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Le rêve chinois de religion civile

Depuis 2012, l’équipe dirigeante de la Chine construit une nouvelle religion civile, par laquelle l’Etat reprend sa fonction de pourvoyeur de sacralité, contrôle strictement les cultes locaux et organise la vénération de la terre chinoise éternelle. On peut se demander si un tel rêve chinois peut accrocher sur les nouvelles réalités urbaines du pays.

Le Parti-État chinois a-t-il transformé son armature idéologique et, partant, a-t-il changé de nature depuis l’arrivée à sa tête de Xi Jinping en octobre 2012, laquelle a été suivie de l’affermissement de son pouvoir, voire de l’apparition de son culte ? Qu’est-ce qui, d’après l’équipe dirigeante actuelle, s’avère nécessaire pour souder et faire tenir la Chine ? Et qu’est-ce qui, au contraire, pourrait contribuer à son délitement ? Depuis 2012, l’équipe dirigeante s’est engagée dans la construction d’une nouvelle religion civile, une tâche qui lui paraît indispensable au stade présent de développement du pays. Pareille entreprise révèle à la fois la façon dont le Parti se représente l’ethos chinois et la méfiance que ses expressions contemporaines lui inspirent.

Religion populaire et religion civile

L’histoire religieuse de la Chine dessine une suite d’ajustements entre des cultes communaux aux expressions foisonnantes et une ritualité d’État aux exigences variables. L’Empire a coopté nombre des déités locales tout en introduisant des rituels complémentaires qui soudaient la « communauté imaginée[1] ». Le magistrat local, dont la fonction rituelle n’était pas séparée de ses autres attributions, présidait tant les cérémonies calendaires que celles occasionnées par un cataclysme ; il protégeait et surveillait les temples situés sur son territoire ; il réprimait les « cultes hétérodoxes » (xiejiao) ; il pouvait même condamner à la cangue les déités coupables de s’être laissées mobiliser lors de révoltes populaires[2].

Ces « négociations rituelles » entre territoires de tailles différentes assuraient leur emboîtement. Elles décidaient qui pouvait sacrifier, selon quelles modalités, et à qui. Sacrifier équivaut à «  poncturer  » un territoire, comme on fait en acupuncture, à en assurer l’harmonie, la prospérité, mais aussi à en revendiquer symboliquement la maîtrise. Un conflit sourd oppose souvent les populations locales aux lettrés fonctionnaires : ces derniers expriment leur impatience devant les désordres sociaux et moraux générés par une religiosité populaire qui bafoue les justes règles d’un ritualisme éclairé. Les négociations étaient encore compliquées par le rôle que jouaient les institutions bouddhistes et taoïstes (puis, marginalement, islamiques et chrétiennes) à la jointure des sphères locales et nationale.

Des éruptions millénaristes ont parfois ébranlé jusqu’aux fondements de cet ordre politico-rituel. Ainsi de la révolte des Turbans jaunes en l’an 184 de notre ère et de plusieurs autres qui la suivirent ; ainsi de la mouvance du Lotus blanc, active à partir du xive siècle ; ainsi encore de la révolte des Taiping (1851-1864), inspirée de visions bibliques puisées dans les premières publications protestantes, ou celle des Poings de justice en 1898-1901, qui colportait une rhétorique violemment antichrétienne.

Depuis la fin des Qing jusqu’aux dernières années de la République s’affrontent plusieurs conceptions du modèle de religion civile que doit instaurer, éviter ou encourager l’État. Pour beaucoup, l’impératif du développement scientifique et national doit amener les magistrats locaux à réprimer, ou au moins à ignorer, les cultes communaux. La tradition confucéenne est vue parfois comme une alliée, parfois comme un obstacle supplémentaire quand il s’agit de subordonner toutes les expressions religieuses à la grande tâche de régénération nationale. Certains – les généraux Feng Yuxiang (1882-1948) et Zhang Zhijiang (1882-1966), jusqu’à un certain point Sun Yat-sen lui-même, ainsi que plusieurs intellectuels chrétiens marqués par le mouvement du 4 mai 1919 – imaginent un modèle social et éducatif fondé directement sur la Bible qui assurerait le salut de la nation et la reconstruction morale.

