luhmann sur la complexité de la société. Il s’agit enfin, politiquement, de proposer une théorie de la citoyenneté dans une Allemagne tout juste réunifiée – et de prolonger et d’approfondir le débat sur la nation allemande déjà amorcée lors de la « querelle des historiens » où Habermas avait popularisé l’idée de patriotisme constitutionnel et défendu une conception civique de la nation.

Le résultat, c’est un modèle qui se veut nouveau, une troisième voie entre paradigme libéral et républicain, une solution procédurale et délibérative, qui entend dépasser l’opposition traditionnelle entre droits de l’homme et souveraineté populaire. Cette approche implique une citoyenneté très active et accorde une place centrale à la Constitution : la citoyenneté se vit comme l’actualisation constante des principes normatifs contenus dans la Constitution ; celle-ci est vue comme un projet que chaque génération doit réinterpréter et ajuster en fonction des revendications nouvelles. Le droit, les procédures juridiques sont les garanties institutionnelles d’une société juste, permettant qu’un pouvoir communicationnel, lui-même issu de besoins exprimés au sein de l’espace public, formel et informel, se transforme en pouvoir politique et administratif. Cette théorie de la démocratie, ouverte et inclusive, reposant sur les compétences communicationnelles et cognitives de citoyens actifs, est aisément transposable à un niveau postnational. Habermas complète ainsi dans les années 1990-2000 ses réflexions sur la démocratie moderne par une série d’essais, d’articles, de conférences portant sur la question du multiculturalisme, de la citoyenneté européenne ou encore sur l’évolution de l’ordre international vers un ordre cosmopolitique.

Le dernier livre de Habermas Entre naturalisme et religion est au croisement de ces axes de réflexion et prolonge les interrogations nées d’une réactualisation ininterrompue du projet de la modernité.

Pour une société post-séculière

La question religieuse amène en fait Habermas à compléter Droit et démocratie. Le philosophe s’intéresse désormais à un aspect qu’il n’avait jusque-là pas vraiment envisagé : les ressources éthiques d’un État libéral moderne. C’était d’ailleurs une des critiques principales que l’on pouvait adresser à sa théorie de la citoyenneté : son modèle procédural donne l’impression de pouvoir s’auto-entretenir. Habermas soutient que des institutions qui fonctionnent bien génèrent d’elles-mêmes une forme de solidarité, de sens civique, créent des habitudes de liberté, une atmosphère démocratique qui font que, en cas de crise, la société a la capacité à réagir. Il ne problématise pas la ressource éthique, motivationnelle, la dimension volitive qui porte bien des noms, et qui semble essentielle à toute théorie de la citoyenneté et à toute vie civique dignement vécue : fraternité, solidarité, religion civique, vertu républicaine, éthique de la responsabilité…

C’est en fait seulement dans ses tout derniers textes qu’il revient sur ce problème et aborde la question de la solidarité. S’il maintient que le cercle vertueux des institutions libérales ne peut s’enrayer pour des raisons internes, il reconnaît qu’il peut s’enrayer sous le coup d’interventions « systémiques », venant du marché, de la globalisation, des inégalités sociales. C’est dans ce contexte qu’il met en garde contre les risques d’une « sécularisation qui déraille » et viendrait tarir les sources de la solidarité. Il invite ainsi notre société à ne pas renoncer trop rapidement aux apports normatifs venus de la religion, qu’il s’agit de traduire en un langage laïque, compatible avec les exigences de neutralité de l’État moderne.

Il propose du même coup de réinterpréter le processus de sécularisation sociale, politique et culturelle en cours depuis au moins deux siècles et de le voir comme un double processus d’apprentissage, un processus complémentaire, qui impose aux traditions issues des Lumières et aux traditions religieuses de réfléchir à leurs limites respectives. Jusque-là, l’effort d’autoréflexion critique a été demandé exclusivement aux religions. Il est nécessaire de rééquilibrer les attentes et les exigences.

