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Dans le même numéro

Sabr

Le temps de la patience en Islam

juil./août 2021

La passion des sociétés musulmanes pour le passé et la tradition s’explique par l’importance qu’y prend la vertu de patience (sabr), conçue comme la pierre angulaire de la foi, qui fait supporter l’injustice dans l’attente du salut. Mais cette patience connaît aussi des limites, comme le montrent les révolutions.

Quel est le temps des sociétés musulmanes ? Quel rôle le temps y joue-t-il ? Que font ces sociétés dans le temps1 ? Si ces questions se posent à elles de façon particulièrement urgente, c’est à cause de leur enfermement dans un passé idéalisé, de leur retrait – voire de leur absence – du temps présent, et de leur incapacité à penser l’avenir en perspective.

Il faut, pour comprendre ce « temps de l’islam », convoquer la thèse centrale de la théologie orthodoxe dominante. Il s’agit de la pensée acharite, devenue exclusive au xiie siècle quand le courant rationaliste opposé, le mu’tazilime, a été progressivement marginalisé puis oublié2. Il faut revenir à un corpus qui marque encore la conscience collective sunnite, pas uniquement dans un but cognitif, mais en vue de comprendre le confort qu’offre cette passion du passé aux sociétés musulmanes, qui justifie leur immobilisme malgré le temps qui passe et légitime la tentation régressive que les révolutions arabes de 2011, singulièrement en Tunisie, ont mise à nu.

Deux principes inséparables sont à la base de cette pensée : l’atomisme et la création incessante de Dieu. Selon le premier principe, le temps étant pareil à toute chose finie, sa divisibilité doit elle-même être finie. Il est divisible jusqu’à atteindre son unité ultime qui, elle, est insécable : l’atome, la particule élémentaire (al-jawhar al-fard), l’unité de base non susceptible de division (al juz alladhi la yatajazza). Telle est, pour les acharites, la réalité du monde. N’étant pas éternel (contrairement à ce que soutient Averroès), le temps est, selon le second principe, une création divine, toujours renouvelée instant après instant. Non pas un flux qui s’écoule, donc, mais une suite discontinue de « maintenant », sans lien les uns avec les autres. Chaque instant, chaque ân, n’a d’existence que fugace. Mort-né, il est et n’a pas de durée. L’unité du temps n’est donc pas donnée par l’articulation du passé, du présent et du futur. Elle est réalisée par le passé absorbant les deux autres temps.

Dans une telle conception, il n’y a ni évolution ni accumulation, le temps lui-même ne causant rien.

Dans une telle conception, il n’y a ni évolution ni accumulation, le temps lui-même ne causant rien, ne favorisant aucun progrès, ne suscitant aucune action. « Je suis le temps », a dit Dieu dans un hadith sacré, saint (qodossi). Le sort des hommes, comme celui des sociétés, est décidé et voulu par Dieu. Le temps est donc pour eux celui de la latence et de l’attente. Il est le temps d’une société qui se veut immobile pour rester authentique, attendant son aide victorieuse. Attente du retour à Dieu, du retour de Dieu et de son ordre. Cette attente porte un nom : la patience, a-sabr.

La patience aide à supporter, en connaissance de cause, la souffrance, la peine et la frustration. « Pâtir », « endurer »… : ce sont les verbes qui conviennent, puisqu’ils impliquent l’acceptation de bonne grâce de l’épreuve, morale ou physique. Ce faisant, ils décrivent et prescrivent la passivité.

« Le patient » (a-Sabûr3) est l’un des noms connus de Dieu et l’un de ses attributs, proche du hilm, qui signifie « mansuétude », « indulgence », « magnanimité », « clémence ». La patience est aussi l’une des vertus de ses messagers : « Avant toi maints envoyés ont été démentis : ils restèrent patients au démenti et à la calomnie jusqu’à ce que leur vînt Notre aide victorieuse4. »

La patience de Job

Dieu n’a-t-il pas trouvé Job patient – « “Empoigne une touffe d’herbes, frappe avec, et ne parjure pas !” Nous le trouvâmes patient – Gloire à l’adorateur en sa repentance5 » ?

