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Sommet de l’Union africaine, 2013 | Wikimédia
Sommet de l'Union africaine, 2013 | Wikimédia
Dans le même numéro

Entre deux eaux

La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples

janv./févr. 2020

La charte africaine est un compromis original entre l'individualisme occidental et le communautarisme africain. Mais ce compromis est ambigu, permettant difficilement de lutter contre l'excision, le travail des enfants ou d'améliorer la situation des femmes. Il requiert un cadre-démocratique.

L’universalisme des droits de l’homme semble aller de soi tant il est ancré dans les esprits et dans les textes fondamentaux de la majorité des pays démocratiques, depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (elle-même inspirée de la Déclaration d’indépendance américaine du 4 juillet 1776). Ce texte est certes abstrait, mais il comporte un aspect intemporel et universel, dès lors qu’il ne prétend pas se limiter au seul peuple français, mais s’adresse à l’homme de tous les temps, voire de tous les pays. Avec la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée en 1981, l’Afrique parachève son attachement aux valeurs démocratiques, plusieurs années après l’accession des anciennes colonies à l’indépendance[1].

Un compromis original…

Cette Charte va apparaître comme un compromis original entre les droits et libertés antérieurement proclamés en Occident et les principes et valeurs traditionnels attachés à l’homme africain. Si, en Afrique, la modernité et la mondialisation sont présentes et quotidiennement visibles, la doctrine africaine ne cesse de rappeler que ce continent reste encore très marqué par ses traditions et son histoire. Les historiens nous rappellent régulièrement toute l’importance de la Charte de Kurukan Fuga de 1236 sur les droits de l’homme en pays mandingue. Mieux encore, la société africaine maintiendrait sa particularité – le holisme à base ethno-tribale – qui la distingue fondamentalement des sociétés occidentales, où l’individualisme reste le trait dominant.

La modernité – et avec elle l’universalisme tant proclamé – n’a pas effacé toutes les traditions africaines dont la persistance semble plus forte qu’on ne le pensait. De ce point de vue, les rédacteurs de la Charte avaient vu juste lorsqu’ils ont évité de copier les textes déjà existants et ont cherché à conceptualiser les droits de l’homme à partir des circonstances et données propres aux sociétés africaines, contrairement aux premiers constituants africains qui avaient transposé presque en bloc les dispositions de la Constitution française de 1958. Le mérite de cette Charte est de chercher le plus possible à insérer l’homme africain dans ce bouillonnement universel traduisant l’élaboration en Europe et en Amérique du Nord de règles dont la finalité est de protéger le bien-être de l’homme – dans toute sa personnalité et sa dimension historique et culturelle, sans perdre de vue l’idée qu’un homme vaut toujours un homme quel qu’il soit, où qu’il se trouve. Par leur essence même, selon les justes propos du juge sénégalais Kéba Mbaye, « les droits de l’homme concernent tout homme et tous les hommes à la fois[2] ». Il n’y a pas des droits de l’homme pour l’Africain, mais des droits de l’homme tout court.

S’il faut revenir sur les déclarations des droits de l’homme, les chartes et autres textes proclamant des droits civils et politiques de l’individu, c’est pour partir d’un constat : l’homme n’y est pas différencié selon sa race, son sexe, sa religion ou encore son origine géographique. Il y est appréhendé comme un être humain à qui des droits sont reconnus et dont la violation est proscrite. Il est dès lors logique que les constitutions africaines et la Charte africaine des droits de l’homme aient repris ­l’essentiel des principes et des droits contenus dans les textes occidentaux consacrés aux droits de l’homme.

En matière de droits de l’homme en Afrique, il faut se demander si ces droits « universels, inaliénables et imprescriptibles », venus d’autres systèmes juridiques et transposés en Afrique, vont recouvrir une réalité au moins aussi effective que celle connue dans leur lieu d’origine. Cette question suscite en réalité de multiples autres interrogations : dans quelle mesure les droits de l’homme proclamés en Occident peuvent-ils être suffisamment en harmonie avec les droits africains précoloniaux ? S’agissant de l’Afrique, cette problématique n’est pas spécifique à la question des droits de l’homme ; elle entre dans le cadre plus global de la rencontre entre la règle de droit moderne importée et les croyances (ou pratiques) traditionnelles.