Chose intéressante, ce n’est pas seulement le fondamentalisme islamique qui motive Habermas à réfléchir au rapport de la religion et de la société, mais aussi l’exemple américain, puissant mélange de démocratie (fondée sur la raison naturelle) et de religion publique. N’acceptant pas la thèse selon laquelle l’Europe sécularisée serait finalement non plus un modèle historique à suivre mais plutôt une curieuse exception, Habermas invite à reformuler l’idéal de laïcité et défend l’idée d’une société post-séculière ; c’est, une fois de plus, une manière de réactualiser le projet de la modernité, de tenter de remédier à ses propres tendances désenchanteresses ; c’est proposer une étape ultérieure à celle décrite jadis par Weber dans les termes d’une société séculière et d’une sécularisation des images du monde et considérer que le processus de sécularisation n’est en réalité jamais achevé ; c’est au demeurant clarifier ce terme de sécularisation qui dès lors ne doit plus signifier le retrait sans appel du religieux hors de la sphère sociale, culturelle et politique, mais renvoie à un processus de traduction du langage religieux en langage séculier, et revendique un héritage plutôt qu’il ne proclame une rupture8.

Le lecteur français trouvera dans ces textes de précieux éléments de réflexion sur le problème de la laïcité. Habermas critique sans ambiguïté une compréhension séculière trop bornée et pose toute une série de questions qu’il ne faudrait pas considérer comme déjà tranchées : comment interpréter le principe de liberté religieuse ? La liberté religieuse est-elle seulement quelque chose de privé ? Comment interpréter le pluralisme ? Quel doit être le rôle des communautés religieuses dans la société civile et la sphère publique politique ? L’État libéral oblige-t-il les citoyens croyants à des pratiques inconciliables avec leur foi ?

Pour Habermas, le double processus d’apprentissage et de traduction doit s’inscrire dans une approche délibérative. C’est là le critère d’une foi et d’une raison pratique toutes deux modernes, c’est-à-dire capables de reconnaître la dimension épistémique d’une controverse régulée par la discussion ; les citoyens croyants et non croyants se doivent des raisons, ils doivent se mettre d’accord sur ce qui peut ou non être toléré.

En même temps, Habermas reconnaît que les convictions politiques ancrées dans la foi religieuse peuvent difficilement être transposées sur une autre base cognitive. Les certitudes de foi, même soumises à la pression d’une conscience séculière faillibiliste, conservent de toute façon un noyau opaque. L’État libéral doit donc décharger les croyants de la tâche impossible de tout devoir traduire dans un langage séculier. L’exigence de « justification séculière » ne peut finalement s’adresser qu’aux hommes politiques : mais elle doit être absolument maintenue car c’est la seule façon de garantir, à travers le principe de neutralité de l’État, l’égale liberté religieuse entre les citoyens. L’État a en même temps tout intérêt à ce que les citoyens croyants participent à la vie publique et qu’ils puissent contribuer, grâce aux ressources éthiques de leur religion, à la fondation de sens nécessaire à la communauté.

Avec le phénomène de la foi, Habermas est confronté à l’Autre de la raison communicationnelle. Il reconnaît lui-même le noyau d’opacité et d’incommunicable qui constitue le cœur de la foi. La croyance religieuse se dérobe à l’argumentation rationnelle ; la raison séculière ne peut se prononcer sur les vérités de foi. Mais cela n’entre pas en contradiction avec les acquis de la Théorie de l’agir communicationnel : au fond, ce qui importe n’est pas le contenu même des assertions, mais le respect des règles de la discussion : pratiquer une éthique de la discussion inclusive et faillibiliste et renoncer à vouloir imposer ses certitudes de foi par la force.