Job, patriarche biblique, prophète coranique (sous le nom d’Ayub), incarne le paroxysme de la patience. Qui évoque cette vertu l’évoque. Sa patience fut gratifiée par un Dieu juste et puissant, qui corrigea la mise à l’épreuve d’un innocent : « – Donc Nous l’exauçâmes, fîmes disparaître ce qu’il éprouvait de souffrance, lui rendîmes les siens et avec eux d’autres en nombre pareil, par miséricorde de Nous et comme Rappel aux adorants6. »

« Dieu est avec les patients7 » et leur annonce la bonne nouvelle8 ; « Il leur donne pour avoir patienté récompense de soie et de Jardin9 » ; il y incite ses prophètes, car « Sa promesse est le Vrai10 ». Il y encourage les croyants en général : « Vous qui croyez soyez patients, rivalisez de patience, tenez-vous en alerte, prémunissez-vous envers Dieu, dans l’espoir d’être triomphants11. »

Les docteurs de la Loi la recommandent en alternative à la révolte, pour épargner à la communauté la fitna, la discorde et la dissidence. Ils commandent aux croyants de supporter, dans la patience, l’injustice et le despotisme du prince12.

Le terme sabr signifie « la rétention », al-habs13. Il peut s’agir de la rétention matérielle d’une chose, mais aussi de la retenue, du sang-froid ou de la maîtrise de soi. En ce sens, il est l’antonyme d’al-jazaa, c’est-à-dire de « l’impétuosité », « l’épouvante », « l’exaspération », « la révolte », « l’hystérie », qui sont autant de manifestations extérieures de l’affliction, et se traduisent par des actes visibles : se frapper le visage, crier, laisser paraître de la nervosité, etc. Ce genre de démesure s’oppose à la tempérance et à la modération qu’implique la patience. Voie d’équilibre, celle-ci épargne à l’homme la colère et la vengeance de Dieu.

Ils commandent aux croyants de supporter, dans la patience, l’injustice et le despotisme du prince.

Selon les situations, la patience pourrait consister à faire preuve de magnanimité et de grandeur d’âme. Supportant le mal (a-chchar) ou la catastrophe, la calamité ou le malheur, le patient s’abstient de réagir, restreint ses passions, contrôle sa colère14, renonce à obtenir un bien ou à satisfaire un désir, reporte la réalisation des fins ou l’annule, accepte son sort15. Celui qui subit une épreuve accomplit des tâches pénibles, résiste à la bastonnade ou à la maladie et ne peut, s’il est patient, s’en plaindre, puisqu’il faut bien s’y résigner16. La patience est, en islam et dans tous ces cas, une vertu.

La patience comme vertu

La patience est cette vertu essentielle qui permet à l’individu et à la société de supporter les contraintes et les injustices, de s’habituer, dans le calme, la détermination et la sérénité, à l’âcreté et à l’amertume, mais elle est aussi l’espérance d’une amélioration et d’un apaisement : « l’espoir d’être triomphant17 ». Car « Dieu ne charge une personne que selon ce qu’Il lui accorde – après difficulté, Il met facilité18 ». Elle est faite d’endurance face à l’adversité et au malheur. Force de l’âme, elle consiste à réserver ses complaintes à Dieu exclusivement. Mais le contraire a bien sûr été soutenu. La patience serait aussi cette vertu qui interdit d’envisager l’issue, d’espérer la délivrance19.