Religiosité d’État après 1949

L’arrivée du nouveau régime ne va pas entièrement éliminer la question du mode d’articulation entre cultes populaires et culte d’État. Il ne s’agit pas seulement d’assurer l’encadrement des religions officiellement reconnues par le Parti ; il ne suffit pas non plus de réprimer tout mouvement religieux potentiellement subversif, comme le gouvernement s’y emploiera à plusieurs reprises : juste après 1949 pour les « nouvelles religions » apparues à partir des années 1920, après 2000 dans le cas du Falungong et à intervalles réguliers depuis 1980 pour des mouvements issus des marges du protestantisme. Non, il fallait encore déterminer le « régime de religiosité » dispensé par l’État et la manière dont il s’articulait avec des expressions concurrentes.

On sait les fortes consonances millénaristes du culte rendu à Mao Zedong. « Désormais, vous ne devez plus acheter d’encens et de papier d’offrande. Croire aux dieux est un non-sens. Seul le président Mao et le Parti communiste sont les véritables divinités vivantes qui soulagent les pauvres et les malades[3] », pouvait-on lire en 1950. En même temps, ce culte n’était pas inventé de toutes pièces par l’État-Parti ou par Mao lui-même. Les expressions émotionnelles du culte de Mao, célébré par les Gardes rouges pendant les premières années de la révolution culturelle, étaient aussi le produit de leurs initiatives. L’élément religieux qui a imprégné le nouveau régime à des moments clés de son histoire ne peut pas être décrit comme une simple fabrication idéologique, ancré qu’il était dans une sacralité populaire échappant parfois à tout contrôle.

La politique poursuivie entre 1980 et 2012 peut être lue comme un retrait partiel de la « religiosité d’État », avec la concession d’un espace élargi aux cultes communaux, que ces derniers se réclament d’une religion instituée ou participent d’une reconstruction de la société civile, au travers de l’édification de halls ancestraux par exemple. Politique parfois hésitante et contradictoire, marquée à l’occasion par de brusques ajustements, mais dont la direction générale s’est avérée constante : l’État-Parti devait être davantage régulateur que pourvoyeur de sacralité, pour autant que les acteurs opérant sur ce marché adhérassent strictement aux fins de stabilité politique, d’harmonie sociale et de développement économique.

Dans cette perspective, la réorientation idéologique opéré depuis 2012 apparaît comme un recentrement par lequel l’État décide de reprendre sa fonction de « pourvoyeur de sacralité », dont le délestage excessif compromettrait sa légitimité. Des questions n’en demeurent pas moins : de quelle sacralité s’agit-il désormais de pourvoir le peuple ? Comment s’opère alors la transaction avec d’autres pourvoyeurs ? Enfin, ce modèle traditionnel reste-t-il pertinent pour une société façonnée par quarante années de transformations d’une ampleur sans doute jamais observée dans l’histoire ?

Siniser les religions

On a écrit que « les politiques religieuses de la fin de l’époque impériale se basaient sur la mise en œuvre d’une vision pluraliste mais non tolérante de la religion[4] ». La qualification de « pluralisme non tolérant » peut être appliquée à la politique religieuse suivie par les autorités chinoises contemporaines. Et la gestion étatique du pluralisme se fait ouvertement répressive lorsque les revendications ethniques ou religieuses sont considérées comme portant atteinte à la « sécurité nationale ».

En même temps, le XIXe Congrès du Parti communiste chinois, en octobre 2017, a modifié et durci ce modèle de « pluralisme non tolérant ». Xi Jinping déclarait dans son discours d’ouverture : « Nous appliquerons intégralement la politique fondamentale du Parti en matière d’affaires religieuses, veillerons à ce que les religions se sinisent (zhongguohua) et travaillerons activement à aider les religions dans leur adaptation[5]. » Siniser les religions ne signifie pas simplement développer une vision rituelle et doctrinale localisée, mais implique d’insérer leurs évolutions dans un projet idéologique global : « Développer la culture socialiste chinoise, c’est mettre en place, à la lumière du marxisme et dans le respect des valeurs de la culture chinoise, en tenant compte des réalités de la Chine contemporaine et des conditions de notre époque, une culture socialiste nationale, scientifique et populaire, orientée vers la modernisation, le monde extérieur et l’avenir, et promouvoir un développement coordonné des civilisations socialistes matérielles et spirituelles. […] Nous devons faire progresser la sinisation et la popularisation du marxisme tout en l’adaptant à notre temps, et construire une idéologie socialiste dotée d’une puissante force de cohésion et d’orientation, afin d’unir le peuple sur le plan des idéaux, des convictions, des valeurs et de la moralité   [6]. »

Il ne s’agit pas d’« éliminer » les religions, mais d’aligner leur fonctionnement et leur discours sur ceux de l’opérateur proéminent de sacralité, l’État.