On s’est satisfait de l’adoption de cette Charte parce qu’elle est arrivée au moment où le continent était le théâtre de graves violations de ces droits de l’homme et parce que, de manière inédite, elle a réussi à allier dans un document unique valeurs traditionnelles et expériences d’autres peuples en matière de droits de l’homme. On a également salué son originalité : pour la première fois dans l’histoire, on a allié de manière précise les droits de l’individu avec ceux du peuple. Pour la première fois également, une charte consacrée aux droits de l’homme a regroupé dans un même document les droits civils et politiques d’une part, les droits économiques, sociaux et culturels d’autre part, là où les Européens et les Américains – le Conseil de l’Europe et l’Organisation des États américains – ont adopté deux conventions distinctes à leur sujet. Cette conciliation a théoriquement été une réussite, compte tenu des enjeux et des difficultés que pouvait rencontrer une telle entreprise ; mais elle n’est pas sans soulever des questions théoriques et pratiques.

… mais ambigu

La Charte, ainsi que les autres instruments juridiques régionaux en matière de droits de l’homme, donne à croire que l’Afrique est dorénavant apte ou contrainte à rejoindre ce que certains ont appelé le bouillonnement universel des droits de l’homme, dont l’Occident a été le précurseur. Les organes créés pour accompagner cette Charte dans son application et pour sanctionner la violation de ses dispositions – la Commission ­africaine des droits de l’homme et la Cour africaine des droits de l’homme – viennent renforcer cet espoir. Le texte n’en demeure pas moins sujet à critiques car la greffe des valeurs traditionnelles africaines reste encore problématique à la fois conceptuellement et pratiquement.

S’agissant de l’ambiguïté des concepts, la première disposition concernée est la relation établie par la Charte entre les notions de «  peuple  » et d’«  individu  ». Les premiers dirigeants africains, après l’accession de leurs pays à l’indépendance, redoutaient fort la survenance de crises internes du fait du découpage des frontières. Aussi avaient-ils privilégié l’intérêt du peuple sur celui de l’individu. Le parti unique devait œuvrer pour la construction d’une nation et pour le développement économique de ces nouveaux États. Dans une telle vision, les droits et libertés des individus devaient être secondaires. L’ambiguïté est d’autant plus inquiétante que la notion de «  peuple  » renvoie tantôt à celle de «  peuple État  », tantôt à celle de «  peuple population  » ou encore de «  peuple dominé  ». Une ambiguïté également regrettable lorsque la notion, spécialement en Afrique, se confond avec celle d’ethnie. L’histoire récente sur le continent montre à quel point la violation des droits des populations peut trouver des justifications dans cette confusion, souvent organisée ou entretenue, entre «  peuple  » et ethnie. On peut ajouter à ces craintes la confusion qui naîtrait de ce concept de «  peuple  » avec le classique «  principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes  » dont on connaît la portée dans les luttes de libération sur le continent. C’est sur la base de ce principe que des mouvements séparatistes fondent leur revendication à l’indépendance (la région de Casamance au Sénégal, les Touaregs au Mali et au Niger) ou la reconnaissance d’un État (le Polisario et les Sahraouis au Sahara occidental). Doit-on répondre à ces revendications par ­l’emprisonnement des dirigeants de ces mouvements ou leur élimination au nom du peuple ? Le risque est réel et dépend de l’utilisation que les gouvernants font de ces notions. Une définition plus stricte aurait peut-être évité la survenance de certains conflits où la notion d’ethnie a été centrale, comme au Rwanda (génocide), au Libéria, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, au Kenya (guerres civiles) ou dans le cas de déplacements massifs de populations comme au Darfour ou au Congo.