Quand elle est relative au plaisir de la nourriture et du sexe, elle s’appelle abstinence. S’il s’agit de faire face à un malheur, on l’appelle simplement patience. Si elle vise l’état de richesse, elle est maîtrise de soi. S’opposent alors à elle l’arrogance, la vanité et l’exubérance (batr). Quand elle s’exerce durant les guerres, elle s’appelle courage, et son contraire est la couardise ou la lâcheté. La patience est appelée hilm, « mansuétude », « indulgence », « clémence » quand il est question de contenir le courroux, l’exaspération et la fureur ; elle a pour antonyme la complainte. S’il faut se satisfaire de peu de biens et de moyens, il faut accepter d’être démuni, la pauvreté pouvant être une vertu (fadhila20). Salvatrice, elle est un état qui peut être agréable à Dieu ; la patience devient alors frugalité et sobriété (qanâ’a), et son contraire est l’avidité, la cupidité, etc. Tout cela permet de voir que la patience est la pierre angulaire de la foi21. Il y a en elle de la persévérance et de la constance, voire de la ténacité.

Moitié de la foi, elle n’est pas détachable d’une autre moitié, d’une autre vertu, qui en est la compagne : la gratitude (chukr22). Il faut être reconnaissant envers Dieu dans le malheur comme dans le bonheur. En effet, si la faveur et la grâce divines existent, leurs contraires, les fléaux, les calamités (al-bala), existent également23. Un bienfait peut se changer en malheur, et le pire peut toujours advenir24. La volonté de Dieu étant insondable, la pauvreté et la maladie peuvent mieux convenir que la richesse et la bonne santé25. Dieu n’a-t-il pas créé les hommes pour les éprouver ? « Que Nous vous éprouvions au point de reconnaître parmi vous ceux qui font effort, les patients : oui mettons votre chronique à l’épreuve26. »

La souffrance est la sanction d’une faute, le châtiment d’un péché. Punition de Dieu lorsque la communauté des croyants dévie de son droit chemin, ou que la norme n’est plus respectée, elle doit empêcher les hommes de s’éloigner d’Iahvé, d’Allah ou de la charia. Mais Dieu, qui n’est pas tenu de se justifier, peut, comme il fit pour Job, charger ses créatures de ce qu’elles ne peuvent supporter, les mettre à l’épreuve de la souffrance sans la commission préalable d’un péché et hors de tout espoir de récompense27. Ses décisions sont libres même si, par ailleurs, il est précisé qu’il « n’impose à une âme que selon capacité28 ».

La patience est naturellement une qualité particulière aux humains, qui fait défaut aux animaux et aux anges, bien qu’il faille éloigner les hommes des premiers et les rapprocher des seconds. En effet, les animaux, imparfaits et mus par leur concupiscence, ne peuvent en être dotés ; les anges, êtres parfaits, entièrement dédiés à la majesté divine, n’en ont pas besoin29. Ils la possèdent naturellement.

Particularité humaine, la patience n’est pas innée, mais s’acquiert par l’effort. Celui qui en est dépourvu doit s’atteler à s’en doter30. L’être humain l’acquiert progressivement en grandissant. À sa naissance, il est uniquement mû par l’instinct (le penchant, le désir) de la nourriture, puis par celui du jeu et de l’embellissement, puis par celui de la sexualité. L’enfant n’est pas outillé pour être un soldat de la patience, menant la guerre contre les armées de la passion, du désir et du caprice, des inclinations et des lubies (hawa31). Dans le combat contre celui qui est à l’origine de l’instinct, du penchant, de la passion charnelle, de la concupiscence, de la luxure, de l’appétence (chahwa), la patience représente la constance, la fermeté et la conviction (thabât).

Celui qui fait preuve de patience participe à la victoire du parti de Dieu32 et sera victorieux. Les personnes appartenant à cette catégorie sont rares. Ceux qui cèdent à la tentation se jettent dans les bras de l’armée des démons. Ils sont les plus nombreux ; ce sont les distraits, les négligents, les inconscients, les insouciants, les stupides, les étourdis et les imprévoyants (ghafilûn). Leur sort est entre les mains de Dieu ; le châtiment qui frappe celui qui livre un musulman aux mécréants lui sera appliqué. La troisième situation est celle de l’incertitude et de la fluctuation, où la patience l’emporte par moments et s’éclipse dans d’autres33.

Vertu cardinale de la foi, la patience n’a pas de fin sociale puisqu’elle est dédiée au salut.