L’appel à siniser toutes les expressions religieuses a été accompagné par la promulgation d’un nouveau règlement sur les affaires religieuses, publié en septembre 2017 et opérationnel depuis février 2018. Il impose de lourdes amendes aux organisateurs d’événements religieux non officiels : les temples, paroisses et autres structures doivent rendre compte directement aux autorités policières, fiscales et autres de leur district. Les procédures d’enregistrement des structures non officielles qui souhaiteraient être reconnues sont très contraignantes ; et celles qui restent non enregistrées subissent des contrôles et des sanctions beaucoup plus sévères qu’auparavant. Ces règlements, ainsi que l’impératif de siniser toutes les expressions religieuses (théologiques, liturgiques, culturelles), sont introduits à travers nombre de séminaires tenus pour les clercs et autres dirigeants religieux. Des plans d’action de cinq ans sont partout en cours d’adoption. Et le contrôle de tout contenu religieux sur Internet s’est fait plus strict que jamais.

Il ne s’agit donc pas d’«  éliminer  » les religions, mais d’aligner leur fonctionnement et leur discours sur ceux de l’opérateur proéminent de sacralité, l’État[7], et de reconnaître que la « sacralité civique » encadre et domine toutes les autres expressions du sacré. Qu’est-ce à dire ? Sept propositions peuvent résumer l’entreprise de l’équipe Xi Jinping.

La «  nouvelle ère  »

C’est d’abord comme l’entrée dans une « nouvelle ère » que se présente la « pensée Xi Jinping » ; si l’ère Deng Xiaoping avait encouragé l’essor des énergies productrices de prospérité (ainsi, qu’on maîtrise l’eau en ouvrant des canaux plutôt qu’en dressant des digues, selon une image constante de la théorie politique chinoise), la nouvelle ère se doit de rassembler les énergies préalablement libérées pour assurer la réalisation du « rêve chinois du grand renouveau national ».

Culture de soi

Le premier mandat de Xi Jinping (2012-2017) avait porté l’accent sur la moralité personnelle : il débutait par une lutte anticorruption de longue haleine ; la formulation et l’inculcation des « valeurs centrales du socialisme » accompagnait cet effort. Il s’agissait de façonner un type d’homme : obéissant et plein de piété filiale envers ses parents, ses ancêtres, sa nation, mesuré dans ses désirs, aimant le travail et la science, enraciné dans une Chine composée de lacs, collines, bosquets de bambous et fleurs de pruniers. Le second mandat insiste sur le fait que l’éducation à de telles valeurs est le préalable au renouveau national et que, pour cette raison, « les valeurs fondamentales socialistes doivent se traduire dans tous les aspects du développement social, s’intégrant avec l’identité émotionnelle et les habitudes comportementales des personnes[8] ».

Chine nouvelle et Chine éternelle

L’intégration de la Chine éternelle dans une mythologie aisément reproductible se vérifie d’abord dans la politique monumentale : inspiré des anciens récipients sacrificiels, le Pavillon chinois de Shanghai Expo s’élargit de bas en haut, avec un toit conçu sur un quadrillage de neuf carrés, image traditionnelle de l’univers. La couleur rouge de Chine (zhongguo hong) dont il est couvert, créée pour le projet, diffère à la fois du rouge oriental typique des années révolutionnaires et des nuances violettes typiques du palais impérial[9]. L’histoire longue de la Chine est également célébrée par le travail d’interprétation des classiques auquel se livre Xi Jinping. Si les références extraites de ses discours frappent par l’éclectisme des écoles et époques couvertes, l’ouvrage qui les organise et les commente procède des différentes étapes de la culture de soi vers celles de la maîtrise du gouvernement des hommes et du monde : « Ce que dit Xi Jinping, c’est qu’un peuple, une nation doit nécessairement savoir ce qu’elle est, d’où elle vient, où elle va […] et alors doit fermement avancer vers un but qui ne saurait changer[10] », précise la préface de l’ouvrage. C’est un nouveau « canon » qui est du même coup offert au lecteur.