La deuxième disposition ambiguë de la Charte est la dialectique entre les droits et les devoirs. Comme dans le cas précédent, il existe un risque que l’individu voie ses droits et libertés fortement réduits ou méconnus au profit du groupe. Cette disposition est toutefois moins sujette à critiques car l’idée de devoirs est véritablement conforme aux valeurs africaines. Mieux encore, si la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples peut apporter à «  l’universel  » une contribution fondamentale en matière de droits de l’homme, c’est bien cette relation qui traduit toute la place de «  l’homme  » dans son milieu social. En cela, la Charte est loin d’être le résultat d’un «  mimétisme  » que l’on a dénoncé ailleurs. Elle est une œuvre marquée du «  prisme culturel  », de l’expression d’une «  civilisation  » et fortement enracinée dans la «  culture africaine la plus profonde  ». Ces «  devoirs  » inscrits dans la Charte ne sont toutefois pas une innovation[3]. Mais la Charte africaine est la seule qui est venue préciser en détail le sens et le contenu de ces «  devoirs  ». Les rédacteurs de la Charte s’en expliquent en spécifiant que « dans les traditions africaines, il n’existe pas d’opposition entre droits et devoirs ou entre l’individu et la communauté ».

Des voix discordantes s’élèvent pour interroger la pertinence de l’universalisme, comme Christoph Eberhard qui attire l’attention sur « une approche pluraliste du pluralisme juridique[4] ». Des propos qui n’ont pas laissé insensibles beaucoup d’Africains voulant en « terminer radicalement avec l’universalisme unique et unilatéral », qui serait une négation même de tout pluralisme. En tout cas, la Charte africaine a le mérite de souscrire à l’universalisme des déclarations et proclamations universelles des droits de l’homme, tout en insérant dans ses dispositions des éléments propres aux sociétés africaines.

La Charte africaine a le mérite de souscrire à l’universalisme des déclarations et proclamations universelles des droits de l’homme, tout en insérant dans ses dispositions des éléments propres aux sociétés africaines.

Les proverbes africains rappelant les valeurs que les populations africaines accordent aux droits de leurs citoyens sont nombreux. Le plus cité est celui selon lequel « l’homme est le remède de l’homme ». Autrement dit, l’homme a besoin de l’autre pour exister dans tous les sens du terme. C’est la traduction la plus fidèle du sens que l’on peut donner au communautarisme africain. On est loin de la conception «  individualiste  » sans laquelle il n’existerait pas de véritables libertés publiques. Par exemple, la personne âgée est toujours au centre des préoccupations des autres membres de la communauté. Vouloir l’«  individualiser  », c’est l’isoler et l’entraîner vers une solitude jugée insupportable en Afrique, au nom de la solidarité sociale et familiale. «  Famille  » et «  solidarité  », deux valeurs quotidiennement présentes dans la vie des Africains et qui expliquent leur incompréhension et émoi devant les nombreux décès de personnes âgées laissées seules lors des grandes canicules que la France a connues il y a quelques années.

Choc des cultures ?

Les Africains n’ont pas attendu le colonisateur pour assurer la protection des individus contre la violation de leurs droits. Leur histoire montre que la justice traditionnelle avait mis en place des mécanismes aussi divers qu’efficaces pour sanctionner les atteintes et les manquements aux droits des individus par d’autres membres de la communauté, et surtout par les gouvernants.

L’existence de ces multiples systèmes de garantie et de protection des droits de l’homme dans la période précoloniale constitue un préalable qui devrait favoriser l’uniformisation de la théorie des droits de l’homme en Afrique. La tâche n’est cependant pas aisée mais l’esprit «  humaniste  » qui caractérisait ces systèmes traditionnels n’est certainement pas différent. À ce titre, les États se doivent d’appliquer systématiquement les règles relatives à ces droits qu’ils ont eux-mêmes adoptées dans les divers textes juridiques, plus particulièrement dans les domaines où les traditions, manifestement contraires aux droits les plus élémentaires, sont les plus récalcitrantes et les plus dévastatrices.