Les patients se répartissent en trois autres catégories : les repentis qui renoncent à la complainte, les ascètes, qui acceptent leur sort ; ceux qui aiment ce que Dieu leur fait subir et qui sont les « véridiques » (siddikîn34). Ils sont les meilleurs, car l’amour est supérieur à l’assentiment (ridha), et l’assentiment est supérieur à la patience.

La patience est nécessaire pour surmonter les épreuves de la vie, ainsi que les obstacles qui empêchent la réalisation des fins. Vertu cardinale de la foi, la patience n’a pas de fin sociale puisqu’elle est dédiée au salut35. Le bonheur authentique n’est en effet pas de ce monde, il est celui qui se mérite dans l’autre36. C’est ainsi que la patience intègre le champ de la normativité.

Le régime normatif de la patience

Le régime normatif de la patience est fixé par le char’, c’est-à-dire par le système de normativité de la charia, comme critère et mesure. Il ne faut pas croire que la patience est dans tous les cas louable (mahmoud). Elle est de plusieurs ordres et sa qualification relève de divers critères37.

Ghazâlî ne reprend pas comme telles les catégories du système de normativité qui classifie les actes humains, mais y renvoie38. Dans cette taxinomie, la même logique est certes retenue, mais les critères s’appliquant à la foi sont de nature morale plutôt que juridique. La patience est à la fois une attitude sociale, une posture comportementale et un état d’esprit. Elle n’est pas « le laisser-aller devant l’événement, mais “l’être-à-la-hauteur” de l’événement39 ».

La patience peut être obligatoire (fardh), surérogatoire (nafl), blâmable, répréhensible (munkar), abhorrée, détestable (makrouh) ou illicite. Elle est obligatoire pour empêcher que la passion et le désir, fussent-ils incompressibles, ne conduisent à accomplir un acte interdit. Elle est surérogatoire pour ce qui concerne les actes blâmables. Elle est prohibée (mahdhour) dans les cas où elle conduit à supporter un dommage illicite : se voir amputer la main ou celle de son fils sans réagir, retenir sans honneur l’expression de sa jalousie à l’encontre de quiconque aborde les femmes de sa demeure ou de son harem (harim40). La patience est même blâmable si elle consiste à supporter un mal lui-même blâmable selon le char’41.

Mais il faut être certain de son bon droit pour prendre tout son temps. Car la patience n’est concevable que sur la longue durée. « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage », enseigne Jean de La Fontaine42. Tout vient à point à celui qui sait attendre. La patience est aussi langueur, de Dieu et de l’âge d’or.

Perdre patience

Syngué sabour est, dans la tradition persane, la pierre magique de la patience. À travers l’histoire d’une femme écrasée sous le poids des malheurs, la pierre explose, dans le roman d’Atiq Rahimi43, pour avoir trop longtemps écouté et absorbé trop de malheurs. La patience n’est pas seulement négative, elle est aussi positive. Elle laisse entrevoir le soulagement, la délivrance. Le temps de la patience n’est pas sans limite : puisqu’il est attente, il prend fin quand le retour de Dieu lui enlève ses raisons d’être. La patience existe pour servir la mise en œuvre de son dessein sur terre. Elle est obéissance aux ordres de Dieu et réalisation de sa volonté. Ainsi, agir dans la patience constitue l’accomplissement d’un devoir.

Il y a deux manières de dire la lassitude qui en annonce la fin. L’une est purement humaine, l’autre est messianique. Parce qu’elles ne poursuivent pas les mêmes fins, ces deux possibilités sont le lieu d’un malentendu qu’il est difficile de lever, ou qui ne pourra l’être qu’avec le temps. La patience peut bien mériter le ciel, comme disait Michelet au sujet des Français qui ont dépassé deux siècles de patience pour recevoir les mérites des saints44. Les peuples arabes peuvent se prévaloir de plus d’un millénaire d’attente. Ce ne sont pas eux qui méritent le ciel ; c’est le ciel qui doit les mériter. En effet, quand les peuples ne vivent plus en hommes, il n’est plus possible de compter sur leur patience45. Les révolutions sont la preuve d’une patience qui a atteint ses limites.