En même temps, le premier voyage hors de Pékin du bureau politique élu en octobre 2017 aura consisté en un pèlerinage au mémorial du Premier Congrès du Parti, tenu à Shanghai en juillet 1921. Dans cette « demeure spirituelle », Xi Jinping a fait réciter aux six autres membres du bureau le serment d’adhésion au Parti[11], qu’on peut comprendre comme une profession de foi. « Quand le peuple a la foi, la nation a la force[12] », proclame Xi Jinping au Congrès d’octobre 2017. De même, le 200e anniversaire de la naissance de Marx et le 170e de la publication du Manifeste du parti communiste ont été fêtés en grande pompe. Les classiques chinois et l’héritage marxiste constituent désormais, indissociablement, les deux sources de la morale et de la religion.

 

La Chine adore la Chine

La résurgence du culte de l’Empereur jaune, fondateur mythique du pays, avait déjà attiré l’attention des observateurs[13]. Depuis le début de 2018, les nouvelles régulations qui sanctionnent lourdement toute marque putative d’irrespect envers le drapeau et l’hymne du pays suggèrent que c’est la « terre chinoise » qui est l’objet ultime de vénération[14]. Et du reste, le culte de Houtu, la divinité du sol (laquelle, en Chine ancienne, n’était pas d’abord perçue comme une déesse mère nourricière mais plutôt comme un prince, au sexe indécis, protégeant les humains sur son territoire), commence à faire l’objet d’interprétations renouvelées[15] : ses origines parlent de l’amour ressenti envers la « sainte terre des ancêtres » et nourrissent ainsi le patriotisme, l’ardeur au travail et la solidarité avec les communautés chinoises d’outre-mer. Les chercheurs s’intéressent en même temps à l’insertion du culte de Houtu, originellement communal, dans la liturgie d’État, durant la dynastie des Han. L’institution d’une « fête des moissons » vers la fin septembre (la première tenue en 2018) participe du même registre.

L’universel

La pensée Xi Jinping se veut universaliste : la grandeur de la civilisation chinoise se prouve à travers l’influence qu’elle exerce sur d’autres cultures[16]. Notons pourtant que la présentation faite par Xi du modèle chinois fait l’objet de critiques sourdes à l’intérieur même du pays, tant le régime chinois a longtemps préféré cultiver son exceptionnalisme, malgré des tentatives toujours limitées d’instaurer un « consensus de Pékin » fédérant autour de la Chine ses clients les plus fidèles.

Une figure

On ne saurait imputer l’abolition, en mars dernier, des limites précédemment fixées au renouvellement du mandat présidentiel ou encore l’omniprésence de Xi Jinping dans les médias à la seule hubris d’un individu. Le nouveau culte rendu à la terre chinoise doit s’accompagner de figures, et d’abord d’un acteur qui perpétue le sacrifice ou offre sa personne à la nation, comme le fit le roi mythique Cheng Tang, dont la geste inspira la réflexion chinoise sur la royauté (comme elle marqua, plus tard, l’imagination des apologètes chrétiens)[17] : l’histoire de ce roi culmine dans le sacrifice de sa propre personne à la divinité suprême en vue de mettre fin à une sécheresse.

Le « rêve chinois », expression par laquelle est souvent résumée la nouvelle vision proposée au pays, se présente de façon bien plus imagée et émotionnelle que ne l’étaient les diverses versions idéologiques de l’ère ouverte en 1978. Lorsque Jiang Zemin théorisait le devoir incombant au Parti de représenter les forces sociales avancées, la culture nouvelle et les intérêts de la majorité de la population, lorsque Hu Jintao discourait sur « société harmonieuse et développement scientifique », ils ne parlaient ni aux sens ni à l’imagination et n’invitaient pas non plus à identifier les perspectives ouvertes à leur propre personne. Aujourd’hui, c’est la figure même de Xi qui rend possible le triomphe ultime du rêve chinois ; mais c’est son équipe qui a décidé que le réarmement moral de la nation chinoise ne pouvait se faire qu’autour d’une personne, et pas seulement d’un concept.