Sens et science

Ce que Habermas refuse tout autant qu’une croyance sourde au contexte épistémique de son époque, c’est un laïcisme scientiste qui interpréterait la nécessaire séparation de la foi et du savoir en termes de victoire univoque du savoir séculier et n’admettrait plus qu’un seul discours sur la vie et le monde, celui des sciences naturelles. Le naturalisme n’est qu’une des formes du positivisme parmi d’autres que Habermas a régulièrement combattues (positivisme juridique, fonctionnalisme, décisionnisme…). À chaque fois, il s’est agi pour lui de dégager des poches de normativisme, d’éclairer la dimension symbolique, interactionnelle propre à toute vie humaine, de distinguer nettement légalité et légitimité, de circonscrire, au fond, toute approche exclusivement réifiante des activités humaines. Ou pour le dire encore différemment : de préserver la construction de sens que seule une rationalité de type sujet-sujet est capable d’honorer. Le point de départ de ses réflexions lui est donné par les découvertes des neurosciences qui semblent remettre en cause encore un peu plus la liberté de l’être humain. Habermas discute, notamment dans un dialogue avec Gerhard Roth, un des spécialistes allemands des sciences cognitives, la vieille antinomie de la liberté et du déterminisme. Dans un texte en forme d’hommage composé pour les cent ans de sa naissance, il commente également la position d’Adorno sur ce sujet et la façon dont son prédécesseur à Francfort tente de dénouer les tensions entre nature et raison en développant une phénoménologie de la liberté où l’intrication du corps, de la mémoire et de l’histoire personnelle permet de rendre compte des origines naturelles de la raison tout en faisant droit à l’unicité d’une conscience qui se sait auteur de ses actes.

Les recherches sur le cerveau apportent constamment de nouveaux résultats ; l’antinomie de la liberté et du déterminisme, elle, n’est pas très neuve, elle remonte au minimum à Kant. On ne sort pas de cette antinomie, suggère Habermas, si l’on confond deux plans de connaissance aussi légitimes l’un que l’autre, mais pourtant bien distincts et possédant leurs lois propres ; dans son optique pragmatiste, l’action – et la vie sociale dans son ensemble – a sa propre rationalité que la rationalité de type sujet-objet des sciences dures ne peut réfuter. L’être humain peut certes être déconstruit et analysable dans des formules physiques, chimiques, électriques : il n’en reste pas moins que les effets de coordination propres à une vie concrètement vécue, c’est-à-dire dans l’interaction quasi permanente, dépendent d’un autre type de raisons – celles que deux personnes qui parlent et agissent se donnent l’une à l’autre. Aussi déterminé soit-on, c’est bien sur le plan horizontal des interactions et de la participation que s’éprouve performativement quelque chose comme le sentiment d’être libre.

Le cosmopolite kantien

La troisième et dernière partie du livre de Habermas est consacrée à la « démocratie postmoderne ». Il faut entendre derrière cette formule une démocratie vécue dans un contexte de pluralisme et dans un espace tendantiellement postnational. Le dernier article de l’ouvrage est ainsi consacré à l’évocation de l’ordre international, dont Habermas décrit l’évolution progressive vers un ordre cosmopolitique. On retrouve un Habermas kantien qui, dix ans après la Paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne9, continue d’interpréter et de tester l’utopie kantienne et de la mettre à l’épreuve de l’expérience de la guerre en Irak et de ses conséquences pour le droit international. Face à « l’hégémonisme libéral » de l’administration Bush, il défend une approche multilatéraliste des relations internationales fondée sur un universalisme kantien. Dans cette constellation postnationale, le motif principal reste l’exigence de démocratie, qui fait naître ce questionnement : comment préserver les fondements normatifs de notre démocratie au-delà des limites de l’État-nation ?

En prenant un recul historique et philosophique, Habermas analyse les tendances à la constitutionnalisation de l’ordre mondial. Ce recul l’autorise à percevoir l’Onu, malgré ses nombreux manquements, comme une institution sans précédent, dont il faut encourager les réformes. Des réformes nécessaires pour que les frontières entre droit et morale soient nettes, et que la politique des droits de l’homme ne soit pas un universalisme moral mou, mais un cadre constitutionnel susceptible de mettre en œuvre une police interne. Si les droits de l’homme demeurent uniquement une instance morale, ils seront toujours suspects de servir une idéologie et des intérêts occidentaux.