Les révolutions sont la preuve d’une patience qui a atteint ses limites.

La patience n’est pas requise lorsque le mal peut être repoussé, explique Ghazâlî. Il y a en fait deux catégories de malheurs46 : les malheurs absolus (mutlaq) et les malheurs limités, ou relatifs – conditionnés (muqayyad). La pauvreté, la maladie, la peur ou toutes sortes d’épreuves qui n’affectent pas la religion (dîn), mais seulement la vie mondaine, sont du second ordre. Un malheur absolu, cependant, peut aussi se rapporter à l’au-delà (être éloigné de Dieu pour un temps ou pour l’éternité) tout en étant relatif à la vie mondaine. La mécréance, la désobéissance à Dieu, l’immoralité, le comportement mauvais (su’al-khuluk) sont des malheurs absolus dans ce bas monde. Si une grâce absolue requiert une reconnaissance et une gratitude absolues, un malheur absolu sur terre n’autorise pas pour autant une patience absolue. Celle-ci n’a plus de sens quand il s’agit de supporter la mécréance ou la désobéissance à Dieu. Tout être humain (insân) qui en est capable se doit de les repousser. Point de patience dans la vie mondaine s’il s’agit de malheurs absolus, résume Ghazâlî47.

L’abandon de la loi de Dieu n’est-elle pas le mal absolu, qu’il a fallu patiemment supporter ? C’est pourquoi la soumission dans la patience n’est pas due à une créature, fût-elle un prince, dans la désobéissance au Créateur48.

Mais Dieu enverra sûrement un nouvel appel aux hommes, un messie, le « Mahdi du milieu », puisque la fin des temps n’a pas eu lieu, descendant du prophète et portant le même nom. Il est dénommé significativement « Maître du Temps ou Maître de l’Époque » (imam al açr) par les chiites. Ce restaurateur (plutôt que rénovateur), ce rédempteur (al mujaddid) assure la médiation entre le divin et l’humain. Il inaugurera une nouvelle ère de justice céleste sur terre. Le millénarisme justifie la patience et lui fixe un terme.

Il n’est pourtant pas question de sortir de l’ordre du destin ni du déterminisme divin. Celui-ci est absolu. Le temps est en effet associé à la transcendance du qadha (« la prédestination ») et du qadar (« le décret divin »).

Le croyant est donc d’abord l’homme de la passivité, laissant à Dieu l’accomplissement du destin.

Malgré les apparences, le croyant est donc d’abord l’homme de la passivité, laissant à Dieu l’accomplissement du destin. Car son omnipotence ne peut être contestée, même s’il stimule l’activité humaine : « Dis : “Agissez ! Dieu examinera votre comportement, et l’Envoyé et les croyants49”. » « Dieu ne modifie l’état d’un peuple, qu’ils ne l’aient modifié de leur propre chef. Si Dieu veut quelque mal à un peuple, ce dernier n’a pas d’échappatoire que hors Lui de protecteur50. » Si les hommes ne sont pas dépourvus de mission sur terre, ils n’agissent cependant pas par eux-mêmes ; c’est Dieu qui les fait agir. C’est aussi Dieu qui fait changer les peuples. Dans la pensée acharite, les hommes ne sont en effet pas créateurs de leurs actes, ils ne font que les acquérir (kasb).

Il n’est alors pas question de limite à la patience. Il est seulement question de saisir l’occasion opportune afin, cette fois, de mériter le ciel. Dieu en donnera le signal. Le futur ex-premier chef de gouvernement islamiste n’avait-il pas annoncé dès 2011, en Tunisie, la restauration du Califat, la révolution n’étant rien d’autre que l’un des signes divins (Icharât ilahiya) ? Moment propice, la fin de la patience rappelle le kairos grec, c’est-à-dire l’opportunité, le temps de l’occasion à ne pas rater, l’instant à saisir pour la réalisation d’un dessein ou l’accomplissement d’une mission. Occasion active et passive d’un événement significatif. C’est en raison de l’importance de cet événement que le temps est dit kairos, soit « d’un point de vue chronologique parce que c’est le temps qui est en soi excellent, soit d’un point de vue anthropologique ou historique parce que sa signification dépend de ce qui arrive, soit les deux à la fois51 ».