L’État-Église

Ce n’est pas à l’Église des Temps modernes à laquelle il faut penser ici, mais au modèle d’un « État-Église » dans lequel l’Église, « matrice institutionnelle[18] », assure l’enfantement continuel du corps social, tandis que l’État est en charge des opérations managériales par lesquelles ce corps est maintenu en bonne santé. Mais la question désormais rencontrée par le Parti est de savoir avec qui et avec quoi générer le flux d’adhésion par lequel la nation se reconnaît vivante et une.

Plus le Parti affirme son emprise idéologique, plus il lui est difficile de partager l’exercice et l’expression de la sacralité avec des partenaires, même dociles. Cette difficulté explique que la reconstruction idéologique aille de pair avec l’intérêt manifesté par les autorités et les intellectuels proches du pouvoir pour la religion populaire. Les déités populaires sont « les symboles de la structure de l’ordre moral », écrit ainsi Zhang Zhigang, professeur à l’université de Pékin, dans un ouvrage à la tonalité très officielle. Il invite à voir dans les « croyances populaires » comme une carte des pré­occupations et des valeurs vécues. La plasticité des symboles mais aussi la constance de l’ordre moral dans lequel ils s’enracinent sont attestées, poursuit-il, par la façon dont le culte qui entourait des divinités telles que Guandi (souvent présenté comme un dieu guerrier) est aujourd’hui reporté sur l’Armée rouge ou sur des personnalités exemplaires qualifiées de « bodhisattva rouges ». La religion populaire est ainsi une écologie morale façonnée par la vie quotidienne du peuple chinois[19].

La persistance de la religion populaire à Taiwan (où elle s’associe aisément aux réseaux politiques locaux, alors que les religions instituées poursuivent des agendas politiques plus difficilement contrôlables) a retenu l’attention des think tanks et des décideurs chinois. Par ailleurs, longtemps associée aux poussées millénaristes, la religiosité populaire est aujourd’hui moins réceptive à ces dernières que ne le sont des groupements issus du christianisme évangélique ou syncrétiste. On peut donc penser à encourager – prudemment, graduellement – des cultes populaires qui traduiraient l’ethos promu par le Parti-État. Le renouveau de ces cultes dans une banlieue semi-rurale de Shanghai suscite ainsi l’intérêt des autorités de cette ville[20] – alors même que l’urbanisation chinoise pose un défi inédit à une religion populaire ancrée dans les réalités de la Chine rurale et traditionnelle. De quoi se demander si la reconstruction idéologique en cours ne s’applique pas à la Chine telle qu’elle devrait être plutôt qu’à celle dont les transformations sociales et urbaines continuent à menacer « l’essence » supposée.

Un projet voué à l’échec?

Le terme de «  religion civile  » (gongmin zongjiao) n’est pas d’usage courant en chinois, mais il est solidement attesté. La première traduction intégrale chinoise du Contrat Social est publiée en 1902. Plusieurs autres traductions lui succèdent, celle de He Zhaowu (1958) constamment republiée[21]. Les tentatives d’application à la Chine visent souvent à faire du confucianisme un socle similaire à celui fourni par la religion officielle dans la Rome antique, l’une et l’autre traditions valorisant davantage l’orthopraxie rituelle que l’orthodoxie dogmatique[22].

Parmi les trois modèles de religion civile proposés par le Contrat social, la description de la religion du citoyen emprunte à celle de la religion romaine. « Faisant de la patrie l’objet de l’adoration des citoyens », elle combine pour Rousseau une utilité sociale maximale avec une nocivité morale qui en fait condamner l’usage, parce qu’elle encourage la crédulité[23]. En outre, la religion du citoyen risque de nuire au peuple lui-même, le rendant belliqueux au point de mettre en péril sa sécurité. Si l’esquisse tentée par Rousseau d’une religion civile a minima peut être comprise comme un pis-aller, elle renforça pourtant l’idée que tout ensemble social avait nécessairement une dimension religieuse. Le célèbre essai de Robert Bellah sur la religion civile aux États-Unis suggérait que le culte d’une divinité nationale, emprunté à l’Ancien Testament, pouvait être inféré du regroupement de symboles et cérémonies spécifiques (du billet de banque au serment prêté sur la Constitution) [24]. La religion civile fut dès lors perçue comme le système de sens qu’un peuple donne à son existence commune, au travers d’un complexe de récits, de valeurs, de rites et symboles.