Quelle doit être la forme institutionnelle de cet état cosmopolitique ? Habermas évoque une « société mondiale dotée d’une constitution politique », répartie sur plusieurs étages ; il effectue une sorte de partage des tâches entre acteurs des niveaux supranational, transnational et national. L’enjeu majeur consiste aujourd’hui à trouver un équilibre, à ces différents niveaux, qui satisfasse aux attentes de légitimité démocratique. Habermas cherche ainsi à montrer que l’état cosmopolitique ne s’épuise pas dans un État mondial. Il doit puiser dans la substance normative des traités, des conventions.

De façon générale, Habermas nourrit une confiance certaine dans la force normative du droit ; il le conçoit comme une substance qui se répand progressivement, change les habitudes et les mentalités et « civilise en douceur » (pour reprendre le titre du livre du finlandais Koskenniemi : The Gentle Civilizer of Nations10). Cette force civilisatrice du droit imprègne les institutions de la société mondialisée, mais aussi les citoyens qui vivent au milieu de ces institutions ; en retour, la culture politique progressivement acquise par ces citoyens est une vraie garantie de stabilité pour les institutions démocratiques, car les citoyens prennent goût à la liberté et à leurs habitudes démocratiques. L’état cosmopolitique repose sur le développement d’une culture politique partagée, il est lié à l’existence et au développement d’un espace public mondialisé.

C’est donc la figure du cosmopolite qu’incarne désormais le citoyen habermassien ; rien de bien surprenant, puisque sa conception de la citoyenneté est par définition ouverte et inclusive. Les performances cognitives, morales, sociales mises en évidence par son anthropologie doivent permettre à un citoyen moderne de s’orienter dans un monde où les horizons traditionnels de compréhension sont vacillants et les cercles d’appartenance à géométrie variable.

Un philosophe de l’existence

Au fond, et je voudrais pour finir insister sur ce point, les différentes problématiques que nous avons abordées se rejoignent dans une même philosophie existentielle.

En 2002, Habermas a publié un texte un peu à part, où il prenait position contre le clonage libéral : lAvenir de la nature humaine11. Il considérait que l’intervention d’un tiers sur le code génétique d’un futur enfant portait atteinte à l’un des fondements normatifs de notre démocratie ; il partait du principe que l’individu cloné aurait beaucoup de mal à se réapproprier sa propre biographie, à construire son identité : car l’atteinte ne serait plus seulement symbolique (comme dans le cas des déterminismes sociaux, culturels, affectifs, qui sont toujours, au moins en théorie, susceptibles d’une réparation elle-même symbolique, par les mots, la réflexion critique, la psychanalyse…) ; cette atteinte serait génétique, physique, définitive.

Il faisait donc de la possibilité de pouvoir se rapporter à soi-même et de se réapproprier sa propre histoire un des principes de la démocratie – et le cœur du principe de l’égale dignité des êtres humains. Il liait ainsi étroitement thématiques politiques et existentielles. Il faut, à n’en pas douter, percevoir un témoignage personnel, derrière cette approche du clonage et la philosophie existentielle qui en émane. Son expérience du nazisme, et la nécessaire rééducation qui s’ensuivit, son handicap d’élocution, que lui-même évoque dans un texte surprenant publié en 200512, l’ont manifestement rendu sensible à la question de l’identité.

C’est un aspect rarement évoqué, mais il y a dans l’œuvre de Habermas une réflexion récurrente sur : qu’est-ce qu’une identité ? Comment se réapproprier sa biographie ? Comment articuler une personnalité construite socialement, donc façonnée par des déterminismes et pourtant responsable de ce qu’elle est ? On trouve chez lui sur ce point un certain nombre de références dispersées à Kierkegaard (au moins quatre textes), lequel décrit dans son livre Ou bienOu bien… le vertige existentiel de devoir se choisir comme personnalité. Il y a d’ailleurs, lorsque l’on considère rétrospectivement les textes de Habermas sur la religion, une cohérence à citer ainsi Kierkegaard. Habermas insiste en effet sur le fait que Kierkegaard est pour le citoyen moderne une source d’inspiration car il professe une philosophie postmétaphysique, mais non postreligieuse. La référence à Dieu est conservée, elle est le garde-fou contre le désespoir, contre le tragique d’une existence autrement condamnée à trouver ses justifications en elle-même. Dans un texte publié en 2003 dans un recueil dédié à Derrida et à la question du judaïsme13, Habermas procédait à une sorte de substitution entre Dieu et… le langage. Le langage devenait le médium partagé, appartenant, comme Dieu, à tous en même temps et à personne en particulier, et grâce auquel l’existence, s’ouvrant aux autres – et non plus seulement à l’Autre –, trouvait son sens.