C’est alors que l’impatience s’est substituée à la patience et que la vertu a fait place au péché, que le sabr a cédé à al-Jazaa, c’est-à-dire à l’acte intempestif et passionnel, à l’empressement pour la loi de Dieu. Car, au fond, la patience fait perdre du temps. On l’a vu en Égypte : c’est avec engouement et frénésie que Mohamed Morsi a exercé pendant un an le pouvoir, offrant ainsi un prétexte au retour des militaires. Retour au statu quo ante sur le plan politique, qui s’accompagne d’un immobilisme sociétal et juridique : la charia est toujours la principale source de loi, le peuple n’est pas reconnu souverain, le multiconfessionnalisme juridique est maintenu, etc. C’est avec empressement que les islamistes tunisiens ont cherché à engager le pays dans un processus régressif. Ils ont voulu faire de la charia la principale source de législation, dépouillant ainsi la nation de sa souveraineté ; ils ont cherché à rétablir le régime des biens habous (biens de mainmorte) dissous depuis 1957 ; ils ont tenté d’interdire la filiation adoptive dans le seul pays arabe qui l’autorise depuis 1958, etc. Alors que la question est débattue en Tunisie depuis les années 1930, c’est au nom d’une lecture statique du Coran que les islamistes ont réussi à faire obstacle à l’égalité successorale entre hommes et femmes, et que l’actuel président de la République, prenant leur relais, s’y refuse. Et les modernistes d’aujourd’hui sont donc condamnés à la patience.