Le « retour du religieux » s’est pourtant traduit aussi par une re-­sacralisation délibérée des réalités nationales, une instrumentalisation accrue des cultes civiques, des reconstitutions qui empruntent davantage à la « religion du citoyen » (dans laquelle la nation se fait l’objet de sa propre adoration) qu’à la version universaliste que Rousseau tentait, avec hésitation, de fonder. L’aporie qu’une lecture attentive de Rousseau permet déjà de déceler risque de n’être jamais dépassée : plus la religion civile est « croyable », moins elle est susceptible d’efficacité sociale ; à l’inverse, plus elle voudra établir des « objets de croyance » fermes et développés, et moins elle se fera « croyable[25] ».

Mais tout travail sur le socle idéologique d’une communauté produit des effets réels. Le problème n’est donc pas de savoir si le projet mis en œuvre par l’équipe Xi Jinping «  réussira  », mais bien plutôt quels effets il produit et produira. L’un d’entre eux serait simplement de faciliter une transition générationnelle : dans les organisations ou entreprises d’État, des cadres d’une quarantaine d’années se saisissent du nouveau discours pour avancer leur carrière à l’encontre de la génération précédente, dont les habitudes idéologiques avaient été modelées autrement.

Le renouveau idéologique auquel aspire l’équipe au pouvoir est présenté et promu avec l’ensemble de la politique de Xi – laquelle comprend le renforcement du caractère étatique du capitalisme à la chinoise, une centralisation accrue, un contrôle encore renforcé de l’expression sociale sur Internet et une politique internationale destinée à magnifier l’aura du pays. C’est dire que les conséquences potentielles des conflits commerciaux, des menaces sur la croissance et le pouvoir d’achat, des scandales environnementaux ou sanitaires, ou encore d’une acceptation moindre des restrictions imposées à la liberté d’expression et d’information pourraient affaiblir l’adhésion au projet de « sacralité nationale ».

Le « rêve » proposé paraît davantage celui d’un passé idéalisé que d’un avenir radieux.

Pareil projet s’enracine bien dans certaines dimensions de l’histoire et de l’ethos chinois, mais il semble peu apte à accrocher sur les nouvelles réalités urbaines. Le « rêve » proposé paraît davantage celui d’un passé idéalisé que celui d’un avenir radieux. En même temps, sa force d’attraction est peut-être justement liée à la nostalgie qu’il attise : après tout, dès le temps des Analectes et du Daodejing, les utopies présentées par les penseurs chinois sont situées dans le passé, non dans le futur… Aussi, l’un des grands défis du « rêve chinois » proposé sera de faire d’une nostalgie partagée un moteur de cohésion et de progrès. Un rêve alternatif consisterait bien sûr à pouvoir débattre d’autres modèles que de celui dessiné par des dirigeants qui, non contents de régenter le présent, veulent aussi décréter d’où nous venons et vers où aller.

 

 

[1] - Voir John Lagerwey, China: A Religious State, Hong Kong, Hong Kong University Press, 2010 et Vincent Goossaert et David Palmer, La Question religieuse en Chine, Paris, Cnrs, 2012.

 

[2] - En 1846, le préfet de Suzhou condamna les effigies de quatre déités à être liées avec des corde et exposées dans le temple du dieu de la ville (une punition équivalente à la cangue) pour des oracles qui avaient incité les paysans à la rébellion. Voir Hamashima Atsutoshi, “Communal Religion in Jiangnan Delta Rural Villages in Late Imperial China”, International Journal of Asian Studies, vol. 8, n° 2, 2011, p. 131.