Il en est d’abord ainsi de la pratique de l’excision en Afrique, qui constitue manifestement l’une des atteintes les plus graves à l’intégrité corporelle et qui, paradoxalement, persiste et demeure comme l’une des traditions les plus vivaces. À l’image d’un député camerounais qui avait déclaré que la lutte contre l’excision n’était pas la priorité de son parti, les dirigeants africains n’adoptent aucune politique efficace pour protéger les jeunes filles contre cette pratique et les recours fondés sur les dispositions de la Charte pour le bien-être des enfants sont très rares, voire inexistants. Les textes de loi ou le Code pénal parlent en général de mutilation entendue comme «  privation permanente de l’usage de tout ou partie d’un membre, d’un organe ou d’un sens  », alors qu’ailleurs on conçoit l’excision comme un rite, comme une obligation de respecter une tradition qui participe au bien-être de la personne subissant l’intervention.

Cependant, il est évident que l’adoption d’un texte clair et répressif contre l’excision ne suffira pas. Les procès intentés en France à l’encontre des familles africaines ayant pratiqué l’excision montrent la difficulté de lutter contre de telles pratiques. Si ces familles généralement installées en Europe depuis longtemps continuent d’exciser, c’est que l’attachement à ces traditions est très fort. On imagine les difficultés à endiguer ce phénomène dans les familles situées en zone rurale. Le respect de ­l’intégrité corporelle passe nécessairement par une éducation permanente des populations et une véritable politique étatique de sensibilisation.

Le travail des enfants constitue l’autre exemple où la difficulté de ­concilier la théorie des droits de l’homme et les traditions est réelle. En effet, nombreux sont les textes internationaux qui condamnent le travail des enfants pour des tâches diverses. Cette main-d’œuvre peu coûteuse travaille dans des mines, des manufactures ou est utilisée pour des travaux champêtres. La difficulté majeure réside ici dans le fait que la notion de travail n’est pas perçue de la même façon que celle contenue dans les textes. En Afrique, l’enfant est confié très tôt à un artisan comme apprenti. Cela est d’autant plus fréquent que beaucoup d’enfants africains ne sont pas scolarisés, et parmi ceux qui ont la chance de l’être, une minorité poursuit ses études. Les parents sont généralement soulagés lorsque leurs enfants intègrent ces petites entreprises, souvent sans contrepartie. Ce phénomène perdure dans de nombreux pays africains en l’absence de structures d’accueil pour assurer une formation professionnelle. Il est difficile, dans ces conditions, de faire respecter le droit de l’enfant en matière de travail, notamment lorsque le salaire qu’il perçoit contribue aux revenus de la famille. Gardons­-nous bien de voir là une mise en exergue d’une quelconque spécificité culturelle qui puisse justifier le travail des enfants. L’enfant en Afrique peut être confié à quelqu’un qui se charge de lui apprendre un métier. Mais ce phénomène – que l’on qualifie à tort de particularité culturelle – a des causes économiques. Il persiste parce que le mode de production dans les sociétés traditionnelles implique de faire travailler toutes les personnes, quels que soient leur sexe ou leur âge, dès lors qu’elles en ont la force.

Pour les mêmes raisons, les droits de l’enfant sont bafoués dans des pays où la prostitution des mineurs est courante et reste impunie, et où des mineurs sont utilisés comme enfants soldats. D’autres vivent dans la rue, victimes de réseaux de trafics de drogue, de viol et de vente d’organes, particulièrement des albinos. Le phénomène des talibés au Sénégal (très jeunes élèves d’écoles coraniques mendiant dans la rue) est inadmissible dans un État qui se dit démocratique. Si les liens entre droits de l’homme et droit au développement ne sont pas évidents, il est difficile de ne pas admettre que le respect des droits de l’enfant dans beaucoup de pays du Sud dépend d’un niveau de développement suffisant pour permettre à ces États d’assumer leur mission de formation.