  • 1.Ces questions sont l’objet d’un livre intitulé La Tentation passéiste, dont est extrait le présent article. À paraître chez Sud Éditions, Tunis.
  • 2.Le mu’tazilisme est le premier courant théologique de l’islam. Rationaliste, reconnaissant le libre arbitre et la responsabilité des hommes, considérant que le Coran est créé, son essor aurait pu conduire à la contextualisation du texte saint et à son historicisation. C’est le courant opposé qui l’a finalement emporté. La tradition acharite nie le rôle de la raison et des causes secondes puisque Dieu est à l’origine de toute chose. Le Coran y est incréé et coéternel à Dieu.
  • 3.C’est son 99e nom. Voir Abu-Fadhl Mohamed Makrem al Ifriqi al-Masri Ibn Mandhour, Lissàn al-’arab, t. IV, Beyrouth, Dar Sader/Dar al Fikr, 1990, p. 437-438.
  • 4.Sourate VI, « Les Troupeaux » (al-An‘âm), verset 34, dans Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Paris, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 2002, p. 144.
  • 5.Sourate XXXVIII, « La Lettre çad », verset 44, ibid., p. 490.
  • 6.Sourate XXI, « Les Prophètes » versets 83 et 84, ibid., p. 348. Voir également sourate XXXVIII, « La Lettre çad », versets 41 et 42, ibid., p. 490.
  • 7.Sourate II, « La Vache », verset 153, ibid., p. 46.
  • 8.Voir Sourate II, « La Vache », verset 155 : « Portez la bonne nouvelle aux patients. », ibid., p. 46.
  • 9.Sourate LXXVI, « L’Homme », verset 12 : « Ceux qui patientent par désir de la Face de leur Seigneur, accomplissent la prière, font dépense sur Notre attribution en secret comme en public, repoussent par l’œuvre belle la mauvaise […] à ceux-là revient l’ultime demeure. Les jardins d’Éden. Ils y entrent avec les justifiés avec leurs pères, leurs épouses, leur progéniture. Les anges entrent en leur honneur par chaque porte : “Salut sur vous, pour votre patience ! Félicité dans l’ultime demeure !” », ibid., p. 650. Voir également sourate XIII, « Le Tonnerre » (a-Ra’d), versets 22, 23 et 24, ibid., p. 261.
  • 10.Sourate XL, « Le Croyant » ou « L’indulgent », versets 55 et 77, ibid., p. 509 et 511.
  • 11.Sourate III, « La Famille de ‘Imrân », verset 200, ibid., p. 93.
  • 12.Voir Ali Mezghani, L’État inachevé. La question du droit dans les pays arabes, préface d’Abdelmajid Charfi et Abdou Filali-Ansary, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2011, p. 283-289.
  • 13.Voir Ibn Mandhour, Lissàn al-’arab, op. cit., p. 438.
  • 14.Voir Abû Hâmid al-Ghazâlî, Revivification des sciences de la religion, t. IV, Beyrouth, Dar al Fikr, 3e édition, 1991, p. 69.
  • 15.Sabura ala a-chay amsaqa alayhi. Voir Ibn Mandhour, Lissàn al-’arab, op. cit., p. 438.
  • 16.Voir Al-Tahânawi, Kashâf istilahât al funun wal ulum, Beyrouth, Rafic Al-Ajam & ali, 1996, p. 1057.
  • 17.Sourate III, « La Famille de ‘Imrân », verset 200, dans J. Berque, Le Coran, op. cit., p. 93.
  • 18.Sourate LXV, « La Répudiation » (a-Talâq), verset 7, ibid., p. 620.
  • 19.Voir Al-Tahânawi, Kashâf istilahât al funun wal ulum, op. cit., p. 1057.
  • 20.Voir Abû Hâmid al-Ghazâlî, Revivification des sciences de la religion, t. IV, « Le livre de la pauvreté et de l’ascétisme », p. 211.
  • 21.Ibid., p. 70.
  • 22.Ghazâlî associe les deux notions, dans le titre du deuxième livre du tome IV de son ihiyya (« Kitâb a-sabr wa a-chukr », « Le livre de la patience et de la gratitude »), ibid., p. 63.
  • 23.Ibid., p. 133.
  • 24.Ibid., p. 134.
  • 25.Ibid., p. 133.
  • 26.Sourate XLVII « Muhammed », verset 31, dans J. Berque, Le Coran, op. cit., p. 553.
  • 27.Voir Abû Hâmid al-Ghazâlî, Revivification des sciences de la religion, op. cit., p. 133.
  • 28.Sourate II, « La Vache » (al-Baqara), verset 286 : « Nous ne chargeons une âme qu’à sa capacité », dans J. Berque, Le Coran, op. cit., p. 68 ; sourate VI, « Les Troupeaux » (al-an‘âm), verset 152, ibid., p. 160.
  • 29.Voir Abû Hâmid al-Ghazâlî, Revivification des sciences de la religion, op. cit., p. 65.
  • 30.Voir Al-Tahânawi, Kashâf istilahât al funun wal ulum, op. cit., p. 1057 ; Abû Hâmid al-Ghazâlî, Revivification des sciences de la religion, op. cit., p. 66.
  • 31.Voir Abû Hâmid al-Ghazâlî, Revivification des sciences de la religion, op. cit., p. 66.
  • 32.Ibid., p. 66-68.
  • 33.Ibid., p. 70-71.