Saisir cette dimension identitaire et existentielle permet de percevoir dans une optique différente les réponses que Habermas apporte à la question des sciences, de la religion ou du cosmopolitisme. Notre vie se joue sur le plan horizontal de l’action, des raisons que l’on se donne les uns aux autres, quels que soient notre code génétique, l’état de nos synapses ou notre degré de croyance. Nouer des problématiques politiques, identitaires et existentielles est certainement aussi une façon de faire la synthèse du juste et du bien. La vie bonne, c’est celle où l’on peut en responsabilité et dans un espace d’intersubjectivité construire son identité ; où l’on peut se réaliser, tout en étant responsable vis-à-vis des autres. C’est certainement dans cette éthique de la responsabilité, la plupart du temps contenue entre les lignes, plus que dans des réponses toutes ficelées aux grands problèmes de ce monde – que le lecteur ne trouvera pas – que réside l’apport principal du dernier livre de Jürgen Habermas.

  • *.

    Enseigne l’histoire des idées à l’université Paris-Sorbonne et a participé à la traduction de J. Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, 2008.

  • 1.

    J. Habermas, Zwischen Naturalismus und Religion, Francfort/Main, Suhrkamp, 2005 ; trad. fr. Entre naturalisme et religion…, op. cit.

  • 2.

    Voir sa fameuse conférence de 1980 sur « La modernité, un projet inachevé » publiée dans Critique, no 413, octobre 1981.

  • 3.

    Voir les numéros d’Esprit de juillet 2004, mai 2005 et mai 2007.

  • 4.

    J. Habermas, Theorie des kommunikativen Handelns, t. I et II, Francfort/Main, Suhrkamp, 1981 ; trad. fr. Théorie de l’agir communicationnel, t. I et II, Paris, Fayard, 1987.

  • 5.

    J. Habermas, Vérité et justification, Paris, Gallimard, 2001.

  • 6.

    Sur la question du réalisme et des idéalisations, voir également Idéalisations et communication, Paris, Fayard, 2005.

  • 7.

    J. Habermas, Faktizität und Geltung, Francfort/Main, Suhrkamp, 1992 ; trad. fr. Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997.

  • 8.

    Cette question de la sécularisation a du reste des racines spécifiquement allemandes : que la religion soit un problème social est un acquis de la réforme luthérienne. Les philosophes et sociologues allemands, de Hegel à Blumenberg, en passant par Feuerbach, Marx, Weber ou Löwith se sont tous affrontés à cette problématique. Habermas ne fait qu’ajouter son nom à l’illustre liste de ses prédécesseurs. Sur ce sujet, voir l’excellente étude de Jean-Claude Monod, la Querelle de la sécularisation, de Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002.

  • 9.

    J. Habermas, la Paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, Paris, Cerf, 1996.

  • 10.

    M. Koskenniemi, The Gentle Civilizer of Nations, Cambridge University Press, 2004.

  • 11.

    J. Habermas, lAvenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2002.

  • 12.

    Il s’agit d’un discours de remerciements à l’occasion de la remise du prix de Kyoto (novembre 2004). Le texte a été placé en introduction de Zwischen Naturalismus und Religion, op. cit., mais n’a pas été retenu dans la version française du livre. Il devrait paraître en français dans un prochain recueil de textes consacré aux questions d’identité.

  • 13.

    J. Habermas, « Comment répondre à la question éthique ? », dans Judéités, Paris, Galilée, 2003.