S’agissant enfin des femmes, si les mêmes droits que les hommes leur sont reconnus, ils ne sont ni respectés ni protégés. Cependant, dans certains pays comme le Sénégal, elles ont conquis des droits nouveaux, tels le droit à la propriété de la terre – avec l’élimination de toutes les restrictions coutumières –, l’égalité entre hommes et femmes en matière d’emploi et devant les salaires, ainsi que le droit à des conditions de vie meilleure par l’accès aux soins. L’exigence d’un consentement libre au mariage, la capacité civile, c’est-à-dire le droit de disposer comme les hommes d’un patrimoine propre et le droit d’assurer la gestion personnelle de leurs biens, sont autant de prérogatives que les dispositions constitutionnelles reconnaissent aujourd’hui à la femme sénégalaise. Ces quelques reconnaissances de droits et de libertés au profit des femmes sur le continent ne doivent pas tromper. Ailleurs en Afrique, elles peuvent être victimes de pratiques esclavagistes. Récemment, les juges de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest ont condamné un État africain dont les autorités administratives et judiciaires n’ont pas apporté assistance et protection à une femme réduite en esclavage par un homme.

Mais de manière générale en Afrique, le principe d’égalité est revendiqué par des femmes qui rejettent la polygamie comme portant atteinte à ce principe. Au regard des droits de l’homme, cette question revêt une certaine complexité du fait que la polygamie, en dehors même des cas où elle est simplement une pratique coutumière, trouve des justifications d’ordre religieux. Pour cette raison, percevoir le phénomène comme une atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes ou comme une discrimination est plus délicat, d’autant plus que la femme croyante considère la polygamie comme légitime.

De toutes ces pratiques, certaines sont plus ou moins proches de la «  conception commune  » des droits de l’homme et pourraient, avec le temps, être converties à l’universalisme. D’autres sont plus difficiles à aligner sur les principes qui gouvernent le droit moderne. Il en est ainsi des mariages forcés dont sont encore victimes les jeunes filles, du lévirat et du sororat toujours pratiqués, ou, de manière plus large, des pratiques ou principes religieux. Sur toutes ces questions, il faut laisser du temps à l’Afrique et instaurer un dialogue interculturel, seule issue pour la ­conciliation entre des systèmes qui s’affrontent.

Une vérité universelle est supposée l’être pour tous ; mais cela ne va pas de soi. On condamne les autres pratiques ou croyances au nom de l’universalité des normes et principes juridiques, alors que le critère de reconnaissance pourrait privilégier les données culturelles, pour mieux les comprendre et les associer au processus, ce qui nécessite un dialogue et des échanges permanents. Autrement, comment éviter que cette «  universalité  » tant recherchée ne soit perçue comme impérialiste ou provenant d’un légalisme fabriqué ailleurs et imposé aux autres cultures ?

Quoi que l’on pense de la démocratisation des systèmes politiques africains depuis les années 1990, la Charte africaine pourrait utilement contribuer à l’avènement de régimes politiques plus respectueux des droits et libertés de l’individu. En d’autres termes, s’il est vrai que l’effectivité des droits de l’homme ne signifie ni ne correspond nécessairement à l’existence d’un régime démocratique, celui-ci en constitue la garantie sine qua non pour leur survie. À ce titre, la Charte africaine a besoin d’un cadre démocratique pour s’épanouir.

Le processus de réception par les États africains de la Charte africaine des droits de l’homme fut laborieux, témoignant d’un tiraillement entre la ferme volonté de demeurer ancrés dans les traditions qui ont montré leur efficacité, tout en s’ouvrant réellement à la modernité. Elle reste, malgré sa promulgation il y a longtemps, empêtrée dans des contradictions, des conflits qui, à terme, nécessiteront une mise à jour. D’autres enjeux, nouveaux ou passés sous silence au moment de sa rédaction, méritent une prise en compte et une réponse – l’homosexualité par exemple. L’enjeu est bien, aujourd’hui, la pérennité, dans un contexte de plus en plus tendu – celui où apparaît l’hydre terroriste notamment – des grands principes initialement proclamés, tout en évitant leur détournement à des fins plus cyniques, comme la violation des droits des citoyens, opposants politiques notamment, au nom de la lutte contre le terrorisme.