  • 34.Voir al-Tahânawi, Kashâf istilahât al funun wal ulum, op. cit., p. 1057-1058, qui reprend textuellement sans le citer Ghazâlî, op. cit., p. 72.
  • 35.Le livre sur la patience est inséré dans le tome IV du Ihya consacré aux munjiyât, c’est-à-dire à ce qui peut sauver et délivrer, conduire au salut : le repentir, la patience et la reconnaissance, la peur et l’espérance, la pauvreté et l’ascétisme, etc. sont parmi les facteurs salvateurs. Ce livre IV suit le livre III consacré aux mohlakât, ce qui conduit à la perdition et à la damnation.
  • 36.Voir Abû Hâmid al-Ghazâlî, Revivification des sciences de la religion, op. cit., p. 133.
  • 37.Ibid., p. 72.
  • 38.Dans le système de normativité de l’islam, on distingue les actes licites, les actes illicites, les actes qui, sans être obligatoires, sont recommandables ou souhaitables (mandûb), les actes qui, sans être prohibés, sont seulement blâmables ou désapprouvés (makrûh) et les actes qui, indifférents à la religion, sont permis (mubâh). À ce sujet, voir Ali Mezghani, L’État inachevé, op. cit., p. 92.
  • 39.Ahmed Hasnaoui, « De quelques acceptions du temps dans la philosophie arabo-musulmane », dans Le Temps et les philosophies, introduction de Paul Ricœur, Paris, Payot-Presses de l’Unesco, 1978, p. 58.
  • 40.Voir Abû Hâmid al-Ghazâlî, Revivification des sciences de la religion, op. cit., p. 72. Tous ces cas sont repris in extenso par al-Tahânawi, mais sans citer Ghazâlî (voir al-Tahânawi, Kashâf istilahât al funun wal ulum, op. cit., p. 1058). Cependant, la patience illicite est un quatrième cas de figure énoncé par Tahânawi, qui n’en fournit toutefois aucune illustration et n’en donne aucune explication.
  • 41.Voir Al-Tahânawi, Kashâf istilahât al funun wal ulum, op. cit., p. 1058.
  • 42.Jean de La Fontaine, Fables, Fables XI, « Le lion et le rat ».
  • 43.Atiq Rahimi, Syngué Sabour. Pierre de patience, Paris, P.O.L, 2008.
  • 44.Voir Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, t. I, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1979, p. 70.
  • 45.Ibid., p. 71.
  • 46.Il y a, de même, deux catégories de grâces ou de faveurs : celles qui sont absolues (le voisinage de Dieu dans l’au-delà) et celles qui sont limitées (la foi et la bonne moralité sur terre, par exemple). Une grâce limitée comme la richesse peut être ambivalente : elle corrige la religion d’un côté, mais la corrompt de l’autre. À ce sujet, voir Abû Hâmid al-Ghazâlî, Revivification des sciences de la religion, op. cit., p. 133.
  • 47.Ibid.
  • 48.Voir Ali Mezghani, L’État inachevé, op. cit., p. 287.
  • 49.Sourate IX, « Le Repentir » ou « La Dénonciation » (a Tawba), verset 105, dans J. Berque, Le Coran, op. cit., p. 212.
  • 50.Sourate XIII, « Le Tonnerre » (A-Raad), verset 11, ibid., p. 259. Le terme « peuple » est ici la traduction de qawm (« groupement »).
  • 51.Germano Pattaro, « La conception chrétienne du temps », dans Les Cultures et le temps, Paris, Payot-Presses de l’Unesco, 1975, p. 201.

Ali Mezghani

Professeur agrégé en droit privé, retraité de la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis II et de l’université Panthéon-Sorbonne, Ali Mezghani est notamment l’auteur de L’État inachevé. La question du droit dans les pays arabes (Gallimard, 2011).

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Politiques de la littérature

Nos attentes à l’égard de la littérature ont changé. Autant qu’une expérience esthétique, nous y cherchons aujourd’hui des ressources pour comprendre le monde contemporain, voire le transformer. En témoigne l’importance prise par les enjeux d’écologie, de féminisme ou de dénonciation des inégalités dans la littérature de ce début du XXIe siècle, qui prend des formes renouvelées : le « roman à thèse » laisse volontiers place à une littérature de témoignage ou d’enquête. Ce dossier, coordonné par Anne Dujin et Alexandre Gefen, explore cette réarticulation de la littérature avec les questions morales et politiques, qui interroge à la fois le statut de l’écrivain aujourd’hui, les frontières de la littérature, la manière dont nous en jugeons et ce que nous en attendons. Avec des textes de Felwine Sarr, Gisèle Sapiro, Jean-Claude Pinson, Alice Zeniter, François Bon.