 

[3] - Wanbei Ribao (Le Journal du Wanbei), 10 avril 1950, cité par Laikwan Pang, “The Dialectics of Mao’s Images: Monumentalism, Circulation, and Power Effects”, dans Christian Henriot et Wen-hsin Yeh (sous la dir. de), Visualizing China: Moving and Still Images in Historical Narratives, Leiden, Brill, 2012, p. 408.

 

[4] - V. Goossaert et D. Palmer, La Question religieuse en Chine, op. cit., p. 36.

 

[5] - « Texte intégral du rapport de Xi Jinping au XIXe Congrès national du Pcc  », -french.xinhuanet.com, 3 novembre 2017. J’ai modifié la traduction officielle, laquelle atténue certaines expressions.

 

[6] - Ibid.

 

[7] - Reste donc une marge de manœuvre, qui explique que, dans ce contexte très restrictif, un accord avec le Vatican quant aux procédures de nominations épiscopales ait pu être conclu en septembre 2018.

 

[8] - Ibid.

 

[9] - Voir Aurélie Névot, «  Le Rouge de Chine (Zhongguo hong) : une couleur subliminale  », dans Brigitte Baptandier et Sophie Houdart (sous la dir. de), Ethnographier l’universel. L’Exposition de Shanghai 2010: Better city, better life, Nanterre, Société d’ethnologie, 2015, p. 103-136.

 

[10] - Xi Jinping yong dian (Xi Jinping fait usage des classiques), Beijing, Éditions du Quotidien du Peuple, 2015. Je remercie Stéphanie Balme d’avoir attiré mon attention sur cette importante ressource.

 

[11] - An Baijie et Xing Yi, “Xi leads Party oath at historic site”, China Daily, 1er novembre 2017.

 

[12] - Ici aussi, je traduis cette phrase littéralement, plutôt que de suivre la traduction officielle.

 

[13] - Terence Billeter, L’Empereur jaune, Paris, Les Indes savantes, 2007.

 

[14] - Les organisations religieuses nationales ont également demandé aux temples, paroisses et autres unités locales d’arborer le drapeau national.

 

[15] - Voir les cinq articles consacrés au sujet dans la principale revue de sciences religieuses, Shijie zongjiao wenhua (The Religious Cultures in the World), vol. 3, 2018.

 

[16] - Xinhua, “Xi emphasizes importance of publicity, ideological work”, Shine, 23 août 2018.

 

[17] - Roman Malek, “The Christian Carrière of King Cheng-Tang”, dans Denise Aigle et al. (sous la dir. de), Miscellanea Asiatica. Mélanges en l’honneur de Françoise Aubin, Sankt Augustin, Steyler Verlag, Monumenta Serica Monograph Series LXI, 2010, p. 719-752.

 

[18] - Dominique Iogna-Prat, Cité de Dieu, cité des hommes. L’Église et l’architecture de la société, Paris, Presses universitaires de France, 2016, p. 60.

 

[19] - Zhang Zhigang, Zongjiao zhongguohua yili yanjiu (Recherches théoriques sur la sinisation des religions), Beijing, Presses des cultures religieuses, 2017, p. 222-259.

 

[20] - Voir Li Tiangang, Jinze. Jiangnan minjian jisi tanyuan (Le Bourg de Jinze. Aux sources du système sacrificiel du Jiangnan), Beijing, Sdx Joint Publishing, 2017.

 

[21] - Albert Chen Lichuan, «  Remarques sur les critiques chinoises du Contrat social  », Transtext(e)s Transcultures, n° 2, 2007.

 

[22] - Voir, par exemple, le thème de la revue Zhexue fenxi (Analyse philosophique) de mai 2012 : «  Confucianisme et religion civile  ».

 

[23] - Voir Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social [1762], présentation de Bruno Bernardi, Paris, Flammarion, 2011, livre IV, chapitre 8 : «  De la religion civile  ».

 

[24] - Robert N. Bellah, “Civil religion in America”, Daedalus, vol. 96, n° 1, 1967, p. 1-21.

 

[25] - Voir Benoît Vermander, Versailles, la République et la Nation, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 472-480.

 

Benoît Vermander

Jésuite, Benoît Vermander enseigne les sciences religieuses à l'Université Fudan de Shanghai. Il est notamment l'auteur de L'Empire sans milieu. Essai sur la "sortie de la religion" en Chine (Desclée de Brouwer, 2010).

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