[1] - La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples a été adoptée en 1981 à Nairobi par la Conférence des chefs d’État de l’Organisation de l’unité africaine (Oua) – devenue aujourd’hui l’Union africaine (UA) –, et entrée en vigueur le 28 octobre 1986. Plusieurs raisons militaient en sa faveur : le traumatisme de l’esclavage et de la colonisation, ainsi que les massacres et la méconnaissance des droits les plus élémentaires des populations africaines durant les premières années de l’indépendance. Parmi les raisons de ce «  retard  », deux nous paraissent significatives : les risques de conflits entre communautés ou ethnies à la suite de la «  balkanisation  » de l’Afrique depuis le tracé des frontières délimitant les territoires conquis par les anciennes puissances coloniales et la lutte de l’Oua contre le colonialisme, pour la libération des peuples africains et contre l’apartheid. Il faut enfin remarquer que les hommes politiques d’alors n’étaient guère enclins à condamner et à sanctionner leurs homologues, coupables de violations des droits de leurs citoyens. Il faut attendre les années 1970, lorsque des chefs d’État ont dépassé les limites dans la violation des droits de l’homme sur le continent, pour qu’une vraie prise de conscience ait lieu en la matière. Pourtant, Léopold Sédar Senghor avait souhaité, sans succès, que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, adoptée par le Conseil de l’Europe en 1950, soit automatiquement appliquée aux territoires colonisés par les États parties à la Convention qui les représentaient dans les relations internationales. Voir aussi le mémorandum du président nigérian Nnamdi Azikiwe sur «  la Charte de l’Atlantique et l’Afrique  » en 1943, et surtout son discours prononcé le 12 août 1961 à Londres sur le panafricanisme. C’est lors du sommet de l’Oua à Monrovia au Libéria en 1979 et à la Conférence des chefs d’État qu’a été votée la Résolution 115 (XVI), proposée par le représentant de l’île Maurice et le président sénégalais Léopold Sédar Senghor. L’avant-projet qui en est issu, préparé par des experts, a été adopté le 28 juin 1981 par la Conférence des chefs d’État, donnant ainsi naissance à la Charte africaine des droits de l’homme. La Charte a été complétée par le Protocole relatif aux droits des femmes adopté le 11 juillet 2003 et entré en vigueur le 25 novembre 2005. On mentionnera également la Convention de l’Oua relative aux problèmes des réfugiés adoptée le 10 septembre 1969, entrée en vigueur le 20 juin 1974, et enfin, la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant adoptée le 11 juillet 1990 et entrée en vigueur le 29 novembre 1999.

 

[2] - Kéba Mbaye, «  Préface  », dans Fatsah Ouguergouz, La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, Paris, Presses universitaires de France, 1993.

[3] - Voir la Déclaration des droits et des devoirs de l’homme de l’Organisation des États américains adoptée à Bogotá en 1948. L’idée d’équilibrer les «  droits  » et les «  devoirs  » avait ensuite été reprise dans la Convention américaine des droits de l’homme de 1969. On la retrouve également dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et dans les préambules des deux Pactes civils adoptés en 1966.

[4] - Christoph Eberhard, «  Penser le pluralisme juridique de manière pluraliste. Défi pour une théorie interculturelle du droit  », dans Les Pluralismes juridiques, Paris, Karthala, coll. «  Cahiers d’anthropologie du droit  », 2004.

Alioune Badara Fall

Professeur de droit public à l'université de Bordeaux, il a notammet dirigé Itinéraire du droit et terres des hommes (Mare et Martin, 2017).

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